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Poésie au jour le jour 21

(enregistré en avril 2013)

Sommaire





PALIMPSESTE

pour Jean Cortot
1
         Si je soulève “palimpseste”, un autre mot apparaît : “imprimé”.

         Alors je commence à entendre des bruits de machines dans les ruelles pluvieuses du Nord, et je vois des rouleaux et des burettes à huile tandis que les pages ruissellent les unes après les autres au sortir de leurs laminoirs.

         Dans les rues les libraires soulèvent leurs rideaux de fer, ouvrent leurs grilles, et je découvre dans les vitrines toutes sortes d’ouvrages qui me tentent, qui multiplient mes tentations : voyager, apprendre des langues, parcourir des musées, faire la cuisine, pratiquer tel ou tel artisanat.

         Mais voici les journaux dans leurs kiosques et les affiches sur les murs, les prospectus, menus, invitations, modes d’emploi. La ville se couvre ainsi de feuilles qui aboutissent au bout de quelque temps dans les ordures, mais souvent après s’être épaissies en énormes couches que les enfants ou les artistes déchirent pour découvrir leurs profondeurs, faire jaillir par des fenêtres les mots enfouis ou les couleurs.

         Le vent les saisit parfois comme des feuilles d’automne et il arrive ainsi qu’un texte vienne se percher sur un arbre comme un oiseau ou battre sur une vitre tel le corbeau d’Edgar Poe avant que la pluie l’y colle et bientôt l’y dissolve.

2
         Si je gratte “imprimé”, je lis par-dessous “épreuve”.

         Alors c’est l’émotion de voir son texte sous un habit différent auquel souvent on ne s’attendait nullement; les caractères ne sont pas ceux auxquels on avait pensé vaguement; la longueur des lignes surprend; et puis tout cela apparaît définitif, malgré la possibilité qu’on vous donne de corriger quelques erreurs; celles de l’imprimeur bien sûr, mais aussi celles que l’on a faites, fautes d’orthographe invétérées, mauvaises habitudes prises dès l’enfance, et qui viennent souvent d’un effort pour rendre la langue plus systématique et en préfigurent l’évolution.

         Et puis toutes les inadvertances que produisent les dérangements : les coups de téléphone, les sonneries à la porte d’entrée, l’arrivée d’un enfant avec un problème urgent, tout ce qui vous arrache à ce submersible dans lequel on explorait les océans de l’écriture.

         Épreuves sportives, en particulier la course d’obstacles; mais surtout le parcours initiatique avec toutes ses portes, grilles, examens, questions, que ce soit dans nos monstrueuses administrations pour lesquelles il manque toujours un document, un talisman, ou dans le monde de l’après-vie chez les Égyptiens.

         Que d’attentes aux guichets des consulats, des mairies pour obtenir le papier qui va permettre le voyage, l’allocation, la survie; avec toutes ces conversations où s’étalent les soucis et les misères tandis que l’horloge tourne!

3
         Si je traverse “épreuve” j’arrive sur “manuscrit”.

         Alors c’est le plaisir de glisser sur la feuille de papier en produisant toutes sortes de boucles. Puis le crayon, le stylo, la plume décolle parce que c’est la fin d’un mot, puis vient atterrir gracieusement ou rageusement pour commencer le suivant, et au bout de la ligne il y a ce mouvement de retour jusqu’à l’autre côté.

         Ainsi chaque sillon vient s’ajouter aux autres pour former des paragraphes qui descendent jusqu’au bas de la page qu’il faut alors changer pour continuer.

         Toutes les lettres qui s’amassent sur le bureau même en temps de grève postale, car on prend celle-ci comme prétexte pour accumuler encore du retard; et certes il y en a qui sont tapées à la machine ou même imprimées (mais celles-ci pour la plupart vont immédiatement au panier, sauf si ce sont naturellement des injonctions policières, juridiques, administratives ou professionnelles).

         Et s’il est certain que la façon de taper à la machine révèle quelque chose, comme la main dévoile mieux notre correspondant! Dès l’adresse sur l’enveloppe, c’est le visage même, la silhouette qui s’évoque, tel un djinn sortant de sa bouteille ou de sa lampe.

4
         Si je rature “manuscrit”, je parviens à “brouillon”.

         C’est le brouillard de la forêt des mots avec lesquels on cherche à traquer des phrases et des idées. La main revient des dizaines de fois sur ce qu’elle avait essayé.

         Des flèches viennent déplacer des lignes entières, des paragraphes; des renvois fleurissent les marges; puis dès qu’une certaine fatigue arrive, ce sont les gribouillages, les petits dessins : figures, paysages, carrés ou cubes plus ou moins ombrés qui envahissent toutes les parties disponibles.

         On obtient ainsi de véritables nuages que traverse parfois le soleil de la lecture pas trop décevante, ou qui font tomber la pluie donnant le courage de refaire toute une partie dont on se croyait délivré.

         C’est le bouillon de la sorcière dans lequel sa cuiller plonge, ou son miroir, pour y découvrir les arrières-pensées de ceux qui viennent la consulter, ou bien c’est l’athanor de l’alchimiste, théâtre où se joue l’aventure du monde avec ses ères, strates, stades, et que nous observons pour tenter d’y déceler de bons présages et surtout les écueils qu’il convient d’éviter.

5
         Si j’efface “brouillon”, j’en arrive à “esquisse”.

         Ce sont les premiers rais de lumière qui apparaissent lorsque s’entrouvrent ces portes de bronze ou de béton auxquelles on a frappé depuis si longtemps parce que, derrière quelque judas grillagé, on a cru apercevoir les allées de quelque jardin.

         Alors il s’agit de glisser quelque outil, une bûche, un caillou pour les empêcher de se refermer. C’est qu’il faudra encore bien des efforts pour gagner quelques centimètres, découvrir les leviers des machines qui permettront de ne pas se laisser pincer au risque de la perte d’un membre.

         C’est parfois le mouvement d’un phrase, une formule de début qui vous arrive alors que l’on désespérait presque, lors d’une promenade ou plutôt d’un trajet, que ce soit dans le métro, le tram, le bus, l’auto, le train, l’avion, au cours d’une lecture, d’un repas, d’une conversation même; et l’interlocuteur s’étonne de voir votre regard se fixer tout à fait ailleurs.

         Ou bien c’est un certain nombre de repères ou balises dans le territoire entrevu, qu’il faut noter au plus tôt pour s’y retrouver lors de ces hésitations angoissées où l’on a l’impression que si la porte est bien maintenue quelque peu ouverte, la lumière qui en parvenait s’est soudain atténuée, presque dissipée, parfois même que des ténèbres s’en diffusent.

6
         Lorsqu’ ”esquisse” s’efface, on voit apparaître “inscription”.

         C’est toute la navigation des caractères et des alphabets qui nous emporte. On passe du Grasset au Garamond, puis de la gothique à l’onciale; à côté des lettres latines, voici les cyrilliques et les grecques, bientôt les redoutables et fascinants archipels montagneux des hiéroglyphes, cunéiformes, idéogrammes.

         On a quitté le papier depuis longtemps; ce sont des parchemins, des papyrus que l’on feuillette, et même des briques, des tessons, des ossements. Les phrases couvrent tableaux, tapisseries, enseignes; et en enlevant tout cela ce sont les graffitis des parois ou colonnes, les pictogrammes sur les tentes, les tatouages sur la peau.

         Mais ce ne sont pas seulement des mots qui s’inscrivent, tous les bruits s’y mettent, les cris, les sons musicaux; et ce n’est pas seulement ce que l’oreille capte, mais aussi ce que nous proposent les yeux pour lesquels il faut organiser le labyrinthe; et ce ne sont pas seulement les yeux qui déchiffrent, mais aussi les extrémités des doigts comme ceux des aveugles pour les monticules du Braille.

         L’encre nous retient par son odeur, mais ce sont toutes les odeurs qu’il faudrait un jour mettre en inscription.

7
         Lorsqu’ “inscription” fait défaut, il demeure “trace”.

         Toutes celles que laissent les animaux et que déchiffrent d’autres qui les traquent pour les dévorer ou les caresser.

         Toutes celles que laissent les hommes partout où ils passent, par exemple ces taches sur les assiettes, les nappes, le carrelage des restaurants, qu’il faut soigneusement effacer pour qu’un autre puisse profiter de ces objets et de ces lieux sans trop de dégoût.

         Celles que nos doigts dessinent, avec leurs courbes si délicates, sur tout ce qui brille quelque peu, si bien que pour déjouer les poursuites, il est important de ganter ses mains.

         Celles qui détruisent peu à peu la végétation le long des trajets les plus fréquentés, constituant ainsi des sentes, puis des sentiers, des chemins, des routes qui se consolident en autoroutes avec leurs floraisons de pancartes.

8
         Lorsque “traces” disparaissent, on s’en remet à “fouilles”.

         A la pioche d’abord, à la pelle, faisant transporter par des indigènes des tonnes de caillasses dont on conserve seulement quelques-unes, mais alors comme des objets précieux, dans des réserves qui sont les premières ébauches des musées, des publications, du savoir futur.

         Puis beaucoup plus délicatement avec des couteaux, des brosses, des pinceaux, photographiant à chaque heure comme pour transformer le lieu en livre, tandis que s’élèvent les reconstitutions et les inévitables discussions qui s’y attachent.

         Alors les siècles remontent peu à peu et se mettent à faire partie de nos souvenirs d’enfance. Le mouvement du retour se combine à celui de l’oubli, nos rêves s’enfoncent dans les sables pour déboucher aux antipodes.

         Et ce sont comme des vêtements que l’on enlève peu à peu d’une femme endormie qui se réveille et vous livre en douceur ses inépuisables secrets.

9
         Lorsque “fouilles” s’épuisent, on croit rencontrer “sol”.

         Mais sous la ville de Troie il en est une autre antérieure, et plusieurs, et quand on arrive au-dessous de toutes les villes, du moins dans nos connaissances actuelles, il y a les établissements humains avec leurs pierres polies ou taillées, leurs foyers aménagés, leurs tas de coquilles et d’ossements, leurs coprolithes.

         Au-dessous des hommes on descend par les escaliers de la géologie jusqu’aux rayons des dinosaures et des ammonites, puis des trilobites et des premières algues; on quitte nos palmiers et nos chênes pour explorer forêts de lépidodendrons et sigillaires.

         Les derniers fossiles quittés, ce sont les anciens cratères, l’archéologie des continents avec sa dérive; puis on remonte l’histoire des planètes et des étoiles, jusqu’à celle des galaxies.

         Et sous le texte de Michel il y a celui de Marcel, sans oublier naturellement celui d’Arthur, de Paul, Honoré, Jean-Jacques, Denis; et suivons aussi les autres filières, James, William, Publius, Homère.

         Si bien que le moindre imprimé, la moindre épreuve, tout manuscrit, brouillon, esquisse, inscription, toutes les traces, fouilles et sols sont palimpseste.


 
 
 

DIX REGARDS SUR L’ATELIER DÉSERT D’OLIVIER DEBRÉ

pour Julius Baltazar

 
1
le regard égyptien

 Dans son atelier le peintre regarde. Sa toile d’abord,  son modèle quand il en avait un (et avec quelle intensité!), tous les objets qui ont abouti là, plus ou moins choisis, plus ou moins imposés par l’administration, les gens qui passent, la rumeur; et parfois la peinture est là justement pour le protéger contre cette invasion, ce capharnaüm; il s’y réfugie. Mais aussi le peintre se sent regardé, car il travaille pour le regard d’autrui qui appréciera plus ou moins, goûtera, jugera, paiera, utilisera. Et ce regard n’est pas seulement futur. Il y a le visiteur, le marchand, l’ami, le critique. Cela interrompt en général le travail, mais aussi l’envahit. Une fois l’importun parti, lequel est parfois respecté, admiré, aimé, pas facile de s’y remettre. On n’est plus seul. Le regard de l’autre demeure, envahit tout. L’examen déborde avant et après. Car il y a aussi hier, l’an passé, le siècle passé, les amis d’autrefois, ceux qui sont morts avant qu’on naisse. Ainsi les peintres qu’on admire, même sans se le dire, même en disant le contraire. Qu’aurait-il pensé en voyant cela ? Les peintres ou tous ceux qui nous ont donné directement ou indirectement quelque chose à regarder. Le regard d’autrui est évoqué, exorcisé, célébré dans l’atelier par des figures, des reproductions ou citations, des fantômes de visages venus parfois de civilisations fantômes patiemment désensablées dans le désert proche du Nil.
 

2
le regard tourangeau

 Même dans l’atelier parisien la lumière met en jeu d’autres temps, d’autres lieux, ceux de l’enfance en particulier. Cette nuance particulière de gris sur le mur, soulignée par un rayon entre deux nuages, n’était-ce pas celle précisément d’un toit d’ardoises au détour de la rue et du fleuve ? Ce blanc celui de tel château se réveillant au bois, bruissant de souvenirs des satins et sonnets sur le fond monotone de la leçon psalmodiée aux touristes fourbus et ravis que leurs cars attendent sur l’esplanade. Créneaux et mâchicoulis dessinent leurs grecques dans le plâtre; les ombres ravivent les échos d’explorations dans les caves et carrières au-dessus des vignes tandis que le soleil se couchait derrière les roseaux d’où s’échappaient des hérons. D’un marécage venait le barrissement d’un butor. Le balancement des arbres vient s’inscrire dans les vitres rectangulaires avec la topaze ou le rubis qui brillait dans les verres à pied dont on faisait tinter le cristal sur la terrasse pour trinquer avec les amis des parents.
 

3
le regard parisien

 Ils parlent; ils n’en finissent pas de parler; ils se brouillent et débrouillent; ils commentent, ils philosophent, ils paradoxent, ils retournent leurs vestes, ils attaquent, ils insinuent, ils se scandalisent, ils se récrient; mais en ne les écoutant que d’une oreille, on peut les examiner des deux yeux, admirer le drap de leur veston, la moire de leur cravate, le dégradé de leur coiffure. Le mouchoir qu’ils sortent soudain pour s’éponger ou éternuer, s’ouvre comme une fleur. L‘ombre d’un barreau vient caresser leur main. Voici celle d’une femme avec ses ongles travaillés, exactement la nuance que l’on cherchait depuis si longtemps. Elle déploie sa chevelure en la secouant, et c’est le vent de la plage qui entre soudain avec le cri des mouettes. Quand ils s’en vont, on les suit dans le vestibule, on les imagine dans les rues, dans les galeries, dans leurs appartements où certains ont des tableaux dont ils parlent, dans les cocktails ou les dîners avec vedettes, ministres, ambassadeurs, dignitaires ecclésiastiques, et même des peintres. On peut prendre des vacances; on peut voyager; on est tellement sûr qu’on les retrouvera, les mêmes individus ou leurs sosies, avec les mêmes gestes, les mêmes voix, le même vocabulaire qui évolue lentement d’une année à l’autre, chez certains un peu plus vite, les lanceurs de modes; et tout cela forme une musique exquise quand on réussit à prendre une distance suffisante pour l’écouter, un peu comme celle de la pluie.
 

4
le regard norvégien

 Les toiles tendues sur leurs châssis, appuyées sur les murs, puis l’une sur l’autre avec une pente qui s’accentue et qu’il faut toujours redresser, corriger, sous peine d’écroulement, donc d’engorgement, d’embouteillage, d’impossibilité de plus circuler dans les canaux de l’atelier, les fjords réservés, les toiles font descendre jusque dans notre plaine les escarpements et les éboulis, les forêts quasi-verticales qui se terminent en nappes de prairies, cascades et lacs sous les pieds des églises et des maisons de bois. Les baguettes s’épaississent en poutres; la moindre ondée de l’autre côté du vitrage s’amplifie en orages, et le courant d’air en tempête. Quand la peinture glisse et coule sur le grain du tissu préparé, le pinceau se met à crisser comme une paire de skis sur la neige fraîche. Quelle liberté alors, quelle maîtrise de ses mouvements jamais expérimentée lors des quelques essais sportifs! Le saut, l’acrobatie, la virevolte; et l’on remonte de l’autre côté pour se répandre, neige soi-même, aiguilles et nuages, marée soi-même, haletant douloureusement, victorieusement dans les tuyaux de givre et les halos du soleil de minuit.
 

5
le regard chinois

 L’armée qui sort de terre; piétons ou cavaliers en morceaux d’abord, puis patiemment reconstitués, redressés; l’armée qui donne l’impression de sortir d’un tunnel et qu’elle pourrait soudain secouer sa poussière pour escalader les murs de ses fosses et crier sa hargne contre la creuse immortalité qui lui avait été promise, contre l’empereur fou avec ses idées de grande muraille; l’armée implacablement scandant ses idéogrammes en quelques gestes accusateurs et qui change soudain de costume et d’époque; l’armée soudain devient troupe innombrable d’acrobates, chanteurs et danseurs, faisant tournoyer épées et bâtons, jonglant avec bols, baguettes ou crânes, frôlant  rideaux et  bannières, les entraînant en tournoiements et drapés tandis qu’entre ses colonnes sur son piédestal à pétales de lotus, le Deux fois né venu du Sud, le Tout heureux, le Revenu de toute déception, répand dans l’or et l’encens sur la foule qui ne sait plus du tout où l’a menée sa longue marche, un sourire inépuisablement compatissant.
 

6
le regard japonais

 Il y a un moment où il faut retourner la toile. Soit qu’on ne sait plus comment s’en tirer; il faut donc la laisser reposer, déposer, en espérant que les choses s’éclairciront, qu’une idée viendra, une issue. Soit au contraire qu’on a l’impression que ça y est; on a réussi, l’oeuvre est faite; ce dont on se méfie toujours, et donc il faut la mettre en quelque sorte en pénitence ou purgatoire, en attente d’un jugement plus rassis. De toute façon il faut dégager le terrain. Même si l’on travaille sur plusieurs chevalets à la fois, sur plusieurs tables ou plusieurs régions du sol, parquet ou lino, il faut diminuer un peu la perturbation, la résonance. Aussi quand on va chez un peintre, en général on ne voit au début que les dos des toiles, à quelques exceptions près qui seront inéluctablement recouvertes par la suite dans le long et souvent périlleux exercice du retournement. Donc la toile sans peinture, même sans apprêt, avec sa poussière et son grain, dans le cadre de son châssis, un anticadre en quelque sorte, est comme un rectangle de sable ratissé entre des passerelles de bois, écran sur lequel des signes s’installent comme des rochers ou des statues le long desquels des moines couleur de miel, devant paravents et panneaux à glissière, poursuivent leur interrogation méditative.
 

7
le regard africain

 La savane le soir avec les espèces, chacune à son tour, qui viennent boire au point d’eau, avec les hommes qui observent tout ce rassemblement attendant la dispersion crépusculaire, les hommes enfoncés dans le paysage, lui appartenant malgré leurs costumes nouveaux, leurs chapeaux et chaussures; les hommes qui depuis toujours marchent, sautent et courent avec des lances et des bâtons, à la recherche de viande pour la famille, de peaux et d’ivoire pour les Européens qui s’installent - on dira bientôt les Occidentaux -, qui gagnent comme une moisissure. Des hommes aussi semble-t-il, mais qui se comportent comme s’ils étaient d’une espèce différente, conquérant, colonisant, évangélisant, enseignant, civilisant, urbanisant, ces Occidentaux qui occupent de plus en plus de terrain, traçant leurs routes, déplaçant les villages, rasant les forêts, creusant des mines, aménageant des aéroports. Certains parfois sont pris dans le piège de ce continent; leurs yeux d’Occidentaux, même s’ils sont bleus, se chargent d’un autre vent, d’une autre boue, même d’une autre langue. Mais, pour la plupart, ils glissent, dans leur agitation nostalgique, telles des planches à voile sur les nappes vertes et ocre, planent, tels des parapentes sur les dunes lisses comme des champs de neige, ondulent sur les vagues de poussière et de sueur, s’efforçant d’amasser pécule ou collection, attendant le retour vers le seul pays qu’ils considèrent comme réel.
 

8
le regard américain

 Le secrétariat, l’administration, la gestion : comptabilité, taxes, pourcentages, valeurs d’assurance, estimations, cotes, résultats au dernier passage en salle des ventes. Après le grincement de la plume, le crépitement de la dactylographie, le crissement de la télécopieuse, le susurement de l’ordinateur transmettant des messages transatlantiques avec bilans, factures, déclarations pour les autorités compétentes, avalanches de chiffres et de réglementations. Cinquième avenue, Greenwich village, Soho, Wall Street. Mais il y a aussi les grands voiliers d’autrefois, clippers ou baleiniers à la poursuite de Moby Dick, les broches des autoroutes épinglant le paysage dans la fumée des barbecues et les gerbes d’étincelles projetées par les motocyclettes sauteuses, les églises blanches, les érables en automne, les cardinaux de Virginie, les trains fabuleux, les aigles chauves, les lacs, les essaims d’avions long-courriers tournoyant au-dessus des pistes en attendant le feu vert de la tour de contrôle, les grands silos jusqu’aux montagnes Rocheuses avec les hauts plateaux, le désert peint, la forêt pétrifiée, les canyons, les arbres immenses, la vue sur le Pacifique, les quartiers à gratte-ciel semblables à ces agglomérations de cactus cierges, le passage d’une heure à l’autre en changeant d’état, et l’idée qu’on peut encore crever la frontière et prendre le large.
 
 

9
 le regard précolombien

 Au sommet des pyramides de livres qui ressemblent à des bûchers préparés pour une sinistre fête à ruissellement de sang, l’émergence à jamais d’une idole évanescente tout autre, incomparablement généreuse, qui fait éclore des milliers de fleurs, de bulles de protochampagne ou de pulque, de parapluies ou parasols, tournesols tournoyant dans la tornade et l’arc-en-ciel. Visage déterré dans quelque fouille par une savante équipe universitaire, mais c’est comme si son sourire avait émergé à travers des années de peaux de plus en plus tannées, à travers le masque de ce paysan croisé seigneurial sur une route au Guatemala, parmi ces bouquets d’agaves, ou de ce mendiant proposant balais et crayons sur le trottoir de quelque faubourg à ambassades et touristes, zone rose au milieu des océans de tôles et  parpaings, quémandant l’indispensable aumône, puisque tout le monde s’est déglingué. Le sourire à travers le masque de l’idole mendiante revendiquant à la fois l’antériorité, la continuité linguistique, l’expertise du malheur, l’ouverture sur des paradis d’obscurités chatoyantes, la lumière d’enfers défrichés.
 

10
 le regard sous-marin

 La scène de l’immense opéra lointain; ou sa maquette dans l’atelier, ses multiples maquettes pour pouvoir nager d’essai en essai, légères, maniables; ou l’atelier lui-même de taille intermédiaire entre ces deux extrêmes, maquette lui aussi, contenant les autres qui s’y déplacent, scène aussi, mimant la grande au-delà des mers ou déserts; tout cela conçu comme un aquarium avec oxygénation, circulation, éclairages. C’est qu’il y faudra pouvoir au mieux chanter et danser dans les flots des regards, incarner héros et dieux dans tous leurs avatars et révélations, même les plus dérisoires, détailler les récitatifs, lancer les arias, reprendre en choeur, dialoguer avec les instruments, animer les décors, transfigurer les costumes et les accessoires, faire exploser l’amour, la vengeance, la découverte, tonner, supplier, charmer, déchiffrer,  brûler sous les applaudissements ou le silence du public paralysé par l’émotion. Les poissons passent et repassent, leurs écailles devenant cuirasses, leurs nageoires des voiles et des ailes, leurs attroupements des mouvements de foule, leurs virages des glissements d’un règne à l’autre, d’une dynastie à l’autre, d’un régime à l’autre, dans les rotations des cultures et des astres, emportés par les courants et les marées du ciel.


 
 
 

SUR LE RING INTÉRIEUR

pour Boris Lejeune

 
 
 
     Avec quel ange se bat-il dans la cage de sa tête dont il a réussi à tordre un barreau sans parvenir, sans chercher même à s’échapper ? Cela dure depuis des dizaines d’années, et risque de durer encore aussi longtemps peut-être. Avec les progrès de la médecine, qui sait ? Mais, perspective par trop certaine, il ne peut être que vaincu en fin de compte. Ses armes sont seulement défensives, et dans quel triste état ! Dès qu’il abaissera sa vigilance, ce sera la foudroyante estocade et les écailles de son crâne s’ouvriront pour laisser s’exhaler une fumée dernière.

     Quand il regarde dans une direction, cramponné aux hublots de ses paupières gonflées, c’est comme s’il avait déclenché dans ses coursives, ses circonvolutions, ses coulisses, d’autres yeux tournoyants, ou plutôt des radars lançant des rayons dans toutes les directions pour en analyser le retour. Cette machinerie est tellement rodée, malgré des grincements et des à-coups de plus en plus nombreux qui exigent des bricolages en bouts de ficelle mentaux, qu’il lui est même possible de se détendre comme un commandant d’avion qui se confie au pilotage automatique.

     Il emmène son ange gardien de la mort, son chacal Anubis, se promener d’un continent à l’autre,  par rues et chemins, plages et forêts, volcans et musées, jusqu’au moment où le réveil sonne, le danger crisse, il faut s’y remettre, brandir le bouclier de brouillons et de livres. Et il rêve d’arracher les ailes de son ennemi intime, plume par plume au besoin, maille après maille, ligne à ligne, pour les étudier, reconstituer, recoller, recoudre, refondre, réinventer, ou même de réussir à se les faire prêter pour quelques instants - car il y a de la connivence - et de les ajuster, essayer, démonter, remonter, de les maîtriser peu à peu pour goûter aux plaisirs des anges, les plus terribles et les plus tendres, pour pouvoir ne faire plus qu’un avec son ange en ce dernier moment qui n’en sera plus un.


 
 

NOUVELLE BERCEUSE

aussi pour Cécile et Michel
Camille je voudrais tant
te bercer entre mes bras
la distance l’interdit
ces mots le feront pour moi

Quand tu pourras écouter
des histoires je voudrais
t’en raconter tous les soirs
pour apaiser tes angoisses

Ou te chanter des chansons
aux couplets improvisés
pour raccourcir les lenteurs
des attentes et voyages

Quand tu seras assez grande
pour aller dans une école
que je te souhaite meilleure
que celles que j’ai connues

Et que tu seras capable
de lire ces quelques mots
je voudrais qu’ils te transmettent
la joie que nous a causée

L’annonce de ta naissance
dans le changement de siècle
espoir d’un apaisement
parmi tant de turbulences


 
 
 

THRÈNE
pour des siècles défunts
in ictu oculi

in memoriam Gustave Flaubert et Juan Valdès Léal

 
pour Henri Maccheroni et Jacques Clauzel
1

S’étalant toute une longue vie
qu’on aimerait plus longue encore
la paresse déroule ses tentations

crissements

Du côté du désert comme des plages
qui se succéderaient au-delà des sables
tout au loin la chaîne libyque forme un mur
nappe de byssus striée
comme des bandelettes de sphinx
ondulations parallèles d’un blond cendré
débordement de convoitises viandes
vins étuves esclaves et honneurs
s’étirent les uns derrière les autres
en montant toujours les lions passent
et reviennent d’un rapide mouvement continu

Au ras du sol des feuilles des pierres
des coquilles des branches d’arbres
couleur de craie estompées légèrement
par des vapeurs violettes étendu
comme un nageur deux grandes ailes ouvertes
semblant un nuage le Soleil s’abaisse
le ciel dans le Nord est d’une teinte
gris perle des phosphorescences brillent
à la moustache des phoques aux écailles
des poissons au zénith des nuages
de pourpre disposés comme les flocons
d’une chevelure gigantesque

chuchotements

brusquement le couperet tombe
au milieu d’un soupir
 

2

Ruisselant toute une longue minute
qu’on espérerait plus durable
la gourmandise distille ses salives

craquements

Des ondulations lumineuses
d’énormes quartiers de viandes rouges
banquets parfums des femmes nues
et des foules applaudissant de grands poissons
des oiseaux avec leurs plumes
des quadrupèdes avec leurs poils
le plus grand lion se met à rugir
une vapeur sort de sa gueule des fruits
d’une coloration presque humaine des idoles
de toutes les nations et de tous les âges
les plus vieilles antérieures au déluge

Des morceaux de glace blanche et des buires
de cristal violet se renvoient leurs feux
la foudre éclate l’horizon s’élargit
les fleuves s’entrecroisent au milieu de la table
un sanglier fumant par tous ses pores
des oursins tournent comme des roues
les pattes sous le ventre les yeux à-demi clos
et l’idée de pouvoir manger
s’allongeant sous la voûte bleue
les rais de flammes se rembrunissent
des choses jamais vues des hachis noirs
des gelées couleur d’or

roucoulements

traîtreusement le verre se brise
au milieu d’une gorgée
 

3

Thésaurisant toute une longue respiration
qu’on désirerait inépuisable
l’avarice attise ses braises

grincements

Des barreaux font des lignes noires
sur un fond bleu d’autres lions un ours
trois panthères qui se dispersent
comme un troupeau dans la prairie
le bourdonnement d’une foule
et la splendeur d’un jour d’été
des voix aiguës de la vaisselle en bois
en métal en granit en plumes en peaux cousues
avec de hauts panaches des pastèques
de l’eau des boissons à la glace
des coussins d’herbe pour s’asseoir

Cette tache blonde c’est le désert
cette flaque d’eau l’Océan un long
mugissement fort et caverneux comme
le bruit de l’eau dans un aqueduc
des cornes d’Ammon se déroulent
comme des câbles une ligne de sandales
des jambes nues et des franges de pourpre
les parties d’azur prennent une pâleur nacrée
des couronnes de mondes étagées
vont s’élargissant des escaliers qui rayonnent
vers le centre coupent à intervalles égaux
les grands cercles de pierre

tintements

sournoisement le coffre se vide
au milieu d’un chiffre
 

4

Tonitruant tout un long moment
que l’on penserait séculaire
la colère brandit ses fureurs

rugissements

Une plaine aride et mamelonneuse
comme on en voit autour des carrières
abandonnées des yeux en boules
des bras terminés par des griffes
et des mâchoires de requins
des formes blanches plus indécises
que des nuages entre les tombes voici
les pays noirs qui fument comme des brasiers
des yeux brillent dans la fente des longs voiles
au-dessus des pas nonchalants
des huîtres font crier leurs charnières

Le front dans les mains le corps
tout à plat les bras étendus tout
paraît dur comme du bronze les sanglots
qu’ils retiennent soulèvent leur poitrine
à la briser des mousses si légères
qu’elles ressemblent à des nuages
parfums qui s’exhalent ils se racontent
les histoires de leurs martyres
chevaliers sénateurs soldats plébéiens
vestales et courtisanes la douleur s’exalte
les libations redoublent on balbutie
d’ivresse et de désolation

éclatements

impitoyablement le fouet claque
au milieu d’un cri
 

5

Épiant toute une longue seconde
que l’on voudrait croire millénaire
l’envie électrise ses aiguilles

aboiements

Devant des dieux on égorge des hommes
sur des autels de pierre voici la zone
des neiges toujours obscurcie
par des brouillards d’autres broyés
dans des cuves écrasés sous des chariots
cloués dans des arbres des polypes
déploient leurs tentacules la vallée
devient une mer de lait
immobile et sans bornes
et dans l’espace flotte une poudre d’or
tellement fine qu’on la respire

Au milieu se balance un berceau composé
par les enroulements d’un long serpent
l’arôme de tout cela apporte l’odeur
salée de l’Océan toutes les têtes s’inclinant
à la fois ombragent un dieu endormi
en capuchons de laine en manipules de soie
en tuniques fauves un jeune dieu imberbe
plus beau qu’une fille et couvert de voiles
peu à peu les yeux noyés de larmes
se fixent les uns sur les autres
une femme accroupie devant ses pieds
attend son éveil

balbutiements

insidieusement le câble se rompt
au milieu d’un mot
 

6

Se pavanant tout un long instant
que l’on voudrait bien perpétuel
l’orgueil agite ses éventails

grésillements

La Terre une boule d’azur qui tourne
sur ses pôles en tournant autour du Soleil
la Lune morceau de glace tout rond plein
d’une lumière immobile le ciel est rouge la Terre
est complètement noire sous les rafales du vent
des bords du Soleil s’échappent de hautes flammes
à étincelles qui se dispersent en mondes
la fraîcheur des fontaines le grand parfum des bois
les vins se mettent à couler les astres
se multiplient la Voie lactée se développe
comme une immense ceinture

Avec des aigrettes de pierreries des panaches
de plumes des faisceaux de licteurs
des trous par intervalles des espaces
de ténèbres des pluies d’étoiles les mains
se touchent les lèvres s’unissent les voiles
s’entrouvrent des traînées de poussière d’or
des vapeurs lumineuses qui flottent
et se dissolvent se décuplent se multiplient
des bras au bout de leurs bras des mains
tendant des étendards la Croix du Sud
et la grande Ourse le Lynx et le Centaure
la nébuleuse de la Dorade

applaudissements

implacablement le navire sombre
au milieu d’un rire
 

7

Transpirant tout un long clin d’oeil
que l’on ne peut croire éternel
la luxure diversifie ses caresses

grondements

Des éponges flottent des anémones
crachent de l’eau des traînées de sable
se lèvent comme de grands linceuls
puis retombent des mousses des varechs
ont poussé toutes sortes de plantes
s’étendent en rameaux le sang dans les plats
bouillonne la pulpe des fruits s’avance
comme des lèvres amoureuses se tordent
en vrilles s’allongent en pointes s’arrondissent
en éventails grouillant criant tumultueux et furieux
comme une immense cuve tourbillonnante

Des courges ont l’air de seins des lianes
s’enlacent comme des serpents on se mêle
sur les tombes entre les coupes et les flambeaux
des cailloux ressemblent à des cerveaux
des stalactites à des mamelles des haches
des boucliers des épées des parasols
et des tambours des fontaines jaillissant
des paupières des fleurs de fer semblables
à des tapisseries ornées de tous les astres
que les hommes plus tard découvriront
les diamants clignent comme des yeux
et les minéraux râlent

gémissements

ironiquement le courant cesse
au milieu d’un spasme


 
 
 

PASSAGE OBLIGÉ

pour les Matarasso
Quand il y avait vernissage
dans la petite librairie
c’était comme dans la cabine
des frères Marx ça s’entassait
et bientôt cela débordait
pour envahir toute la rue

Quelques autos se faufilaient
au milieu des conversations
sans comprendre qu’il se tramait
là des complicités sans nombre
dont on admirerait les traces
dans prochaines expositions

Et l’on pouvait être tranquille
ce qu’on verrait serait nouveau
avec tous les soins nécessaires
pour faciliter l’éclosion
au milieu des livres anciens
qui servaient de résonateur

Sous l’oeil de Madeleine et Jacques
même s’ils revenaient la veille
de Grèce ou de Patagonie
rajeunis au bain des voyages
colombes rapportant rameaux
des oliviers du bout du monde


 
 
 
 

RÉFLEXIONS NOCTURNES

pour Bertrand Dorny
1
LA NUIT DE LA RIVIERE

Dans les maisons sur le quai
tous les volets sont fermés
dans leurs chambres les parents
se caressent et soupirent
en rêvant à leurs enfants
qui rêvent qu’ils seront grands
ainsi des vagues d’images
reviennent de lits en lits
tandis que sur le sentier
brodé de galets moussus
où s’agitent les roseaux
léchés par les mille bouches
qui se murmurent baisers
confidences de poissons
reflets d’oiseaux dans les branches
amoureux et solitaires
cherchent des bancs pour s’asseoir
talus murets ou troncs d’arbre
pour longuement déchiffrer
les oracles de la Lune
et le chant des peupliers

2
LA NUIT DE LA PISCINE

Tous les nageurs sont rentrés
dans leurs logis respectifs
la surface est devenue
un miroir où se renversent
les arbres et les montagnes
quelques feuilles sont tombées
qui flottent comme les mots
d’une phrase inachevée
recherchant nouvelle haleine
pour reprendre son élan
et traverser le ravin
qui s’est ouvert dans le temps
comme la voie que Moïse
a tracée dans la Mer Rouge
tandis que les officiers
des armées de Pharaon
exaspéraient leurs chevaux
les marches de l’escalier
se dédoublent et remontent
par des galeries de glaces
jusqu’aux fontaines du ciel

3
LA NUIT DU MUSÉE

Les gardiens ont disparu
après avoir verrouillé
les portes et enclenché
tous les complexes systèmes
d’alarme et sécurité
quelques souris se hasardent
sur les planchers et moquettes
cherchant entre les statues
les miettes que visiteurs
ont perdues de leurs en-cas
les rayons des réverbères
sur les trottoirs mitoyens
éclairent le haut des murs
et les plafonds qui diffusent
des éclats répercutés
par les vitres et vernis
et lorsque sur la chaussée
il passe une automobile
tous les phares allumés
les chefs-d’oeuvre se réveillent
pour le plaisir des fantômes

4
LA NUIT DU DÉPART

Le grondement des motrices
dans le hall dont on ne voit
plus la voûte un peu partout
des banlieusards qui se hâtent
des familles à valises
qui cherchent quais et voitures
pas perdus salles d’attente
cigarettes ronflements
et voici l’aéroport
escaliers roulants lumières
des pistes et des avions
qu’on suit à travers les vitres
en attendant sagement
mais avec un peu d’angoisse
que l’embarquement commence
et l’on songe aux cosmonautes
harnachés sanglés couchés
que les flammes vont lancer
comme un boulet dans l’espace
pour agencer des stations
où l’on attendra toujours


 
 
 

RUMEURS DE LA FORET

pour André Villers

 
1
 Mes racines palpent les rocs avant de rencontrer les racines d’un frère.

2
 De feuille en feuille la lumière du Soleil descend jusqu’à mes blessures.

3
 Parfois des hommes viennent inscrire des déclarations sur mon écorce.

4
 Le sang des montagnes remonte à travers mes veines jusqu’aux nuages.

5
 Entre mes branches le vent qui lève, parcourt l’escalier des échos.

6
 La pluie du rossignol transmet sa plainte aux pistes du petit matin.

7
 Tout près d’ici la source, un peu plus loin la grotte et la clairière.

8
 Mes larmes de résine ont salué vos poursuites amoureuses.

9
 A chacune de mes aiguilles la brume suspend un oeil de fumée.

1O
 Navire à l’ancre de l’hiver, toutes voiles pliées sur les vergues d’ombre.

11
 Le lièvre est déjà passé depuis longtemps, le sanglier s’attarde, on attend le chevreuil.

12
 Soudain je suis tout bourdonnant d’abeilles et les rayons du soir dégoulinent de miel.

13
 Saison après saison, gorgée après soupir, lézard après l’orage, rosée après la nuit.

14
 Au creux de chaque branche une bouche à nourrir, au noeud de chaque fleur une haleine à saisir.

15
 Je rêve d’un lierre qui sera mon délice et ma perte.

16
 Le roulement des taillis comme une écume sous mes rames, le roulement de mes feuilles mortes comme du sable.

17
 Léguant mes baumes aux tempêtes dans l’arrachement de mes fibres.

18
 Comme un envol de ramiers mes rameaux, comme les caresses d’un fleuve mes veines.

19
 Larguant mes graines aux soies d’automne sur les orées.

2O
 J’écarte lentement toutes mes écailles dans l’apaisement du Soleil retrouvé.

21
 Débordant de pollen je médite mes cônes en auscultant les brises.

22
 L’une après l’autre les pièces de ma cuirasse vont enrichir les mousses de mes tapis.

23
 De craquement en craquement je tisse mes virages, de grincement en grincement j’escalade mes tours.

24
 Les fourmis répartissent leurs caravanes le long de mes ravines et les écureuils amassent leurs trésors dans mes aisselles.

25
 Toutes mes branches pointant vers les strates de l’horizon, toutes mes brindilles palpant les clameurs des passages.

26
 Un pivert à la boutonnière, un semis d’araignées en sautoir et un lézard en signature.

27
 J’esquisse les formes des flammes qui me transformeront en douceur et en cendres.

28
 Toiles et voiles, ramures et vergues, roulis et rouilles, graines et hublots.

29
 La chauve-souris me veille, la mésange me charme, le braconnier me brise et le bûcheron m’évalue.

30
 Au rez-de-chaussée terriers et morilles, à l’entresol ronces et brèches, au premier étage les nids et les clématites, dans les combles serres et nuages.

31
 A mes hunes pépient les gabiers, à mes cordages dévalent les mousses, à mes beauprés claquent les oriflammes des neiges.

32
 A mon premier rayon l’alphabet des lichens, au second le syllabaire des runes, au troisième le dictionnaire des pousses, au quatrième l’encyclopédie des regards, et tout en haut l’anthologie des souffles.

33
 Au premier détour les treuils et les câbles, au second les bielles et les hélices, au troisième les métiers à tisser, les tambours de la dentellière, et dans la coupole orgues et fanfares.

34
 Forêt dans la forêt, troupeau de cornes d’abondance, gerbe d’aiguillages et vitrail d’épées douces.

35
 Par ici seront les cuisines, un peu plus haut la salle de bains, le grand salon à la maîtresse fourche, les chambres avec hamacs aux lointains les plus souples, l’escalier partout et l’observatoire entre les tourelles.

36
 Depuis le matin ruissellement de monnaies qui remontent vers le soir jusqu’aux creusets dont les braises s’enténèbrent, et quelquefois la nuit monnaies de Lune.

37
 Oeil-de-boeuf enguirlandé, tresse de lucarnes, balustres torsadés, balcons à trappes et colonnes, mansardes et tabatières parmi les girouettes et antennes.

38
 Comme au pays des algues la nacre des limbes, l’émeraude en suspens, les courants et les valves, le corail à nageoires et l’étoile des bulles.

39

 Par le temps gris tout devient zinc, un peu plus tard tout devient plomb, puis ce sont les traînées de soufre et de mercure, et la veilleuse des gémissements se remet à battre.

4O
 Tunnels de fourrures, carrefours vibratiles, vestibules à embranchements, conques et rampes et jardins suspendus parmi les ascenseurs à sèves.

41
 Théâtre d’ombres, rideaux à glands, bourgeons en coulisse, lustres à bouquets et girandoles sombres, loges à tentures et miroirs, chandeliers à bobèches de jais.

42
 Kiosque à marquise ouvragée, fifres en fête, archets et cymbales, cuivres oxydés et rongés, baguettes dressées, claviers en débandades, lyres en averses.

43
 Ménageries et volières, haubans et trapèzes, crinières et voltiges, filets et mâts, le chapiteau s’est enraciné avec tout son peuple.

44
 A l’intérieur de la grande crinoline les fuseaux, les arceaux, les mailles, la broderie à jours, les rubans froncés, les lacets à aiguillettes, et puis tout s’envole dans un soubresaut.

45
 Parasol à franges et grelots, escarpolettes en enfilades, corbeille à ouvrages de lutherie, nappe dans l’espace pour festin d’elfes.

46
 Enseigne pour la mise à l’encan d’une ville entière : mobilier, vêtements, chariots et calèches, et même les échafaudages; tout cela deviendra la proie des insectes qui en rongeront les débris.

47
 Allégorie du tourment qui s’épanouit en pages, orage de lignes, geyser d’hiéroglyphes gorgé d’encre dans les circonvolutions du silence à peine troublé.

48
 La foudre en me lacérant dessinera l’envers de l’appel que je ne cesse de lui lancer.

                                                                                                                                                                    (1981)
 


 
 

LES JEUX D’ÉOLE
(Good Mistral)

pour Serge Assier

 
 
1
Photographier le vent
pénétrer ses replis
les creux de ses entrailles
les crânes de ses vagues

2
Camarades pêcheurs
luttant contre le rire
qui s’ébroue dans l’écume
parmi les tourbillons

3
La gaule dessinant
la crête du dragon
dont la bave revient
cascader sur l’estrade

4
Le souffle du baiser
croisant celui du large
qui caresse les jupes
en sifflant son bonheur

5
Forêt pulvérisée
en incendie de gouttes
assaillant les remparts
s’écroulant s’écoulant

6
Les cheveux les rayures
les rampes et les marches
redoublent leurs signaux
sur les rives des pages

7
Massage des épaules
entre pierre et lumière
dans la méditation
sur les rouleaux du temps

8
Les ongles des cheveux
s’approchant des sourcils
les mèches des phalanges
enlaçant les oreilles

9
La peau du pachyderme
frissonne en protégeant
ses enfants les filets
remontés de leurs bains

10
Les mailles des abois
sèchent sur l’étendoir
la navette reprend
le battement des houles

11
Le perles de bambou
tintent dans l’embrasure
tandis que les rideaux
viennent frapper aux vitres

12
Réparant les accrocs
dans les pièges de gaze
comme s’il accordait
le clavier des abîmes

13
Perruques entassées
attendant démêloirs
avant d’être roulées
sur les tempes des barques

14
Soulevant la paupière
de la boîte aux messages
il lui confie le sien
pour traverser les mers

15
Claquement des serviettes
en applaudissements
après la remontée
des allègres plongeurs

16
Il fait le saut de l’ange
pour la vierge ravie
qui ne sait que penser
de cette annonciation

17
La jeune photographe
danse avec les cordages
qui marquent la frontière
du royaume des algues

18
Les gonds de la jetée
grincent dans l’ouverture
du portail de Neptune
pour les chevaux furieux

19
Vaporisée de sel
courant après son ombre
les cheveux en bataille
criant les poings fermés

20
Sa tresse de sirène
figure le sillage
de son casque semblable
au bateau de ses rêves

21
Minuscule refuge
décoré de coquilles
d’où l’on peut admirer
la passe entre les phares

22
Conquérir la serrure
pour ouvrir la portière
et filer par les rues
à contre-courant d’air

23
Insensible au panneau
limitant la vitesse
il reprend son élan
pour chiper les chapeaux

24
La lessive tordue
clame son opéra
le ballon du gamin
tortille son trajet

25
Pour que sa boule arrive
à l’endroit qu’il désire
il lui faut tenir compte
de toutes les poussées

26
Pour laver la voiture
il faut la transformer
en récif exposé
au jeu des éléments

27
Rendez-vous au parking
pour un bain de vertige
l’horizon vertical
aspire comme un trou

28
Le grand aspirateur
à deux pas de la ville
disperse les odeurs
et les curiosités

29
Sculptant son ascension
dans le marbre de l’air
qui répond à ses coups
par des drapés nouveaux

30
Des touffes vibratiles
dans les jardins secrets
suspendus sur les criques
où vibrent les oiseaux

31
Porter de quoi s’étendre
bien confortablement
sur l’exquise terrasse
repérée l’an passé

32
Icare a déployé
ses ailes invisibles
pour franchir les fossés
de sa relégation

33
Explications mêlées
découvertes bruyantes
enseignements déliés
chevelures parlantes

34
Une petite voile
essayée pour changer
la voiture en navire
et rouler sur les eaux

35
Le souffle du regard
creuse dans les rochers
des tourbillons de lueurs
d’échos et de poussières

36
Un peu de sable sec
où ranger ses affaires
bien lestées de cailloux
avant de barboter

37
Tout au long du poteau
qui tremble d’énergies
dégoulinent résines
sur les moires du bois

38
Infatigablement
sur les quais les sentiers
détecteurs d’aventure
les enfants vont quêtant

39
D’un véhicule à l’autre
gravissant palissades
sur la terre et sur l’eau
dans le feu des vacances

40
Le jeune capitaine
inspecte ses recrues
la pêche sera bonne
la relève assurée

41
Les sourires naviguent
d’un visage sur l’autre
dans la conversation
d’une rencontre heureuse

42
Rivalisant avec
les embruns le laveur
sans le savoir imite
la mer sur sa chemise

43
Extérieur intérieur
nettoyer la cabine
où vont téléphoner
touristes cet été

44
Les filles solitaires
cherchent le long du quai
à défaut d’amoureux
des chant et des images


 
 
 
 

LE SABBAT DES OISEAUX

pour François Garnier

 
Depuis tous les replis des horizons
ils se précipitent en bandes
piaillant dans leurs diverses langues
tandis que les derniers rayons du Soleil
astiquent les cuivres au fond des sous-bois
où les bûcherons ferment leurs volets

Tournoyant très haut ils repèrent
les cimetières où certains d’entre eux
aiment à tenir leurs colloques
les autres servent de messagers
pour organiser la valse autour de la Lune
rousse avec l’orchestre des grenouilles

Certains déterrent des charognes
dont les ossements leur servent
de percussions d’autres jouent
à recomposer des êtres humains
Frankenstein de la Nature
espérant qu’ils seront plus vifs

Et que des ailes leur pousseront
aux épaules pour qu’ils puissent
participer à leurs assemblées
et leurs fêtes mais chaque fois
le jour se lève trop tôt
et il ne reste plus que des cendres


 
 
 
 

DIX  COLONNES

pour Jacques Clerc
1
errante
Comme des poteaux
repliant leurs bras
pour nous dérober
leurs indications
nous laissant errer
dans notre ignorance
en interrogeant
tous les azimuts
pour y déchiffrer
les anciennes traces

Comme les vestiges
des arbres tordus
après l’incendie
qui les a limés
dressant leurs tisons
patinés gravés
sur monceaux de cendres
et vals dévastés
que les animaux
ont abandonnés

Comme un jeune enfant
la première fois
qu’il est en retard
entrant à l’école
perdu dans la cour
de récréation
sentant de gros yeux
dans chaque fenêtre
qui le paralysent
comme des serpents
 

2

marine
Comme sur les ponts
des anciens navires
mâts et cheminées
hampes et cordages
voiles invisibles
claquant dans le vent
les cris des oiseaux
l’odeur du mazout
le bruit des machines
l’approche du port

Comme sur l’écueil
un phare sauveur
blanchi chaque jour
d’un peu plus de sel
avec le canot
qui vient apporter
l’alimentation
pour le mécanisme
qui fait tournoyer
son rayon chercheur

Comme le bardeau
sauvé du naufrage
fiché dans la plage
de l’île déserte
où le survivant
chaque matin coche
nouvelle journée
nouvelle semaine
et bientôt les mois
bientôt les années
 

3

antique
Comme les soutiens
de la grande salle
d’un somptueux palais
émergeant des sables
qui l’ont envahie
après l’ouragan
des soldats pillards
festoyant ronflant
parmi les trésors
et les ossements

Comme les sentences
de chaque côté
de l’entrée d’un temple
et les chandeliers
brandissant leurs cierges
parmi les offrandes
de fleurs et de fruits
les gongs et l’encens
les récitations
des textes sacrés

Comme un obélisque
devant un pylône
à côté d’un fleuve
où glissent felouques
et bateaux de luxe
ou sur une place
où tournent voitures
dont les conducteurs
ne lèvent jamais
les yeux sur ses signes
 

4

médiévale
Comme hallebardes
rangées dans la salle
du sombre château
après la bataille
les chevaux rangés
dans leurs écuries
armures quittées
blessures lavées
cavaliers piétaille
attendant pitance

Comme des signaux
s’élevant en choeur
sous la voûte obscure
en multipliant
échos et répons
mages ou bergers
immobilisés
dans leur désarroi
cherchant des indices
parmi les étoiles

Comme les faisceaux
de la nef gothique
s’ouvrant en nervures
autour des vitraux
avec les rayons
du soir qui allument
vignes et remparts
anges tentations
signes du zodiaque
et arts libéraux
 

5

ancienne
Comme les pommiers
dont les fleurs effacent
en nuage d’aurore
les branches nouées
attendant l’été
pour mûrir leurs fruits
qui se répandront
dans l’herbe du pré
pour que les enfants
croquent dans leur peau

Comme réverbères
le long de la rue
qui monte aux remparts
de la vieille ville
avec les deux tours
de sa cathédrale
veillant sur les champs
et les autoroutes
où les travailleurs
doublent pour rentrer

Comme les dieux termes
avec leurs emblèmes
de fertilité
autour d’un terrain
qu’on veut réserver
pour le cultiver
y bâtir maison
accueillir enfants
vieillir vaillamment
passer le témoin
 

6

américaine
Comme les cactus
du Nouveau-Mexique
devant les silhouettes
des volcans éteints
parmi pétroglyphes
fumées et pueblos
métiers à tisser
devant les hogans
où les médecins
tracent leurs peintures

Comme les totems
avec leurs ancêtres
grimpés l’un sur l’autre
gardant le village
contre les fureurs
du grand océan
tandis que les blancs
rasent les forêts
pour les transformer
en pâte à papier

Comme gratte-ciel
serrés dans leur île
ou bien dans leur boucle
aux États-Unis
bosquets de bambous
jaillis çà et là
sur les mégapoles
de l’Extrême-Orient
leur crête émergeant
de la pollution
 

7

moderne
Comme des antennes
de télévision
agrippant les ondes
pour les transformer
en informations
en publicités
conversations doctes
jeux ou tragédies
hurlements des stades
ou déflagrations

Comme les poutrelles
d’une usine en ruines
accusant le ciel
du bombardement
qui les a dressées
inlassablement
reprenant la plainte
des mobilisés
des laissés pour compte
et des exilés

Comme les derricks
des champs pétroliers
déversant dollars
pestilence et bruit
ou à l’autre bout
les tours de contrôle
des aéroports
répartissant vols
en motets et fugues
dans le tintamarre
 

8

scientifique
Comme les séries
d’instruments d’optique
que les arpenteurs
plantent dans les champs
en les ajustant
avec des niveaux
et des fils à plomb
pour pouvoir viser
puis enregistrer
les moindres saillies

Comme les tibias
d’amples dinosaures
dans les galeries
des musées repeints
que les collégiens
les yeux éblouis
habillent de muscles
d’écaille et de poils
les imaginant
courir dans les rues

Comme stalagmites
montant lentement
du fond des cavernes
la goutte après l’autre
venant déposer
pincée de calcaire
vernie par les algues
dans les profondeurs
que l’explorateur
sait illuminer
 

9

musicale
Comme les tuyaux
d’un orgue nomade
s’étant échappés
de leur assemblage
et de l’esclavage
de tous leurs claviers
pour improviser
dans maintes chapelles
déambulatoires
narthex et parvis

Comme la baguette
levée par le chef
surveillant nerveux
l’établissement
d’un parfait silence
avant de lâcher
ses violons coursiers
avec leurs crinières
de multiples croches
sur la steppe fauve

Comme les figures
d’un grand jeu d’échecs
où les dieux s’amusent
à tirer nos sorts
la reine et le roi
éléphants évêques
fous et fantassins
tandis que plus haut
d’autres dieux s’amusent
à tirer leur sort
 

10

funèbre
Comme pauvres stèles
sur le bord des routes
indiquant les noms
des accidentés
sur une pancarte
avec une date
parfois un bouquet
de fleurs qui se fanent
vite improvisées
vite abandonnées

Comme un sans logis
attendant l’embauche
devant l’atelier
ou d’être enrôlé
dans un régiment
en vue du massacre
devant l’hôpital
pour vaccination
attendant la tombe
attendant l’oubli

Comme les gardiens
du pays des morts
chacal Anubis
archange Azraël
le visage lisse
la bouche fermée
mais prête à siffler
les bras allongés
pouvant s’adoucir
en bénédiction


 
 
 

LA SOUVERAINE REPREND SON RANG
Hatchepsout parle

pour Fawzia Assad
1
 On avait martelé mon nom, on l’avait effacé des listes, on avait caché mes inscriptions, on avait détruit mes statues, mais pas complètement, on l’avait détruit pour les hommes, mais on n’aurait pas pu le détruire pour les dieux qui susciteraient dans les siècles des siècles d’autres hommes pour le retrouver, donc on avait laissé des indices pour leur ingéniosité, leur patience, leur loyauté.
 

2
 Une plume.
 La plume de la justice et de la justesse (Maat).
 La plume qui marque l’équilibre entre les deux plateaux de la balance lors de la pesée des âmes dans le vestibule du pays des morts.

 On avait martelé mes noms, car j’en avais eu de nombreux. J’étais la fille légitime du premier Thoutmosis qui, lui, n’était qu’un bâtard, avec sa demi-soeur, la fille légitime du premier Ahmès ou Ahmosis le fondateur de notre actuelle dynastie.
 La puissance du dieu Soleil (Ra), adoré sous tant de noms dans tous les nomes, et en particulier sous celui d’Amon dans celui de Thèbes, cette figure du dieu aux cornes de bélier, le “caché” qui avait eu tant de mal à refaire surface après les dynasties barbares, cette puissance diminuait de moitié à chaque bâtardise, et il fallait que le pharaon en titre consolidât sa filiation en épousant la fille légitime.
  C’était alors que la jouissance d’Amon et à travers lui de tous les autres dieux fondamentaux, l’envahissait, et le fruit de leurs amours serait son authentique et pleine incarnation. Mais de ma mère Ahmès il n’avait point de fils. Le seul qui pouvait lui succéder, mon demi-frère, le second Thoutmosis, était lui aussi un bâtard.
 J’étais une authentique figure de Mout, l’épouse divine, et de la vache nourricière venue du pays de l’encens, parce que ma mère l’était aussi, et mon père, le roi acteur, le premier Thoutmosis était vraiment Amon lorsqu’il m’a conçu[e], pleinement Amon. Par contre il ne l’était plus qu’à moitié, lorsque dans les bras d’une concubine il a conçu ce fils à qui il fallait d’autant plus consolider sa filiation en m’épousant.
 Quant à ce second des Thoutmosis, mon époux demi-frère, s’il était véritablement Amon ou Min lors de nos enlacements qui ont donné naissance à ma fille Néferouré, lorsqu’il me quittait pour ses amusements dans son harem, il ne l’était plus qu’au quart. Malheureusement lorsqu’il est mort je ne lui avais encore donné que des filles, et le seul qui pouvait lui succéder, le troisième Thoutmosis, était lui aussi un bâtard, à la fois mon beau-fils et neveu.
 La différence d’âge était trop forte, il était trop jeune pour que je puisse l’épouser et lui procurer un fils authentique, en pleine jouissance du dieu. Il fallait patienter; c’est pourquoi j’ai élevé pour lui ma fille avec l’aide de mon merveilleux conseiller architecte  Senenmout qui est devenu son père nourricier. Il était encore plus nécessaire pour mon beau-fils et neveu, lointaine ombre d’Amon, d’épouser sa demi-soeur légitime pour qu’il donnât enfin naissance à une incarnation complète.
 Mais en attendant cet heureux moment de réenracinement dynastique, il fallait continuer à faire naviguer le vaisseau d’Amon, et c’est pourquoi les prêtres m’ont demandé de jouer le rôle de pharaon, d’être une parenthèse vitale à l’intérieur de cette liste si souvent brisée, si souvent renouée, de dynastie en dynastie, d’invasion en usurpation, cette liste qui venait d’être redressée pour le plus grand bien de la ville de Thèbes et de toute l’Égypte.
 Alors il a bien fallu que je bâtisse le mieux possible, que je multiplie les terrasses et les colonnades, les sanctuaires et les inscriptions, que je multiplie mes images et que mon architecte devienne une sorte de régent avant l’arrivée effective au pouvoir de mon neveu-beau-fils, ce troisième Thoutmosis qui avait déjà été couronné avec moi au début de mon règne. Mais malgré son incontestable beauté, je ne parvenais pas à voir sur sa coiffure briller la tremblante plume de la justice. Il me donnait tant d’inquiétudes avec son caractère bagarreur et ses ambitions démesurées, qu’à certains moments j’aurais bien aimé me passer de lui, ce qu’il ne m’a sans doute jamais pardonné.
  C’est lui surtout qui m’a détruite, effacée, qui a voulu refermer ma parenthèse, mais d’autres que lui se sont acharnés par la suite. Impossible d’y réussir entièrement; ils n’ont même pas essayé;  ils ont laissé subsister des traces, toute une piste à suivre pour les millénaires futurs.
 

3
 Une plume de faucon.
 Le rayon et l’oeil du Soleil.
 La plume qui m’a donné des ailes pour voir de l’autre côté des murailles.

 On avait martelé mes nombreux noms, en particulier ceux que les prêtres m’avaient attribués en me couronnant dans toutes les règles, et s’il a bien fallu parler de moi au féminin, j’ai pu revêtir tous les masques virils.
 On m’a donné un nom de Soleil faucon aux ailes déployées au milieu du ciel à l’intérieur du palais (Horus); on m’a donc appelée “puissante en caractères ou vertus”, car dès ma naissance on avait décelé en moi un génie multiple, un ensemble de qualités qui m’était propre (ka), et dont je n’étais pas forcément digne tous les jours, qui pouvait souvent sommeiller en apparence, mais que je retrouvais dans les bons jours, quand j’étais dans ma grande forme, et qui demeurerait aussi distincte après ma mort que dans ma vie. On m’avait attribué quatorze gardiens, un génie à quatorze faces, ou plutôt quatorze paires de bras signalant et protégeant, certes quatorze relations privilégiées avec des nomes et leurs dieux, et d’autres emblèmes encore.
 On m’a donné un nom de Soleil protégé par les dames des deux pays; haute et basse Égypte, la rouge et la blanche, couronnes et cobras, vautour et faucon; ils m’ont appelée “florissante d’années”, mais je n’ai régné que vingt-et-un ans.
 On m’a donné un nom de Soleil faucon d’or, l’oiseau qui sort de l’oeuf au matin parmi les roseaux; ils m’ont appelée “divine d’apparitions”, et j’ai su donner aux dieux de splendides visages et de splendides scènes pour leurs révélations.
 On m’a donné un nom de Soleil souverain, pour me faire respecter par le Nord et le Sud, le delta et la vallée, l’abeille et le roseau; ils m’ont appelée “justice ou justesse, génie du Soleil”, c’est un des deux qui sont inscrits dans mes cartouches. L’équilibre d’une plume, la générosité du génie, le cercle de la lumière et de ses parcours.
 On m’a donné un nom de fille du Soleil : “dans l’amour d’Amon devant les meilleurs”, l’autre qui est inscrit dans mes cartouches.
 Alors l’arbre des neuf dieux primordiaux m’est apparu et il s’est mis à bruire de paroles et de nouveaux noms :
 “Atoum se nomme chef des neuf, la Souveraine chef des humains. Shou et Tefnout sont bonheur, et la Souveraine est bonheur.”
 

4
 Une double plume, celle qui distingue la coiffure d’Amon.
 Une plume pour la Lune à côté de celle du Soleil.
 Une double plume pour rassembler toutes celles de tous les nomes des deux parties du don du Nil, afin d’en former mes deux ailes pour me permettre d’aller voir sous le disque de la Terre.

 On avait martelé tous mes noms. Je n’en finirais pas de les énumérer et mon peuple n’en finissait pas de les répéter à l’intérieur de ma sublime parenthèse.
 Pour me consolider dans la faveur des dieux, pour compléter mon incomplète incarnation en attendant, j’ai voulu ajouter à leurs temples les produits du pays où ils s’étaient très anciennement manifestés à nos ancêtres, avant même leur installation dans les délices du double royaume, un pays nécessairement rempli d’autres délices qui permettraient, après tant de pillages, secousses et dévastations, de rapprocher l’Égypte de leur permanence et de leur paradis.
 Le pays qu’on atteint par un long voyage par terre et par mer, le pays des doubles et des fantômes, le pays des parfums et de l’encens, le pays des nains et de l’ébène, le pays des tortues et des espadons.
 Au retour de l’expédition je l’ai fait représenter dans mon temple pour qu’il donne envie à toutes les générations de la reproduire : les bateaux au mouillage dans une rivière, le déchargement et l’échange des cadeaux : de la résine, de l’antimoine, de l’or, de l’ivoire, des peaux de panthère, de l’encens, bien sûr, de l’ébène, bien sûr, et des animaux surprenants.
 Puis je suis entrée dans une étrange solitude en compagnie de tous mes noms et des faces de mon génie. On a déposé mon sarcophage avec celui de mon père, le premier Thoutmosis, dans une tombe qui s’enfonce loin jusque sous mon temple, mais sans la moindre peinture ou inscription, et au cours des siècles on a vidé tout cela.
 Malgré tout il était resté une sorte de sillage, et des siècles plus tard, après bien des bouleversements, l’historien Manéthon, dans une ville du delta devenue la capitale d’une nouvelle dynastie étrangère, a parlé dans son oeuvre qui a survécu en partie, d’une certaine Amessis ou Amensis ou Amersis, ce qui évoque le nom de mon grand-père Ahmès ou Ahmosis, fondateur de la dix-huitième dynastie, mais aussi de ma grand-mère Ahmès ou Ahmosis-Nefertari et de ma mère de ce même nom qui a fini par me désigner moi aussi.
 

5
 Une autre plume.
 Celle de la Lune qui devient barque sur le fleuve du ciel, et gonfle en miroir pour nous mesurer le temps.
 Celle qui remplace le calame que tenait le dieu scribe, le secrétaire ibis et singe, pour marquer les vertus et les fautes, retrouver les limites des champs, et noter en hiéroglyphes simplifiés les discours des dieux et les hymnes en réponse, celle avec laquelle on a recopié, on a ranimé les vieux textes morts, et qui elle-même va laisser la place à d’autres outils.

 On avait oublié tous mes noms, mais quelques traces ont surnagé sur l’océan des textes. L’habitant d’un pays du Nord, fort sauvage de mon temps, a réussi, grâce à une pierre talisman, bilingue mais à trois écritures, à retrouver la voie de l’éclaircissement pour nos inscriptions et à les traduire dans sa langue, et il découvrit dans les ruines de mon temple qu’il était incapable d’identifier, “appartenant à la meilleure époque de l’art égyptien”, un certain “Amenenthé qu’on chercherait en vain dans les listes royales”, encore un nom, “roi barbu et en costume ordinaire de pharaon” qui précède mon neveu beau-fils le troisième Thoutmosis, nommé Moeris par les habitants d’un autre pays du Nord, Amenenthé dont on ne parle “qu’en employant des noms et des verbes au féminin, comme s’il s’agissait d’une reine”.
 Alors on est allé à ma recherche en me redonnant  mon rang  dans la liste des souverains, tandis que réapparaissaient, à grands renforts de fouilles et reconstitutions, mon grand temple, un de mes obélisques, une chapelle reposoir, d’innombrables fragments de statues que l’on reconstitue patiemment pour les proposer à l’admiration des foules dans des chasses de verre à l’intérieur de palais lumineux parfois plus grands que les plus grands de nos temples, si sombres dans certains de leurs recoins sous l’éclat du Soleil, et qui restituent mon beau visage par lequel je parviens à vous parler ainsi.


 
 
 
 

GASTRONOMIE ASTRALE

pour Thierry Lambert
 
Nourritures terrestres

 Champignons à la grecque
 Truite meunière
 Lièvre chasseur
 Pommes de terre en robe des champs
 Salade de betteraves
 Gruyère
 Tarte Tatin
 Poires et noix
 Bière brune

Nourritures solaires

 Tapas mexicains
 Brochettes d’espadon
 Sanglier vigneron
 Gratin dauphinois
 Salade de maïs
 Brie
 Tarte aux mirabelles
 Figues et dattes
 Bourgogne rouge

Nourritures lunaires

 Moules marinières
 Raie au beurre noir
 Blanquette de veau
 Salsifis Béchamelle
 Salade de haricots verts
 Roquefort
 Tarte aux reines-claudes
 Oranges et cédrats
 Bordeaux blanc

Nourritures stellaires

 Coquilles Saint-Jacques
 Filet du pêcheur
 Cerf mariné
 Artichauts farcis
 Salade aux anchois
 Chèvres divers
 Tarte aux myrtilles
 Ananas et litchis
 Champagne

Nourritures mentales

 Préludes et fugues
 Dictionnaires illustrés
 Tranches de classiques
 Calligraphies iodées
 Salade de langues
 Comté
 Tartes d’équations
 Spectacles et sites
 Élixir de jouvence


 
 
 
 

BARCAROLE

pour Didier Devos
et Michel Ménaché
Mirage et miroir
ensoleillements
ombres dans la brume
masques et volutes
poissons sous les ponts

Soudain courant d’air
dentelle et cafés
à la Fenice
on vient applaudir
Verdi Puccini

Aux débarcadères
tout en hoquetant
les vaporetti
dégorgent leur foule
en lunettes noires

Stars et gondoliers
caressent les pieux
que le mouvement
de tous ces bateaux
lentement enfonce

Arche de Noé
bercée fissurée
sombrant doucement
avec ses trésors
dans son crépuscule


 
 
 
 

JALONS EN MARGE

pour Joël Leick

 
1
Le fil à quoi tient notre vie

         Comme il tremble ! Que d’hésitations, de soubresauts ! On a l’impression qu’il va se briser si on ne le regarde pas suffisamment, qu’il faut le nourrir de notre regard. Autrement il va s’effriter, s’effacer, se cacher, s’enfuir, tomber en morceaux, en poussière. Alors plus moyen de le retrouver, de le renouer, de le retracer. Le chemin primitif aura été perdu, nous ne vivrons plus qu’une vie de seconde main, dans un monde d’imitations plus ou moins grossières, de duplications en évanouissements.
 

2
Indices

         Une longue piste de signe en signe, avec les obstacles les plus divers, les plus inattendus, les plus vicieux : le ravin, les ronces, les chevaux de frise, les mines antipersonnelles, les passages souterrains, les pitbulls, serpents, scorpions, dragons et basilics. Que ferions-nous sans ces poignées qui nous sont tendues aux passages les plus dangereux ? Ce sont des balbutiements qui suintent d’une rencontre, d’un détour, d’une découpure, d’un cri. Il faut soutenir l’attention, ne pas défaillir un instant, mais sans oublier en même temps de prévoir des plages de repos, de récupération. L’idéal serait de ne jamais dormir que d’un oeil, mais il en faudrait au moins deux paires pour que la vigilance soit panoramique et toujours accompagnée de sommeil. Depuis la fenêtre d’un train on aperçoit un message emporté par le vent, qui s’approche, se colle un instant sur la vitre battue de pluie, puis s’envole en se déchirant avant que nous ayons pu le déchiffrer en entier; mais cela a suffi pour que nous puissions poursuivre la quête; cela nous donne au moins une direction générale, quelques heures, quelques jours peut-être de regard ouvert, d’oreille aux aguets.
 

3
Le petit Poucet

         Dernier des sept largués dans la forêt par les parents affamés, il cueille les plus beaux cailloux entre les mousses pour en constituer le gué de survie qui permettra de franchir le torrent de la déception et de la rancoeur. Mais à quoi bon revenir pour se faire redire qu’il n’y a plus de pain, ce que l’on savait bien déjà puisque c’est pour cela qu’on a été chassé. Il faut donc devenir capable de changer ces pierres en pain. La difficulté, c’est qu’il faut attendre, car les oiseaux sont affamés aussi et font disparaître les moindres miettes. Impossible de retrouver son chemin si la transmutation a lieu trop tôt. Par conséquent il ne faut entonner le chant magique silencieux, fanfare du for intérieur, que lors du retour en remettant chacun des cailloux dans le bissac où ils s’épanouissent en avalanche odorante qui se déverse sur le seuil de la noire cabane dans les embrassades des retrouvailles.
 

4
Rouille

         Quelle vieillesse coule soudain dans ma colonne vertébrale! Et elle s’insinue dans tous les nerfs jusqu’au bout des doigts. Elle suinte du ciel qui se lézarde et s’écaille. Les surfaces jadis les plus unies, les plus laquées, les plus brillantes, fermentent en boursoufflures sournoises, se ternissent en moisissures, s’éraillent en grincements de courbatures sourdes. Certes, cela n’est pas nouveau; c’était inscrit dans les gènes dès avant la naissance, dans les angoisses des premières séparations, dans les ennuis des salles d’études et les terreurs des cours de récréation certains soirs d’hiver dans les internats; c’était tapi dans les replis et les recoins, attendant le moment de prendre le pouvoir et d’arracher les apparences pour apporter l’odeur de l’être même qui peut certes décourager les torves, mais qui peut enivrer les forts.
 

5
Les fleurs noires

         Elles rivalisent avec certaines tulipes longtemps cherchées par les collectionneurs hollandais, ou les roses-trémières de certains jardins de curés. On les croirait cueillies dans les galeries des mines d’autrefois, ou parmi des épines de barbelés se tordant dans les terrains vagues après quelque guerre mal cicatrisée. Elles étalent douloureusement leurs pétales qui s’épanouissent en soupirs de soulagements, en vapeurs, en nuées menaçantes, en enclumes d’orage avec des étamines de foudre qui s’acharnent sur des pistils de tonnerre pour fomenter, mûrir, faire exploser des graines de grêle qui nous obligeront à chercher refuge dans la nuit des caves et des bibliothèques, à trouver fortune aux labyrinthes du temps qui grogne, roule et bondit pour ouvrir le portail du siècle.
 

6
Le vert

         La sueur des fougères arborescentes glisse au long des murs lépreux dans une Amérique latine en révolutions cahotantes, résonnant de tambours et flûtes, ronflements de colibris et feulements de léopards, coassements, croassements et craquements. Les bourgeons pointent aux aisselles, puis grossissent en se fissurant pour laisser grandir les rameaux qui se rejoignent en parasols au-dessus des lacs aux rives couvertes de roseaux, avec jardins de jacinthes et nénufars, entre lesquels se faufilent élégamment les pêcheurs avec leurs barques à fond plat, s’appuyant sur leurs gaffes et lançant leurs filets qui retombent en éclaboussures. Entre la turquoise et l’émeraude, le martin-pêcheur signe l’éclaircie.
 

7
Olives

         Rebondissant sur les dalles des ruelles, ou sur les draps tendus alors qu’on secoue la tignasse des arbres centenaires, avant qu’on les thésaurise en tonneaux et bocaux pour animer nos apéritifs et nos sauces, nous en serrons quelques unes entre nos doigts pour examiner leur verdeur ou noirceur, parfois leur pourpre sombre dans la saumure, les écrasant mentalement pour en faire fuser l’huile des beaux soirs, l’élixir de beauté, de jouvence et de génération.
 

8
Jeunesse de l’automne

         Chaque saison est une année avec ses phases. Chaque vie se développe plus ou moins selon les propositions du calendrier. Certains sautent plusieurs semaines, puis s’attardent longuement aux premières violettes, aux premiers orages, aux premières neiges, se réveillant brusquement comme pour rattraper le zodiaque perdu, puis s’installent définitivement dans une date, une fête par exemple, un anniversaire. Certains arrivent de très bonne heure à fin septembre; ils ne peuvent contempler à loisir que les dernières fleurs, toutes les autres n’étant que souvenirs fugaces. Ils s’émerveillent des feuilles rougies comme d’autres des boutons de pommiers. La lumière s’allonge pour eux sur des tapis de pelages. Les vendanges ne s’arrêtent plus, le pressoir ruisselle toujours, les cuves s’emplissent et fermentent, et la dégustation se poursuit de récolte en récolte en sautant les hivers où cueillir un glaçon dans la cascade, une branche de mimosa lors d’un voyage dans le midi, en sautant le printemps où se rouler dans les jonquilles, les étés où compter les étoiles filantes, pour comparer les millésimes et perfectionner les méthodes.
 

9
Rémanences

         Ce que l’on croyait oublié, enfoui, recouvert et qui revient comme un plongeur qui remonte et s’ébroue. Non seulement le mensonge, la bourde, la sottise, l’impudence, le ratage, la belle occasion manquée; non seulement dans une autre couleur les trésors remontés précautionneusement depuis les multiples couches de sable superposées où ils dormaient depuis si longtemps après avoir été imaginés, fabriqués, admirés, utilisés, maltraités, méprisés, brisés, jetés, mais aussi tout simplement n’importe quelle journée antérieure que les couvertures de la nuit avaient enfoncée dans leurs fibres et leurs courants sous-marins, et qui vient se reconstituer par bribes dans la matinée qui commence, et même notre visage disparu qui émerge dans le cadre du miroir comme dans celui d’une piscine ou d’un cercueil.
 

10
Antibiotiques

         La tache ronde aux bords savamment dégradés gagne lentement sur la gelée nourricière tandis que le biologiste ravi constate ses progrès et combats, les deux yeux rivés à son microscope. En agrandissant encore , il voit la forêt sanitaire déployer ses pinceaux, multiplier ses palmes. C’est une barrière vivante que les insidieux ennemis ne pourront franchir cette fois. Mais gardons-nous de nous détendre dans une trompeuse sécurité. Nous ne savons que trop qu’ils s’inventent non seulement de nouvelles armes mais de nouvelles formes qui les rendent difficiles à identifier, et qu’il nous faut à notre tour mettre au point de nouveaux espions, de nouveaux poisons jusqu’au jour où ils deviendront nos alliés contre des ennemis plus subtils encore, et que nous les aiderons à nous conquérir de nouvelles terres.
 

11
Les mots sur le vif

         Le journal déplié libère quelques grosses lettres; quelquefois c’est bien le titre qu’on nous destinait, la nouvelle qu’on voulait nous transmettre, ou le message, l’injonction ; mais souvent la pliure, ou la superposition de courrier, de vaisselle, de vêtements, découpe comme avec des ciseaux un mot inattendu qui se détache comme un linge mis à sécher devant le paysage, attaché sur son fil avec des pinces de bois ou de plastique. Tel camion publicitaire qui passe devant une affiche électorale, déclenche parfaitement à l’insu de son conducteur, une étincelle de santé, de liberté, de vérité qui défait toutes les chaînes des discours tyranniques et comminatoires, les entasse et les liquéfie en averses d’humour.
 

12
La manne des vieux livres

         Comme dans le désert du Sinaï, l’Égypte quittée, les chars des persécuteurs engloutis, marchant derrière un tourbillon de sable le jour, une colonne de lueurs la nuit, lorsque nous nous installons pour un campement dans notre dérive éperdue, nous attendons la neige de nourriture, sous la forme de pages détachées des anciens manuels, ceux de nos parents, grands-parents plutôt, jaunes, râpeuses, avec leurs schémas et figures, leurs accrocs et leurs gribouillis, thermodynamique ou géologie. Les plus rébarbatives au premier abord dégagent peu à peu un parfum d’encre et de craie, révoltes d’écoliers dans quelque collège des Ardennes, libérations, révélations et enchantements.
 

13
Les photographies nomades

         L’arbre, la route, ou telle partie du corps : le pied, la main, grâce à d’ingénieuses machines, un déclic, s’est imprimé sur la pellicule pour subir bientôt développement, inversion des valeurs et couleurs, fixation, tirage. Voici que maintenant ces images franchissent la porte qui séparait si fortement le laboratoire de l’atelier. Ce sont des ailes qui se posent sur le bois, la toile, entre des buissons ou des rocs de peinture, des ailes de rapaces capables d’emporter leurs proies dans une lumière transformatrice pour leur faire rendre gorge, exiger leurs aveux, retourner leurs vestes et leurs peaux, leurs proies, c’est-à-dire aussi bien leur premier modèle ou sujet que tout ce qui les entoure maintenant à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre.
 

14
L’offrande

         La bouteille, le verre qui nous est tendu pour y boire, la coupe remplie de grains de raisin, d’amandes ou de riz pour nous en rassasier, ou encore de perles, de coquilles, de gemmes pour la délectation de nos yeux, les deux mains serrées et creusées pour nous proposer l’eau de la source, la terre noire pour y planter l’hibiscus ou l’oranger, la terre rouge ou blanche pour en façonner des coupes ou du verre qu’il faudra soumettre au feu pour qu’ils brillent, les deux mains qui s’ouvrent comme les deux pages d’un livre, qui ouvrent pour nous les pages d’un livre rempli d’ambre, de sel, de cuivre, de rouille, de caractères et d’ombres.
 

15
On frappe à la porte

         Au volet noir répond la carte blanche; à l’ouverture de la parenthèse les points de suspension de la perspective. Un geste commence, un frisson poursuit. Les braises germent dans les sillons; les phrases frémissent sur les branches. Les sourires ont traversé les massacres, les soupirs parcourent les usinent désaffectées, les lèvres baisent les palissades et les moignons, les plumes virevoltent dans le tourbillon de leur encrier tandis que les pieds récapitulent leurs errances et les mains cherchent la clef des coffres champêtres, des langues disparues, des vaisseaux futurs.


 
 
Sommaire n°21 :
PALIMPSESTE
DIX REGARDS SUR L’ATELIER DÉSERT D’OLIVIER DEBRÉ
SUR LE RING INTÉRIEUR
NOUVELLE BERCEUSE
THRÈNE
PASSAGE OBLIGÉ
RÉFLEXIONS NOCTURNES
RUMEURS DE LA FORET
LES JEUX D’ÉOLE
LE SABBAT DES OISEAUX
DIX  COLONNES
LA SOUVERAINE REPREND SON RANG
GASTRONOMIE ASTRALE
BARCAROLE et
JALONS EN MARGE
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