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Poésie au jour le jour 16

(enregistré en juillet 2012)

Sommaire





REPAS DE PAYSANS 1
(Antoine ou Louis Lenain, Musée du Louvre)

pour Bertrand Dorny
 Assise sur une chaise à dossier bas dont on aperçoit juste un coin au-dessus de son coude, l'aimable vieille tient une cruche sur ses genoux, l'anse dans sa main droite, deux doigts de la gauche appuyés sur le bec, et des trois autres contrôle un élégant verre à pied rempli de vin rouge lumineux, le pouce et l'index saisissant la tige, le majeur étendu sur la base.

 Son fils (la ressemblance des visages est frappante, avec traduction du féminin au masculin), farouche, barbu et moustachu, le feutre à larges bords vissé sur sa tête, ses épais vêtements en lambeaux, la poitrine barrée d'une courroie qui doit assurer quelque gibecière, derrière une table basse en partie recouverte d'un linge assez blanc, s’apprête à trancher dans une boule de pain qu'il serre verticalement sur son cœur.

 L'épouse, sur une autre chaise, les mains croisées sur son giron, vêtements bien tenus : jupe bleue à plis amples, protégée par un tablier d'une pièce avec le corsage à manches amovibles, a les cheveux couverts d'une coiffe comme sa belle-mère et sa fille aînée que la lueur du feu dans la cheminée rosit et détache avec un rayon venu d'en-haut, derrière l'épaule gauche de l'ancienne.

 Une autre fille un peu plus jeune, le visage serré dans un bonnet, se serre intimidée derrière sa mère.

 Au centre un garçon dont je situerais l’âge entre celui de ses deux sœurs, pieds nus, la chemise échancrée jusqu'au nombril, jouant du pipeau semble répéter sa partie pour la représentation d'une adoration des bergers dans l'église de la paroisse.

 Pieds nus aussi, son petit frère, à visage d’angelot, dans une veste presque neuve, assis par terre écoute sans doute la mélodie, les yeux vagues dans un rêve de paradis.

 Les trois adultes ont les yeux fichés vers le spectateur, comme s'ils essayaient de situer cet intrus, se demandant s'ils doivent lui offrir un peu de vin dans l'unique verre, dans l'unique assiette un peu de pain trempé dans la soupe qui refroidit doucement dans le chaudron de terre à demi vernissé, posé sur le sol, le couvercle appuyé sur la panse, doublé d'une casserole à manche étroit, avec quelques grains du sel précieusement conservé dans son flacon de céramique.

 Au contraire tous les enfants regardent ailleurs, en particulier deux autres garçons, l'un debout, en contre-jour devant le feu, les pieds chaussés au moins de bas, peut-être de bottes, près d'une bassine qui reste au chaud, (sans doute vient-il de rentrer avec son père, et l'air était vif), l'autre assis, appuyé à l'un des montants de la cheminée, le visage ocre rouge en profil perdu.

 A cette famille s’ajoutent un chat blanc et noir, un petit chien aux jambes graciles; à ce mobilier une louche de cuivre sur la terre battue, un panier d’osier d'où déborde un torchon, le manche d’un balai et sur la table encore une coupelle où peut-être on égouttera quelque ustensile.

 Une lumière crue vient d'en haut à droite comme à travers la porte que nous aurions brusquement ouverte, cherchant notre chemin, à laquelle répond, devant les lueurs de l'âtre, la projection horizontale de celle d'une croisée sous le chaume.


 
 

PASSAGES

pour André Raboud
« Je ne peins pas l'homme, je peins le passage. »
Montaigne

Peindre ou encore
creuser ou encore
présenter ou encore
ériger.


 
1) La porte claquée

 Assez ! Que l’on ne me parle plus de cet enfer mou ! J'ai avalé suffisamment de couleuvres. J’ai retenu suffisamment d’insultes qui brasillaient dans le cratère de mon cœur. Et les regards condescendants, et les conseils des faux amis, et les propositions à peine honnêtes... J'ai dit adieu à cet amas d'immondices, et les souffles du désert commencent à reconnaître mon haleine comme leur sœur.
 

2) La porte close

 Tout ce que j'ai laissé derrière et que je n'avais jamais suffisamment examiné. Que de questions j'aurais dû poser dont je ne saurai jamais la réponse ! Les ancêtres, les vieux parents, les frères et soeurs, tous les cousins, les camarades, les regardent; c'est comme s'ils s'étaient réunis en cachette pour commenter tristement mon éloignement, mon départ. Combien me faudra-t-il payer désormais pour obtenir un de ces sourires qu'il m'aurait suffit de cueillir de l'autre côté ?
 

3) La porte murée

 Pour couper court à toutes les tentations de retour, provisoirement bien sûr, car on reviendra, mais plus tard, changé, et pour tout changer, et quand tout aura déjà changé quelque peu; pour éviter le sort d'Orphée; pour empêcher les tentateurs de s'insinuer, de venir me poser des pièges, cimenter bloc sur bloc en laissant le moins possible d'interstices, avec des secrets tels que je sois le seul à pouvoir les défaire. Mais il me faudra pourtant des complicités; c'est pourquoi je laisse une fissure, une brèche à peine apparente, une invitation à venir me rejoindre pour les plus jeunes.
 

4) La porte feinte

 Sur la paroi, est-ce moi qui ai peint ce linteau, ces vantaux, cette serrure même, ou plutôt modelé, sculpté (ou encore creusé, présenté, érigé), quelque autre en moi pour me narguer, quelque puissant pour se venger de ma fugue, de mon audace, de la possibilité que je trouve en effet quelque chose, que je m' installe dans quelque nouveau monde d'où je reviendrais chargé d'or et d'histoires, pour m'obliger à me frapper la tête contre cet interdit, à me désespérer, me ronger de remords et de doutes ? Mais non; c'est pour me donner le courage d'ouvrir une autre voie dans ce que l'on croyait définitivement cadastré.
 

5) La porte chiffrée

 Avec ses alphabets tournants comme sur un coffre-fort, quelques-uns empruntés à des écritures très anciennes qu'il faut repêcher dans les dépouilles des naufrages ou les strates les plus profondes des sites archéologiques, d'autres à des inventions plus récentes: braille ou code-barre, ou même empreintes digitales ou vocales, transcriptions ou enregistrements, ce couvercle vertical m'avoue qu'il cache sinon des trésors, du moins les archives, testaments, portulans ou recettes qui permettraient de partir à leur recherche, de talisman en talisman, de hune en belvédère, d'observatoires en écrans, embarcadères et passerelles.
 

6) La porte dérobée

 Personne ne la découvrirait sans savoir que c'est là qu'il faut la chercher, dans le lieu le moins vraisemblable, un réduit, au fond d'un placard, ou justement en plein milieu d'une somptueuse décoration, mais décalée, rompant la symétrie trompeuse; personne ne devinerait que cette moulure est une charnière, ce filet une jointure qui peut s'épaissir en rainure, s'écarter, pivoter sous la fureur d'un marteau ou la douce pression des doigts comme sur de la glaise.
 

7) La porte défoncée

 Ce n'a pas été sans violence ni douleur. Ruisselant de sueur et de sang, vêtements en loques, haletant je contemple consterné les inévitables dégâts : arrachements à échardes, amoncellements de gravats. Il y a même des cendres et des fumées, mais ce n'est pas moi qui ai directement provoqué l'incendie. Il devait y avoir des réserves d'explosifs, des bombes incorporées à retardements et détonateurs. Il a suffi que je secoue un peu fort pour que tous ces dispositifs prévus contre mes semblables nous apportent brusquement un secours dont nous nous serions bien passés, mettant toute l'entreprise en danger, mais qui nous auraient tant aidés si seulement nous avions pu savoir.
 

8) La porte étroite

 Nous n'en avons certes pas fini. C'est presque aussi difficile que pour le presque nouveau-né lorsqu' il se sent propulsé vers la lumière et la respiration. Faufilements, reptations, contorsions; les positions les plus incommodes pour gagner quelques centimètres, souffler un peu, considérer comment introduire le genou, l'épaule, ramener ce pied qui reste à la traîne, pour faire les exercices nécessaires pour redonner sa souplesse à la main engourdie, meurtrie, déboucher les oreilles et concentrer le regard pour percer enfin ce qui paraissait si obscur et qui s'éclaircit quand même peu à peu.
 

9) La porte voilée

 Suspendus au linteau des chapelets de perles agités par le vent, formant des emblèmes qui se séparent et se tordent, s'entrouvrent et se superposent devant des tentures dont les franges balaient le sol, des tapisseries accrochées à des tringles : bestiaires, mille-fleurs, légendes, cantilènes, des damas et brocards chatoyants dont les frottements chantent, velours à étincelles, satins à luisances, moires et foulards, étamines et gazes, dentelles et tulles, puis cheveux et fourrures, cuirs et peaux, lèvres palpitantes, caressantes, murmurantes, et paupières endormies.
 

10) La porte battante

 Applaudissements donnant sur la scène ou l'arène; mais aussi la lessive bousculée, tabassée par le vent qui la plaque et déroule sur les prés ou les façades; ou encore le piétinement du boxeur sur le ring ou du coureur au long du stade ou du vigneron dans la cuve; et aussi la virulente floraison des flammes dans l'âtre et la taille au piolet des échelons dans le granit ou le glacier pour le grand bain d'altitude et d'horizon.
 

11) La porte marine

 Les vagues y viennent dérouler leurs tapis d'écume, leurs nattes d'algues, en apportant des troncs flottés, polis, poncés depuis l'autre côté de l'Océan, des lambeaux de voile, des amas de poutres qui se sont agglomérés en radeaux avec des cordes nouées par les orages et des tonneaux de rhum encore à demi pleins, des barques où dormaient de jeunes indiennes qui s'écrient en arrivant : « Bonjour, mon prince, vous vous êtes bien fait attendre! »
 

12) La porte vive

 Les ailes des anges, les plumes des danseurs, les regards des amants, les mains des sources, les pages des livres, les ombres des arbres, les mouvements des roseaux, les battements du coeur, les aspirations et soupirs, l'éclosion des tulipes et le mûrissement des raisins, le rajeunissement de l'année et le vieillissement des vins, l'odeur des granges et les fumets des halliers, tout cela depuis le claquement de doigts du big bang jusqu' à la musique des galaxies.
 
 


 

BALLADE DU FLANEUR ORGANISTE

pour Bertrand Dorny
 
Il y a quelques millénaires
nos ancêtres en randonnée
avant de labourer des champs
qu'ils arroseraient de leur sueur
parcouraient les immenses landes
en recueillant baies et racines
tout en poursuivant le gibier
respirant la fleur des indices

De même aujourd'hui dans les villes
au labyrinthe des reflets
ou sur les rives océanes
tu vas ramassant les épaves
débris de barques ou d'enseignes
fragments des journaux de la veille
partitions ou papiers timbrés
improvisant sur ces indices

Dans les galeries et musées
parmi les résultats des fouilles
sur le pédalier des retables
ou sur les rayons des registres
pliant dépliant les volets
escaladant tours de Babel
et t'enfonçant aux souterrains
par les échelles des indices

Prince des ciseaux sinueux
caressant à rebrousse-poil
les chevelures des histoires
tu nous ouvres l'embarcadère
vers le paradis des indices
 
 
 
 
 

BALLADE DU SISMOGRAPHE AVENTUREUX
in memoriam Henri Michaux
Cela fait maintenant cent ans
que dans une ville wallonne
tu as poussé ton premier cri
ahuri d'être à l'extérieur
dans les courants d'air et de bruit
le brouhaha des compliments
avec le jeu des ressemblances
dans l'aventure des rencontres

Voyageur autour de ta chambre
en cet hôpital qu'est la Terre
traçant des signes sur les vitres
embuées d'encens et de drogues
faisant trembler ton stylographe
sur les rouleaux enregistreurs
en psychodrames cardiogrammes
dans l'aventure des effrois

Cela fait maintenant vingt ans
qu'un éditeur de nos amis
sachant que je donnais des cours
à Genève sur tes écrits
m'a demandé d'en faire un livre
pour fêter ton anniversaire
mais il est arrivé trop tard
dans l'aventure des passages

Prince des mouvements saisis
dans les balbutiements des foules
et dérives des continents
que vogue à nouveau cette barque
dans l'aventure des survies


 
 
 

LE SPHINX DU JEU
le casino Luxor à Las Vegas
 
 

Le Nil est à sec
un autre désert
la publicité
sur les obélisques
sous le ciel vidé

Isis Osiris
en voiles plastique
explorant couloirs
d'un enfer bruyant
donnant sur les sables

Pyramides sombres
gorgées de touristes
déversant dollars
dans le vain espoir
d'un jour de sursis

La vallée des morts
n'est pas loin d' ici
Anubis contrôle
le flux d'autoroutes
avec ses péages

Palmiers et pylônes
sources d'autres temps
attirent les couples
lacés dans l'ennui
de leurs labyrinthes

Des milliers de chambres
pour amants avides
cherchant l'émotion
qui ravivera
leurs nuits délavées

Louvre en carton-pierre
Cécil B. de Mille
est passé par là
les choeurs d'Aïda
font trembler les vitres

Danaé roulée
dans ses draps de lin
attend la pluie d'or
dont doit déborder
Jupiter-Ammon

Automobilistes
cherchent leurs parkings
au plus près des gouffres
où la corruption
bout dans ses chaudières

Dans les colonnades
où les figurants
tentent Saint Antoine
décontenancé
les surveillants passent

Les appels des phares
guident pèlerins
cherchant reposoirs
des dieux de la chance
aux dents acérées

Aux portes funèbres
les serpents concierges
aiguisent leurs dards
avec des sourires
en acier trempé

Dans le tourbillon
des crépitements
le sort des victimes
s'affiche au fronton
des lieux de pesage

Ibis invisible
Thot tient son registre
et radiographie
les reins et les coeurs
dans les vestibules

Somme fatidique
dette des damnés
cherchant dans l'alcool
à multiplier
les instants d'oubli

Clinquant cliquetant
drachmes et sesterces
aux bureaux de change
s'affichent les taux
de la perdition

Imaginations
de plongées rapides
dans des millénaires
où l'or était l'or
loin de nos soucis

Le fouet sur l'épaule
Mîn ithyphallique
préside aux ébats
des veuves ruinées
sous leur maquillage

Allées d'appareils
conduisant au temple
où Fortune et Parques
attendent l'encens
des mégots rougis

Grincements de roues
respirations rauques
scalpels détachant
billet par billet
la peau des patients

Scarabées Sisyphes
qui roulent leurs boules
tout au long des rampes
pour les relâcher
dans les puits de bruits

Cristal de noirceur
changeant en caverne
les immensités
dont les horizons
retombent en cendres

Milliers de voleurs
cachés dans les jarres
ou rôdant derrière
les décors épiant
les prochains scandales

Mariages divorces
flexibilité
comment retrouver
le mot talisman
sésame ouvre-toi

Fumées papyrus
comptabilité
piscines archives
bars ordinateurs
les jardins des morts


 
 
 

LES ANGES DE PRAGUE

pour Bertrand Dorny
Les enseignes sur les maisons
en place de nos numéros
la cloche le double soleil
l'ours la grenouille ou le grelot
le chêne la clef la couronne
les roses le taureau l'étoile
les violons le homard le cygne
les plumes les coeurs ou les anges

La valse des chevaux de bois
vient accueillir l'enfant Jésus
devant la maison de Lorette
l'orgue mécanique déchiffre
les trous de ses cartons qui passent
d'une pile à l'autre attirant
comme des oiseaux familiers
les anges de l'après-midi

Don Giovanni se précipite
symphonies divertissements
le pianiste sourd fait trembler
les lambris de la résidence
les vagues du fleuve caressent
les piliers des ponts éloquents
où des solistes ambulants
sollicitent les choeurs des anges

Scrutant les signes du zodiaque
et les arcanes du tarot
avec partitions et grimoires
les voyantes cherchent comment
trouver pour leurs gouvernements
les moyens de se dépêtrer
des problèmes économiques
dans les prémonitions des anges

Les cailloux dans le cimetière
où le temps marche à reculons
alchimistes bibliothèques
observatoires et golems
robots pharmacies verreries
ferronneries serrureries
les talismans dans les boutiques
où viennent farfouiller les anges

Sous les éventails de ses voûtes
les ronces de la cathédrale
s'ouvrent pour les déshérités
qui marmonnent leurs litanies
à des protecteurs somnolents
pour obtenir la guérison
ou traverser les océans
avec complicité des anges

Joseph K. cherche à échapper
aux autorités qui le traquent
sous multiples déguisements
dans des logements provisoires
il compose sa plaidoirie
pour sa réhabilitation
son visa pour le nouveau monde
devant le tribunal des anges

Les nomades plantent leurs tentes
devant les palais délabrés
disposant sur leurs étalages
les confiseries de Noël
accordéons et tympanons
accompagnent les beuveries
dans les caves et les greniers
avec les cantiques des anges

Dans les souterrains du château
s'amassent cristaux et monnaies
les fantômes des empereurs
viennent les compter dans la nuit
pour les déverser dans les rêves
des étudiants nécessiteux
qui murmurent à leurs amies
des chansons soufflées par les anges

Dans le ruissellement des toits
et le crissement des girouettes
escaliers terrasses vergers
lanternes cheminées passages
rayons et brouillards somnambules
cherchant le silence d'antan
dans les ruelles et les cours
où vont se réfugier les anges


 
 

L'OURAGAN CAPTIF

pour Joël Leick
Éole affairé
dans une caverne
tapissée de suie
avec des rayons
traversant des vitres
difficilement
aux trous de la voûte
entre deux passages
de neige et fumée
faisant miroiter
parmi la poussière
quelques flaques d'eau
et panses de cuivre
tourne des boutons
robinets manettes
regarde cadrans
avertisseurs jauges
pour que la vapeur
animant pistons
fasse démarrer
la locomotive

Les sifflets déchirent
le tissu du bruit
pendant en rideau
sur le paysage
de toits et de grues
cheminées signaux
on arrive au port
le navire attend
les wagons se rangent
Éole affairé
descend aux machines
pour encourager
les chauffeurs souffleurs
torse ruisselant
emplissant la gueule
du dragon ronfleur
avec du charbon
tombant des réserves
en grêle de nuit
pour accélérer
le labour des flots

Puis la page tourne
on change de siècle
Éole affairé
met de nouveaux masques
pompes et derricks
cuves rutilantes
des raffineries
à travers déserts
les oléoducs
franchissant les mers
pétroliers géants
sur les autoroutes
les camions-citernes
les embouteillages
autre pollution
sur les voies ferrées
l'électricité
dans les caténaires
transmet l'énergie
aux trains qui embrochent
tunnels et frontières

Et dans les parkings
des aéroports
on cherche une place
au dernier sous-sol
dans les ascenseurs
valises roulantes
poignées bien serrées
de peur des escarpes
qui tentent leur chance
n'ayant l'air de rien
Éole affairé
devant ses claviers
surveille le vol
des oiseaux-machines
qui vont se poser
chacun à leur tour
au bout de la piste
pour venir vider
leur charge d'humains
et en remporter
vers d'autres orages
 
 
 
 

SOLSTICE D' HIVER
pour Michel et Monique Roncerel
1

Semaine après semaine puis
mois après mois le soir descend
de plus en plus tôt on se met
à craindre que ça se poursuive
et que les journées se contractent
tellement qu'il ne nous demeure
qu'un peu de lueur entre deux lèvres
de nuit comme si on montait
vers le Nord en Scandinavie
le cercle polaire les ours
qui se fondent dans la blancheur
ou dans le gris crépusculaire
de ces quelques instants de vue
quand on entrouvre le vantail
et qu'on se risque à l'extérieur
se demandant s'il reste encore
un peu d'espace et d'horizon
dans le bitume et dans la brume
sous les tempêtes boréales
dans la nostalgie de l'été

2

Il arrive qu'une éclaircie
se déchire parmi les nuages
et qu'on aperçoive les astres
sur les ténèbres d'anthracite
et même parfois c'est la Lune
en mince croissant ou miroir
qui renvoie sur le paysage
une lumière gélifiée
faisant des surfaces des lames
aiguisant leur fil et leurs dents
comme des scies qui crisseraient
en abattant forêts entières
de sapins cèdres et mélèzes
lâchant des torrents de limaille
étincelante sur les prés
avant de retomber en givre
stalactites et stalagmites
dans les cavernes de l'espace
dont les soupiraux se soulèvent
un instant qui n'en finit pas

3

Dans les puits du goudron céleste
scintillent les constellations
qui proposent leur alphabets
pour nos tentatives d'études
et lectures divinatoires
toutes épées de Damoclès
suspendues par un seul cheveu
incroyablement étiré
depuis les galaxies lointaines
qui tressent leurs gravitations
tandis que nous cherchons nos mots
dans les fragments de dictionnaires
que nous ont laissés les savants
des générations antérieures
pour qui le printemps arrivait
plus tôt et l'été perdurait
tout au long d'automnes superbes
où se conjuguaient neige et vignes
soleil sur les stations de ski
et veillées après les vendanges

4

Zodiaque menaçant crissant
sur les autoroutes chargées
d'embouteillages de comètes
poussières laves et glaçons
comme des camions dont les phares
clignotent leurs cris de détresse
pour éviter la catastrophe
qui rôde dans les terrains vagues
de distants systèmes solaires
où des satellites furieux
lancent leurs colonnes de flammes
sur les océans des planètes
roulant leurs vagues de méthane
au pied des falaises d'acier
où rivés à leurs télescopes
les astrologues de là-haut
parmi d'autres arrangements
cherchent les signes du destin
pour tenter de l'améliorer
tout aussi vainement que nous

5

A l'intérieur des cheminées
des heureux pétillent des bûches
avec des braises qui s'écroulent
parmi les chenets et les cendres
on va se choisir des bouteilles
dans les celliers ou dans les caves
on les met fraîchir ou chambrer
puis on fait sauter les bouchons
en échangeant des compliments
alors on trinque à la santé
de chacun mais surtout du monde
du Soleil qu'il faudrait guérir
de son grave affaiblissement
ou bien de son éloignement
vers d'autres pays plus heureux
c'est à lui que vont les cadeaux
pour qu'il consente à revenir
les enfants sont les messagers
que nous envoyons sur les ailes
de leur sommeil à sa recherche

6

La famine enlace le froid
la fatigue suinte des murs
les chaussures trouées attendent
que l'humidité disparaisse
lacets effilochés s'égarent
dans les recoins et les fissures
les chandails proposent des pistes
avec la laine de leurs rangs
semblable au fil qu'au Labyrinthe
Ariane remit à Thésée
mais notre Thésée n' a pas pu
dans cette Crète dévastée
éliminer le Minotaure
qui le poursuit sur la toundra
couvert d' une longue fourrure
avec des cornes de diamant
l'aiguille de l'horloge tombe
en panne depuis des semaines
et notre seul calendrier
se défraîchit depuis dix ans

7

Dans les placards les vêtements
se serrent pour se réchauffer
lorsque le blizzard fait trembler
la maison dans ses fondations
il semble qu'on parte en traîneau
dans des tunnels de hurlements
et puis soudain c'est le silence
à peine quelques grincements
après plus rien pendant des heures
mais on ose à peine parler
car on sait que ça va reprendre
que les fenêtres vont tinter
que les fantômes vont frapper
nous demandant la permission
de retrouver quelques instants
l'odeur du café ou du thé
les bruits des couverts sur la table
la conversation des vivants
parmi lesquels ils se faufilent
dans leur invisibilité

8

La porte claque un inconnu
fait comme s'il était des nôtres
nous ne l'avons pas reconnu
et cependant nous l'attendions
depuis des heures mais sans doute
nous étions déjà résignés
nous avions craint pour lui le pire
nous n'en pouvons croire nos yeux
s'étonnant de notre attitude
il frappe bruyamment des pieds
enlève bottes et pelisses
puis il s'approche du foyer
tournant ses mains l'une dans l'autre
pour qu'elles retrouvent douceur
après leur engourdissement
et c'est alors que le salut
fleurit aux lèvres de chacun
et perlent larmes aux paupières
des femmes qui servent la soupe
tandis que dansent les enfants

9

On vérifie que les volets
sont fermés dans toutes les chambres
autrefois on chauffait les draps
mais on se fie aux radiateurs
après libations discussions
sur la politique ou le choix
du programme de la télé
on se retire en ses quartiers
en évitant les courants d'air
on enlève ses vêtements
que l'on jette sur le plancher
ou que l'on suspend à des cintres
pour qu'ils ne soient point trop froissés
lors des visites nécessaires
car on ira par les chemins
avec lanternes et bâton
pour demander à nos voisins
comment ils passent leurs journées
ce qui reste de leurs journées
s'ils viennent à bout de leurs nuits

10

La messe noire de minuit
envoie ses psaumes sur la neige
le tocsin se mêle aux cantiques
on vêt les squelettes sacrés
de peaux de poissons et de phoques
sur les vitraux phosphorescents
on commémore les naufrages
dans les tabernacles d'ivoire
on conserve joyaux d'épaves
et l'ambre fume aux encensoirs
devant les reposoirs funèbres
les pleureuses déplient les suaires
pour l'ensevelissement lent
du Soleil lépreux dévoré
par ses éruptions et ses taches
et de vieux prêtres incertains
s'efforcent de nous persuader
que ceux-ci vont devenir langes
pour un nouveau-né lumineux
dont les vagissements perdurent

11

Croyez-vous vraiment que le jour
va se renforcer que les griffes
de la nuit vont se desserrer
ou bien faut-il nous habituer
chercher la chaleur de la Terre
en creusant profonds souterrains
qui nous permettront de nous voir
sans risquer d'être dévorés
par les loups-garous et vampires
en train de se multiplier
croyez-vous que l'herbe saura
reverdir et que les bourgeons
réapparaîtront sur les arbres
qu'il y aura fleurs fruits et grappes
que l'on engrangera le blé
et le foin pour une autre année
car ce ne sera qu'un sursis
après l'été viendra l'hiver
après l'exaltation l'ennui
la peur et le confinement

12

Anges du solstice d'hiver
gardiens des bougies de nos crânes
gardiens des désirs dans nos lits
envahissez notre maison
des ailes de votre vitesse
de vos souvenirs de voyage
donnez-nous les clefs de l'année
emportez-nous dans vos recherches
de la neige philosophale
de la fraternité des loups
ouvrez-nous les livres des glaces
feuilletez avec nous les flammes
faites-nous chevaucher le vent
enseignez-nous le chant des brumes
la langue des dragons du Nord
délicatesses des cyclones
les délices des ouragans
les rages des volcans polaires
les amours des ombres furtives
et l'arrivée du lendemain
 
 
 
 
 

LES PAUPIÈRES DE L'ATELIER
pour Seund Ja Rhee
L'encre et la sève se marient
pour former un alcool d'oracle
ruisselant le long des canaux
et des planches pour nous livrer
quelques secrets du millénaire
qui va s'ouvrir l'année prochaine
récapitulant nos acquis
en monnaies et bibliothèques
titubant de rives en caves

La nostalgie d'architectures
de tombes et de paysages
tisse des filets pour saisir
les idéogrammes nouveaux
qui se forment dans les courants
d'air et d'idées de proche en loin
comme les oiseaux qui s'écartent
de leurs migrations habituelles
pour nous montrer notre chemin

Une rivière de métaux
vient nous apporter les rumeurs
d'une révolution légère
qui feuillette les éclosions
dans les vergers et les forêts
dans les ravins ou sur les pentes
alors une neige de vin
et de thé vient nous ranimer
dans les affres du matin calme


 
 

LE BUCHERON SUBTIL

pour Gregory Masurovsky
Mon métier n'est point d'abattre
les troncs mais de dégager
les espoirs de nos forêts
des clématites et ronces
qui pourraient les étouffer
en gênant leur floraison
et leur fructification

J'élague les branches mortes
pour aérer les vivantes
en procurant nourriture
aux feux où nous rôtissons
châtaignes et champignons
dans nos chalets édifiés
en épaves d'anciens arbres

Je greffe essences diverses
sur des jeunes prometteurs
pour inventer monuments
de végétation fantasque
et j'aime à les entourer
d'anneaux de mousse et d'écorces
de cristaux et de galets

Mes ancêtres m'ont légué
les noms des individus
les plus âgés les plus beaux
et j'en choisis de nouveaux
pour baptiser les plus jeunes
et les transmettre aux enfants
qui viendront me relayer

Et je connais les chanteurs
que le vent fait psalmodier
les harpistes qu'il effleure
les creux qu'il fait résonner
les tambours qu'il vient frapper
et quand le soir me détend
je note leurs inventions


 
 
 
 

50 VISAGES AU LEVER LE MATIN

pour Sylvie Planche
Le matin quand je me regarde
dans le miroir pour me raser
m'apparaissent nombreux visages
grimaçants ou mélancoliques
que je ne reconnais pour miens
jusqu'au moment où l'un d'entre eux
s'impose pour cette journée
je le porterai jusqu'au soir
LA ROSERAIE INACHEVÉE
pour Masafumi Yamamoto
1 La roseraie sous la neige

Il reste quelques boutons
noircis quelques feuilles rousses
quelques fruits comme du cuir
ou le ventre d'un bouvreuil
frissonnant ébouriffé
c'est le règne des épines
qui griffent la peau du ciel
en faisant couler son encre
sur la page des allées
sur les rayures de l'ombre
projetée par le Soleil
qui semble s'être éloigné
parmi tourbillons et brumes
dans une fuite éperdue

Un peu de givre saupoudre
les arceaux de la terrasse
qui donne sur la vallée
où la glace a pris le fleuve
nacre parmi les écailles
des tuiles étincelantes
sur la torpeur des villages
où les vieilles se dépêchent
serrant leur châle de laine
aux franges qui se balancent
en murmurant le refrain
de chansons de leur enfance
où dans le plus rude hiver
une rose subsistait
 

2 La roseraie au clair de lune

Après s'être déployés
en libérant les parfums
qui sont venus intriguer
les jeunes gens discourant
sur ce qu'il faudrait changer
dans la ville et la province
sur ce qu'il faudrait chercher
dans les déserts et les îles
sur une vie à mener
à deux se multipliant
les pétales se referment
dans un silence soyeux
pour permettre à leurs essences
nouvelles subtilités

Le lait des constellations
dégouline sur les branches
en aspergeant les regards
de fraîcheur et de murmures
dégouline sur les membres
des amants qui se dénudent
en s'allongeant sur les bancs
tandis qu'au loin dans le port
claquent voiles de navires
attendant le jour prochain
pour débarquer leurs encens
alcools aromates roses
sélectionnés pour nos fêtes
par la reine de Saba
 

3 La roseraie dans la tempête
 

Grondent filons de métaux
dans la poigne des racines
l'éclair dispense l'éclat
des carnations végétales
sur l'écume des falaises
aux abîmes d'horizons
les dalles des pavillons
les vitres battues de pluie
le tremblement des barrières
le désarroi des voitures
balayant avec leurs phares
les floraisons déchirées
les lâchers de papillons
en pages plumes et cendres

Martèlement sur les portes
des tunnels entre les nuages
rugissements dans les caves
où mûrissent les rancoeurs
des jardiniers angoissés
qui cherchent à protéger
les espoirs de l'an prochain
les plus belles variétés
le sécateur à la main
avec rouleaux de raphia
pour confectionner abris
et consolider les tiges
en attendant que se lève
la rose d'apaisement
 
 
 
 
 

CASCADE VÉGÉTALE
pour Inge Kresser
Du sommet du Cimborazo
drapés de palmiers et de mousses
lavant leurs sueurs dans les bassins
avec les rires des perruches
et les ongles des scarabées
tandis que jaguar et puma
se faufilent parmi les lianes
en faisant crouler le pollen

Les papillons ornithoptères
vont visiter les orchidées
et les colibris se régalent
en suspension entre les frondes
fourrures et lichens oscillent
dans l'orgue des ravins luisants
et l'écho ranime les gongs
des troncs écroulés sur les rocs

Escaliers claviers d'émeraudes
larmes serties d'or et d'oxydes
turquoises montrant leurs oreilles
en attendant d'être assemblées
en mosaïque sur des crânes
pédaliers d'écaille et d'alcools
brumes de nuits cherchant le jour
et crépuscule en gestation

Le film se déroule en douceur
sur les écrans qui se répondent
et se réfléchissent aux flaques
dans les creux des araucarias
entre les genoux de granit
les épaules de serpentine
les éclairs des lézards géants
et les arceaux des étamines

Caillots de sève et braises d'ombres
flammes de velours sous-marin
gorges de pigeons fureteurs
dans les profondeurs des lagons
langues et regards de démons
errant dans les jardins d'enfer
à la recherche des amants
à délivrer de leurs supplices

Aurores australes écorces
envahissant constellations
une cité d'effervescence
un horizon d'ébullition
pépinière de talismans
sabbat de dryades chaudrons
où satyres font mijoter
sirops de réjuvénation

Grottes sous les vagues trésors
que les sirènes font jaillir
de l'écume jusqu'aux cratères
des volcans rêvant de douceur
labyrinthes en transparence
tourbillons d'algues et de plumes
surfaces multiples des lacs
superposant leurs pyroscaphes

Je nage dans ces phrases souples
qui frôlent mes yeux et mes tempes
je plonge en ces parfums d'envol
qui dialoguent dans mes poumons
je remonte vers la fraîcheur
qui roule en perles dans mon dos
j'écris sous la dictée du vent
qui m'agite comme un roseau


 
 
 
 

DÉPOUILLES DE LA NAVIGATION

pour Alexandre Delarge
1)
Escale rouge

(enseigne Georgette Snack)

 Quand la pluie cingle rue des arbres, juste avant que la nuit s'installe, le rectangle rouge luit comme un phare qui nous enseignerait la passe pour une rade où profiter d'un peu de répit. La chaleur d'une Afrique lointaine, où l'on ne sait si l'on pourra jamais retourner, avec les poitrines de leurs mères allaitant leurs enfants couleur de café léger, par-dessus leurs tuniques bariolées, rappelée par ces masques et statuettes au long des murs entre des affiches d'apéritifs et de stars, attire par-delà les écumes des boissons et les fumées des cigarettes rougies, vers les sourires tarifés et les caresses ingénieuses. Un peu d'intimité pour quatre sous, de quoi reprendre confiance en soi-même avant de rembarquer le lendemain matin vers des rives de sueur ou de glace où l'enseigne rougeoiera dans les rêveries au crépuscule comme pour suggérer le chemin du retour.
 

2)
Naufrage après coup

(épave d'un ex-voto)

 Ruine d'une ancienne dévotion. Sans doute avait-on échappé de justesse à la catastrophe. La Vierge avait-elle daigné apparaître entre les feux Saint-Elme et les paquets d'eau démoniaque ? Ou avait-elle délégué quelque ange spécialisé dans ces détresses ? Avec quel soin avait-on choisi les bois, reproduisant tous les détails, cousu les voiles et tendu les haubans ! Dans la nef de l'église le petit navire avait fière allure, définitivement en sécurité croyait-on. Même si le pire pouvait arriver en grandeur nature, notre place était réservée, en miniature dans le vaisseau miniature, à l'abri de la voûte où les chants résonnaient sereins en réponse aux mugissements contrôlés des orgues. Hélas l'église elle-même est naufragée; il n'en reste plus pierre sur pierre; on ignore au juste son emplacement; on a oublié jusqu'à son nom, celui de cette patronne ou patron dont la statue, s'il en subsiste encore quelque chose, fait l'orgueil de quelque collectionneur ou musée sans doute outre-Atlantique. Nos fantômes nains gémissent dans les interstices de leur épave, hagards de retrouver la lumière après déjà des siècles d'ensevelissement.
 

3)
Projets

(deux maquettes de transporteurs)

 On fabriquait des navires de plus en plus grands, de plus en plus modernes qui partaient vers d'autres mers, sous d'autres cieux. Il y avait eu de nombreux dessins, des plans pour chaque pièce, mais cela n'avait pas suffi, car il fallait pouvoir se représenter l'ensemble et l'idéal, pour le futur possesseur, était de pouvoir le tenir dans sa main, devenant alors semblable à Neptune, capable de l'engloutir ou de le sauver. A travers les menues fenêtres on essayait de deviner comment se comporteraient les touristes britanniques, les dames grecques du Fanar ou les ottomanes de Scutari dégustant sucreries et cafés, les marchands à fez et narghilés, égrenant leurs chapelets d'ambre, les indiennes à sari et tache rouge au milieu du front, les maharadjas et les missionnaires de toutes dénominations ou sectes, les officiers à sabres et décorations discutant conquêtes féminines, chevaux et promotions. Puis des ponts ont franchi le Bosphore et les flottilles ont diminué. Pour les grandes distances les trains ont été remplacés par les avions, mais il faut bien encore d'immenses réserves de carburant pour ceux-ci, et quand il n'y a pas d'oléoducs, ce sont des navires qui le transportent en d'invraisemblables trajets. De l'autre côté des menues fenêtres ce qu'on imagine maintenant ce sont les radars et ordinateurs, quelques employés de grandes compagnies qui cherchent à faire jaillir de nouveaux derricks et à ouvrir des stations-service toutes neuves dans les plus lointaines régions.
 

4)
Comptoir mobile

(charrette de marchande)

 Avant de disparaître le véhicule des anciennes poissardes s'est modernisé. Les deux roues autrefois en bois généralement cerclées de fer, sont devenues semblables à celle d'un petit vélo, avec minces rayons, pneus et chambre à air qu'il fallait regonfler de temps en temps. Grand gain de maniabilité, confortable diminution du bruit. En même temps d'ailleurs les rues passaient du pavé au macadam. Cela fonctionne comme une grande brouette, avec ses deux poignées qui permettaient de la tirer parfois, mais plus souvent de la pousser, avec ses pieds pour l'immobiliser à l'horizontale et lui faire jouer le rôle d'un étal ambulant. Vide, elle penche jusqu'à terre son avant dépourvu de rebord. Pour que la vente soit aisée, il fallait que le centre de gravité fût solidement installé entre l'essieu et les pieds. La bascule, l'aménagement des tas de poissons devaient y pourvoir; une disposition légère en étalage comme dans une vitrine, couvrait de ses séductions le reste de la surface utile, tandis que retentissaient les cris et les prix, s' échangeaient à voix basse recettes et rendez-vous.
 

5)
Talkie-walkie

(radio d'officier du port accompagnée d'une casquette)

 C'était avant le téléphone portable, internet et les satellites; c'était après les porte-voix, les sémaphores, le langage des pavillons. Evoquons la première fois où le responsable appela ainsi directement l'un de ses lieutenants. C'était à n'y pas croire, un talisman sorti des « Mille et une Nuits » ! « C'est bien ta voix que j'entends, un peu déformée certes, mais reconnaissable. Au-delà de quelques grésillements et crachotis, on distingue bien toutes les syllabes que tu prononces. Et toi aussi tu m'entends de l'autre côté non seulement des canaux, des digues, des barrières, des entrepôts, mais du bruit, car il me suffit de m'approcher, de protéger le microphone et je puis te parler à voix basse. Le cri d'antan est devenu inutile, qui menait si facilement à l'insulte sans que personne s'en offusquât. Les manoeuvres auront-elles désormais le ton de la conversation ? Après tant de luttes, de coups, de contrordres et de hurlements, aurons-nous enfin le sentiment que nous sommes ici chez nous ? Le port sera-t-il vécu comme un port, et non comme son espoir toujours déçu ? »
 

6)
 La roue de fortune

(Barre circulaire de gouvernail)

 L'automobiliste d'aujourd'hui, lorsqu'il tourne son volant, désinvolte ou crispé, rêve qu'il commande un navire. En effet quel besoin a-t-il d'une roue pour assurer la direction ? Un manche lui suffirait bien, auquel on pourrait même adjoindre deux poignées pour en faire un meilleur prolongement des deux mains. Mais le navigateur lui-même, le pilote, pourquoi a-t-il à certaine époque éprouvé le besoin d'exprimer ses envies de virage par l'intermédiaire d'une roue ? Le mouvement de la barre aurait pu être démultiplié tout autrement. Le timonier aurait pu être considéré comme un cocher avec des guides, tirant d'un côté, lâchant de l'autre, avec toutes les poulies utiles. Les roues à aubes des anciens steamers du Mississipi rappellent celles des moulins, même si c'est alors le moulin qui bouge et fait bouger l'eau; mais la roue du gouvernail vient directement de celle des chars; les poignées que l'on y ajoute, car elle serait autrement incommode, la transforment en un soleil. La surface marine, malgré toute son agitation qui persiste, s'aplanit alors en route, se solidifie. Avec un tel appareil symbolique on ne perdra plus son chemin; on ne s'enfoncera plus. La mer devient alors une terre toute neuve à découvrir, à conquérir, aménager, un champ de courses où se lancer des défis - la traduction dans la paix de ce qu'était l'ancien combat -, un lieu où vivre, une patrie.
 

7)
A la recherche de la moitié perdue

(demi-coques en bois)

 Symétrique par rapport à sa longueur, le bateau pouvait être représenté par sa moitié. Un miroir au besoin remplaçait virtuellement la partie absente. Il n'en a pas toujours été ainsi. Le gouvernail des navires antiques était sur le côté. Dans la gondole vénitienne le superbe crochet ne retient la rame que sur un bord; et dans les modernes porte-avions, déjà sans doute les derniers de leur espèce, la tourelle est déjetée pour laisser plus d'espace aux envols et retours. Chez les insectes et les vertébrés la symétrie domine largement. A part notre coeur, orienté à gauche, nos deux moitiés se répondent presque exactement. Un navire bien symétrique se rapproche mieux d'un poisson, un avion d'un oiseau (mais les ailes immobiles malgré sa vitesse), un train d'un serpent. Si les automobiles n'avaient qu'une place, elles seraient symétriques aussi; l'axe passerait au milieu du conducteur. Les hommes ont préféré rouler en couples. On a donc mis le volant à gauche dans les voitures européennes, pour nous la place de l'homme et du coeur, à droite dans celles des îles britanniques et d'un certain nombre de régions qu'elles ont influencées, et ce n'est probablement pas simple volonté de contradiction. Quand les bateaux de plaisance ont deux places de front le même problème se pose. L'individu se veut symétrique pour filer tout droit devant lui; le couple s'étale et se multiplie.
 

8)
Le toucher profond

(sondeur)

 L'eau qui ruisselle sur nos mains tous les jours, quand elle est propre, nous paraît l'idéal de la transparence. Nous voyons celle d'un ruisseau par les reflets qui jouent dans ses remous, par les réfractions qui s'opèrent. Mais après nous avoir semblé presque invisible sur la plage, avec son ourlet de bulles, elle devient translucide quand nous quittons la rive, opaque bientôt, verte comme une épaisse bouteille puis noire dans ses profondeurs. Il faut alors aller tâter le fond comme un aveugle interroge le trottoir du bout de sa canne blanche. Quels que soient les raffinements apportés, il s'agit toujours de sentir un choc. La précision pourra venir d'un baromètre, mais il faut savoir quand le remonter jusqu'à la surface, jusqu'au pont du navire. Quant aux ultra-sons et radars, ils cherchent une surface réfléchissante. Le poids de la sonde fait descendre la corde et la tend. Contrairement au bâton de l'aveugle qui transmet le choc directement, c'est en quelque sorte son envers, son ombre que fait percevoir le filin au moment où il se détend. C'est comme si le poids avait enfin trouvé un lieu où s'étendre, où se reposer et qu'il communiquât jusqu'à son manipulateur son envie de sommeil et de vacances; mais le matelot s'empresse de le remonter, le réveiller, le requinquer, de le rappeler à l'ordre et la vigilance pour qu'il puisse descendre une autre fois dans les profondeurs de sa fatigue.
 

9)
La brasserie d'Amphitrite

(service à bière)

 Le vin nous donne le sentiment de perler de la terre; il est le signe, l'expression, le langage d'un « terroir ». La bière au contraire, même si elle a pu se développer aussi dans des régions continentales, porte avec elle l'air de la mer qu'elle évoque par son écume. Parfois la vigne s'élève en guirlandes sur des pergolas, d'arbre en arbre, mais souvent elle émerge à peine; on la taille de telle sorte qu'il faut s'agenouiller pour la soigner ou cueillir ses grappes. Ses feuilles en automne accentuent la rougeur de la terre qui les reçoit. Le houblon au contraire, surtout si on le fait courir sur des fils, est remarquablement aérien; les minces écailles de ses cônes vert pâle frémissent au moindre souffle, et l'orge incline ses éventails étroits selon les brises les plus capricieuses. Ainsi les peuples de la mer absorbent la bière pour se transformer en tritons ou sirènes; leur sang devient lymphe d'algues. Ils se sentent insubmersibles et chantent leurs amours avec squales et dauphins.
 

10)
Long cours

(modèle de brick)

 Si solitaire qu'il se prétende ou même se veuille, le navigateur actuel est constamment en relation avec la terre grâce à toutes sortes de réseaux. S'il est en péril on lui dépêche vedettes, avions ou hélicoptères. Autrefois, celui qui s'embarquait, même pour des raisons commerciales, devait dire adieu pour de longs mois à toute communication. Plus de nouvelles de la femme ou des enfants; on laissait derrière soi tout un monde que l'on n'était jamais sûr de revoir. On était seul avec ses compagnons d'aventure; on laissait la famille seule avec les regards du village. Même si on croisait un navire en sens inverse et qu'on pût le charger de missive, il était vain d'attendre une réponse avant d'atteindre un port prévu. Plus on s'éloignait, plus augmentait le minimum d'attente; quand on revenait les possibilités de message augmentaient progressivement. L'espace se peuplait de signes d'accueil; le temps se refermait doucement jusqu'à l'embrassade qui parfois était devenue impossible depuis déjà des semaines ou des mois sans que l'on ait pu s'en douter.
 

 11)
Alambic flottant

(brique réfractaire)

 Avant le règne de la vapeur, la seule source de chaleur dans le vaisseau (outre les corps eux-mêmes des hommes et des animaux - l'atmosphère devait être lourde dans les cales de l'arche de Noé...), c'était le fourneau de la cuisine. Les potages fumants revigoraient les matelots transis; en dehors des repas, l'alcool. Il fallait vivre dans le vent, perpétuellement aspergé, même en plein soleil. Avec l'avènement de la machine, la chaudière est devenue un coeur battant, avec son foyer dorant les esclaves-chauffeurs qui devaient perpétuellement le nourrir. Ainsi le navire était devenu un îlot de feu au milieu des eaux, protégé par une armure de métal dont on entretenait l'éclat, mais aussi par toute une couche de terre cuite et recuite, pétrifiée, qui conservait la chaleur au lieu de la disperser par cette peau brillante, fierté de tout l'équipage, une terre profonde et réfractaire, miniature de notre globe avec le feu qu'on imaginait en son centre.
 

12)
Stéréoscopie

(deux gouaches représentant le steamer Ville de Dunkerque par temps différents)

 Les noms des navires étaient souvent des adjectifs féminins : la boudeuse, la véloce, la fantasque. On dirait des pièces pour clavecin. Parfois on mobilisait des amiraux, des capitaines, des hommes politiques, ou des noms d'objets maritimes : l'astrolabe, la boussole. Mais on utilisait aussi des noms de port d'attache. Ainsi la ville de Dunkerque envoie sur les mers du globe une succession d'ambassadeurs. C'est une partie du sol urbain qui va côtoyer le Vésuve, l'Etna, le cap de Bonne-Espérance. Certaines maquettes antérieures à la réalisation, matières encore à discussion entre constructeur et client, se contentent de proposer une moitié de l' objet; par contre le propriétaire ou le capitaine d'un navire en activité se résigne mal à n'en voir qu'une face sur le portrait qu'il fait peindre pour l'avoir sous les yeux même en son absence, veut ajouter à son image par beau temps devant quelque site illustre, voiles carguées et pavillons déployés, celle de son combat parmi les éléments déchaînés, pavillons rangés et ce qu'il faut de voile pour tenir, comme si, tout le reste du monde étant occulté, il fallait montrer que la fraction de territoire envoyée à l'épreuve du large, était capable de résister aux pires colères des éléments.
 

13)
L'habit fait le phoque

(gilet de sauvetage)

L'emblématique perdition du « Titanic » le rappelait : la menace reste omniprésente, même si dans les luxueux paquebots on la cachait derrière des marqueteries, des lustres, des rampes en fer forgé, des coupoles en vitraux, des vaisselles de porcelaine et des couverts en vermeil. En cas de détresse il faut des canots, mais surtout des costumes qu'on puisse revêtir en toute hâte, qui soient eux-mêmes déjà des embarcations, qui vous transforment en poissons de surface ou en cétacés, en oiseaux flotteurs rêvant à des ailes qui pourraient les emporter jusqu'à des îles chaudes où se sécher. Dans le gilet de survie, avec toutes ses variantes perfectionnées, c'est toujours le retour au rivage qui est cherché, même s'il y a l'intermédiaire d'une barque dépendant ou non d'un autre navire et ainsi de suite; mais celui qui l'endosse avant le glas, dans les éclairs de rêverie qui trouent sa panique, désire un costume plus apte à l'exploration, à l'habitation non seulement de la surface de la mer, mais de ses profondeurs, une peau nouvelle, une autre façon de respirer, avec des palmes et des vitres. Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de cet apprentissage.
 

14)
L'homme de la situation

(statue en bronze de régule)

 Les deux pieds solidement assurés sur les bords de sa barque, laquelle est calée sur des flots tourmentés mais immobiles, figuration de la fureur domptée, médusée, comme si la tempête à son approche souveraine s'apprivoisait, se mettait à son service, lui proposait l'aide de toutes ses crinières, mâchoires et griffes, il apparaît immense, imperturbable, comme peuvent s'en souvenir ceux qu'il a déjà arrachés à la tourmente, ou se le représentent ceux qui se débattent encore, crachant l'eau salée, se recommandant à saints et démons, essayant de se dégager des multiples bras glacés qui risquent de les engloutir. Il jette l'ancre pour donner fermeté à l'espoir; et qu'importe si le filin s'est brisé près d'une de ses mains, l'autre est bien assez vigoureuse pour venir à sa rescousse et lui faire mener à bien l'opération de mouillage et d'appui. Son regard est capable de traverser les brumes et les ténèbres liquides; le vent lui rend hommage et le caresse amoureusement en soulignant les muscles de ses jambes à travers les plis épiques de ses pantalons qui claquent comme des oriflammes.
 

15)
La pêche à la morue

(aquatinte)

 Les voiles sont à la fois gonflées et flasques, prêtes à se détacher, se déchirer. Les mâts penchent et vibrent dans une danse périlleuse. Où pourrait-on trouver le repos dans cette région de colères et de rafales ? Les crêtes des vagues sont en dents de scie; chaque navire creuse un accroc dans la toile salée dont les bords s'effilochent en fouets ou dards. Rien à faire qu'à se concentrer dans son tonneau amarré au bastingage sur la ligne qui, parmi tous ses ondoiements, transmettra une secousse indiquant la prise, et alors tirer, jeter à l'intérieur pour que les autres puissent écorcher, désosser, saler dans des ruisseaux de sang perpétuellement lavés par les paquets cinglants. C'est alors qu'on est sûr d'avoir à manger pour l'hiver et les prochaines expéditions. Dans les rares moments d'accalmie le fumet revient aux narines alors qu'on songe à une table tranquille sous une lampe chaude.
 

16)
Amiral-corsaire

(figure de proue)

 Sa veste est brodée d'ancres nombreuses comme pour permettre des escales dans les parages les plus divers. Son menton est engoncé dans une large cravate blanche qui fait plusieurs fois le tour de son cou, l'empêchant de tourner la tête ou de l'incliner, le changeant de vivant modèle en déjà statue. Il fallait le forcer à scruter l'horizon avec ses yeux écarquillés qu'il ne fermera plus jamais. Il devient ainsi l'emblème du guet. Si jamais la somnolence gagnait le matelot de quart, cet exemple montant et descendant sur les vagues divisées l'obligeait à reprendre pleine maîtrise de sa vigie. Si ces yeux de bois peint ne voyaient pas vraiment, ils étaient comme un masque à travers lequel les yeux les plus las redevenaient actifs, rivalisaient avec le regard d'autrefois, fixé dans son acuité, sa ténacité, sa persévérance et sa compétence.
 

17)
La flèche du ciel

(octant)

 Même doublement réfléchi le soleil est éblouissant. C'est le prix qu'il faut payer pour l'avantage d'un horizon bien net. L'officier a réussi à faire coïncider l'astre avec celui-ci. C'est comme s'il se levait à nouveau en plein midi. L'ancien élève de l'école navale se frotte les yeux, parvient à lire la gradation, à la noter sur son carnet, à la reporter sur son livre. Il sait maintenant à peu près sur quel parallèle il navigue. La comparaison des horloges : celle qui conserve le temps de Paris ou de Greenwich, et celle qu'on remet à l'heure chaque jour, le renseignera sur la longitude. Alors l'océan au lieu d'être nu, qu'il soit étale ou furieux, se recouvre d'un réseau dans les mailles duquel on peut s'installer en supputant à combien de milles et de jours on est de telle île ou de tel passage. La page blanche ou plutôt grise ou verte ou bleue, est devenue comme une carte. On voyage dans un Atlas, et le triangle d'ébène, d'ivoire et de cuivre sert de signet.
 

18)
La poigne fidèle

(croc de remorque)

 Alors que les navires de haute mer sont souvent nommés par des adjectifs féminins, les remorqueurs sont en général masculins : le hardi, le robuste, le courageux, le superbe, le râblé, le puissant... Pour s'enfiler dans le chenal, suivre les passes, parvenir à sa place, la goélette revenue d'un long voyage a besoin d'être menée comme par la main d'un grand frère, même s'il est souvent beaucoup plus petit qu'elle. La boucle de la corde s'accrochait autrefois autour d'une excroissance plus ou moins articulée qui ressemble à un animal trapu, une sorte de chien hardi, robuste, etc., qu'un long usage et les intempéries ont doté maintenant d'une sorte de poil félin qui serait tout ensemble des écailles serpentines. L'accouplement des deux navires s'accompagnait de secousses et d'éclaboussements joyeux.
 

19)
Décoration marine

(diorama)

 Lors de mon premier séjour aux Etats-Unis en 1960, j'ai passé une partie de l'été dans une école de langues à Middlebury, Vermont. Le directeur d'un collège de vacances est venu me chercher en avion particulier pour me faire rencontrer ses jeunes élèves à Bar Arbor, sur la côte granitique très découpée du Maine. Il louait une belle villa qui avait appartenu autrefois à Charlie Chaplin et qui avait conservé une partie de son mobilier. Le grand séjour avec fenêtres donnant sur la mer était ainsi décoré d'une collection de navires en dioramas. Il me semble que les voiles étaient en tôle peinte, mais mes souvenirs ne sont pas assez précis pour que je puisse l'assurer. Sans doute ils avaient dû être fabriqués par des marins de la région.
 

20)
Fruit de mer

(bongé)

 Aujourd'hui les chocs des navires entre eux ou avec les quais sont absorbés par de vieux pneus ou des boules creuses de plastique qui se décolorent peu à peu. Les amortisseurs d'autrefois, telles des éponges, d'où vient dit-on leur nom, avaient l'avantage non seulement d'une qualité de matière et texture qui jouait admirablement avec les écailles du bois repeint, les veines du bois lessivé, mais surtout de se gorger d'eau qu'ils restituaient plus ou moins à chaque choc. C'étaient comme des fruits, citrons ou oranges de la mer, que l'on pressait pour en extraire le jus, boisson pour désaltérer le bordage dans sa manoeuvre. Après quoi les hommes suivaient son exemple en absorbant des bières dans les bistrots du port.
 

21)
Dent de morse gravée

(scrimshaw)

 Il y a quelques années, un de nos amis américains, sachant comme je m'intéressais à ce genre d'objets vus dans tel ou tel musée, nous a offert une défense de morse qui l'avait émerveillé chez un antiquaire du fait qu'elle porte l'inscription « barquentine Mary-Jo ». Ma femme s'appelle Marie-Jo. Quant à barquentine c'est une déformation de brigantin. On y voit l'image du navire devant une côte à icebergs, où se déroule une minuscule chasse au cachalot. A droite un morse mélancolique beaucoup plus gros, à gauche un groupe de manchots. De l'autre côté l'aigle chauve américain volant devant un drapeau dont on ne voit que treize étoiles comme si on était encore à l'époque de la Déclaration d'Indépendance. L'objet est daté de 1861, année de l'admission du Kansas dans l'Union, et il devrait donc y en avoir 33 ou 34, ce qui présentait certes pour l'artiste des difficultés considérables. Par contre il y a bien les treize raies commémorant ces treize états fondateurs. A droite un harpon et deux autres outils baleiniers; à gauche un phoque et un cachalot. Tout cela gravé avec une grande délicatesse. Il est signé Josiah Walters, premier maître. J'oubliais quelques roses des vents et des cordages.
 

22)
La flamme indicatrice

(maquette de bouée-phare)

 C'est le banc de sable caché qui, sans doute pris de remords, envoie son messager pour avertir des dangers qu'il recèle. Celui-ci balance sa lanterne pour écarter les égarés, les remettre dans le bon chemin. Il émet aussi des sons inaudibles pour les oreilles humaines, mais parfaitement déchiffrables pour ses confrères-machines qui les traduisent en schémas sur des écrans au bénéfice de ces aventureux bipèdes si disgraciés par la Nature à tant d'égards, ne voyant que quelques couleurs, n'entendant que quelques octaves. Grâce à toutes ces complicités le départ, mais surtout le retour, est grandement facilité. La région jadis redoutable devient une sorte d'allée triomphale où tous les matelots se sentent des vainqueurs.
 

 23)
Les héros de la soute

(pics à bois)

 Les splendides gestes des dockers accrochant les troncs scandinaves et les soulevant à grand ahan, dans la nuit à peine éclairée des cales. Il avait fallu des années, des siècles peut-être pour les mettre au point; lors des transmissions de maître à apprentis, quelques-uns de ceux-ci pouvaient découvrir une attitude un peu plus efficace à tel moment du processus qui s'améliorait ainsi peu à peu par des mutations un peu semblables à celles qui s'opèrent dans les chromosomes. Il leur fallait sentir chacun de leurs muscles pour que tout se passe assez vite et sans douleurs, tout en regardant les camarades d'un oeil souvent critique mais parfois émerveillé. Forçats presque volontaires, ils regardaient le soleil ou la pluie descendre par la trappe et songeaient au moins une fois dans leur vie de travail obstiné, au destin de ces arbres qui loin de leurs forêts sifflantes ne quitteraient ce navire-tombe que pour s'enfoncer dans la sépulture bien plus profonde et ténébreuse de la mine.
 

 24)
Doigt de fer

(crocs à décoller)

 Cela ressemble au crochet du mauvais capitaine dans « Peter Pan » , mais ce prolongement n'est pas une prothèse. Il ne s'agit pas de remplacer la main, mais de la prolonger, de la rendre plus forte, plus efficace, à la fois mois sensible et plus perspicace. C'est une grande griffe qui vous rend semblable à l'aigle ou même à l'oiseau-roc, permettant de saisir les balles de laine ou de coton, comme des agneaux sans défense, en leur faisant toutefois le moins de blessures possible. Toute la puissance, mais sans brutalité, pour qu'un jour tout cela devienne tissus pour les costumes du dimanche, matelas, couvertures et draps pour les lits matrimoniaux, voiles pour les navires et même les fabuleuses robes des parisiennes dont on entend parler par les journaux.
 

25)
Alentours

(conditionnements de denrées comestibles)

 Autour de toutes les matières précieuses et périssables on a mis des étuis spécialement adaptés selon ce qu'il convient au juste de conserver : le goût, l'odeur, le toucher, la maturité, ou d'éviter : l'humidité, les chocs, la poussière, les insectes ou les rats. Une fois le transport achevé, lorsque le thé, le vin, le sucre est arrivé chez le détaillant ou mieux encore chez le consommateur, l'emballage considéré comme n'ayant aucune valeur par rapport à ce qu'il protège, est en général déchiré, dilapidé, brûlé, jeté. Certains, conscients de l'ingéniosité dont il a fallu faire preuve, songeant à d'autres transports, le conservent mais c'est pour s'en débarrasser autrement, l'utiliser pour protéger autre chose du même genre ou d'un autre encore. Il arrive dans des cas rarissimes que l'on soit frappé par la beauté propre de l'emballage, par tout ce qu'il nous apprend; il arrive qu'on l'étudie, qu'on l'expose, qu'on le protège lui-même par d'autres enveloppes opaques ou transparentes, caisses ou vitrines, qu'on l'illumine et le célèbre.


 
 
 

RUMEURS DE SALZBURG

pour Gregory Masurovsky
 
Je regarde l'opéra des neiges en appelant la sonate des lèvres et j'écoute la cantate des sources en écrivant les variations des yeux.
Il regarde.
Je poursuis le motet des cimes en déchiffrant le quatuor des cheveux, j'imite la messe des rues en transposant le trio des épaules.
Hourrah !
Il écoute :
Exultate, jubilate.
J'interprète l'ode des forêts en murmurant l'allegro des mains et je reprends le divertissement des torrents en accompagnant l'andante des ongles.
Hourrah, exultez, jubilez !
Il poursuit :
O vos animae beatae.
L'archevêque regarde. Je traduis la symphonie des jardins en faisant voyager le menuet des jambes, chante l'air des toits en colorant l'ouverture des voix.
O vous les âmes bienheureuses !
Il imite :
Dulcia cantica canendo.
Il écoute son professeur. Je joue la mélodie des oiseaux en détaillant la fugue des sourires, caresse le quintette des fenêtres en renversant le requiem des larmes.
Chantant cantiques délicieux.
Il interprète :
Cantui vestro respondens.
Il poursuit le violoncelliste que tu appelles. Je regarde la cantate des lèvres en écrivant les variations des neiges, écoute le motet des yeux en déchiffrant le quatuor des sources.
En répondant à votre chant.
Il reprend :
Psallant aethera cum me.
Il imite l'abbesse à qui tu écris : nous regardons un opéra et je poursuis la messe des cheveux en transposant le trio des cimes, imite l'ode des épaules en murmurant l'allegro des rues.
Les cieux résonnent avec moi.

 
Sommaire n°16 :
REPAS DE PAYSANS 1
PASSAGES
BALLADE DU FLANEUR ORGANISTE
BALLADE DU SISMOGRAPHE AVENTUREUX
LE SPHINX DU JEU
LES ANGES DE PRAGUE
L'OURAGAN CAPTIF
SOLSTICE D' HIVER
LES PAUPIÈRES DE L'ATELIER
LE BUCHERON SUBTIL
50 VISAGES AU LEVER LE MATIN
LA ROSERAIE INACHEVÉE
CASCADE VÉGÉTALE
DÉPOUILLES DE LA NAVIGATION
RUMEURS DE SALZBURG

 
 

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