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Poésie au jour le jour 11

(enregistré en octobre 2012)

Sommaire



EN TOUTES LETTRES

         pour André Villers

 
            J’arrive au Japon. Ce n’est pas la première fois et j’ai même essayé d’apprendre quelques caractères, mais évidemment je ne sais pas lire. Je suis donc un illettré. Heureusement on est venu m’attendre. Le lendemain pourtant me voici livré à moi-même, à mes faibles capacités d’étranger. Il y a des signes partout et je les reconnais pour tels; j’en identifie un sur mille et je vois bien que les autres les lisent. Pour moi ils sont indéchiffrables. La seule chose qu’ils me répètent inlassablement, c’est : tu n’es pas d’ici. Ils constituent une immense toile d’araignée qui me sépare d’autrui et de tout. J’y fais peu à peu des accrocs, m’installe difficilement dans quelques niches. Presque tout reste inaccessible. Je suis redevenu comme un enfant, apeuré et furetant. Je me retrouve à l’époque où j’apprenais à lire mes lettres occidentales, trottant de mes petites jambes pour accompagner mes parents qui connaissaient si bien leur chemin, et où je m’appliquais à épeler toutes les enseignes, tous les noms de rue, toutes les affiches qui ne les intéressaient plus et qui m’ouvraient des perspectives enchanteresses. Il faut de nouveau que l’on me prenne par la main, et je sais que c’est bien plus difficile, que malgré mes efforts cela va durer des mois, des années, que je n’y arriverai jamais. A chaque nouvelle conquête quel bonheur ! C’est comme si la rue m’applaudissait. Et j’ai l’impression que ces dessins s’éveillent pour moi tandis qu’ils sont endormis pour les autres qui resteront toujours tellement plus savants. Ma propre culture m’apparaît alors plongée dans un bain de jouvence, comme de l’autre côté d’un miroir sur lequel je patinais sans même songer à le traverser. Effervescent de nostalgie anticipatrice je baise le seuil de ma patrie de lettres, découvrant les baies et tunnels qui débouchent sur toutes les autres. Des voix m’accueillent de partout. L’espoir de la paix reprend corps enfin.
 
 
 
 
 
 
 
BALLADE DU NARRATEUR FANTÔME
pour Toru Shimizu

 
En recherchant le temps perdu
je me suis retrouvé du côté de chez Swann
lisant dans ma chambre à Combray
et dans le jardin du pré Catelan à Illiers
François le Champi de George Sand
dans la douloureuse adoration de ma mère
dont le visage m’interdisait le papier blanc

A l’ombre des jeunes filles en fleurs
en recherchant le temps perdu
je me suis retrouvé dans ma chambre à Paris
et les Champs-Elysées tout proches
lisant Sésame et les Lys de Ruskin
parmi les agaceries troublantes de Gilberte
dont le visage me narguait entre mes notes

Arpentant le côté de Guermantes
je me suis retrouvé dans ma chambre à Doncières
en recherchant le temps perdu
et dans les splendides jardins d’Esther
lisant les Mémoires de Saint-Simon
dans la tendre amitié de Saint-Loup
dont le visage me souriait entre mes lignes

Explorant Sodome et Gomorrhe
je me suis retrouvé dans ma chambre à Balbec
et les jardins réels ou peints d’Elstir
en recherchant le temps perdu
lisant la Comédie Humaine
dans l’inconsolable deuil de ma grand-mère
dont le visage me hantait entre mes phrases

Montant la garde autour de la prisonnière
je me suis retrouvé dans ma seconde chambre
à Paris dans l’hôtel de Guermantes
ou lisant au Bois les Mémoires d’Outre-tombe
en recherchant le temps perdu
dans la vaine fascination de la duchesse
dont le visage changeait entre mes pages

En poursuivant la fugitive
je me suis retrouvé dans ma chambre à Venise
et les six Jardins de mon Paradis
relisant les inépuisables Mille et une Nuits
dans ma passion jalouse pour Albertine
en recherchant le temps perdu
mes ratures tournant autour de son absence

En désespérant du temps retrouvé
je me suis retrouvé dans la chambre de Tansonville
passée la petite porte du jardin de mes amis
lisant distraitement le Journal des Goncourt
rêvant de devenir Schéhérazade
dont la voix m’indiquait des pistes nouvelles
en recherchant le temps perdu

Princes lecteurs et traducteurs
puisque mon texte aborde à vos rives lointaines
pour vous j’ai renversé le proverbe français
et le temps retrouvé ne se perd jamais plus
 
 
 
 
 
 

ANNIVERSAIRE
pour Gerda

 
Dans les années vingt
les balbutiements
dans les années trente
l’école primaire
les années quarante
les bombardements
les années cinquante
on nettoie les ruines
les années soixante
viennent les enfants
en soixante-seize
notre cinquantaine
années quatre-vingt
la retraite approche
en quatre-vingt-seize
la jeunesse enfin ?
 
 
 
 
LES FANTÔMES DE LAON
pour Maxime Godard

 
 1 Le chemin de ronde

         Libérés de nos souterrains par les douze coups de minuit, nous nous étirons sur les coursives du vent pour ressasser nos marmonnements carolingiens avant de plonger dans les cimetières où nous dégusterons la jeune pourriture des cadavres les plus récents. Il y a des siècles que cela dure. Non seulement les générations se sont succédées, mais les bâtiments et leurs styles. Les ruines se sont entassées sur les ruines et quelques-unes des âmes se sont démêlées de leurs corps pour rejoindre notre troupe millénaire et se mêler à nos sinistres ébats nocturnes. Quelques-unes seulement, sans doute par trop attachées à leurs possessions terrestres comme nous; car les autres doivent avoir trouvé une position plus stable dans l’au-delà : paradis, enfer, purgatoire, ou même les limbes pour les enfants morts sans baptême. Parfois des anges, aux visages tendres ou terribles, se manifestent à certains de nos amis, ou plutôt complices, pour leur dire que leur temps est venu. Nous ne les avons jamais revus. Nous les retrouverons peut-être quand nous serons fixés sur notre propre sort, mais ce ne sera pas cette nuit, car voici déjà les brouillards de l’aube et cette lumière qui nous glace et nous force à nous renfiler dans nos caves.
 

2 L’escalier ténébreux

         On ne sait s’il monte ou descend. Il se tord d’une enceinte à l’autre parmi les feuillages où se cachent les fées qui ont perdu leurs atours et murmurent aux écoliers retardataires de nouveaux surnoms pour leurs professeurs. Parfois quand ils se désespèrent d’un devoir de mathématiques, elles leur en suggèrent la solution, ou d’une interrogation de géographie, elles font tomber une feuille d’érable ou de noisetier qui a justement la forme de l’Irlande ou du département de la Meurthe-et-Moselle. Les enchanteurs d’antan se sont mutuellement transformés en corbeaux. Depuis le temps, c’est sûrement la forme qu’ils préfèrent. Ils en ont essayé tant d’autres. Ils ne savent que trop que sous leur ancienne apparence humaine ils seraient pourchassés par la police à cause de leur teint verdâtre et que leurs papiers d’identité magiques ne résisteraient pas à l’examen des rayons modernes. Dans leurs croassements on distingue des histoires drôles qu’il suffit de répéter à ses camarades pour se faire une excellente réputation.
 

3 La ruelle suintante

         Ce sont comme les rayons d’une roue qui se serait écrasée en tombant sur la butte. La cathédrale fait évidemment partie du moyeu, mais il y a tout un chapelet d’autres fragments. Les remparts sont les jantes. Une roue semblable à celle de la Vision d’Ezéchiel, tournant dans le ciel avec des ailes et des yeux, et que la foudre de quelque dieu germanique ou gaulois aurait précipitée dans sa rage d’être supplanté par un nouveau venu asiatique. Une roue semblable à celles qui tournent dans le livre d’Isidore de Séville à la bibliothèque municipale dans l’ancien couvent des Jésuites, et dont les ruelles rayons ruissellent d’encre pour l’enregistrement de toutes les doléances qui montent de la plaine, de tous les différents dont grésillent les demeures, de toutes les questions qui roulent dans les échos de l’orgue et les répons du choeur.
 

4 La dalle noire

         Si seulement la pierre était assez lourde pour maintenir les ossements de ces prêtres dans une convenable tranquillité ! Mais nous avons beau multiplier nos passages pour l’enfoncer - certains d’entre nous frappant de leurs talons comme s’ils dansaient la bourrée d’Auvergne, lorsqu’il n’y a personne pour les voir -, elle tremble dans le crépuscule, faisant fendiller le ciment qui la scelle et qu’on renouvelle fréquemment. Faudra-t-il qu’un évêque soit particulièrement saint ou particulièrement impie pour qu’il ose la faire soulever franchement, qu’on sache enfin ce qui se passe par là-dessous, dans quel état sont ces cendres ou quoi d’autre ? Vers quels antres cela communique-t-il, où subsistent quels monstres ou quels supplices ? Il faudra le secours d’une musique bien puissante pour que le retentissement des pioches et des pics ne fasse pas fuir les ouvriers qui en tiendront les manches, et surtout les sifflements et ronflements que certaines vieilles prétendent déjà entendre à travers l’épaisseur quand elles ont fait une erreur dans la récitation de leur chapelet.
 

5 L’abbé laminé

         Le fer de la grande repasseuse ricanante n’a pas laissé un seul pli dans la robe ni une ride sur le visage. Les yeux sont non seulement fermés mais engloutis. Le nez et les lèvres ont été emportés par une vague de pierre qui les a cachés dans les cavernes du temps. Ces mains dont il ne reste que la silhouette blême devaient tenir autrefois un livre qui énumérait tous les trésors et secrets du monastère. Ses feuilles ont été dispersées par les semelles des vivants qui en ont déposé des bribes avec les traces de leurs pas. Quant au capuchon, il est devenu serpent marin, une sorte de phoque à taille fine, guivre apportée par un déluge dans le bris d’une verrière, peut-être une ancienne amoureuse désolée de voir son élu chercher la puissance et la fortune dans un état qui la reniait, de le trouver de plus en plus engraissé et pâli à chaque cérémonial où elle réussissait à l’apercevoir, qui s’est amoureusement pétrifiée autour de sa chevelure effacée, pour le posséder enfin.
 

6 Le gardien du baptême

         Cet enfant que j’entends crier sous l’aspersion, va-t-il garder au moins de son solennel contact avec l’eau une assurance contre la noyade et la sécheresse aussi ? Si seulement avec mes frères des trois autres points cardinaux, je pouvais l’accompagner comme un ruisseau chantant au milieu des déserts, comme une bouffée d’air perpétuellement renouvelée dans les royaumes sous-marins ! Seras-tu suffisamment transmué, cher petit, pour nous arracher à notre pesanteur, nous faire découvrir l’Amérique et les montagnes de la Lune ? J’ai bien peur que cette fois encore l’eau sainte n’ait fait que mouiller sans imprégner, que ton coeur n’ait pas ressenti l’illumination, et qu’il nous faille attendre encore un autre nouveau-né pour le miracle toujours promis.
 

7 La colonne de lumière

         Un pilier de flammes fraîches guidait la nuit dans les déserts les Hébreux échappés d’Egypte ayant traversé la mer Rouge et cherchant la terre promise; un pilier de ténèbres brûlantes le jour. Enterrés vivants dans les pyramides fin de siècle nous tournoyons d’étage en étage pour chercher la bouffée de vent qui nettoiera tous nos sens. Comme dans une cheminée de montagne nous appuyons les mains sur les parois, l’une dans l’ombre et l’autre dans le soleil répercuté, l’une dans le four, l’autre dans la glace, pour ranimer notre coeur avec une étincelle, nous visser jusqu’aux solitudes où nous attendent les péris et les anges.
 

8 L’église suspendue

         Les ogives sont les ailes des anges qui s’entrecroisent. Ils se transmettent les bruits des pas des rares visiteurs pour les moduler en parcours de claviers avec arpèges et accords. S’ils s’aperçoivent que l’un de ces flâneurs a l’oreille assez pure pour transformer sa démarche et jouer avec eux, leur renvoyant leurs variations qui s’irisent dans les vitraux, ils profitent des splendides niches de silence ainsi obtenues pour lui révéler son nom véritable, très rarement identique à celui qu’il a reçu de ses parents, ce qui le rendra invulnérable aux tentations vulgaires de l’enrichissement ou du pouvoir. Il lui suffira de se le redire pour percer les apparences de celles-ci. Mais il lui faudra le garder pour lui, car le révéler à quelqu’un d’autre le mettrait dangereusement sous sa dépendance. Ceux qui l’aiment le plus comprendront d’eux-mêmes qu’ils doivent se contenter d’approximations.
 

9 L’acanthe échouée

         Venue des prairies du Moyen-Orient je me suis accrochée aux pierres pour traverser la Méditerranée dans les souvenirs des architectes voyageurs et remonter le long des vallées vers le Nord, changeant de proportions et parfums. Chaque fois que je m’épanouis dans une de ces villes de nuages et d’averses c’est comme une transplantation triomphale. Mais que d’écueils il aura fallu éviter dans la traversée, que de gouffres contourner ! Et lorsque l’on se croit définitivement arrimé au port, voilà que se déchaînent guerres et tempêtes; et ce qui était suspendu si haut sur les mâts de pierre est précipité parmi les plages de poussière, épave sur laquelle on déchiffre l’appel d’un naufragé, Robinson sur les mers du temps.
 

10 Le fossile de Mélusine

         Elle s’était fait passer pour l’ange de l’annonciation, mais la pluie l’a démasquée pour nous la révéler comme la figure de proue d’un navire taraudé par les pholades. Aucune plongée dans sa fontaine de jouvence ne pourra lui rendre sa tête dissoute, dispersée par ébrouements de mouettes sur toutes les rives, ni ses bras qui se sont confondus avec les ruissellements. Tout son corps est devenu semblable à son crâne disparu. Des orbites évident ses seins; des mâchoires ricanent dans son ventre. Et pourtant ces ravinements ne l’ont pas fait vieillir d’une année. On rêve de devenir averse pour laver ses rainures, de se rajeunir dans son pourrissement sec, de nager avec elle dans un océan de sable et de nuages.
 

11 Quasimodo en visite

         Claudiquant en scandant ses mélancoliques chansons dont l’air s’est aplani en déclamation douce, il guette à chaque entrée de jeune touriste ou dévote une nouvelle Esméralda qui le délivrerait non seulement de sa prison calcaire, mais de la hideur qui damnait sa vie. Il suffirait qu’elle appuie un peu son regard, qu’elle sourie à sa grimace comme si une réminiscence le lui faisait reconnaître. Alors, jaillissant de cette gangue plus beau, plus fort, plus en voix que n’importe quel Phébus, il ferait retentir la nef de son cri de triomphe; il amarrerait à quelque colonne la corde qu’il a secrètement tressée de ses cheveux et de ses poils pendant toutes ces années d’immobilité et d’érosion, se laisserait glisser pour enlever sa maîtresse proie sous les yeux éberlués de ses compagnes et la transporter jusqu’au navire se balançant sur la mer invisible au long des tours.
 

12 Le conservateur des chiffres

         Parmi les déjections et les ossements des oiseaux, il radiographie les visiteurs, prêt à broyer de sa mâchoire de pierre l’importun qui chercherait quelque profit matériel dans son escalade. Car dans cette caverne suspendue sont inscrits les nombres clefs de notre physique avec une traîne impressionnante de décimales. Aujourd’hui, objecterez-vous, nos ordinateurs peuvent pousser encore plus loin. Mais ils sont incapables de nous révéler à quelle serrure ils s’adaptent. Nous le savons pour quelques-uns et cela a permis des voyages que l’on aurait crus impossibles, des guérisons dont on désespérait, mais aussi explosions, dévastations, pollutions. Alors qu’ici, c’est tout le dictionnaire mathématique qui est inscrit en caractères anciens sur les rochers roulés par le torrent des connaissances. Comment nos ancêtres avaient-ils réussi à l’établir ? On comprend leurs précautions pour le divulguer. Ils exigeaient d’abord une longue contemplation avant la moindre utilisation. Mais les jeunes gens les plus sages ne résistent pas, un jour ou l’autre, à la tentation d’employer ces talismans pour le salut de leurs amis, et, malgré leurs efforts, de grands pans du décor s’écroulent dans le vacarme.
 

13 Caliban surpris

         Il avait rêvé d’être Ariel, et voici que, dans le remue-ménage des restaurations, des ailes de tôle ondulée se sont ajustées à sa tignasse. Il les fait battre précautionneusement à cause de leur bruit de ferraille, mais elles parviennent déjà à le soulever de quelques centimètres. Par jour de grand orage rien ne pourra l’empêcher de prendre son essor pour chercher dans les forêts l’arbre où l’enchanteur Prospero a enfermé sa mère, la sorcière Sycorax, le marécage où il a enfoui son père, le vieux dieu Sebethos. Alors il s’amusera à rayer les vitres aux fenêtres des jeunes filles, à les bombarder de graines de cauchemars, à les galvaniser par des batteries furieuses, et les attirera somnambules à travers bidonvilles, égouts et coulisses, jusqu’aux dessous de l’ancien opéra où il aura longuement préparé le décor de ses plaintes afin de leur arracher quelques larmes avant de les ramener tendrement, timidement dans leur lit.
 

14 Le chien qui hurle au lendemain

         Ils ont tout dévasté, tout massacré. Il n’est plus resté que l’odeur du sang qui m’a enivré quelques instants et maintenant me fait vomir de désespoir. Quelqu’un m’entendra-t-il au-delà de ce cercle de mort ? Y a-t-il encore des humains derrière ces rideaux de fumée, ces ruines, ces troncs calcinés, ces engins renversés et déchiquetés ? Il me semble que d’autres chiens répercutent mon appel, mais je ne suis pas sûr qu’ils m’aient déjà entendu. Peut-être sont-ils les seuls survivants d’autres cercles de mort, et cela jusqu’à l’horizon. A toutes fins utiles je mêle leurs plaintes à la mienne; et quand ma gueule éraillée ne pourra plus émettre aucun son, je tituberai parmi les gravats à la recherche de vieilles croûtes, de vieilles odeurs de nourritures et de maisons humaines, à la recherche des autres chiens pour fonder une horde afin de chercher s’il subsiste encore des hommes, au besoin traverser les mers à la nage pour découvrir les survivants.
 

15 L’éventail des marches

         Un pas et le jeu de cartes se replie; un autre et dans notre main se déploie ce qui nous est échu. Il faut l’étudier et faire nos annonces : roi de pierres, dame d’hirondelles, un valet d’ardoises, un as de nuages. Encore un pas et c’est un zodiaque : toute une troupe de poissons, une vierge isolée qui caresse un couple de lions. Je pose Vénus sur Jupiter, je coupe avec Aldébaran. Puis un orchestre : deux hautbois, trois violons, une harpe. J’échange un ange contre un aigle. Aile pour aile, bec pour lèvres. Je ramasse les plis; j’additionne les points; je règle mes comptes. Je pose une pointe de mon compas sur le tapis vert; je fais tourner l’autre branche autour de la lucarne. Je bats les vitraux et les chapiteaux; je fais une nouvelle distribution; j’examine les regards de mes partenaires taciturnes. Le tour recommence; la tour vire; les rectangles tombent les uns sur les autres, racontant chaque fois une histoire différente comme les dalles que le vent biseaute en sifflant dans l’escalier des siècles où les points cardinaux continuent leur tournoi.
 

16 Les pavés du ciel

         Au verso de la voûte des bonnes intentions voici l’enfer du Nord d’outre-tombe où sautent les démons cyclistes à tête de chacal, qui règlent le bon ordre des migrations. C’est une région de silence; les vrombissements des plus gros tuyaux de l’orgue s’éteignent sur cette chaussée obscure. Oui, c’est bien ainsi que nos ancêtres pouvaient se figurer le no man’s land où les attendaient les juges avec leur balance au détour d’un chemin qui bifurquait à leurs gestes, menant à des escaliers ou des trappes, à des jardins ou des chaudières, à des chants ou gémissements. Et il fallait porter des pierres pour continuer la route-voûte un peu plus loin, bâtir la porte par laquelle passer, la margelle du puits où s’abreuver sans sombrer, le pont pour franchir l’abîme, même la geôle où tenter de se cacher, les gradins de l’arène où les assesseurs vous feraient entrer pour vous donner en lamentable spectacle devant l’assemblée des masques et gargouilles avec auréoles et flammes.
 

17 Le couteau dans la plaie

         Lame de jour fouillant entre les fibres et les strates. Les efforts de tous les grimpeurs ont laissé des taches de sueur dans ces artères où circule le sang du vent. Couche après couche, marche après marche, on descend dans les profondeurs des siècles, puis des millénaires. A l’intérieur des murs la géologie relaie l’Histoire. Les gémissements des monstres antédiluviens remontent par capillarité, et ceux des dieux abandonnés, si sanguinaires qu’aient pu être les cérémonies par lesquelles ils se voulaient, ou les voulaient inoubliables. Heureux les martyrs qui savaient pour quelle foi ils étaient sacrifiés ! Le sang des autres ternit nos miroirs, obscurcit nos fenêtres, épaissit l’eau de nos piscines et baignoires. Il suffit de passer dans ce porche dénonciateur comme ceux des aéroports terrorisés, pour que le Niagara des angoisses envahisse nos nerfs et nos veines, tous les canaux de ces constructions où nous avons tenté de nous en abriter, où il faut bien tenter de nous en abriter, ou en d’autres constructions plus récentes, pour faire que ça ralentisse un peu si ça ne peut pas s’arrêter, que la hache de l’injustice relève un peu son fil si nous ne pouvons pas la supprimer, que le bistouri nous sauve au lieu de nous torturer.
 

18 Le guetteur dans l’oasis

         On a l’impression que ces palmiers se balancent au vent devant les falaises, autour des points d’eau où les taureaux vont boire avec leurs troupeaux sous l’oeil des bouviers qui aiguisent leurs piques. Dispensateurs d’ombre et de nourriture, ils ont troqué leurs dattes contre des grappes de pain dont l’odeur monte depuis les boulangeries de la ville. Depuis la hune de leurs bouquets j’épie les navires de la reine de Saba qui doivent relâcher ici, portés par des dromadaires de nuages, avant de reprendre la mer océane pour rendre visite au roi Salomon qui se morfond dans son attente sous ses plafonds de cèdre et ses tentures de soie. Mais nous avons déjà un secret entre nous; elle doit m’apporter son portrait parlant dans un livre qui nous permettra de nous moquer du vieux pédant jusqu’à nos retrouvailles dans les jardins d’Eden.
 

19 Le signal d’alarme

         Cachez-vous, chauves-souris, corbeaux héritiers des secrets des morts ! La nouvelle inquisition monte ses échafaudages métalliques pour grimper jusqu’à vos nids, laboratoires et bibliothèques. Enfouissez vos trésors dans les fissures communiquant avec les plus profonds souterrains et tunnels pour les soustraire à ces rayons et détergents qui les effaceraient pour assurer le triomphe de la nouvelle doctrine ! La secte victorieuse a distribué ses sbires dans toutes les rues, à l’intérieur de chaque échoppe ou confessionnal. Toutes vos écritures doivent être codées. Transmettez-les à l’intérieur de tracts publicitaires où on les attendrait le moins. Surtout méfiez-vous de vos gestes, même des mouvements de vos lèvres, car il y a des caméras automatiques accrochées à toutes les ogives et tringles, des micros dans chaque statue. Prenez patience; terrez et taisez-vous; car les virus que nous avons mis au point commencent leurs ravages, et bientôt vos persécuteurs se décourageront, perclus d’ulcères, accusant leurs dieux terroristes de les avoir trompés et abandonnés.
 

20 La lucarne d’Asmodée

         Avec mes longs bras qui se replient en plusieurs coudes comme ceux d’une grue, je détache les toits des maisons pour regarder les habitants manger, dormir, faire l’amour, se disputer, assister aux spectacles télévisés, lire les journaux, parfois un livre, fumer une pipe, écouter un disque compact, attendre que l’heure sonne et que les enfants rentrent de l’école. Ils sont si absorbés par leurs occupations ou ennuis qu’ils ne s’aperçoivent presque jamais de la lumière inhabituelle, de l’air plus vif, de mon oeil télescopique ou de mes oreilles velues dont la pointe vient les caresser. Quand ils s’en rendent compte, ils frottent leurs paupières, et il me suffit de refermer délicatement leurs couvercles pour qu’ils croient avoir été la victime d’une passagère hallucination. Mais à partir de ce moment ils achètent des modèles de cathédrales, hôtels de ville ou châteaux en carton léger, à découper, plier, monter et coller, prétendant que c’est pour leurs enfants qui seraient à vrai dire bien incapables de suivre tout seuls les instructions imprimées en minuscules caractères, et jouent à devenir Asmodée en imaginant dans leurs minces murs de petits habitants semblables à leurs voisins.
 

21 Le triomphe du lichen

         Viens, Théophile, que je te réchauffe de mes naseaux ! La toujours vierge aussi noire que moi-même, ne t’en voudra pas si je te communique cette vigueur dont on a cru me priver et qui commence à faiblir chez toi avec les années. Tout jeune, lorsque tu venais nous gratter dans les étables de ton père, ou dans les prés où tu nous menais, fanfaron, avec ta baguette de chêne, j’ai senti en toi un héritier des anciens druides, capable d’inventer un navire de pierre pour l’exploration des siècles à venir. J’ai suivi tes vicissitudes, tes emballements et tes déceptions. De loin je t’ai soufflé dans tes écoles les réponses aux questions-pièges pour te permettre de briller aux yeux de tes professeurs qui se méfiaient de toi. Je t’ai appris, à ton insu et au leur, comment t’appliquer aux parois comme une tache mouvante pour colmater les fissures ou les écarter, à faire grimper les blocs les uns sur les autres au son discret de ton rebec, nouvel Amphion. Et maintenant que des vagues et des moirures d’algues viennent jusqu’à nos sabots pour nos délices, je puis enfin te gratifier de nos sourires de connivence dont la plupart de tes camarades fanatiques ou mécréants ne jouiront jamais.
 
 
 
 
 
 

TOUTES CES VOIX
pour Madeleine Santschi

 
 
         Toutes ces voix qui tournent dans la chambre quand on a du mal à s’endormir où qu’on est éveillé en sursaut par un cauchemar ou un bruit, murmurantes, aiguës, chantantes, rauques et d’abord on a du mal à les reconnaître, et puis c’est l’enfance évidemment, la mère, mais non, tout de suite on l’aurait reconnue, le père avec ses lunettes de myope, ses outils de graveur sur bois, les frères et soeurs : celle qui était bonne en latin, celle qui avait les cheveux frisés, celle avec qui on allait se baigner dans les étangs, celui qui avait badigeonné les vêtements de l’institutrice venue passer l’été chez nous, avec de la pâte dentifrice ou du blanc à chaussures, celui qui avait fait une primo-infection et à qui on allait rendre visite dans une station des Pyrénées, la dernière avec ses poupées;

         mais les poupées des autres aussi, tout un bataillon de poupées qu’il fallait transporter lors des villégiatures, et auxquelles elles avaient donné des noms et des voix, et les ours en peluche qui parlaient aussi, les autres animaux avec leurs yeux qui pendaient longtemps au bout de leur fil avant d’être arrachés, retrouvés parfois, recousus, remplacés par d’autres dont la couleur ne s’accordait pas toujours avec celle de l’oeil antérieur, mais c’était quand même beaucoup mieux que de les laisser borgnes, tous les jouets avec les conversations autour, les émerveillements quand on les avait donnés lors des noëls ou anniversaires, les déceptions parfois dont on s’était accommodé : les trains, les soldats de plomb, les constructions, les livres, tous les objets de l’enfance : landaus, costumes de bains, pelles et râteaux, meubles et vaisselle miniatures avec toutes les familles miniatures qui s’inventaient autour;

         les cousins que l’on rencontrait à chaque vacances dans la maison de la grand-mère commune et qui partaient ensuite dans celle de leur autre grand-mère à quelques kilomètres de là, trajet que l’on faisait facilement à bicyclette en se mettant quelques instants, les jours de grande chaleur, à l’ombre d’un poirier seul arbre sur la route entre les deux villages : celle qui faisait ses études dans un couvent, celui qui courait plus vite que les autres, celui avec qui on soignait un petit potager avec radis et laitues, celui qui est devenu avocat, celle qui n’aimait pas la rhubarbe, celle qui a fait des études de médecine, et leurs autres grands-parents, lui qui avait milité dans l’Action Française et qui s’enfermait dans sa bibliothèque avec vue sur le parc, au milieu des classiques grecs et latin de la collection Guillaume Budé, elle qui distribuait des boissons à base de frêne ou de sorbier dans la grande salle à manger vitrée en demi-sous-sol qui devait avoir été un jardin d’hiver, et leurs autres tantes qui prenaient le thé sur la pelouse, leurs autres cousins qui s’installaient des campements dans les soupentes au-dessus des anciennes écuries qui servaient de garages et d’ateliers;

         les cousins d’un autre côté que l’on voyait moins souvent parce qu’ils habitaient dans le sud-ouest pas très loin des autres grands-parents qui sont partis ensuite pour la Tunisie où il y avait encore une tante veuve avec d’autres cousins dont nous ne connaissions pas les noms et un oncle qui n’avait pas d’enfants, et des cousins plus éloignés dont le grand-père était le frère de cette grand-mère, et qui avaient une délicieuse maison de campagne avec un immense magnolia, et d’autres encore, et encore des oncles et des tantes, certains ecclésiastiques, d’autres professeurs, certains dont on ne savait pas très bien ce qu’ils faisaient, ce qu’ils étaient devenus, dont on ne prononçait le nom qu’à mi-voix, mais à qui parfois il fallait dire bonjour, qu’il fallait embrasser, qui disaient : “comme il a grandi !”, “comme il ressemble à tel ou tel !”, avec des odeurs de tabac ou de poudre de riz, d’ail ou d’encens, d’essence ou d’eau de Cologne, qui sont morts maintenant pour la plupart, dont beaucoup ont des enfants et petits-enfants qui sont des neveux plus ou moins lointains que l’on n’a jamais vus souvent, mais qui ajoutent leur murmure anonyme à toutes ces voix.
 
 
 
 

 
LE RÉCHAUFFEMENT DE LA PLANÈTE
pour François Garnier

 
 
Même dans les régions des pôles
glaciers reculent en laissant
des traînées de cailloux humides
les estuaires s’élargissent
marées escaladent les côtes
où peu à peu les vacanciers
ont abandonné leurs villas
dont les caves sont inondées

Des océans montent des nuages
de plus en plus noirs les orages
se multiplient sur les montagnes
d’où les torrents se précipitent
en cascades tonitruantes
avec glissements de terrains
arrachant des arbres immenses
croulant parmi les arc-en-ciel
 
 
 
 
 

DE MADÈRE À LUCINGES
pour Joël Leick
Je repense à ces coups d’oeil
dans les coulisses de l’île
loin des palaces à vieux Anglais
la sueur dans la poussière volcanique
le sel marin qui se dépose sur les vignes
la vie et la mort dans les bras du vent
 
 
 
POUR CONCLURE
pour Joël Leick
Nous avons fait route ensemble
jusqu’au double zéro numéro cent
bientôt ce sera le triple zéro l’an 2000
il ne faudra pas manquer la première aspiration
 
 
 
 
 
LE VIKING AU RETOUR DE L’ISLANDE
pour Patrice Pouperon
J’ai vu tourbillons et geysers
volcans aurores boréales
drakkars illuminés toisons
fileuses tisserands brodeuses
matelots ravaudant les voiles

J’ai vu lichens mousses bouleaux
rennes eiders et ptarmigans
vieilles entretenant le feu
pour faire bouillir la marmite
de cuisine et sorcellerie

J’ai vu belles sur leurs traîneaux
fouetter les chiens des attelages
mouettes se précipitant
sur les carcasses échouées
les lendemains de la tempête

J’ai vu les falaises de glace
dériver parmi les baleines
les troncs rouler avec leurs branches
comme s’ils faisaient des signaux
dans le brouillard des jours sans nuit

J’ai vu les casques et les arcs
les cornes pour boire la bière
gravées de serpents enlacés
tresses caressant les colliers
dévaler aux ceintures d’or

J’ai vu maisons de neige rondes
construites par des hommes phoques
toundras et forêts flamboyantes
et jusqu’au rivages des vignes
maintenant je veux raconter

 
 
 
 
LE VOYAGE EN MONTAGNE
pour Matteo Bianchi

 
1 L’ouverture

         Quand j’étais dans la plaine, je voyais une muraille que je désirais traverser parce que je savais qu’il y avait d’autres plaines de l’autre côté, avec champs, vergers et villes, mines et ports, et qu’il en venait étoffes, épices et livres dans une autre langue; et je m’imaginais qu’il y aurait une porte ou un tunnel avec des interrogatoires, attentes et vérifications, à la rigueur des échelles pour escalader comme par effraction. Je ne me doutais pas qu’il y aurait ces longues rampes avec des virages qui m’obligeraient à changer la direction de mon regard, à voir à l’envers ce que je venais de quitter, puis à le revoir encore, sous des angles différents, non plus les murs seulement mais les toits qui m’avaient toujours été interdits, et avec d’autres maisons, granges, églises que je n’avais jamais pu voir ensemble, avec d’autres villages puis même d’autres vallées, si bien que peu à peu, même quand je m’arrêtais pour me reposer, je ne pouvais m’empêcher de tourner la tête; j’aurais voulu qu’elle pût pivoter complètement. La vue qui m’avait suffi jusqu’à présent me semblait désormais limitée par les oeillères de mes orbites. Je voulais ouvrir encore plus tous ces volets, ces fenêtres qui ne s’écartaient pas suffisamment à mon gré. C’était comme si le magnanime Satan m’avait hissé sur la terrasse du temple de Jérusalem, et je voyais se dérouler les royaumes de la Terre; ou plutôt ces villages, collines, forêts, moissons et vignes, rochers et lacs, les nuages même, étaient devenus mon royaume dont j’avais été dépossédé à ma naissance déjà, mais surtout de plus en plus au long de ma croissance, chaque fête d’anniversaire réussissant mal à masquer une humiliation, un renoncement, une spoliation supplémentaires. Non que je fusse roi, l’héritier seulement; trop jeune encore malgré mon âge apparent, enfant émerveillé devant une inépuisable exposition de jouets protégés dans la vitrine de la distance. Ainsi dans la descente et l’approche sinueuse, tout m’apparaîtrait rafraîchi dans son relief, comme si l’écart de mes deux yeux m’avait découvert enfin son utilité.
 

2 Le peintre

         C’est un chasseur, mais le gibier qu’il traque est toujours d’une espèce différente; et c’est seulement quand il nous l’a pris dans son piège rectangulaire, que nous pouvons songer à le nommer. Certes, dira-t-on, il y a là des termes que nous reconnaissons, tout un vocabulaire à notre disposition : cavernes, cascades, falaises; mais ce qu’il cherche, ce n’est pas seulement une source pour se désaltérer, des baies à déguster, des branches pour un feu, un abri contre la pluie et le vent, un rayon de soleil pour se sécher, mais c’est l’oiseau qui naît soudain lorsque le rameau s’approche du filet d’eau, lorsque l’ombre envahit la paroi, le lointain fracture l’enceinte, et qui s’envolerait irréparablement au pas suivant, et même si on s’abaissait ou se redressait un peu trop. Non qu’il faille nécessairement installer là son chevalet. Avec un peu de pratique on arrive à conserver la proie frétillante aux gluaux de la mémoire. Et il n’est même pas obligatoire que ce soit le même rocher, le même tourbillon ou nuage; il suffit qu’ils produisent le même effet ou un plus surprenant encore. Le solitaire, après ses battues délicieusement harassantes, le carnier plein de racines à poursuivre, de blocs à faire basculer, de grottes à explorer, d’écume à vaporiser, médite un instant avant de se remettre au travail : “ce que j’ai seulement presque vu, je vais maintenant le voir en toute tranquillité. Le temps, la lumière sont à moi.” Je parle de carnier, mais il s’agit d’une arche où tous les animaux sont par couples pour pouvoir s’y reproduire, tous les végétaux aussi, tous les minerais, minéraux, météores à sauver du déluge de la banalité, corruption, lassitude qui tombe inéluctablement lors du retour chez soi avec les soucis familiaux, problèmes économiques et politiques, rivalités, intimidations. Il suffit d’un peu d’obstination et tous les phénix renaissent de leurs cendres. On peut lâcher le corbeau et la colombe qui reviendra avec le rameau d’olivier, tandis que l’arc-en-ciel paraphera le nouveau bail scellé par l’anneau de Gygès que les oublieux avaient laissé tomber dans un puits qu’on aurait pu croire sans fond, mais que les oiseaux ont su repêcher, l’anneau qui permet d’échapper aux sbires en se réfugiant dans le paysage d’où ils sont exclus.
 

3 Les cimes

         Sur la ligne imaginaire qu’est devenu l’horizon, les massifs caractères affirment leur individualité dans un discours qui les baptise. A première rencontre ne semblaient-ils pas tous interchangeables et anonymes ? Mais si l’on veut trouver le passage, franchir la barre, et même tout simplement rentrer chez soi, il faut les approcher, les apprivoiser, les détacher dans des marches et contremarches, les reconnaître, leur donner à chacun leur nom. Les visages des hommes aussi commencent par se ressembler. Toujours ou presque ces deux yeux de chaque côté d’un nez, au-dessus de lèvres, au-dessous d’un front. Quelle monotonie si l’on compare à la vertigineuse variété des espèces animales ! Si l’on se trouve soudain plongé dans une autre race, comment distinguer au début entre tous ces noirs ou jaunes ? Pourtant bientôt certains s’isolent de la multitude pour ne plus jamais s’y confondre. A la rigueur on trouverait la même nuance d’yeux, le même teint exact, le même dessin de narines, mais jamais tous les trois ensemble. De même le pic, pour ceux dont il facilite la vie, pour qui il est repère stable, pour ceux qui auront le sentiment de se retrouver, de s’y retrouver quand ils le reverront après l’avoir perdu quelque temps dans la brume, les défilés ou les taillis, leur manifestera un profil inoubliable, une ossature, un grain, des rides qu’on ne saurait confondre avec ceux de nul autre. Certes on est la plupart du temps incapable de détailler ces signes distinctifs. Il y faut le révélateur de l’ignorant, de l’étranger, de celui qui a pris l’un pour l’autre, qui a fait un contresens dans sa version. On lui explique alors que l’épaule est plus déjetée, le sourcil plus broussailleux, qu’il y a telle verrue ou cicatrice. Ainsi la clarté linguistique se répand sur le pétroglyphe pour qu’il nous illumine à son tour. Mais ce qui nous importe aussi, c’est la façon dont tous ces termes se suivent, s’étalent, se répondent, passent l’un devant l’autre; ce sont leurs phrases et leur texte qui résonne sur notre vie, dans lequel résonnent nos amours, voyages et soucis.
 

4 Les arbres

         Sur le versant d’en face la forêt est une toison. Elle épouse tous les replis. On ne voit que les frondaisons, nullement l’implantation des troncs parmi les rochers et les ronces. Quand on l’aborde depuis un pâturage, elle apparaît comme un organisme dont les arbres sont les cellules, chacun ne se développant que selon les possibilités que lui laissent ses voisins. Même dans nos régions tempérées la sente peu parcourue se referme rapidement, se cicatrise. A la fois nourricière et farouche la forêt alpestre se donne en se refusant. Dans les plaines, elle est apprivoisée, nettoyée, ses arbres bien droits régulièrement plantés et entretenus nous invitent à déambuler dans ses innombrables allées. Dans les montagnes les rocs, les ravinements empêchent cette domestication. Les animaux d’antan y trouvent leur refuge. Mais cette difficulté protectrice devient souvent telle que le tissu forestier se déchire en lambeaux. Les arbres qui ont réussi à se développer sur telle crête ont eu à lutter avec le vent et la pierre, mais non à chercher des compromis avec leurs congénères voisins. Dans la plaine défrichée il arrive qu’on ait respecté tel solitaire particulièrement imposant, témoin de ce qu’on a fait disparaître. Dans les altitudes dangereuses l’individu proclame sa propre ténacité, inventivité, sa distinction. L’homme las des grouillements urbains, exaspéré par les lâchetés et insultes, s’il réussit à monter jusqu’à cet ermite, trouvera sous son ombre ou à l’abri de son tronc non seulement soutien physique mais moral. L’arbre devient signe sur la page des lointains, repère autant que tel piton ou telle ruine de château audacieusement construit par les hommes ou dégagé illusoirement par l’érosion après les soulèvements antédiluviens. Il est le diagramme du régime des vents, et aussi des tremblements et écroulements qui font frémir ces genoux de pierre qu’embrassent ses racines. Le séisme et l’orage ont dessiné les zigzags de ses branches. Il nous transmet les nouvelles des profondeurs de la terre et des airs comme ces anciens télégraphes qui se répondaient au siècle dernier d’un horizon à l’autre, les nouvelles du temps profond auquel reste accordé le diapason de notre coeur.
 

5 Les eaux

         Horizontal comme la mer, le lac, las de redoubler les cimes qui l’entourent en les mouillant de transparence, cherche à rivaliser avec leurs pentes en soulevant au moindre vent des vagues jaillissant en panache d’écume à la rencontre des galets et rocs du rivage. A l’intérieur du grand paysage non seulement son reflet, mais sa miniature. Il suffit que le regard rase le sol pour que cette crique sous ce bloc prenne des dimensions cyclopéennes. Mais c’est aussi une sorte d’abrégé de son histoire avec les plissements de cette nappe, ses ruissellements sur les obstacles, les abîmes de ses tourbillons. Perpendiculairement la chute semblable à la pluie, mais une pluie qui demeure dans le beau temps, même si elle s’interrompt parfois lors d’une période de sécheresse, un concentré de pluie qui émet des nuages, qui provoque vagues et tourbillons dans les nappes horizontales petites ou grandes qui la reçoivent. Obliquement le torrent qui combine bassins et cataractes, avec des passages qui sont des vagues permanentes avec armature de rochers. Il faut le roc pour contenir le lac, pour maintenir la verticalité de la cascade, pour accompagner la pente du torrent. L’eau fait rouler les galets en les polissant pour les rendre semblables à de grosses gouttes. Ainsi chaque torrent en combine deux : le torrent d’eau, rapide, transparent mais visible dans ses miroitements, roucouleur; le torrent de pierre, lent, opaque, à demi-caché, craquant et crissant. Si l’eau s’absente, le torrent de pierres demeure et s’immobilise ou plutôt ralentit encore considérablement. Parfois le passage d’un animal fera rouler un caillou, une violente différence de température fendra un bloc et le détachera. De même sous la cascade liquide demeure celle de pierre, sous le lac liquide un de vase et de pierre; et toutes les montagnes sont une lente vague levée du fond sédimentaire d’une vieille mer asséchée.
 

6 Les rêves

         Dans le miroir du lac je reconnais mon visage et ceux de mes compagnons. Dans les branches et les racines je trouve des doigts et des bras, et des rides dans les écorces, des nombrils, des genoux et des fronts. Je vois des coudes dans les torrents et sentiers, des épaules dans les rochers, des aisselles dans les grottes, des gorges dans les ravins. Le vent frise la chevelure des pentes, hérisse la toison de la vallée autour de la source, sur l’arête peigne la neige en boucles que reprennent les nuages. Lézards et chauve-souris filent parmi les monstres qui se tordent et se multiplient sur les parois avec des yeux de lichens, des écailles de mousses et de pommes de pin, des queues de fougères. Dans chaque vasque une nymphe, dans chaque tronc une dryade, une oréade dans chaque promontoire. Lorsque le Soleil baisse, toute cette population frémit, se vêt, se dévêt, sourit, grimace. Ces nuages dans la vallée, on aurait dit un troupeau de moutons avec ces éperons comme des agneaux qui sauteraient. Là-haut ce sont de vrais oiseaux; là-bas leur ombre véritable; ici leur reflet dans le lac se mêle à l’ombre d’une autre troupe. Il fait si froid soudain que je ne puis me laisser prendre à toutes ces apparentes nudités neigeuses. Un chamois dévale sur cette vaste poitrine. La Lune fournit une corne à ce taureau de marbre blanc et noir. Il faudrait fort peu de choses à un sculpteur ici, regardez, à peine souligner l’arcade sourcilière, prolonger la commissure des lèvres, pour que la ressemblance soit criante avec qui vous savez. C’est même inutile; le passage de l’ombre s’en charge. Elle fait apparaître maintenant toute une procession de rois et saints que le couchant dore comme sur le portail d’une cathédrale. Un dernier arc-en-ciel ajoute ses cabochons. Des barbes fleuries, des regards compatissants, des conversations ou déclarations, mais les hurlements du vent couvrent tout. Brusquement c’est le calme et les échos reprennent, entre les lointaines sonneries de cloches, des lambeaux de phrases avec quelques mots bien distincts : “après... avant... toujours... encore...”, des bribes qui nous poursuivent. Une avalanche de silence, le roulement d’une pierre et un dernier croassement.
 
 
 
 
 

LA RESPIRATION DU CARRÉ
pour Jesus Raphael Soto

 
 
Comment écrire un carré ? Le plus simple, c’est de filer une
             La journée fait tourner les ombres
prose aussi liquide que possible pour lui faire emplir, tel
             L’orgue vibre avec le soleil
un pigment bien dilué, le bocal de la mise en page, sans
             L’heure chante dans la mosquée
alinéa ni ruptures. Mais on peut aussi travailler dans la
             La futaie change avec les heures
sonorité du langage et produire une strophe dont le
             Le regard se frôle aux fourrures
nombre des vers équivaille à celui des syllabes dans
             Rayons pénètrent les tissus
chacun d’eux : douze alexandrins, dix décasyllabes, huit
             Échos remplissant cathédrales
octosyllabes comme dans le Testament de Villon. Ce seront
             Pampas ondulant sous les nuages
des carrés mentaux, suspendus dans l’espace acoustique
au-dessus de la page et qui y projetteront trois de leurs
             Le regard vibre avec les orgues
côtés de façon bien rectiligne, le quatrième introduisant un
             La mosquée chante avec les eaux
tremblement. Comment écrire l’ombre d’un carré ? On peut
             Le jour change dans la futaie
superposer deux carrés de texte, mais il faut aussi que
             Fourrures frôlées par les anges
quelque chose passe de l’un à l’autre, des mots par
             Mosquée pénétrée de rayons
exemple, dont on peut considérer que l’un est la projection
             La cathédrale remplie d’yeux
ou la citation de son semblable, mais dans une autre
             Pluies ondulant sur la pampa
couleur ou texture. Ainsi j’emprunte aux strophes de huit
             Les lèvres font tourner les ombres
octosyllabes huit mots qui y reviennent au moins huit fois :

 
 
ombres, orgues, mosquée, futaie, fourrure, rayons,
             Le vent chante dans la mosquée
cathédrale, pampa. Si j’ai lu d’abord les strophes, le
             La futaie change avec la pluie
redoublement de ces mots dans la prose va les faire
             Les brumes frôlent les fourrures
apparaître comme les ombres des précédents. Mais la
             Rayons pénètrent la futaie
relation est instable comme dans mainte illusion
             Lèvres emplissant cathédrales
d’optique. Si l’on s’attache plutôt à la prose, on va
             Pampas ondulant sous les heures
retrouver les mots dans les strophes. Un va-et-vient
             Le soleil fait tourner les ombres
entre deux carrés qui se détachent l’un de
             Les orgues font vibrer les ailes
l’autre avec l’air qui passe entre eux deux. Comment écrire
la vibration d’un carré ? Les phrases dont on le recouvre en
             L’écho fait changer la futaie
lignes parallèles introduisent un rythme qui va s’accentuer
             La fourrure frôle les lèvres
et se multiplier si on les met en relation avec d’autres
             Tissus pénétrés de rayons
stries un peu plus, un peu moins épaisses, un peu plus ou
             Cathédrales remplies d’échos
moins écartées, un peu plus loin, un peu plus près, ou
             Yeux ondulant sur la pampa
même obliques, ce qui introduira une autre scansion. Avec
             L’ombre tourne avec la journée
les lignes d’écriture la vibration sera particulièrement
             Le soleil fait vibrer les orgues
forte, car elles seront animées de deux mouvements
             La mosquée chante avec les heures
superposés : celui du temps de l’écriture, particulièrement

 
 
sensible s’il s’agit de manuscrit, mais dont l’ombre ou
             Les tissus frôlent les fourrures
l’empreinte subsiste dans l’imprimé; celui du temps de la
             Rayons pénètrent colonnades
lecture, nos yeux passant, en Occident, de gauche à droite,
             Parfums emplissent cathédrales
avec un hoquet de retour à la fin de chaque ligne pour
             Pampas ondulant sous la pluie
saisir au plus vite le début de la suivante. En outre elles
             Le soleil fait tourner les ombres
sont discontinues; ce sont des mots séparés les uns des
             L’orgue vibre avec le regard
autres produisant une alternance de blanc et de noir, ou de
             Les yeux chantent dans la mosquée
toute autre couleur, qui aboutit à première vue à une
             La futaie change avec le jour
répartition aléatoire, mais que la lecture justifie de mieux
en mieux à chaque reprise. Ainsi chaque langue, et même
             Ailes pénétrées de rayons
chaque écrivain pourvu qu’il ait un style propre, propose
             Cathédrales remplies d’odeurs
un gris, un grain, un timbre différent préalablement à
             Nuage ondulant sur la pampa
toute compréhension; quand celle-ci s’approfondit les
             Les ombres tournent avec l’heure
liaisons grammaticales provoquent une extraordinaire
             La journée vibre avec les orgues
agitation, sans parler des assonances, répétitions, échos. La
             La mosquée chante pour les yeux
page se met à grouiller comme une fourmilière. Dans
             L’ombre change dans la futaie
l’imprimé, le module du caractère introduit un tempo
             La fourrure frôle l’écho
ferme lettre à lettre, avec ses souplesses, et dans leur

 
 
clarté fixée les signes se répondent optiquement sur leur
             Rumeurs emplissant cathédrales
portée, sous celles de l’acoustique et de l’intellection.
             Pampas ondulant sous les yeux
Comment écrire la pénétration du carré ? Les mots
             Le soleil fait tourner les ombres
employés dans ces lignes ne peuvent être indifférents. Ils
             Les orgues font vibrer les ailes
ouvrent sur des interprétations, des évocations qui
             L’écho chante dans la mosquée
naissent des carrés eux-mêmes, inscrits ou peints, de leurs
             La futaie change avec le vent
combinaisons ou familles. Lorsqu’ils sont présentés,
             Les pages frôlent la fourrure
détachés, colorés, striés, rassemblés, allongés, tordus,
             Les rayons pénètrent la pluie
transformés, barrés, traversés dans des oeuvres à
l’extérieur de l’écriture, alors tout ce qui se passe dans les
             Brumes ondulant sur les pampas
cases, le damier, l’échiquier de celle-ci, se trouve magnifié,
             L’ombre tourne avec les regards
réverbéré, multiplié par la circulation des références. Les
             Colonnades vibrant en orgues
ombres jouent avec leurs suaires, leur fraîcheur, leurs
             La mosquée chante avec le vent
oracles, les orgues avec leurs claviers, leurs
             L’écho fait changer la futaie
réverbérations, leurs grondements, les mosquées avec
             La fourrure frôle les pages
leurs arcades, leurs minarets, leurs arabesques, les futaies
             Ailes pénétrées de rayons
avec leurs rameaux, leurs appels, leurs crépuscules, les
             Cathédrales remplies de pluie
fourrures avec leurs odeurs, leurs moirures, leurs

 
 
frémissements, les rayons avec leurs intermittences,
leurs spectres, leurs éventails, les cathédrales avec
leurs déambulatoires, leurs vitraux, leurs labyrinthes,
les pampas avec leurs pistes, leurs galops, leurs fumées.
Un mouvement interminable joint l’intérieur du livre
à la salle d’exposition. Cela devient une fontaine de
jouvence dont le murmure rénovateur jaillit perpétuellement.
Les astres se lèvent sur un horizon en augmentation.
Le voyage spatial commence. Comment écrire l’au revoir
au carré ? Mon texte de prose va forcément déborder de
sa mise en bocal sur quatre pages. Il va donc constituer
une flaque qui s’étalera en carré incomplet sur un revers.
Il se prolongera ainsi dans un irrégulier diminuendo
comme la résonance d’un gong ou le parfum d’une fleur.


                                                Michel Butor
 

Annexes

1) Voici le texte de prose qu’il faut composer de telle sorte qu’il y ait au moins 72 lignes que l’on répartit en huit “carrés” de neuf lignes plus un supplément. Il faut deux carrés par page; l’un au-dessus de l’autre, si la mise en page est verticale, l’un à côté de l’autre si elle est à l’italienne.

            Comment écrire un carré ? Le plus simple, c’est de filer une prose aussi liquide que possible pour lui faire emplir, tel un pigment bien dilué, le bocal de la mise en page, sans alinéa ni ruptures. Mais on peut aussi travailler dans la sonorité du langage et produire une strophe dont le nombre des vers équivaille à celui des syllabes dans chacun d’eux : douze alexandrins, dix décasyllabes, huit octosyllabes comme dans le Testament de Villon. Ce seront des carrés mentaux, suspendus dans l’espace acoustique au-dessus de la page et qui y projetteront trois de leurs côtés de façon bien rectiligne, le quatrième introduisant un tremblement. Comment écrire l’ombre d’un carré ? On peut superposer deux carrés de texte, mais il faut aussi que quelque chose passe de l’un à l’autre, des mots par exemple, dont on peut considérer que l’un est la projection ou la citation de son semblable, mais dans une autre couleur ou texture. Ainsi j’emprunte aux strophes de huit octosyllabes huit mots qui y reviennent au moins huit fois : ombres, orgues, mosquée, futaie, fourrure, rayons, cathédrale, pampa. Si j’ai lu d’abord les strophes, le redoublement de ces mots dans la prose va les faire apparaître comme les ombres des précédents. Mais la relation est instable comme dans mainte illusion d’optique. Si l’on s’attache plutôt à la prose, on va retrouver les mots dans les strophes. Un va-et-vient s’institue entre les deux plans qui se détachent l’un de l’autre avec l’air qui passe entre eux deux. Comment écrire la vibration d’un carré ? Les phrases dont on le recouvre en lignes parallèles introduisent un rythme qui va s’accentuer et se multiplier si on les met en relation avec d’autres stries un peu plus, un peu moins épaisses, un peu plus ou moins écartées, un peu plus loin, un peu plus près, ou même obliques, ce qui introduira une autre scansion. Avec les lignes d’écriture la vibration sera particulièrement forte, car elles seront animées de deux mouvements superposés : celui du temps de l’écriture, particulièrement sensible s’il s’agit du manuscrit, mais dont l’ombre ou l’empreinte subsiste dans l’imprimé, celui du temps de la lecture, nos yeux passant, en Occident, de gauche à droite, avec un hoquet de retour à la fin de chaque ligne pour saisir au plus vite le début de la suivante. En outre elles sont discontinues : ce sont des mots séparés les uns des autres produisant une alternance de blanc et de noir, ou de toute autre couleur, qui abouti à première vue à une répartition aléatoire, mais que la lecture justifie de mieux en mieux à chaque reprise. Ainsi chaque langue, et même chaque écrivain, pourvu qu’il ait un style propre, propose un gris, un grain, un timbre différent préalablement à toute compréhension. Quand celle-ci s’approfondit, les liaisons grammaticales provoquent une extraordinaire agitation, sans parler des assonances, répétitions, échos. La page se met à grouiller comme une fourmilière. Dans l’imprimé, le module du caractère introduit un tempo ferme lettre à lettre, avec ses souplesses, et dans leur clarté fixée les signes se répondent optiquement sur leur portée, sous celles de l’acoustique et de l’intellection. Comment écrire la pénétration du carré ? Les mots employés dans ces lignes ne peuvent être indifférents. Ils ouvrent sur des interprétations, des évocations qui naissent des carrés eux-mêmes, inscrits ou peints, de leurs combinaisons ou familles. Lorsqu’ils sont présentés, détachés, colorés, striés, rassemblés, allongés, tordus, transformés, barrés, traversés dans des oeuvres à l’extérieur de l’écriture, alors tout ce qui se passe dans les cases, le damier, l’échiquier de celle-ci, se trouve magnifié, réverbéré, multiplié par la circulation des références. Les ombres jouent avec leurs suaires, leur fraîcheur, leurs oracles, les orgues avec leurs claviers, leurs réverbérations, leurs grondements, les mosquées avec leurs arcades, leurs minarets, leurs arabesques, les futaies avec leurs rameaux, leurs appels, leurs crépuscules, les fourrures avec leurs odeurs, leurs moirures, leurs frémissements, les rayons avec leurs intermittences, leurs spectres, leurs éventails, les cathédrales avec leurs déambulatoires, leurs vitraux, leurs labyrinthes, les pampas avec leurs pistes, leurs galops, leurs fumées. Un mouvement interminable joint l’intérieur du livre à la salle d’exposition. Cela devient une fontaine de jouvence dont le murmure rénovateur jaillit perpétuellement. Les astres se lèvent sur un horizon en augmentation. Le voyage spatial commence. Comment écrire l’au revoir au carré ? Mon texte de prose va forcément déborder de sa mise en bocal sur quatre pages. Il va donc constituer une flaque qui s’étalera en carré incomplet sur un revers. Il se prolongera ainsi dans un irrégulier diminuendo comme la résonance d’un gong ou le parfum d’une fleur.
 

2) Huit strophes à imprimer en bleu entre les lignes des carrés :
 

La journée fait tourner les ombres
L’orgue vibre avec le soleil
L’heure chante dans la mosquée
La futaie change avec les heures
Le regard se frôle aux fourrures
Rayons pénétrant les tissus
Echos remplissant cathédrales
Pampas ondulant sous les nuages

Le regard vibre avec les orgues
La mosquée chante avec les eaux
Le jour change dans la futaie
Fourrures frôlées par les anges
Mosquée pénétrée de rayons
La cathédrale remplie d’yeux
Pluies ondulant sur la pampa
Les lèvres font tourner les ombres

Le vent chante dans la mosquée
La futaie change avec la pluie
Les brumes frôlent les fourrures
Rayons pénètrent la futaie
Lèvres emplissant cathédrales
Pampas ondulant sous les heures
Le soleil fait tourner les ombres
Les orgues font vibrer les ailes

L’écho fait changer la futaie
La fourrure frôle les lèvres
Tissus pénétrés de rayons
Cathédrales remplies d’échos
Yeux ondulant sur la pampa
L’ombre tourne avec la journée
Le soleil fait vibrer les orgues
La mosquée chante avec les heures

Les tissus frôlent les fourrures
Rayons pénétrant colonnades
Parfums emplissant cathédrales
Pampas ondulant sous la pluie
le soleil fait tourner les ombres
L’orgue vibre avec le regard
Les yeux chantent dans la mosquée
La futaie change avec le jour

Ailes pénétrées de rayons
Cathédrale remplie d’odeurs
Nuage ondulant sur la pampa
Les ombres tournent avec l’heure
La journée vibre avec les orgues
La mosquée chante pour les yeux
L’ombre change dans la futaie
La fourrure frôle l’écho

Rumeurs emplissant cathédrales
Pampas ondulant sous les yeux
Le soleil fait tourner les ombres
Les orgues font vibrer les ailes
L’écho chante dans la mosquée
La futaie change avec le vent
Les pages frôlent la fourrure
Les rayons pénètrent la pluie

Brume ondulant sur les pampas
L’ombre tourne avec les regards
Colonnades vibrant en orgues
La mosquée chante avec le vent
L’écho fait changer la futaie
Les fourrures frôlent des pages
Ailes pénétrées de rayons
Cathédrales remplies de pluie


3) imprimer le titre en rouge sur la première page, la dédicace en vert olive, ainsi que la signature à la fin.

 
 
 
 
AU LIT DU LIVRE
pour Jacques Bernard Roumanès
 
            J’ouvre la page comme un drap et je me glisse au long des lignes jusqu’à la pliure. Je m’étends et détends au fil des murmures, des respirations, des caresses. Les yeux s’ouvrent dans les caractères, des lèvres passent dans les phrases, un duvet d’accents, de points, d’apostrophes frémit sur les répliques et paragraphes. Rousseurs et blondeurs illustrent noirceurs, commentent silences et halètements. Rabattant couvertures et fourrures, je hume la peau du discours, la langue et les dents, les cheveux et les signatures. Empreintes, traces et parfums; duos et concerts, grands arias de mains ou de jambages. Blues de poitrines, tangos de gorges, fugues et profils de sourcils et nombrils; rosées d’ombres, liqueurs de nuit. Il faudra bien s’arracher à tout cela, replier, refermer, se séparer, partir dans la solitude ou la foule, par les rues et les routes; mais le sommeil de la lecture nous accompagne à chaque pas et les réverbérations de l’amour illuminent tous nos ennuis.
 
 
 
 
 
DU VERGER D’ARIANE
pour Jean-Claude Prêtre

 
             Toute une région du labyrinthe s’étend sous la mer. Lorsque les rayons du Soleil ont fait fondre la cire qui maintenait les ailes de notre camarade Icare, c’est par ici qu’il a plongé pour retrouver ses piscines d’enfance afin d’améliorer ses techniques de fugue. Avec les autres filles de Minos, j’y cultive des arbres-algues en espaliers au long des murs exposés aux rayons turquoise qui traversent les flots. Ils produisent non pas des fleurs mais des coquilles à l’intérieur desquelles mûrissent des perles délicieuses qui miment l’apparence de tous nos fruits de la surface. Quant aux saveurs, qui pourrait les décrire ? Il faudrait les chanter. Le sel s’y transmue en satins du soir. Certaines allées mènent aux abords de volcans engloutis, et ce sont alors des ceps de laves aux sarments de flammes qui palpitent autour de grappes de gemmes sombres et lumineuses d’où s’écoule dans les jarres des celliers et caveaux gardés par les léopards marins, un jus qui gronde en fermentant. Ce sont leurs vrilles nouées, enroulées qui me servent de fil pour mon tissage, ma broderie, ma couture, ma dentelle, mon arpentage, mon architecture, pour pêcher, conduire et sauver les beaux étrangers qui viennent sur leurs navires avec des épées d’un métal que nous ne connaissions pas encore.
 
 
 
 
 
COMPRIMÉ D’ESSOR
pour César
 
Les Hopis disent que la Mort
fait son nid dans les immondices
que dans ce que nous rejetons
meurt une partie de nous-mêmes
la pourriture des trognons
vient perturber nos intestins
et la rouille de nos voitures
est celle qui ronge nos os

Depuis que nos champs d’épandage
se sont transformés en montagnes
qui parfois glissent dans la mer
ou envahissent les vallées
nous assistons en impuissants
à des fermentations immenses
qui lâchent des bulles de gaz
et des nuées de bactéries

Épidémies touillant faubourgs
hôpitaux vidant leur trop-plein
machines éventrées lambeaux
luxations fractures crevasses
déchirures dégradations
la désintégration du luxe
l’envers de tous nos vêtements
l’exode roulant sur les flaques

Les vieux livres les vieux journaux
feuilletés par le vent d’orage
malaxés par les fouissements
des taupes des rats et fourmis
les pancartes écartelées
les manuscrits dont l’encre fond
des archives dilapidées
à vau la glaise et le purin

Des inflammations spontanées
parcourent ces pays d’exclus
les illuminant dans la nuit
pour les artistes et les pauvres
glanant les fossiles du jour
pour les utiliser encore
déchiffrer leurs capacités
activer leur germination

Alors que l’ange de la Mort
se dégageait en vrombissant
pour venir saisir de ses griffes
des gens de tout âge et tout rang
dispersant en ricanements
les collections et les réserves
dans les gémissements du vent
les incendies et les séismes

Icare écoutant les oiseaux
adopte leurs balbutiements
en ouvrant les yeux dans l’écume
qui ruisselle en bouillonnements
par les fissures du pressoir
par le serrement de nos mains
par l’étau de notre mémoire
et la concentration du temps

Alors la spirale infernale
se retourne en vol de Babel
où les rampes de lancement
réunissent toutes les langues
mortes malades corrompues
pour les réinventer en choeur
en quittant la presse terrestre
pour boire aux fontaines du ciel
 
 
 
 
 
 

PORTRAIT DE L’ARTISTE EN SALOPETTE
pour Dorny

 
Fabriquée avec des tissus
glanés aux quatre coins du monde
munie de poches mesurées
pour passeports billets d’avion
porte-monnaie stylos et clés
agrémentée d’une ceinture
qui n’est certes plus nécessaire
pour maintenir le pantalon
mais qui sert dans les randonnées
pour accrocher vestes et sacs
si diverse qu’elle puisse être
l’essentiel est dans le bouton

Autrefois je portais cravate
en essayant de les varier
fleurs ou dragons damas rayures
mais je ne parvenais jamais
à trouver la juste mesure
du serrage ou bien c’était lâche
ou j’étouffais dans ce licol
comme si j’étais un pendu
or pour parvenir à me faire
pardonner ma libération
dans salons ou cérémonies
l’essentiel est dans le bouton

Nacre corne bois d’olivier
céramique plastique verre
superposés sur le sternum
comme les notes d’un accord
ou fleurissant en solitaire
au sommet de la fermeture
métallique discrètement
recouverte par un revers
roses gamins seins ou machines
tout nous ramène à ce refrain
érotico-métaphysique
l’essentiel est dans le bouton


 
 
 
 

ZODIAQUE URBAIN

pour Laurent Reynes

 
 
La ville est une page immense
déjà couverte de dessins
une page en relief et mouvement
avec des rainures entre les maisons
des automobiles qui se poursuivent
et même des humains qui savent à peine
que c’est eux qui ont fabriqué tout cela
débordés qu’ils sont par les événements
et ne trouvant plus comment s’en sortir
 

Avec quelques traits dans l’espace
quelques solides élémentaires cubes
ou briques telles celles d’un jeu d’enfant
marquer tel endroit d’un signe
pour le reconnaître et s’en souvenir
pour que les autres s’en souviennent
que le lieu même aille fouiller dans son passé
devienne un lieu de souvenance
une fontaine de jouvence et de sapience
 

Regardez ici par l’embrasure de ce porche
l’antique Egypte y vient cueillir les immeubles
les trottoirs et les passants qui se hâtent
devenant des roses qui s’entrouvrent
les enseignes des boutiques environnantes
délèguent lettres et mots sur le linteau
pour célébrer vivants et morts
tournant sur la jante des âges
autour du moyeu des astres chanteurs
 

Ce terrain vague devient champ de fouilles
le monument provisoire apporte sa légende
et fait signe aux autres qu’on aperçoit
de détour en détour pour former le texte
d’une histoire secrète qui fait se lever
les vagues de tout ce qu’avait caché
l’Histoire officielle des discours politiques
et des manuels qui en condensent les redites
pour les ressasser aux enfants inattentifs
 

Il suffira de quelques jours
pour que les inscriptions désuètes
plaques de rues pancartes de circulation
affiches criardes que nous croyons nécessaires
à la rotation de notre économie fiévreuse
et même les volumes dans les bibliothèques
soient retrempés dans les effluves
qui jaillissent entre ces pôles
pour y retrouver audace et pertinence
 

Non seulement les touristes sensibles
auront infléchi leur parcours
mais les écureuils fonctionnaires
ou les moines des entreprises-cloîtres
maintenant le grincement régulier
dans leurs roues administratives
auront changé leur rythme et leur chanson
faisant s’engrener ce qui patinait
transformant en bombe le retardement
 

Sur les rayons des avenues
les miroitements des façades
interrogent les calmes blocs
chus ici-bas d’un désastre obscur
leur faisant exprimer en regards
surprises exclamations hésitations
les prémonitions et réminiscences
roulant d’orbes en épicycles
comme des comètes retentissantes
 

Puis le chiffon mouillé des programmes
effacera tout cela sur le tableau noir
laissant des traces de craie ou de cendres
des échos de suie des foyers de neige
dans les cerveaux des astéroïdes humains
poursuivant leurs orbites en dépit des épidémies
escroqueries endoctrinements et massacres
émettant des signaux de braise et de fumée
dans le crépuscule des siècles ou millénaires
 

Et la page urbaine ou l’atlas céleste
qui auront repris leur dialogue enfoui
seront prêts pour une nouvelle inscription
une autre caravane s’approchant depuis l’horizon
avec son chargement d’outils et de formules
tandis que celle-ci une fois réempaquetés
ses trésors d’éclairante innocence
repartira pour un autre site d’arpentage
afin d’explorer jalonner baptiser électrifier électriser
 
 
 
 
 
 

L’EMBARQUEMENT POUR MERCURE
pour Denis Roche
1

Le mouvement des cheveux
envahissant le matin
le soleil frappe à la porte
pour lever l’ancre d’Hermès
et préparer les cadrages

Le soleil passe la porte
l’heure croise les genoux
les appareils sont parés
pour la traque des instants
et la saisie des images
 

2

Sur les ombres découpées
l’heure déplie ses genoux
en évoquant les fantômes
dont les images filtrées
se dédoublent aux miroirs

A chaque étape un frisson
dans la claire chambre noire
nous sauve d’un nouveau piège
au franchissement des seuils
d’intimité déployée
 

3

Le passage des lumières
dans la claire chambre noire
réveille les yeux d’antan
l’intimité se déploie
sur les gravats dynastiques

Les mains du vent nous découvrent
les escaliers pour descendre
dans les gravats dynastiques
en explorant les recoins
des entassements funèbres
 

4

Au franchissement des seuils
les escaliers se renversent
nous faisant quitter les cendres
et les souvenirs funèbres
pour les voitures modernes

Redressé depuis la veille
le singe scribe contemple
les véhicules modernes
la houle des vêtements
sous les portées électriques
 

5

En explorant les recoins
le scribe singe contemple
l’ombre noire après la blanche
sur les portées électriques
dans le bosquet de lichens

L’ombre noire suit la blanche
par les touffes et degrés
jusqu’au bosquet de lichens
dans la marche silencieuse
entre stèles et rameaux
 

6

Tourbillon des vêtements
par les degrés et les touffes
une vie cherche sa voie
entre soupirs et rameaux
dans les pauses de fraîcheur

Une vie se développe
sous la main qui l’interroge
dans la pause entre les fouilles
sur le chemin des cailloux
en attendant l’émergence
 

7

Evolution du silence
sous la main qui l’interpelle
au retour dans l’atelier
en attendant l’éclosion
d’un nouveau corps enchanté

Aux fenêtres du retour
le trépied photographique
sert de corps articulé
dans les déserts d’écriture
pour le visage chercheur
 

8

Sur le chemin des fougères
le trépied d’incantation
fait gravir au crépuscule
notre visage chercheur
pour la collecte d’échos

Gravissant au crépuscule
les balcons de la pagode
nous déléguons les échos
pour marquer notre aventure
au fil des prairies célestes
 

9

En gravant notre écriture
aux balcons de la pagode
nous partons pour reconnaître
le fil des prairies célestes
englouties avec leurs algues

Nous venons de reconnaître
les épaves des cités
englouties avec leurs algues
à mouvements de cheveux
dans l’océan séculaire
 

10

Au déclic de l’aventure
les épaves des cités
aménagent leurs portiques
sur l’océan séculaire
pour accueillir l’astronef

Et de portique en portique
nous pourchassons les orbites
tandis que l’embarcadère
se dissout parmi les ombres
vibrant des serpents d’Hermès
 
 
 
 
 

FLAMMES POUR LE NOUVEL AN
pour Yvan Mécif
Au feu les vieux journaux
les emballages de cadeaux
les sapins de la fête
les bouquets de houx et de gui

Au feu l’agenda périmé
bourré de rendez-vous
réussis ou manqués
de départs et d’échéances

Au feu les grands discours
électoraux ou mortuaires
les drapeaux des congrès
les affiches fanfares

Au feu les mines et grenades
les arsenaux les uniformes
les défilés et les banquets
les photographies de poignées de main

Au feu le pus la poix la peste
la corruption des assemblées
les prisons les camps les gourdins
les fanfreluches despotiques

Au feu la fatigue et le stress
le poids des siècles et des siècles
les gratte-ciel d’intolérance
au feu les feux brûlant le feu
 
 
 
 
 

PROJECTIONS
pour P. M. Brisson

 
 Réduits à leurs attitudes comme les personnages dont les bushmen d’on ne sait quel temps, ont fixé l’ombre sur les parois rocheuses du Zimbabwe,
 non seulement les personnages, mais les animaux et les plantes et même certains objets,
 étonnamment vivants, tels des corps glorieux, dans cette simplification qui accentue ici, allonge là, souligne non seulement le mouvement mais l’effort, la patience, le guet parmi les herbes et les buissons;
 pourtant ce n’est pas une paroi rocheuse ici, mais de la toile ou du papier, une sorte de caverne urbaine ou plutôt suburbaine, faubourienne, une sorte de tente,
 non pas dressée mais creusée dans un conglomérat de couches textiles et culturelles venues se déposer dans une obscurité avide à partir de mille coins du monde,
 perdant, lors de ce déménagement généralisé, les labels d’origine, marques de fabrique, tampons de vérificateurs, expéditeurs, douaniers et distributeurs;
 et le guet ce n’est plus dans la savane ou la brousse, mais dans les ruelles, décharges, cages d’escaliers, vestibules d’universités à la dérive ou d’administrations branlantes;
 aussi, même s’il peut y avoir empreintes, badigeonnages, rehaussements, l’essentiel est dans le grattage, le pistage, la fouille minutieuse comme dans un site archéologique,
 la chasse aux fantômes cachés entre deux épaisseurs ou niveaux, les surprendre dans leur léthargie, les rendre au vif,
 les débusquer avec le scalpel aux airs innocents de la lanterne magique dans le papier peint de la chambre aux enfants,
 les lâcher sur cette scène ou cette arène qui se creuse avec ses échafaudages et projecteurs,
 cet après-midi de nymphes et faunes, ce bain thermal, cette fontaine de jouvence, cet outremer lumineux comme celui d’une grotte d’Amalfi qui donnerait sur l’autre côté de la Terre,
 sur l’autre siècle ou millénaire, sur l’autre face juvénile et libératrice du double ou triple zéro, l’autre face de ce zéro fondamental explosif dont, selon les savants du jour, nous serions une improbable projection.
 
 
 
 


LE CREUSET DES ESPECES

pour François Garnier
 
Avant l’ouverture du premier oeil
pour séparer la lumière des ténèbres
dans le barattement de la mer
car il y avait déjà des orages et marées
les complexes molécules aventureuses
réagissaient au changement dans la couleur
et l’intensité du bombardement des photons
car il y avait déjà le crépuscule et l’aube

Dans le balbutiement de l’écume s’esquissaient
antennes et dents pistils étamines
d’embryonnaires dinosaures flairaient
obscurément le déploiement de leur variété
et peut-être au-delà de leur disparition
l’émergence de mammifères maladroits écrivains
cherchant pour éclairer leurs prochains siècles
quelques oracles dans leurs lointaines origines
 
 
 
 
 

TORSE
pour Gregory Masurovsky

 
En prolongeant ce paysage
voici des coudes et des mains
pour palper dans les lits de brume
les mousses de la découverte
les collines et les ravins
tapissés d’algues et coraux
qui se retournent en geignant
sous le fouet des révolutions
dans le miroir des horizons
pourpres au débarqué du soir
et les cantiques des enfants
qui balbutient parmi les branches

En poursuivant ce mouvement
voici des genoux et des jambes
pour nager parmi les écumes
dans les cavernes de l’éveil
tapissées d’algues et coraux
dans le miroir des horizons
qui palpitent comme des cils
autour d’abîmes transparents
tous les rêves de descendance
les mousses de la découverte
et les vagues en résonance
répercutant harpes et luths

En caressant nombrils et fleurs
voici regards et chevelures
pour embraser vaisseaux et lunes
antennes et arborescences
dans le miroir des horizons
tous les rêves de descendance
dauphins poulpes et coquillages
roulant dans la voie des baisers
les collines et les ravins
dans les cavernes de l’éveil
dans les duos d’apprentissage
l’arc-en-ciel des respirations

En pénétrant dans ce taillis
voici les battements du coeur
qui convoquent aux ateliers
pourpres au débarqué du soir
tous les rêves de descendance
les collines et les ravins
langues et couleurs transformées
par l’approche des nautilus
tapissés d’algues et coraux
antennes et arborescences
d’où s’envoleront les sirènes
pour nous réenseigner l’amour
 
 
 
 
 
 

CÉLÉBRATION CÉLESTE
en mode optatif
(TATOUAGE)
pour Jacques Clauzel

 
Futur antérieur
ombres se divisent
un second soleil
auprès de l’ancien

De l’autre côté
voici encore un
le triple zéro
marqué sur le ciel

Rien n’a dérangé
rivages divers
pas plus de chaleur
ni éclat trop dur

Pourtant ce n’est pas
fait de météo
comme parhélies
en zones polaires

Sur toute la Terre
ce fut observé
dans le jour de l’an
ouvrant millénaire

Sont-ce messagers
venus d’un profond
dont ne savons rien
qui nous étudient

Lisant s’amusant
nos calendriers
nous auraient offert
encouragement ?


 
Sommaire n°11 :
EN TOUTES LETTRES
BALLADE DU NARRATEUR FANTÔME
ANNIVERSAIRE
LES FANTÔMES DE LAON
TOUTES CES VOIX
LE RÉCHAUFFEMENT DE LA PLANÈTE
DE MADÈRE À LUCINGES
POUR CONCLURE
LE VIKING AU RETOUR DE L’ISLANDE
LE VOYAGE EN MONTAGNE
LA RESPIRATION DU CARRÉ
AU LIT DU LIVRE
DU VERGER D’ARIANE
COMPRIMÉ D’ESSOR
PORTRAIT DE L’ARTISTE EN SALOPETTE
ZODIAQUE URBAIN
L’EMBARQUEMENT POUR MERCURE
FLAMMES POUR LE NOUVEL AN
PROJECTIONS
LE CREUSET DES ESPECES
TORSE
CÉLÉBRATION CÉLESTE
 

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