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Poésie au jour le jour 3

(enregistré le 7 décembre 2000)

Sommaire




DRAPÉS DE LAQUES

                                                    pour Béatrice Mazzuri
               C'est l'enveloppement d'un ciel du soir
               autour des épaules de l'horizon
               puis l'ombre se cristallise en braises
               d'où germe un rosier de flammes
               qui lèchent et carbonisent la forêt

               C'est une agitation de bannières
               devant les sillons qui se tordent
               sous la fumée des feuilles mortes
               roulement de vagues mouillées
               dans le chuchotement de l'automne

               C'est une rafale de neige
               douce comme une caresse
               au long des jambes du paysage
               qui se blottit au creux du lac
               entre les portes des glaciers

               C'est une étole de cristaux
               taillés en écailles si fines
               qu'elles ruissellent sur les yeux
               au moindre pas le long des falaises
               dans le vertige des embruns

               C'est une coulée de métaux
               qui rejaillit sur les rocs
               pour s'engouffrer dans les ravins
               en grappes et lianes
               entre les seins des cariatides

               C'est un collier de lessive
               sur le torse du torrent
               entre les berges d'anthracite
               aux noeuds d'acajou
               dans la gifle de l'ail et du benjoin

               Ce sont des bras qui se referment
               autour du cou des choses
               palpant leur fuite
               et s'entrouvrant pour les lâcher
               vers un siècle d'essor
 
 
 
 

UNE BOUCHÉE DE TEXTE
                                                              pour Dorny
Juste de quoi
exciter l'oeil
les narines de l'oeil
ses papilles
et celles des doigts
une flânerie
pour neurones
puis replier
délicatement
et réinsérer
dans son emballage
pour en faire profiter
l'amateur suivant
car c'est une douceur
que l'utilisation
ne diminue pas

 
 

DÉPANNEUR

pour Dorny
On prend l'escalier mécanique. On cherche. On marche dans un tunnel. On va au jardin botanique pour regarder les cactus fleurir dans leur serre. On mange un morceau au fastfood italien. On tourne. Le lys bleu. On va au musée McCord pour admirer des objets abénakis. JE ME SOUVIENS. On entre dans un supermarché. C'est l'fun. Les minutes passent. Le dollar de la reine. On suit la foule. JANVIER. On monte. Circulation calme. Verglas. On sort. On attrape un grand coup de froid. On prend le métro. Un mendiant. On va choisir à la régie des alcools un bon vin italien. Chez nous, c'est à l'étage d'une maison francophone où l'on monte par un de ces escaliers extérieurs en fer si glissants dans le gel. On fait son magasinage rue Sainte-Catherine. A travers des étages et des étages on aperçoit un peu de lumière du jour. On rencontre un Mexicain. Hockey sur glace, patinage artistique, ski de fond. On entre dans un parking. On va au biodôme pour voir des iguanes dans la forêt amazonienne reconstituée avec les jets de vapeur qui fusent au sommet des grands troncs-colonnes parmi les lianes. On s'est trompé. On discute referendum, souveraineté, enseignement du français dans la fédération, premières nations, réserves naturelles, Hydroquébec, compagnie aériennes ou ferroviaires. Les heures passent. On descend. FÉVRIER. On prend un taxi. On attrape un grand coup de soleil.

On dit qu'il y a cinq saisons par ici
en réalité il y en a deux
l'hiver et l'attente de l'hiver

On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Coréen, pour y acheter de la bière Molson et du dentifrice homéopathique, avant de rentrer chez soi pour découvrir à la télé sur le canal permanent météomédia le temps qu'il fait à Québec et pour les veinards vacanciers à Miami. Et ça repart. On suit les flèches. On cherche. On monte. On va au jardin botanique regarder la collection de bonzaï. On prend l'escalier mécanique. On mange au fastfood mexicain. On se demande l'heure. Le lys bleu. On va au musée MacCord admirer des objets algonquins. JE ME SOUVIENS. A travers des étages et des étages un peu de ciel tout bleu. C'est l'fun. Les jours passent. Le dollar de la reine vaut un peu moins. On entre dans un hôtel. MARS. On s'est trompé. Circulation calme. Flocons. On sort. On attrape un grand coup de blizzard. On descend. Un mendiant. On va choisir à la régie des alcools un bon whisky canadien. Chez nous, c'est un manoir cossu de Westmount avec un jardin fleuri de jacinthes. On fait son magasinage rue Sherbrooke. On marche dans un tunnel. On rencontre un Inuk. Souffleries à neige, stalactites, poudrerie. On va au biodôme voir les chauve-souris dans leur caverne. On tourne. On discute cinquième centenaire du premier voyage transatlantique de Christophe Colomb. Les nuits passent. On entre dans un cinéma. AVRIL. On suit la foule. On attrape un grand coup de pluie.

Il y a bien le printemps et ses fleurs
mais il est si court

On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Chinois, pour acheter de la bière Labatt et du sel avant de rentrer chez soi pour découvrir à la télé sur le canal météomédia le temps qu'il fait à Trois-Rivières et à Mexico. Et ça repart. On entre dans un grand magasin. On cherche. On s'est trompé. Au jardin botanique les tulipes. On descend. Un morceau au fastfood japonais. On prend l'ascenseur. Le lys bleu. Au musée McCord admirer des objets attikameks. JE ME SOUVIENS. On marche dans un tunnel. C'est l'fun. Les semaines passent. Le dollar de la reine vaut un peu moins que le dollar du président. MAI. On tourne. Circulation calme. Grêle. On sort. On attrape un grand coup de vigueur printanière. On entre dans un théâtre. Un mendiant. On va choisir à la régie un bon vin californien. Chez nous c'est un loft dans le quartier du port. On fait son magasinage boulevard Saint-Laurent. On monte. On rencontre un Sénégalais. Sucre d'érable, fromage de la trappe d'Oka, gelée de canneberges. On prend un taxi. On va au biodôme pour les castors dans la forêt laurentienne reconstituée; c'est l'extérieur à l'intérieur. On se demande. On discute pêcheurs basques venant traquer la morue dans les parages bien avant Jacques Cartier. Les mois passent. A travers des étages et des étages un éclair de lumière du jour. JUIN. On attrape un grand coup de chaleur.

Il y a bien les sueurs de l'été
mais avec tant de mouches

On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Philippin, pour y acheter de la bière Brador et des épinglettes, avant de rentrer chez soi pour découvrir à la télé sur météomédia le temps qu'il fait à Rimouski et à Los Angeles. Et ça repart. On attend. On cherche. On tourne. A l'intérieur du botanique le jardin classique chinois offert à l'occasion des jeux olympiques par la ville de Shanghaï jumelée avec
Montréal, entièrement façonné là-bas: ponts, pavillons, pagode et même la montagne artificielle, planté et monté ici par des artisans de la République Populaire en villégiature idéologique. On entre dans une église. On mange au fastfood hindou. On suit la foule. Le lys bleu. Au musée McCord les objets hurons. JE ME SOUVIENS. On monte. C'est l'fun. Les saisons passent. Le dollar de la reine vaut un peu moins que celui du président de l'autre côté de la frontière. On prend le métro. JUILLET. A travers des étages et des étages un peu de jour. Circulation calme. Foudre. On sort. On attrape un grand coup d'orage. On entre dans un hôpital. Un mendiant. On va choisir à la régie des alcools un bon bourbon du Kentucky. Chez nous, c'est le château de l'Argoat, un vieil hôtel très propre, délicieusement biscornu, rue Sherbrooke. On fait son magasinage dans le vieux Montréal. On descend. On rencontre un Norvégien. Cèdres rouges, trembles et pruches. On prend l'ascenseur. Au biodôme pour le porc-épic albinos parmi les bouleaux, et les plongeons arctiques que l'on appelle ici des huards et qui décorent la pièce d'un dollar. On marche dans un tunnel. On discute saga d'Eric le rouge et site archéologique de l'Anse aux Meadows. Les années passent. AOUT. On attrape un grand coup de tornade.

Il y a bien les érables d'automne
mais les rafales de neige y viennent si vite

On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Portugais, pour y acheter de la bière Saint-Ambroise et des serviettes en papier, avant de rentrer chez soi pour découvrir sur météomédia le temps qu'il fait à Chicoutimi et en Martinique. Et ça repart. On se demande. On cherche. A travers des étages et des étages. Au jardin botanique les érables au-delà de la maison japonaise où l'on vous sert encore du thé de cérémonie pour quelques semaines avant la fermeture annuelle. On entre dans une gare. Fastfood caraïbe. On s'est trompé. Le lys bleu. Au musée McCord objets micmacs et montagnais. JE ME SOUVIENS. On descend. C'est l'fun. Le temps passe. Le dollar de la reine vaut un peu moins que celui du président de l'autre côté de cette frontière qui devrait ne plus exister. On prend un taxi. SEPTEMBRE. On marche entre des vitrines. Circulation calme. Grésil. On sort. On attrape un grand coup de couleurs. Un mendiant. On revient à la régie des alcools pour choisir un bon vin français. Chez nous, c'est une petite maison de l'autre côté du fleuve. On va faire son magasinage à la droguerie Jean Coutu. On entre dans une galerie. On rencontre un Marocain. Caribous, orignaux, ragondins. On suit la foule. Au biodôme voir des pingouins avec de petits glaçons qui tombent régulièrement entre leurs rochers. On discute Montcalm, La Fayette, Déclaration d'Indépendance, tuniques rouges et bicentenaire de la Révolution Française. Les nuages passent. OCTOBRE. On attrape un grand coup de feuilles mortes.

Il y a bien le bel été des Indiens
mais pas tous les ans

On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Grec, pour acheter de la bière boréale blonde et de la soupe en sachet, avant de rentrer chez soi pour découvrir sur la télé le temps qu'il fait à Gaspé et aux Bermudes. Et ça repart. On prend le métro. On cherche. On marche dans un tunnel. Au jardin botanique les papillons ornithoptères dans l'Insectarium. On attend. Fastfood allemand. On tourne. Le lys bleu. Au musée McCord les objets victoriens. JE ME SOUVIENS. On entre dans une foire ou un salon. C'est l'fun. Les souvenirs passent. Le dollar de la reine vaut un peu moins que celui du président de l'autre côté de cette frontière qui devrait ne plus exister, mais qu'il est encore parfois si difficile de franchir. On suit la foule. NOVEMBRE. On monte. Circulation calme. Givre. On sort. On attrape un grand coup de douceur indienne.

Il y a surtout l'hiver
avec le grand soleil sur le grand froid
mais il est si long

On prend l'ascenseur. Un mendiant. On va choisir à la régie des alcools un bon tord-boyaux d'Amérique latine. Chez nous, c'est un studio meublé avec alcôve au 20ème étage de la tour Montfort, piscine, sauna, solarium au sommet, laverie au sous-sol, toutes les langues et couleurs, avec vue sur l'immense fleuve et les premières collines des Appalaches. On fait son magasinage place Bonaventure. A travers des étages et des étages encore un peu de lumière du jour. On rencontre un Indien. Séminaires, évêchés, basiliques. Au biodôme fous de Bassan dans la côte gaspésienne reconstituée avec les esturgeons qu'on voit d'en-dessous. On discute marché commun, alliance atlantique, écroulement de ce qu'on appelait le bloc de l'Est, guerre du golfe, programmes humanitaires, perspectives du prochain millénaire. La vie passe. DÉCEMBRE. On attrape un grand coup de tempête de neige. On fait un détour chez le dépanneur tenu par un Indien pour y acheter de la bière boréale rousse et des allumettes avant de rentrer chez soi pour découvrir sur la chaîne spécialisée l'écran rouge d'alerte météorologique entre les informations sur le temps qu'il fait à Ottawa et à Paris. Et ça repart..

 
SURPRISE DU PORTRAITURÉ
pour André Villers
Est-ce bien ainsi qu'on me voit
Les miroirs seraient donc menteurs
Quelle inespérée délivrance
Je n'ai jamais pu vraiment croire
A ce qu'on nous dit de Narcisse
Comment pourrait-on se suffire
Justement pour s'aider à vivre
D'autant qu'il y avait la nymphe
Echo lui renvoyant sa plainte
Avec tant de délicatesse

Les grands noms de l'autoportrait
Rembrandt Liotard ou Vincent
Et maintenant André Villers
Ne sont pas amoureux de soi
Mais parviennent à évoquer
Un autre qui vivait caché
Derrière le tain des consciences
Un démon réconciliateur
Pour réassembler les fragments
Eparpillés dans les rencontres

En visages toujours nouveaux
Sillonnés de phosphorescences
Nous découvrant les profondeurs
Des cavernes de notre temps
Ainsi les portraits de certains
Me permettent d'être moi-même
Et de continuer de chercher
De l'autre côté du décor
La lampe égarée d'Aladin
La boussole des millénaires


 
 
 

GRILLE

pour Jean-Pierre Plundr
                    Derrière les barreaux
                    on entrevoit
                    une figure en attente

                    Une jeune fille
                    un écolier
                    un prisonnier

                    Subrepticement
                    à la nuit tombante
                    lui faire passer

                    Une lettre
                    une plume de geai
                    la clef des champs


 
 
 

L'OPTICIEN D'ARGUS

pour Fernando Arrabal
               Une paire de lunettes
               pour voir dans l'espace
               il en faut une seconde
               pour regarder la nuit
               la troisième permettra
               de traverser les murs
               la quatrième de savoir
               comment était ce qui est détruit
               la cinquième réveillera
               ce qui est tombé dans l'oubli
               et la sixième entrouvrira
               les persiennes du lendemain

 
 

LE SANG DES CHIFFRES

pour Georges Autard
               On s'imagine
               souvent que les nombres
               sont blancs et froids
               comme des cristaux de neige
               et que les mathématiciens
               skient sur leurs pentes
               en respirant l'air le plus pur

               On s'imagine
               que c'est le meilleur refuge
               contre les tourments de nos viscères
               la pollution de nos cerveaux
               les déchirements de nos familles
               les haines entre nations et races
               les sursauts de la barbarie

               Et c'est bien vrai qu'ils peuvent l'être
               si le mathématicien le mérite
               c'est-à-dire s'il a bien compris
               qu'ils sont souvent tout autre chose
               et que d'innombrables cadavres
               pourrissent cloués sur les chiffres
               statistiques ou matricules

               Il y a des nombres tranquilles
               d'autres en danger d'explosion
               il y a des nombres tout simples
               et d'autres remplis de recoins
               d'obscurités palpitations
               de crissements et perspectives
               grondements précipitations

               Ce sont les calculs qui permettent
               bombardements exploitations
               aussi bien qu'envols délivrances
               explorations et guérisons
               il y a des nombres qui brûlent
               et d'autres qui nous emprisonnent
               dégoulinant de nos malheurs

               Dans le labyrinthe des chiffres
               il y a jardins et donjons
               plages délices et tortures
               des ruisseaux de lave et de sang
               à distiller en élixir
               pour la fontaine de jouvence
               où nous boirons la vie des dieux
 
 
 
 

LE PETIT OISEAU VA SORTIR
ou PAPAGENO PHOTOGRAPHE
pour André Villers
par l'intermédiaire de Patrice Pouperon
               Le petit oiseau va sortir
               il va picorer votre coeur
               puis y installer son logis
               plus moyen de le renfermer
               dans la cage de l'appareil

               Mais son petit frère est tout prêt
              à sortir au moindre déclic
              pour picorer le coeur des choses
               et des gens bâtir d'autres vies
               et ceci indéfiniment


 
 
 

A BRIDE ABATTUE

pour Vladimir Velickovic
Fuir, encore fuir, mais où, mais comment, car le mur tourne et s'approche et se referme, donc fuir, frapper, crever, fendre, saigner, franchir, encore fuir, car maintenant c'est le sol qui se fendille et crevasse et s'effondre et s'écroule, donc toujours fuir, prendre son élan, se ramasser, bondir, se rassembler, éperdument fuir,

descendre, fouiller, creuser, se renverser, monter, gravir, escalader, mais où, car les marches basculent, les trappes s'ouvrent, les grilles tombent, les rampes glissent, les portes claquent, les rats sont là, les chiens aussi, mais comment, oeil pour oeil, poursuivre, traquer, dent pour dent, piéger, s'arracher,

car le mur tourne et grince, griffe pour griffe, et s'approche et palpite, souffle pour souffle, et se referme et se hérisse, donc fuir, accélérer, frapper, coup pour coup, fouetter, crever, déchirer, blessure pour blessure, fendre, trancher, saigner, souffrance pour souffrance, crier, franchir, hurler, vengeance pour vengeance, encore fuir, gronder,

car maintenant c'est le sol qui suinte et se fendille, craquelure sur craquelure, et se crevasse et gondole et s'effondre, tumeur sur tumeur, et dégouline et s'écroule, et rejaillit, torrent pour torrent, cascade sur cascade, donc toujours fuir, ne pas se relâcher un instant, voir, prendre son élan, déclic, se replier, instantané, voir,

déclic, se ramasser, instantané, dresser, déclic, bondir, instantané, encore voir, déclic, planer, instantané, se redresser, déclic, s'étaler, instantané, toujours voir, déclic, éperdument fuir, instantané, transpirer, déclic, descendre, instantané, éperdument voir, un arc-en-ciel de fuites, rouler, trembler, fouiller, geindre, se forcer à voir,

creuser, tomber, se renverser, ramper, encore et toujours se forcer à voir, monter, s'accrocher, gravir, s'agripper, escalader, se hisser, tout le corps fonctionnant comme une tête, toute la tête effacée, fondue dans le fuir et le voir, mais où fuir, sombrer, voir, car les marches et les poignées basculent, les dents poussent, voir,

les trappes et les puits s'ouvrent, les flammes fusent, les grilles et les grêles tombent, encore voir, les lampes grésillent, les rampes et les barreaux glissent, les égouts débordent, toujours voir, les portes et soupiraux claquent, l'invasion, les rats, les porcs sont là, lambeau pour lambeau, les loups grognent, les chiens, les lynx aussi,

rage contre rage, les serpents, mais comment, mais pourquoi, chasser, poursuivre, filer, traquer, flair contre flair, hargne sur hargne, avidité pour avidité, voir, fuir, épier, piéger, se précipiter, s'arracher, s'écorcher, lèvre sur lèvre, car le mur et la voûte tournent et se boursouflent, voir, et grincent et se gonflent et s'approchent et bourgeonnent, fuir et voir,

et palpitent et frissonnent et se referment et s'écrasent, encore fuir et voir, et gargouillent et se hérissent et rouillent et râlent, donc toujours fuir et voir, pas contre pas, haleine sur haleine, paupière contre paupière, toujours plus vite fuir et plus sûr voir, frapper, fouetter, éperdument fuir et voir,

crever, mais où, déchirer, mais comment, engendrer, fuir, naître, se forcer à fuir, encore naître, se forcer à voir, toujours naître, éperdument naître, se forcer à naître, mais où, mais quand, mais comment, mais pourquoi, mais à quel prix, mais naître et voir.
 
 
 
 


FEU DE CARTES

pour Bertrand Dorny
                    La dame offre au valet
                    sa rose de braise

                    Quelle imprudence!
                    l'oeil du roi crépite
                    sa barbe s'enflamme

                    Aux âtres du palais
                    piques en tison
                   charbons de coeur
                    carreaux mordorés
                    trèfles sous la cendre


 
 

RETOUR A LUCINGES

pour Bertrand Dorny
               Les rues d'un pays fabuleux
               bruissent encore dans ma tête
               les heures y galopent comme un troupeau
               de chevaux fous en Mongolie
               avant que j'ouvre le courrier
               amoncelé sur mon bureau
               Eclair le chien noir vient me supplier
               de lui lancer un caillou dans la neige
TANGO
pour Luc Joly
                    Faubourgs bavards
                    le long du fleuve
                    dont les eaux glissent
                    contre les briques

                    Paresseusement
                    avant et arrière
                    mais fougueusement
                    tourbillons d'écume

                    Un pas sur le côté
                    le remous virevolte
                    un paquet d'herbes enlacées
                    à des poutres d'épaves

                    Le bras sous l'aisselle
                    jupe contre pantalon
                    hanches ployées
                    jambe tendue

                    Lèvres amarante
                    parfum de cuir
                    thés et matés
                    peau de pampas

                    Yeux de palissandre
                    chevelures carbonisées
                    gerbes d'étincelles
                    dans la forêt des rails

                    Le chant qui se reprend
                    freine en glissant
                    dans le froissis des perles
                    et le martelé des éperons

                    Le menton du texte
                    sur l'épaule des images
                    les phalanges du trait
                    dans la paume des phrases
 
 
 
 
 

UN TORRENT DE MONTAGNE
pour Baruj Salinas
1

La mousse lessive les galets dans les recoins où frétillent les truites. Règlements de comptes parmi les brindilles, les graviers et les bulles. Je titube au long des racines enrobées de neige fondante, m'accrochant à de vieilles lianes de clématites comme à des cordes de clocher. C'est comme si je manoeuvrais des trappes de nuages avec des paquets d'écume qui m'éclaboussent les chaussures. J'essuie mes mains sur
l'écorce après les avoir rincées dans le froid.
 

2

Une flaque d'ombre parmi les érables suintant leur sucre. Quelques traces d'occupation humaine: cendres, tisons mouillés, une boîte de conserve au chapeau ourlé de graisse figée, des fragments de journaux datant du mois dernier avec des semelles profondément imprimées dans la boue noircie. Les ronces déploient leurs paraphes sur la vallée d'où monte la rumeur du trafic sommée de sifflets et de cris d'enfants qui sortent de l'école en cognant sur des boules. Par ici les branches mortes forment un escalier entre les haies à baies rouges et noires et les rochers tamponnés de lichens comme de vieux passeports.
 

3

La vaisselle sylvestre s'agite au risque de se briser dans les bassins de granit. Un paquet d'éclats et de tessons bondit sur les échines ruisselantes. Le lièvre a prêté ses poils pour habiller les épaules des nymphes qui grelottent après leur passage sous la douche d'aiguilles. Les cônes roulent sous les pas puis dégringolent dans les ravins en caracolant d'obstacle en obstacle pour plonger enfin parmi les glaçons dans les nappes frémissantes qu'ils troublent à peine d'un hoquet baveux comme un soupir de dragon humant ravi la soupe primitive parmi les gongs et tambours. Dans les anfractuosités entraperçues dialoguent des pelages et des cornes.
 

4

Une goutte après l'autre et puis tout d'un coup c'est la vague émeraude par-dessus l'évier entre les fougères rousses dont les frondes se balancent à contresens des ramures de bouleaux et d'ormes. Les pays les plus lointains prêtent leurs épices pour animer les yeux qui luisent sous la surface nacrée. Comment les bourgeons n'arriveraient-ils pas bientôt avec toute cette excitation méthodique, ce bouillonnement du potage hivernal au coin du fourneau des trolls et gnomes. Dans les ateliers intimes, au plus ténébreux des fibres, on prépare feuilles et pétales. C'est le plus grand secret, murmure-t-on partout. Bien sûr, tout le monde est au courant depuis la musaraigne jusqu'au pivert. C'est un concert de silences tout frémissants d'admonestations étouffées, d'explosions à grand peine jugulées, avant le coup d'envoi du prochain défilé des textures.
 

5

Broyant du noir et du marbre, touillant du sel et du miel dans les mortiers des falaises où les chevreuils comparent les crus. L'alchimiste pluriel a préparé ses décoctions. Les athanors distillent des alcools de graviers. La tuyauterie des laboratoires ligneux s'enroule autour des chaudières en laissant filer des vapeurs au long de ses fissures. Des boules de duvet s'agglomèrent dans les abris des amours nomades. Les gémissements poursuivent les ahanements. Les grelots poudroient les drapés des brèches, les dentelles des souches, les haillons des clairières. La roue du moulin délaissé tourne encore parmi les roseaux, avec des à-coups et des craquements, dans un diverticule habité jadis par une communauté farouche. Il reste quelques briques, tuiles et carreaux en dents de scie, que la végétation arbore comme des trophées.
 

6

Epiloguant dans le dédale des possibilités d'escalade, avec une première tentative d'énumération des ouvertures et combinaisons, attrapant au filet de ses phrases insectes et instantanés, rumeurs, vapeurs, échos et sifflements, il poursuit obstinément, presque aveuglément son texte de survie. Ce talisman de phonèmes et graphèmes ouvrira bien des écorces pour les suturer à sa peau, des branches pour que ses bronches apprennent à grincer avec elles, des troncs pour que ses os craquent de toutes leurs fibres. Ses doigts se prolongent en ongles et griffes, en écailles et plumes, ses aisselles se multiplient. Devenir flot, gel et dégel, révolution des saisons, germination, floraison, maturation, fermentation dans la danse des lettres et l'élocution des ruminations.

7

A travers les étages de la cascade, horizontales et verticales se transmettent messages et témoins, croisent leurs mains et leurs pieds, enroulent jambes et chevelures. Un moutonnement d'épines, une steppe à contre-ravine, des écroulements de brumes, la possibilité d'un village qu'on imagine blotti entre deux silex, avec la perpétuité de la chute plus ou moins violente mais avec toujours ses éclaboussures semblables à des vengeances divines. Il y aurait ici des champs et des vignes, tout un système de grottes aménageables en écuries, bergeries, basses-cours. Minuscules Robinsons nous préparons des terrasses et vergers avec
des ponts hardis pour nous rendre visite d'un ermitage à l'autre, nous apportant légumes et poèmes, céramiques de nos fourneaux, découvertes astronomiques et mathématiques, trouvailles de nos herborisations.
 

8

De temps en temps les pas des géants insensibles à notre musique troublent notre bruyante quiétude, apportant une menace, une autre vibration dangereuse pour nos échafaudages et nos lentes, patientes, audacieuses élaborations. Soulagés nous les entendrions s'éloigner, décidant de nous enfoncer plus profond, jusqu'au moment où nous reconnaîtrions nos éternuements dans les leurs, où nous réussirions à les prendre dans les paumes de nos mains pour les examiner avec nos microscopes, effrayés de nous-mêmes, dans le vertige de notre cascade, sombrant d'ermitage en ermitage dans le foisonnement des échelles et calendriers, étirant, contractant le paysage pour le boire et le revêtir à la fois.


 
 
 
 

DU TAC AU TAC

pour Maxime Godard
                    Le déclic fait clac
                    à l'intérieur de ma tête
                    où le cliché baigne
                    de cuve en cuve

                    Regardant le regard
                    sous la même lumière
                    je vois mes propres yeux
                    dans le double viseur

                    Pourquoi cet instant-là
                    qu'allait-il donc chercher
                    qu'ai-je laissé filtrer
                    que j'ignorais moi-même

                    Que m'a-t-il révélé
                    qu'il ignorait lui-même
                    choisissant ce miroir
                    pour explorer sa nuit

                    Aussi quand je verrai
                    l'épreuve publiée
                    je lui confronterai
                    mes archives secrètes

                    Pour lui faire avouer
                    ses arrière-images
                    pour lui faire allumer
                    le bûcher des oublis
 
 
 
 

DUOS JAPONAIS
pour Gérald Minkoff et Muriel Olesen

 
                    1 Asakusa

                    La procession
                    la dévotion
                    l'adolescent
                    l'effort
                    la transpiration
                    l'exaltation

                    La détente
                    la curiosité
                    les enfants
                    la pause
                    la conversation
                    la restauration
 

                    2 Meiji

                    Chez l'empereur
                    qui a ouvert
                    la porte brisée
                    les fleurs de glycine
                    et de chrysanthème
                    sur la soie

                    Dans le temple
                    qui referme
                    la blessure vive
                    les mains d'infirmière
                    et de pleureuse
                    dans les plis
 

                    3 Circulation

                    Les lignes du trottoir
                    parallèles
                    au flux des voitures
                    avec les cycles
                    prenant leurs poses
                    pour le voyeur

                    Les rubans de béton
                    en échafaudage
                    au-dessus des toits
                    avec les camions
                    prenant leur envol
                    de dragons lourds
 

                    4 Pisciculture

                    Le pelage de l'arbre
                    comme les écailles
                    du poisson-suicide
                    arrachées
                    par les racloirs
                    du rideau de métal

                    Les ocelles dans l'aquarium
                    comme les éventails
                    d'un arbre-aux-écus
                    flottant
                    sur les lumières
                    des enseignes
 

                    5 Figures

                    Triangles
                    en tiges brisées
                    sur le miroir
                    de l'étang
                    avec les soucoupes
                    des feuilles oubliées

                    Losanges
                    les uns dans les autres
                    sur le tableau noir
                    de l'eau boueuse
                    avec les encriers
                    pour terminer l'annonce
 

                    6 Quartier

                    Les ombres
                    devant la boutique fermée
                    en plein sommeil
                    la main tendue
                    immobile
                    aux fantômes

                    Les lumières
                    devant le restaurant ouvert
                    à toute vitesse
                    les baguettes agitées
                    faisant jaillir
                    les nourritures
 

                    7 Nikko

                    L'écharpe de l'eau
                    dans le gouffre
                    entre les ramures
                    avec le souvenir
                    des chercheurs
                    de bénédiction

                    Les rubans dévots
                    dans les fissures
                    entre les fibres
                    avec l'espoir
                    de détourner
                    le mauvais sort
 

                    8 Pélerinage
                    Les ramures des manches
                    dans la danse
                    près des mausolées
                    comme une supplication
                    d'accorder aux victimes
                    leur libération

                    Les doigts des bois
                    dans la transe
                    près de la forêt
                    comme une bénédiction
                    délivrant le chasseur
                    de son cauchemar
 

                    9 Humide

                    Les carpes sont les yeux
                    du canal entre les herbes
                    et les arbres
                    ou encore ses mains
                    qui se faufilent
                    sur les cailloux

                    Les yeux sont les carpes
                    du visage entre les cheveux
                    et les lèvres
                    ou encore les cailloux
                    qui roulent
                    sur la paume de cette main
 

                    10 Horizontal

                    Circulation
                    dans les rectangles
                    des fenêtres
                    les antennes
                    et lessives
                    sur les toits

                    Déambulation
                    devant les rayures
                    du rideau fermé
                    les phares
                    et pneus
                    sur le bitume
 

                    11 Fuji

                    En escaladant
                    la montagne sainte
                    l'accompagnement
                    des idéogrammes
                    tracés par les branches
                    sur la soie du ciel

                    En vissant nos pas
                    autour du cratère
                   l'avertissement
                    des cimes brouillées
                    par les éclaboussures
                    de la giboulée
 

                    12 Sommet

                    Couchées par le vent
                    les broussailles
                    les peignes des rayons
                    filtrant leurs tignasses
                    broderies sur la robe
                    qui tourne avec les heures

                    Balayées par les nuages
                    les pierrailles
                    les brosses des mousses
                    lustrant leurs toisons
                    aisselles sous les épaules
                    qui roulent avec les saisons

                    13 Matsumoto

                    En approchant
                    de la ville ancienne
                    les graviers et les feuilles
                    le chrome du pare-chocs
                    les vitres glauques
                    les bruits sylvestres

                    En longeant
                    le château des seigneurs
                    les pierres et les tuiles
                    le bois noir
                    le plâtre blanc
                    le clapotis des douves
 

                    14 Croisements

                    Un avion cherchant
                    les voies de la Terre
                    ailes tranquilles
                    comme celles d'un moulin
                    tournoyant
                    d'autrefois

                    Des enseignes escaladant
                    les degrés du ciel
                    piétons rapides
                    sur les passages rayés
                    des carrefours
                    d'aujourd'hui
 

                    15 Tsumago

                    Le parapluie
                    comme une carapace
                    ruisselante
                    parmi les camarades
                    qui égouttent
                    leurs cheveux

                   Le crustacé
                    comme une écolière
                    affolée
                    parmi les gros doigts
                    qui se redressent
                    en colonnes
 

                    16 Parapluies

                    Les octogones incurvés
                    prêts à partir
                    comme des cerfs-volants
                    il suffirait presque
                    de nouer à leur manche
                    un peloton de ficelle

                    Les dômes tendus
                    prêts à se poser
                    sur des pavillons
                    il faudrait seulement
                    les amarrer
                    à quelques colonnes
 

                    17 Takayama

                    Je cache mon rire
                   devant l'étranger
                    qui ne doit pas savoir
                    ce qu'il éveille en moi
                    ce que je vois en lui
                    derrière son masque

                    Nous cherchons nos ailes
                    parmi les nuages
                    en tirant nos cordes
                    pour les manoeuvrer
                    afin qu'elles descendent
                    pour nous emporter
 

                    18 Calligraphie

                    L'inscription
                   sur le bref rideau
                    à l'entrée du restaurant
                    avec les mains
                    qui préparent
                    le prochain service

                   Les caractères
                    gravés dans la stèle
                    au-dessus du menu passage
                    dans le temple
                    où l'on voudrait s'armer
                    pour toute une vie
 

                    19 Étape

                    Les poissons de toile
                    nagent dans le vent
                    au-dessus des flots
                    les rubans de la route
                    oscillent dans la grappe
                    des rétroviseurs

                    Les rayures de la blouse
                    pliées sur la poitrine
                    au-dessus des mains
                    le visage de profil
                    comme s'il était celui
                    de la séparation
 

                    20 Kyoto

                    Ici je ne sais plus
                    c'est évidemment la nuit
                    dans l'ancienne capitale
                    mais les lumières mouillées
                    se mêlent aux ombres
                    comme des algues aux poissons

                    Ici je n'attends plus
                    la pluie s'est arrêtée
                    dans les clairières du parc
                    mais les gouttes
                    tombent encore
                    de feuille en feuille
 

                    21 Dégustation

                    C'est l'eau non seulement
                    fraîche mais savoureuse
                    avec son pépiement
                    de lâcher d'oiseaux
                    comme si le bassin
                    était une cage ouverte

                    C'est l'enfance non seulement
                    vive mais inventive
                    avec ses répons
                    entre garçons et filles
                    comme si le temple
                    était une école de musique
 

                    22 Ombres

                    C'est dans un quartier récent
                    de la ville vénérable
                    la chorégraphie
                    des sorties nocturnes
                    la Terre et la tête
                    qui tournent

                    C'est dans la rue du soir
                    avec sa solitude
                    le cérémonial
                    du retour chez soi
                    entre l'Est et l'Ouest
                    qui chavirent
 

                    23 Kinkakuji

                    Devant le pavillon
                    non seulement reconstruit
                    mais redoré
                    photographiez-nous
                    conservez nos braises
                    dans votre appareil

                    Devant le filet d'eau
                    non seulement tombant
                    mais rejaillissant
                   déchiffrez-nous
                    conservez notre encre
                    dans votre rouleau
 

                    24 Tradition

                    Méditation devant la stèle
                    ici les siècles dialoguent
                   on écoute la voix des arbres
                    qui racontent les pluies d'antan
                    la voix des ancêtres enfants
                    qui attendent leur renaissance

                    Récréation près de la stèle
                    ici s'affirme le nouveau
                    on envoie le ballon aux ombres
                    pour leur annoncer le beau temps
                    les enfants qui seront ancêtres
                    font la passe à leurs descendants
 

                    25 Daitokuji

                    Au milieu des cercles
                    de gravier sec
                    ondes s'élargissant
                    autour d'une graine
                    une louche d'eau
                    pour la faire sonner

                    Devant le mur couvert
                    de plâtre vieilli
                    branches se déployant
                    au-dessus d'une fougère
                    un pétale de silence
                    pour la faire vibrer
 

                    26 Ginkakuji

                    Au pavillon d'argent
                    les pierres du chemin
                    que tient-il à la main
                    pendant sa pause
                    en se remémorant
                    des poèmes anciens

                    Après la grande pluie
                   la montagne de sable
                    conserve la rigueur
                    de sa géométrie
                    mais les ondes de gravier
                    ruissellent
 

                    27 Rives

                    L'ombre du toit
                    sur les vagues du bois
                    près des rochers
                    dans la houle de graviers
                    que l'écume des écoliers
                    faire rire d'arcs-en-ciel

                    L'ombre de quelqu'un
                    sur les rizières
                    de la mer de sable
                    conservant sa tranquillité
                    malgré vents et marées
                    comme sur la Lune
 

                    28 Nara

                    Un bâtonnet d'encens
                    ajoute sa petite vague
                    de fumée odorante
                    à la mer de cendres
                    l'esquif scolaire
                   passera la barre

                    Une larme d'émotion
                    trempe un peu le mouchoir
                    puis se transforme en vapeur
                    dans le bassin brûlant
                    la jonque sentimentale
                    voguera vers les îles
 

                    29 Dragons

                    Je me souviens que
                    dans une existence antérieure
                    j'étais moi-même
                    un roi-dragon
                   c'est ce qui me donne
                    cet air conquérant

                    Je me demande si
                    dans une existence future
                    je ne deviendrai pas
                    un enfant japonais
                    c'est pourquoi je m'essaie
                    aux sourires narquois
 

                    30 Visas

                    Une brèche dans la figure
                    formée par les barres
                    où s'entrechoquent
                    éclats et murmures
                    cherchant des signatures
                    pour leurs permis de séjour

                    Un regard dans la loge
                    creusée dans le miroir
                    où s'entremêlent
                    vivants et souvenirs
                    comparant les tampons
                    de leurs passeports funèbres
 
 
 
 
 

LABOUR
avec Raoul Ubac
à la mémoire de Jean-François Millet
pour Philippe Briet
               La charrue tourne au bout du champ
               pour gratter la peau de la Terre
               autrefois tirée par chevaux ou boeufs
               aujourd'hui par moteur diesel

               La phrase sursaute au bout de la ligne
               pour frictionner le cuir du cerveau
               autrefois tracée par calame ou plume
               aujourd'hui par ordinateur

               L'encre et la boue mots et semences
               conjonctions et conjugaisons
               ici l'on arrache un caillou
               là on supprime une coquille

               Le jeune oiseau migrateur cherche
               les marais au bas des montagnes
               il préfère l'abri des ombres
               pour glaner aux chaumes d'antan

               Mais au détour de la saison
               le voici sur l'autre versant
               s'égosillant dans la moisson
               qui fait bourdonner les déserts

               Toute une page de sillons
               hectares de médiation
               découvrant les faces cachées
               de l'astre que nous habitons

               Repos et repas bien gagnés
               les outils rangés dans les granges
               l'ange nous ouvre les celliers
               où fermentent grappes et strophes

               Dans le sommeil définitif
               nous naviguerons plus profond
               entre les sédimentations d'oubli
               et le soc des germinations
 
 
 
 

LE PENSEUR ET L'ÉVENTAIL
pour Bertrand Dorny
 
               Dans le musée où je médite
               quelqu'un s'évente savamment
               brise du Japon murmure de Chine
               un touriste d'Extrême-Orient
               active flammes de l'enfer
               pour éclairer mon Occident
               espérant qu'au siècle prochain
               ailes et portes s'ouvriront
LES DAMES DU MONDE
pour Jacques-Bernard Roumanès

 
               abandonnées accompagnatrices actrices
               italiennes abenakis ou israéliennes
               volubiles voluptueuses voyageuses
               ivoiriennes abitibi ou islandaises
               aériennes aguicheuses aiguës
               jamaïcaines albertines ou irlandaises
               vivaces vives vivifiantes
               japonaises algonquines ou iraniennes
               ambassadrices amoureuses angéliques
               jordaniennes anticostiennes ou irakiennes

               versatiles virevoltantes visionnaires
               laotiennes attikameks ou indonésiennes
               angoissées animatrices attentives
               libanaises bella-coola ou indoues
               traductrices transparentes vaporeuses
               libériennes burlingtoniennes ou hongroises
               audacieuses bavardes bergères
               libyennes calgariennes ou honduriennes
               tentatrices timides tourbillonnantes
               luxembourgeoises chicoutimiennes ou hollandaises

               brillantes brûlantes capiteuses
               malawites colombiennes ou haïtiennes
               sourcières tendres ténébreuses
               maliennes crees ou guinéennes
               caressantes changeantes chanteuses
               marocaines edmontoniennes ou guatémaltèques
               sombres sorcières souples
               mauritaniennes gaspésiennes ou grecques
               claires commentatrices conservatrices
               mexicaines haïda ou ghanéennes

               silencieuses sinueuses soigneuses
               monégasques halifaxiennes ou gabonaises
               constantes courageuses cuisinières
               mongoles hamiltoniennes ou françaises
               séductrices séduisantes sérieuses
               népalaises huronnes ou finlandaises
               danseuses déployées désinvoltes
               nigériennes inuit ou éthiopiennes
               rusées savoureuses sculpturales
               norvégiennes kingstoniennes ou espagnoles

               diseuses dompteuses douces
               néozélandaises kwakiutl ou équatoriennes
               riantes rieuses ruisselantes
               ougandaises labradoriennes ou égyptiennes
               éducatrices effervescentes élancées
               pakistanaises manitobiennes ou danoises
               reposantes respectueuses rêveuses
               panaméennes micmacs ou dahoméennes
               électriques élégantes enchanteresses
               paraguayennes mohicanes ou cubaines

               rapides réconfortantes remémoratrices
               péruviennes monctoniennes ou coréennes
               enfantines énigmatiques enivrantes
               philippines montagnaises ou congolaises
               radieuses rafraîchissantes rajeunissantes
               polonaises montréalaises ou cinghalaises
               enveloppantes envoûteuses épicées
               portugaises néo-brunswickoises ou chypriotes
               provoquantes prudentes questionneuses
               roumaines nouvelles écossaisses ou chinoises

               éveilleuses excitantes explicatrices
               ruandaises ontariaises ou chiliennes
               pionnières précieuses profondes
               russes ottawaises ou centrafricaines
               explosives fantasques fantastiques
               salvadoriennes port-Hardiennes ou camerounaises
               pédagogues pétillantes perspicaces
               sénégalaises prince-Edwardiennes ou cambodgiennes
               fines florales gaies
               slovaques prince-Rupertoises ou burundiennes

               organisatrices parfumées patientes
               somaliennes québécoises ou bulgares
               gracieuses graves humides
               soudanaises réginiennes ou brésiliennes
               oiseleuses onctueuses ondulantes
               suédoises rimouskiaises ou birmanes
               illustratrices imaginatives initiatrices
               suisses saskatchewannaises ou belges
               navigatrices nocturnes nostalgiques
               syriennes saskatoonoises ou autrichiennes

               insouciantes institutrices intelligentes
               tanzaniennes sherbrookoises ou australiennes
               musiciennes nageuses narratrices
               tchadiennes témiscamingues ou arméniennes
               inspiratrices interprètes interrogatrices
               tchèques terre-neuvaises ou argentines
               ménagères menues merveilleuses
               thaïlandaises tlingit ou arabes
               inventives irisées jardinières
               togolaises torontinaises ou anglaises

               marmoréennes mélancoliques mélodieuses
               tunisiennes tsmimshianes ou américaines
               joyeuses juvéniles légères
               turques vancouveroises ou allemandes
               lucides lumineuses magiciennes
               uruguayennes victoriennes ou algériennes
               lentes libératrices lieuses
               vénézuéliennes winnipegoises ou albanaises
               limpides liquides liseuses
               zaïroises yukoniennes ou afghanes
 
 
 
 
 
 

ARC-EN-CIEL SÉRAPHIQUE
pour Olivier Debré
à l'occasion des 70 ans de Haaken Christensen

 
Un léger brouillard blanc couvre les vallées et les montagnes du fjord dont les sommets étincelants comme des étoiles, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée en marche. Pour parler depuis la France vers la Norvège d'un peintre éminemment français amoureux de la Norvège, j'ai choisi d'emprunter quelques touches au seul grand texte littéraire français consacré à la Norvège, le Séraphîta de Balzac, lequel utilise d'ailleurs dans sa première édition la belle orthographe ancienne : Norwège, avec un W qui évoque la découpure non seulement de son horizon, mais de ses côtes et de ses églises de bois.
 

Le soleil se voit à travers cette fumée terrestre comme un globe de fer rouge. Un léger brouillard blanc. De nombreux éléments dans cette description d'une Norvège rêvée, s'appliquent merveilleusement aux toiles du peintre réalisées dans la Norvège réelle.
 

Malgré ces derniers jeux de l'hiver, quelques bouffées d'air tièdes chargées des senteurs du bouleau, déjà paré de ses blondes efflorescences, et pleines des parfums exhalés par les mélèzes dont les houppes de soie étaient renouvelées, ces brises réchauffées par l'encens et les soupirs de la terre attestaient le beau printemps du nord, rapide joie de la plus mélancolique des natures. Un léger brouillard rouge couvre les vallées blanches. S'appliquent également à celles réalisées dans la Touraine où est né le romancier. Salut!
 

Le vent commence à enlever ce voile de nuages qui dérobe imparfaitement la vue du golfe. Un léger brouillard orangé couvre les vallées rouges et les montagnes blanches. Soupirs de la terre. A celles réalisées dans le Paris natal, à celles réalisées pour des opéras lointains. Salut, foyer brûlant d'amour!
 

Les oiseaux chantent. Un léger brouillard jaune couvre les vallées orangées et les montagnes rouges du fjord blanc. Routes des frimas. Pour accentuer cela il suffit presque d'y faire passer d'autres couleurs. Salut, toi qui, courbé sur un sillon arrosé de ta sueur, te relèves un moment pour interroger le ciel!
 

L'écorce des arbres, où le soleil n'avait pas séché la route des frimas qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants, égaie la vue par de fantastiques apparences. La lumière enfante la mélodie. Un léger brouillard vert couvre les vallées jaunes et les montagnes orangées du fjord rouge dont les sommets blancs étincellent. Fantastiques apparences. Tout un arc-en-ciel d'autres couleurs, qui se trouve déjà dans la description. Salut, toi qui recueilles les enfants pour les nourrir de ton lait!
 

Le torrent s'échappe entre les rochers, au bout de la longue avenue bordée de vieux sapins que son cours a onduleusement tracée dans la forêt, sentier couvert en arceaux à fortes nervures comme ceux des cathédrales. La mélodie enfante la lumière. Un léger brouillard bleu couvre les vallées vertes et les montagnes jaunes du fjord orangé.
 

Quel petit nuage au matin plane
parmi les cheveux des sapins?


Les sommets rouges étincellent comme les étoiles blanches. Onduleusement tracée. J'ai tout mis au présent de la peinture dans la description. Salut, toi qui noues les cordages au fort de la tempête!
 

De là le fjord se découvre tout entier, et la mer étincelle à l'horizon comme une lame d'acier. Les couleurs sont lumière et mélodie. Un léger brouillard indigo couvre les vallées bleues et les montagnes vertes.
 

Ce qui s'agite à l'intérieur
c'est un essaim d'esprits enfants.


Les sommets orangés le percent. Parcelles étincelantes. J'ai enlevé toute présence humaine dans la description, à part le village. Salut, toi qui restes assise au creux d'un rocher attendant le père!
 

En ce moment le brouillard dissipé laisse voir le ciel bleu. Le mouvement est un nombre doué de la parole. Ailleurs le léger brouillard violet couvre encore les vallées indigo et les montagnes du fjord vert.
 

Enfants nés du dernier minuit
esprits éveillés mais à peine.


Les sommets jaunes, étincelants comme les étoiles orangées, le percent. Paysage, oui. Soleil blanc. Chatons de gouttes suspendues. Si j'ai enlevé la présence humaine d'un côté, les personnages de ce roman si peu roman, c'était naturellement pour la réintroduire autrement, d'une façon mieux adaptée. Salut, vous tous qui tendez la main après une vie consumée en d'ingrats travaux!
 

Partout dans les vallées, autour des arbres, voltigent encore des parcelles étincelantes, poussière de diamants balayée par une brise fraîche, magnifiques chatons de gouttes suspendues au bout des rameaux en pyramide. Tout est à la fois sonore, diaphane, mobile. Un léger brouillard gris couvre les vallées violettes et les montagnes indigo du fjord bleu.
 

Sitôt perdus pour vos parents
aussitôt gagnés pour les Anges.


Les sommets verts, étincelants comme les étoiles jaunes, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée. Paysage enraciné dans nos paysages. On voit le soleil rouge à travers la fumée blanche. Rameaux en pyramide. J'ai donc pris un autre passage, mais en le renversant complètement. Salut, soldat mourant qui cries inconnu!
 

De la nappe du torrent qui roule au-dessus s'échappe une vapeur teinte de toutes les nuances de la lumière par le soleil, dont les rayons s'y décomposent en dessinant des écharpes aux sept couleurs, en faisant jaillir les feux de mille prismes dont les reflets se contrarient. Chaque chose se pénétrant l'une l'autre, l'étendue est sans obstacle et peut être parcourue par les Anges. Un léger brouillard noir couvre les vallées grises et les montagnes violettes du fjord indigo.
 

C'est l'amour qui vous accompagne
ressentez-le rapprochez-vous..


Les sommets bleus, étincelants comme les étoiles vertes, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée jaune. Paysage enraciné dans nos paysages les plus proches mais à la recherche des plus lointains. On voit le soleil orange à travers la fumée rouge. Une voix. Malgré les derniers jeux blancs de l'hiver. Dessinant des écharpes. Cet autre passage est en effet un adieu au monde proféré par l'étrange héros avant sa mort-transfiguration. Salut, homme trompé qui pleures et clames dans le désert!
 

Ce quai sauvage est tapissé par plusieurs espèces de lichens, belle étoffe moirée par l'humidité, qui figure une magnifique tenture de soie. Le Séraphin replie légèrement ses ailes pour prendre son vol. L'immense envergure de son scintillant plumage. Un léger brouillard couvre les vallées noires et les montagnes grises du fjord violet.
 

Les rudes chemins de la Terre
chanceux vous les ignorez tous.


Les sommets indigo, étincelants comme les étoiles bleues, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée verte en marche. Talismans pour voir les paysages. On voit le soleil jaune à travers la fumée orange comme un globe de fer rouge. Une autre voix. Quelques bouffées blanches. Reflets contrariés. J'ai renversé l'adieu en un salut au monde, à toutes ces présences et à tous ces regards pour lesquels se fait la peinture. Salut, vous qui mourez pour les rois de la terre, mais aussi peuples sans patries, terres sans peuples qui vous souhaitez les uns les autres!
 

Des bruyères déjà fleuries couronnent les rochers de leurs guirlandes habilement mélangées. Des myriades d'Anges accourent tous du même vol. Un léger brouillard couvre les vallées et les montagnes noires du fjord gris.
 

Installez-vous dedans mes yeux
adaptés au monde inférieur.


Les sommets violets, étincelants comme les étoiles indigo, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée bleue en marche. Talismans qui nous montrent ce qu'il y a de lointain dans les paysages les plus proches. On voit le soleil vert à travers la fumée jaune. Quelle est cette autre voix qui s'est mêlée aux nôtres? Quelques bouffées orangées d'air tiède, chargées des senteurs du bouleau rouge déjà paré de ses blanches efflorescences. Lichens moirés. La peinture est une façon de saluer le monde. Salut, toi qui ne sais où reposer ta tête, proscrit sublime!
 

Tous les feuillages mobiles attirés par la fraîcheur des eaux laissent pendre au-dessus leurs chevelures. Le scintillement de leurs diadèmes réunis s'allume dans les espaces, comme les feux du ciel au moment où le jour paraît. Un léger brouillard couvre les vallées et les montagnes du fjord noir.
 

Faites comme s'ils étaient vôtres
découvrez-moi ce paysage!


Les sommets gris, étincelants comme les étoiles violettes, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée indigo en marche. Talismans qui nous montrent ce qu'il y a de fantastique dans les paysages que nous avions crus les plus proches. On voit le soleil bleu à travers la fumée verte. Cette nouvelle voix a été appelée par le mot "séraphin". Quelques bouffées jaunes d'air tiède, chargées des senteurs du bouleau orangé déjà paré de ses efflorescences rouges, et pleines des parfums exhalés par les mélèzes blancs. Couronnes de bruyères. La peinture est une façon de transmettre un salut de génération en génération. Salut, chères innocentes traînées par les cheveux pour avoir trop aimé!
 

Ces mélèzes agitent leurs dentelles en caressant les pins, immobiles comme des vieillards soucieux. De leurs chevelures sortent des ondes de lumière, et leurs mouvements excitent des frémissements onduleux semblables aux flots d'une mer phosphorescente. Un léger brouillard couvre les vallées et montagnes.
 

Voici des arbres des rochers
un torrent qui se précipite
avec des virages inouïs
pour finir son parcours abrupt.


Les sommets noirs, étincelants comme les étoiles grises, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée violette en marche. Talismans, c'est pourquoi j'ai voulu chercher dans d'autres pages encore quelques échappées vers le fantastique. On voit le soleil indigo à travers la fumée bleue. Cette nouvelle voix c'est celle du pater seraphicus à la fin du second Faust. Quelques bouffées vertes d'air tiède, chargées des senteurs du bouleau jaune déjà paré de ses efflorescences orangées, et pleines des parfums exhalés par les mélèzes rouges dont les houppes de soie blanche se renouvellent. Feuillages mobiles. Le texte ancien de cet adieu-salut se baigne à toutes les couleurs de l'arc-en-ciel peinture. Salut, pauvres, petits et faibles, vous tous qui gravitez dans la sphère de l'instinct en y souffrant pour autrui!
 

Cette luxuriante parure contraste avec la gravité des vieilles colonnades que décrivent les forêts étagées sur les montagnes et dans la grande nappe étalée du fjord où le torrent noie sa fureur. Le Séraphin tout obscur au milieu des légions immortelles dont les ailes sont comme l'immense panache des forêts agitées par une brise. Un léger brouillard couvre ses vallées.
 

Magnifique à regarder
mais nous trouvons ça trop sombre
nous tremblons nous frissonnons
artiste délivre-nous!


Les sommets, étincelants comme des étoiles noires, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée grise en marche. Un fantastique enraciné dans notre enfance en souffrance, enraciné dans les paysages les plus proches en navigation vers les plus lointains. On voit le soleil violet à travers la fumée indigo. Avec les voix des enfants nouveau-nés, mort-nés qui lui répondent. Quelques bouffées bleues d'air tiède, chargées des senteurs du bouleau vert déjà paré de ses efflorescences jaunes, et pleines des parfums exhalés par les mélèzes orangés dont les houppes de soie rouge se renouvellent, ces brises blanches échauffées par l'encens. Fraîcheur des eaux. La peinture nous baigne dans les irisations de sa fontaine de jouvence. Salut, navigateurs qui cherchez l'Orient à travers les ténèbres épaisses, à travers les sphères studieuses où nous entendons la plainte du génie insulté, le soupir du savant éclairé trop tard!
 

Enfin la mer encadre cette page et le village est un point perdu dans cette immensité. Des lignes de feu sans ombre. Un léger brouillard.
 

Vers un cercle supérieur
croissez toujours en secret
vers la pure éternité
force du divin présent.

Voici le pain des esprits
don de l'éther le plus libre
l'amour dans l'éternité
nous découvrant le bonheur.

Les sommets, étincelants comme des étoiles, le percent en lui donnant l'apparence d'une Voie lactée noire en marche. Anges qui transmettent le salut-adieu d'enfance en enfance. On voit le soleil gris à travers la fumée violette. Toutes les voix s'éloignent peu à peu. Quelques bouffées indigo d'air tiède, chargées des senteurs du bouleau bleu déjà paré de ses efflorescences vertes, et pleines des parfums exhalés par les mélèzes jaunes dont les houppes de soie orangée se renouvellent, ces brises rouges échauffées par l'encens et les soupirs de la terre blanche. Forêts étagées. La peinture baigne le monde dans son adieu-salut qui nous montre la voie. Salut, granit qui deviendras fleur, fleur qui deviendras colombe qui deviendra femme qui deviendra souffrance, homme qui deviendra croyance, qui deviendrez foyer brûlant d'amour perçant à travers un léger brouillard comme un soleil en train de se renouveler !

 
 
 

LES PHASES DU VENTOUX

pour Patrice Pouperon
     (1)

     D'abord ces seins jaunâtres sortant de la falaise ocre
     interrompue par le rectangle de ma fenêtre
     au-dessus de la fracture dans la croupe orangée
 

     Lorsque Claude Monet en 1862 s'installe au premier étage
     d'un immeuble de Rouen pour peindre ses Vingt vues
     de la cathédrale il se souvient des 36 et dix
     Vues du mont Fuji par Hokusaï


     Et plus loin ce rectangle rougeoyant à la hanche
 

     Le Fuji est un point de repère topographique
     extraordinaire il relie tous les habitants
     de la région qu'il domine par sa haute présence


     A gauche les antennes de l'émetteur de télévision
 

     Le sentier monte parmi les oliviers et chênes verts
     du sommet du Ventoux on peut apercevoir
     les monts du Dauphiné et le Viso en Italie


     Puis un prisme bleuté souligne une poitrine d'argent
     et la barque de la lune au chargement de cendres
 

     (2)

     D'abord ce même mur de seins orangés un navire
     au-dessus de la fissure fauve dans la rougeoyante un oiseau
     et plus loin cette avalanche de losanges violacés depuis la hanche
 

     Lorsqu'en septembre 1970 je m'installe au premier étage
     d'une maison d'Albuquerque pour décrire mes 35
     et neuf Vues du mont Sandia le soir l'hiver
     je me souviens évidemment de Claude Monet


     Les mots que je viens de tracer se cassent en lettres pierreuses
 

     Le Fuji joue par rapport à la partie centrale du Japon
     le rôle même que la cathédrale de Rouen devrait jouer
     par rapport à cette ville ce pour quoi elle a été construite


     A droite les blocs d'étain ventres bleutés dans la neige
 

     Le sentier monte parmi les vignes
     du sommet du Ventoux on peut apercevoir
     les Cévennes et le Gerbier de Jonc


     Ainsi je m'efforce de tendre mon filet minuscule
     sur cette proie énorme épaule de plâtre jaunâtre
 

     (3)

     D'abord les griffes blanchissantes en strates
     cela s'organise un instant dans la précipitation de mon regard
     en les lettres du mot découpure je lève les yeux
 

     Dans ce souvenir au Nouveau-Mexique au long des mois
     tandis que je m'efforçais de peindre la montagne avec mes mots
     passaient évidemment les Vues du mont Fuji
     pour me désespérer et m'encourager à la fois


     La lumière est déjà différente la faille change
 

     Le mont Sandia joue pour la région d'Albuquerque
     le même rôle que pour les parisiens la Tour Eiffel,
     ce qui fait qu'elle est toujours là malgré les protestations


     L'aiguille de l'église interrompue par la fenêtre
 

     Le sentier monte parmi les lavandes et ruches
     du sommet du Ventoux on peut apercevoir
     la Méditerranée au-delà de la plaine d'Arles


     Silencieux dans les nuages de plomb
     ainsi je trébuche en mon humble marche
 

     (4)

     D'abord ces ravins ces éboulis qui disparaissent
     entre les cuisses de gravats interrompues dans la brume
     au-dessus de cette lézarde qui traverse les replis
 

     Lorsque Patrice Pouperon en 1992
     s'installe en sa maison de Lirac pour peindre
     ses 21 Vues du mont Ventoux son Olympe
     il est tout envahi du souvenir de Claude Monet


     De plus en plus pâles dans les avalanches de neige
 

     Le mont Ventoux est un repère topographique extraordinaire
     il joue par rapport à cette région de Provence
     le même rôle que la Tour Eiffel pour les parisiens


     Et plus loin ces amas de rectangles qui deviennent flaques
 

     Le sentier monte parmi les hêtres et pins
     du sommet du Ventoux on peut apercevoir
     par temps très clair les Pyrénées


     Parmi les côtes beiges dans la nuit tombante
     et le reflet de la pleine lune grenue dans une vitre lisse
 

     (5)

     D'abord ces blanchissants piliers à griffes
     qui deviennent tentacules au-dessus de ces toujours
     changeantes dents jaunâtres à cassures noires
 

     A travers la cathédrale de Rouen lui font signe
     par delà un siècle de plus et de nombreux océans
     la courbe dramatique du mont Fuji immense
     irrésistible déesse comme le soleil en ce pays-là


     Toujours ce même parallélogramme de crochets gris
 

     Deux personnes éloignées l'une de l'autre
     deux amants deux amis savent qu'ils ont en commun
     ce volcan cette falaise tour ou cathédrale


     Toute montagne est indescriptible à gauche les ouvriers
 

     Le sentier monte parmi la pierraille parfumée
     du sommet du Ventoux les nuits par temps très clair
     on peut apercevoir un des phares de Marseille


     Sortant de plâtras beiges parmi les nuages bistres
     genoux dégoulinants de verre pourpre
 

     (6)

     D'abord toujours ces mêmes seins changeants
     aux rainures orangées qui deviennent rubis au-dessus
     des arêtes horizontales parmi ces rougeoyantes croupes
 

     Lorsque je désespérais dans mes tentatives de descriptions
     du mont Sandia j'espérais qu'un jour un peintre
     différent de ces maîtres qui m'avaient tant appris
     me découvrirait encore un autre moyen de multiplier les Vues


     J'ai l'impression d'être au fond d'une mer très transparente
 

     Deux amants deux amis ont en commun dans le paysage
     non seulement le ciel et les astres mais le mont Ventoux
     Olympe séjour du divin signe qui organise l'alentour


     Ventres bleutés dans la neige puis le croissant
 

     Le sentier passe sous un roc dit la Femme géante
     du sommet du Ventoux par les matinées très limpides
     on peut apercevoir le sommet du mont Blanc


     Qui ouvre la parenthèse de l'ombreuse un avion
     et l'épaule vertigineuse de ciment jaunâtre évanoui
 
 
 
 
 

ÉLÉGIE DU NOUVEAU-MEXIQUE
pour Lise Hoshour
in memoriam Harvey Hoshour

 
C'était le pays de l'enchantement du ciel très pur bleu presque sombre pendant des mois et soudain des armées de nuages.

C'était le pays de l'enchantement des murs de boue ocre rose avec leurs poutres rondes juste au-dessous de la terrasse et les gouttières brinquebalant au moindre vent.

C'était le pays de l'enchantement des barbelés imitant avec toute la maladresse humaine l'imagination des cactus, des ronces ou des buissons roulants pour tenter d'interdire un arpent dans l'immensité.

C'était le pays de l'enchantement des ombres précises s'allongeant dans le soir en grandes lames comme les vagues d'une marée jusqu'au moment où le crépuscule vous recueillait dans sa fraîcheur glauque.

C'était le pays de l'enchantement des chemins sinuant parmi les rochers et les touffes d'herbes sèches jusqu'à l'esplanade naturelle à la gloire de l'horizon, de ses volcans et de ses neiges.

C'était le pays de l'enchantement des églises telle des bourgeons qui seraient en train de s'ouvrir au milieu des villages, une floraison si lente qu'il semblerait qu'il s'agisse de millénaires alors que ce ne sont que siècles.

C'était le pays de l'enchantement des écorces ravinées, parcheminées sous les branches qui proposent leur carnaval de flocons sur les rives du fleuve intermittent où se suivent à quelque distance les vastes demeures doucement ténébreuses et tièdes.

C'était le pays de l'enchantement des chevaux grignotant patiemment l'herbe rare en attendant que l'homme les fasse galoper dans les ranchs et sauter par-dessus les ravins à la poursuite des boeufs ou du gibier.

C'était le pays de l'enchantement des portes avec leurs rideaux de perles de bois ou leurs grillages contre les mouches, les épaisses planches contre les dangers nocturnes, ou les vitres pour continuer à suivre les rares passants depuis la cuisine ou l'atelier.

C'était le pays de l'enchantement des cimetières toujours à la limite d'un autre monde, isolés pour que les fantômes puissent s'en donner à coeur joie ou désolation depuis les premières migrations perdues dans les brumes des légendes ou de l'archéologie jusqu'aux déferlements de pionniers, colons ou touristes.

C'était le pays de l'enchantement des camionnettes pour transporter famille, animaux ou meubles, cahotant au fond ou au bord des canyons, tribunes mobiles pour assister au marquage des troupeaux ou aux envols de montgolfières, fonds de tente pour les nuits calmes et lumineuses avec feulement du puma et chant du rossignol.

C'était le pays de l'enchantement des lendemains de fête, quand la poussière se dépose doucement sur la place et que l'on range dans les armoires ou les jarres tous les ornements, masques ou accessoires des diverses cérémonies tandis que les enfants dispensés d'école dorment d'un lourd sommeil traversé de danses et d'apparitions.

C'était le pays de l'enchantement des antennes qui apportent au fin fond des vallées ou sur les escarpements des promontoires les dernières chansons à la mode sur les côtes des deux océans, des images de continents lointains que l'on a du mal à distinguer des planètes de la science-fiction ou des décors de l'opéra de Santa-Fe, des nouvelles de guerre ou famine qui font que l'on regarde avec soulagement le supermarché au carrefour de deux routes presque vides et toutes droites au long des montagnes abruptes où la chute d'une pierre éveille d'interminables échos.

C'était le pays de l'enchantement et malgré tous ses changements, cela doit bien l'être toujours. Quand retournerai-je au Nouveau-Mexique ?

 
HUIT TENTURES OU TEINTURES
pour Claude Viallat
et Patrice Pouperon
1

Atre au miroir
peau de la mer
oscillations
réfléchissant
des peupliers
s'entrecroisant
et les moirures
dans les méandres
 

La peau de la mer palpitant
parmi les palais ocre et marbre
Les mouettes s'entrecroisant
dans les intervalles des nuages
dans les oscillations des voiles
et les moirures des filets
remplis de poissons frétillant
qui se déversent sur les quais


Depuis Venise, la foule de San Marco, les vaporetti sur le grand canal, les ruelles désertes, l'obscurité des intérieurs d'église avec les tableaux qu'on devine à la flamme des cierges, un mouvement de la draperie nous transporte jusqu'aux plages de l'océan
 

2

Peau de la mer
draps de couleurs
vibrant aux doigts
s'entrecroisant
la découpure
des peupliers
dans les méandres
emmitouflés
 

Les pommiers dans les prés laissant
tomber la manne des pétales
sur nappes et draps de couleurs
vibrant aux doigts du vent harpiste
les peupliers dans les méandres
des fleuves chargés de péniches
les sirènes des transbordeurs
répondant à celles d'Ulysse


Depuis les plages de l'océan, leurs rochers et falaises, leurs coquillages, flottilles de chalutiers, leurs prés, leurs écluses, leurs essaims de nuages et de mouettes et les automobilistes cheveux au vent, un repli de terrain nous transporte jusqu'aux immensités de l'Ouest.
 

3

Draps de couleurs
les cavaliers
emmitouflés
les peupliers
fauves domptés
cérémonies
la découpure
les bancs du cirque
 

Les cavaliers à grands chapeaux
galopant au bord des canyons
sous la découpure des neiges
dans l'azur plus bleu que chez nous
les bâches sur les camionnettes
cahotant avec les familles
emmitouflées de couvertures
au retour des cérémonies


Depuis les immensités de l'Ouest, leurs poussières, volcans et cactus, leurs couvertures à chevrons, battements de tambours, sables blancs, déserts peints, ruines précolombiennes et montgolfières, un coup d'aile nous transporte jusqu'au campement d'une caravane.
 

4

Les cavaliers
les bancs du cirque
fauves domptés
emmitouflés
premières gouttes
spots lumineux
île au trésor
éclairs crissant
 

La foule sur les bancs du cirque
la fanfare dans sa tribune
pelages de fauves domptés
bondissant derrière les grilles
d'un spot lumineux jusqu'à l'autre
applaudis par les écoliers
qui rêvent d'îles à trésors
et d'habitations dans les arbres


Depuis le campement d'une caravane avec ses roulottes et cages, parades, fumées, loteries et manèges, grandes roues et huits, jongleurs, équilibristes, anneaux et trapèzes, rires, émois, fanfares et trépignements, un fondu-enchaîné du film nous transporte jusqu'aux boulevards du crépuscule.
 

5

Les bancs du cirque
premières gouttes
passants se hâtent
spots lumineux
dans la fatigue
rideaux de fer
éclairs crissants
doigts et cahiers
 

Premières gouttes de l'orage
couvrant peu à peu le bitume
tandis que les passants se hâtent
et que l'on baisse les rideaux
de fer devant les étalages
les éclairs crissant aux fenêtres
l'averse fouettant les pavés
dans les claques et grondements


Depuis les boulevards du crépuscule avec leurs enseignes lumineuses, vitrines, terrasses de café à multiples bouteilles et rutilantes machines, klaxons, insultes, imperméables ruisselants, parapluies brusquement refermés, l'ouverture d'un rideau nous transporte jusqu'aux souvenirs de l'enfance.
 

6

Premières gouttes
le tableau noir
dans la fatigue
passants se hâtent
piétinements
gouttes de sang
doigts et cahiers
les arabesques
 

Les chiffres huit multipliés
sur le tableau noir de l'école
devenu vert tendre aujourd'hui
mais dans la fatigue des yeux
après tant d'efforts et d'ennuis
il passe brusquement au rouge
et ce sont des gouttes de sang
qui tachent les doigts et cahiers


Depuis les souvenirs de l'enfance avec leurs ennuis et jeux dans la cour, les rêveries tandis que la voix du professeur s'éloigne et ronronne, les coups de règle sur les pupitres maculés et gravés, l'émerveillement des vacances, des claquements de bannières nous transportent jusqu'aux gradins chargés de foule.
 

7

Les tableaux noirs
piétinements
sabots fendus
gouttes de sang
hennissements
respirations
les arabesques
déchiffrements
 

Le piétinement dans l'arène
les traces des sabots fendus
les museaux frôlant les satins
la sueur fonçant les chemises
la respiration retenue
tous les éventails se déplient
accompagnant les arabesques
de cornes de cape et d'épée


Depuis les gradins chargés de foule brillante, bruyante, houleuse et passionnée avec la lunule d'ombre qui dévore peu à peu l'ellipse ensoleillée devant les toits à tuiles roses et les clochers à ferronneries, le déploiement d'un manteau nous transporte jusqu'au laboratoire de l'alchimiste.

8

Piétinements
l'âtre au miroir
réfléchissant
les arabesques
s'entrecroisant
hennissements
déchiffrements
peau de la mer
 

Les braises dans l'âtre au miroir
réfléchissant cuivres et cuirs
les grappes jetées dans les hottes
ruisselant de larmes poisseuses
les hennissements des pressoirs
les murmures des alambics
le déchiffrement des grimoires
l'élixir la pierre et la clé


Depuis le laboratoire de l'alchimiste avec ses livres, balances et cornues, ses flammes, vitraux, caves et celliers à tonneaux balayés par les pinceaux des soupiraux, escaliers en vis pour l'observatoire, une lampée d'ivresse nous transporte jusqu'à Venise.
 
 
 
 


ACTUALITÉS

pour Bertrand Dorny
          Le journal quotidien
          est comme une fenêtre
          par laquelle nous découvrons
          une mer agitée sous un ciel gris
          où nous apercevons des navires en détresse
          et même des gens qui se noient
          mais nous n'avons aucune bouée à jeter
          de toute façon ce serait trop loin
          la sirène d'alarme ne cesse plus
          on est obligé d'élever la voix
          pour se faire entendre dans la maison
          un paquet de mer vient nous éclabousser
          qui nous force à fermer les vitres
          quelques phares tournoient sur les digues
          mais souvent le brouillard nous les cache
          et lorsque la nuit se confirme
          avec son surcroît d'angoisses
          nous nous empressons de tirer les volets
          pour reprendre en paix la lecture
          de notre journal quotidien

          Le journal quotidien
          est comme un théâtre
          dans lequel les décors sont retournés
          les acteurs ont oublié leurs rôles
          ils répètent certaines répliques
          comme des enregistrements enrayés
          leurs costumes sont couverts de poussière
          les loges ont été détruites lors d'un bombardement
          masqué par des salves d'applaudissements
          car il y a encore des spectateurs
          qui pour la plupart lisent leurs journaux
          avec des éclairages de fortune
          c'est que s'ils ont encore des dorures
          les lustres n'ont presque plus d'ampoules
          personne n'arrive plus à diriger
          les rares projecteurs qui fonctionnent
          s'attardant longuement sur tel ou tel
          puis soudain les oubliant dans la nuit
          où retombe le rideau fané
          de notre journal quotidien

          Le journal quotidien
          est comme une forêt
          où s'éternise un incendie provoqué
          par l'étourderie ou la malveillance
          la plupart des branches sont carbonisées
          des feuilles en cendres tournent en planant
          pour rejoindre le tapis de braises
          qui fume sous la bruine ou la neige grise
          il y a bien quelques bourgeons
          qui résistent encore assez vaillamment
          on signale une floraison rabougrie
          qui assurera la relève dit-on
          dès que les dangers les plus pressants
          commenceront à s'éloigner
          des bandits caparaçonnés d'amiante
          rançonnent les troupeaux de réfugiés
          qui cherchent en vain leur demeure
          dans le paysage méconnaissable
          où s'éparpillent les suppléments
          de notre journal quotidien

          Le journal quotidien
          est comme un hôpital
          dont les façades sont arrachées
          il n'y a plus que les départements
         des urgences et des suicides
          tous les autres malades sont transportés
          dans des campements provisoires
          qu'il faut toujours déménager
          un peu plus loin dans les décombres
          où les stalactites de glace
          pendent aux tuyaux
          des anciens radiateurs accrochés
          aux pans de mur déchiquetés
          de place en place les infirmiers
          handicapés viennent se chauffer
          autour des braseros malingres
          alimentés par les manuels
          des écoles d'antan désaffectées
          et les vieux numéros spéciaux
          de notre journal quotidien

          Le journal quotidien
          est comme un moniteur
          d'un circuit de télévision
          qui surveille un parking
          d'où les automobiles ne sortent plus
          faute d'essence et de mécaniciens
          des salons de jeux se sont installés
          entre les piliers de béton suintant
         avec de grands panneaux sur lesquels
          on affiche les défections de chanteurs
          les pronostics de courses qui n'ont jamais lieu
          les cours d'actions en bourse d'entreprises
          qui n'existent plus depuis des années
          entre deux parades publicitaires
          pour les salons d'autres étages
          ou les vieux autocars de plaisir
          où l'on contemple des photographies
          d'anciennes attractions touristiques
          découpées dans les lambeaux rescapés
          de notre journal quotidien
 
 
 
 

BROCÉLIANDE
pour Jean-Luc Lerebourg
               Je pénètre dans la forêt
               où tous les arbres ont des titres
               toutes les feuilles sont couvertes
               de nervures que le vent lit
               et qu'il emporte sur les eaux
               de la fontaine qui murmure
               un accompagnement nouveau
               pour les chants à tous les échos
               des cavernes dans les rochers
               et des ravins dans les vallées
               où se retrouvent les ruisseaux
               comparant mainte variation
               des paragraphes et couplets
               qui se poursuivent et s'enlacent
               comme des saumons remontant
               les rapides jusqu'aux montagnes
               et les fleurs ce sont les images
               ruissellement d'illustrations
               avec les bourgeons des lettrines
               les graines des index et tables
               et les écorces des reliures

               Je pénètre dans les rayons
               où tous les livres sont des pousses
              où les lettres sont des insectes
              où les titres sont des parfums
               que brassent les vents de lecture
               dans la tête des écoliers
               qui ont su ne pas renoncer
               malgré les passages d'années
               aux escalades dans les branches
               du savoir et de l'ignorance
               inventive guettant aux cimes
               dangereuses de la recherche
               oscillant au moindre soupir
               les aventures des châteaux
               les navires en découverte
               les atlas des explorations
               les dictionnaires des planètes
               les celliers des langues anciennes
               les volières du temps qui passe
               les clefs des songes et des veilles
 
 
 
 
 

LES ESPRITS DU VAL
pour Thierry Lambert
               1 L'esprit du ruisseau

               Caressant les galets moirés
               les roulant parmi les détours
               au long des hautes graminées
               où ruminent les boeufs repus
               chatouillant les menues racines
               des arums et des orchidées
               feuilletant mes reflets de nuages
               dictionnaires du temps qui passe
               je cherche un étang de repos
               pour repartir à l'aventure
 

               2 L'esprit du marais

               Parmi les prêles et roseaux
               les canards cherchent leurs moitiés
               le timide butor se dresse
               pour préparer sa migration
               les libellules et moustiques
               font étalage de nervures
               les canaux enlacent des îles
               plantées de saules et de trembles
               où le héron vient atterrir
               parmi les tiges d'angéliques
 

               3 L'esprit de la clairière

               Les fougères et digitales
               se redressent après les bonds
               d'une famille de chevreuils
               venue pour se désaltérer
               au bord de la mare où surnagent
               les nénufars et populages
               parmi feuilles de hêtres pourpres
               tandis que martèle un pivert
               et que les merles se répondent
               aux cimes des pins et des chênes
 

               4 L'esprit des landes

               Les genévriers sur les sables
               les genêts auprès des ajoncs
               les traces des renards et lièvres
               les épilobes et bruyères
               les rosaces de l'araignée
               où viennent se prendre les mouches
               que le vent secoue et délivre
               en aspergeant de gouttes d'eau
               les fourmilières perturbées
 

               5 L'esprit des rochers

               Les lichens au milieu des mousses
               décorant les pans du granit
               avec leurs drapés grumeleux
               les marches pour les escalades
               les abreuvoirs pour hirondelles
               pourchassant les menus insectes
               en virant comme ailes delta
               avant de se poser en rangs
               sur les lignes du téléphone
               ou les gouttières du refuge
 
 
 
 

A LA FLAMME DU RETABLE
(Matthias Grünewald)
pour Bertrand Dorny
 
          Les feuilles du livre de peinture
          ont été dressées dans l'église

          Incapable de tourner les pages
          c'est moi qui déambule autour

          Les monstres se dorent aux accents des anges
          les épines fleurissent en ulcères de miel

          Vignes de métal frémissant aux runes
          violes de crépuscule répondant aux lueurs

          Le sang de l'agneau coule sur le cadre
          le cri des pleureuses monte vers la nuit

          Le doigt du prophète montre la blessure
          celui de l'archange annonce les douleurs

          L'arc-en-ciel de la résurrection frappe les soldats
          le museau de l'épidémie flaire l'enfançon

          La pierre des statues s'anime
          dans l'orage de la bonté

          Palmiers écartant les rochers
          ronces enlaçant les grimoires

          Chevelures se retrouvant écailles
          toisons faisant exploser les vitres

          La tentation dans la fureur des montagnes
          la conversation dans les asiles sous-marins

          A l'hôpital de la piété violente
          les corbeaux nourrissent les sages

          Cuirasses de larmes séchées
          lait des roses dans les ravines

          Les yeux s'éveillant dans les plumes
          les drapés gelés en cimeterres

          Les flèches à travers les cuisses
          les ogives sur le grouillement des déserts

          Les éruptions gagnant les sables
          les rayons riant sur les mantes

          La plainte clouée accuse les cieux
          la révolte des oiseaux passe aux insectes

          Les fantômes lavent leurs suaires
          quand le musée ferme ses portes

          Les visiteurs cadenassent leurs gouffres
          quand ils se retrouvent dehors


 
Sommaire n° 3 :
 
DRAPÉS DE LAQUES
UNE BOUCHÉE DE TEXTE
DÉPANNEUR
SURPRISE DU PORTRAITURÉ
GRILLE
L'OPTICIEN D'ARGUS
LE SANG DES CHIFFRES
LE PETIT OISEAU VA SORTIR
A BRIDE ABATTUE
FEU DE CARTES
RETOUR A LUCINGES
TANGO
UN TORRENT DE MONTAGNE
DU TAC AU TAC
DUOS JAPONAIS
LABOUR
LE PENSEUR ET L'ÉVENTAIL
LES DAMES DU MONDE
ARC-EN-CIEL SÉRAPHIQUE
LES PHASES DU VENTOUX
ÉLÉGIE DU NOUVEAU-MEXIQUE
HUIT TENTURES OU TEINTURES
ACTUALITÉS
BROCÉLIANDE
LES ESPRITS DU VAL
A LA FLAMME DU RETABLE

 

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