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Poésie au jour le jour 30

(enregistré en juin 2014)

Sommaire






PAYSAGES PLANÉTAIRES (2)

pour Henri Pousseur
 A

1) ALASKAMAZONIE
 

  (Alaska)
Les cimes des conifères
le royaume des corbeaux
la petite et la grande Ourse
les aurores boréales
les restes des chercheurs d’or
les traîneaux sur la toundra
les mâts généalogiques
le cuivre et les dents de morse


        La mer, houles et replis, avec les cris des mouettes, grand large et marées, avec les chants des baleines au loin. Par les fenêtres du navire nous voyons défiler fjords et glaciers. Soudain des blocs se détachent et tombent dans les chenaux en éclaboussant. Voici des chasseurs qui rentrent avec viandes et fourrures.
 

  (Amalaskie)
L’empire des colibris
les aurores boréales
cyclones dévastateurs
les traîneaux sur la toundra
les radeaux sur les grands fleuves
le cuivre et les dents de morse
les auréoles de plumes
le royaume des corbeaux
        Le fleuve grand  comme la mer, méandres et rapides avec les cris des singes, embarcadères et jangadas avec les feulements des jaguars au loin. Par les fenêtres du navire nous voyons s’envoler les oiseaux éclatants parmi les lianes qui tombent des hautes branches des arbres immenses. Voici des archers qui rentrent avec élytres et plumes.
 
 (Alazonie)
Les restes des chercheurs d’or
les récolteurs d’hévéa
les mâts généalogiques
le théâtre abandonné
les cimes des conifères
les lianes dégoulinant
la petite et la grande Ourse
les condors et les pumas


        Le port entre la mer et le fleuve, grues et treuils avec les cris des manoeuvres, dragues et remorqueurs avec une mélodie au loin. Nous voyons s’exaspérer les machines dans les conserveries. Voici des matelots qui cherchent fortune. Le froid salue la chaleur; les rouages rêvent de solitudes; les latitudes se recouvrent dans la transe des danseurs. La mer; le fleuve.
 

 (Amazonie)
Les radeaux sur les grands fleuves
le théâtre abandonné
les auréoles de plumes
les lianes dégoulinant
l’empire des colibris
les condors et les pumas
cyclones dévastateurs
les récolteurs d’hévéa
2) GAMELANG CELTIBÈRE
 
  (Celtibérie)
Mêlant leurs piétinements
au tintement des monnaies
entre dolmens et menhirs
les héros des anciens temps
découvrant leur vraie nature
parmi grèves et forêts
dans les halles et les foires
parmi vaches et chevaux


        Au-dessus des marais se découpe le faubourg industriel avec ses toits en dents de scie, ses cheminées avec panaches de noirceur, ses rangées de maisons, ses manifestations et ses descentes de police. Issus des déchirures entre les nuages, des rayons de plus en plus horizontaux éveillent des cuivres dans les vitres. Sous la pluie les cornemuses rêvent de soleil.
 

 (Celtonésie)
Dans les marchés surpeuplés
les héros des anciens temps
mêlant leurs cris et senteurs
parmi grèves et forêts
sous le théâtre des ombres
parmi vaches et chevaux
répètent leurs aventures
au tintement des monnaies


        Les pays arides projettent leurs sites sur l’écran des vapeurs. L’Australie succède à l’Espagne. Les oiseaux poursuivent leurs migrations. Les taureaux mugissent dans l’arène. Notre foule en traverse une autre. Des vignes andalouses aux tamis des chercheurs d’or, dans la torpeur, guitares et didjeridoos rêvent de rosée.
 

 (Indibérie)
Découvrant leur vraie nature
aux promesses des marchands
dans les halles et les foires
les enfants émerveillés
mêlant leurs piétinements
parmi jungles et cités
entre dolmens et menhirs
parmi cochons et canards


        Des arcs-en-ciel passent d’île en île. Nous voyons très sérieusement une mosquée à la place d’une usine; les affiches s’animent en théâtre d’ombres. Sur le faubourg industriel, l’oeil de Vénus, dans une éclaircie, dirige les carillons vers la nuit.
 

 (Indonésie)
Sous le théâtre des ombres
les enfants émerveillés
répètent leurs aventures
parmi jungles et cités
dans les marchés surpeuplés
parmi cochons et  canards
mêlant leurs cris et senteurs
aux promesses des marchands
3) ÉTATS ZUNI
 
 (USA)
Vrombissement des avions
le tumulte des machines
les cantiques dans les rues
les sirènes policières
les coups de feu dans la nuit
le grésillement des tubes
jaillissement des geysers
contrebasse et batterie


        Entre l’avion et le métro le prédicateur rassemble ses ouailles. Vite. Entre le métro et les voitures les choeurs se font signe. Plus vite. Entre les voitures et le métro les couleurs se tressent. Encore plus vite. Entre le métro et l’avion la portière claque. Urgence.
 

 (Zuusa)
Les maisons de terre douce
les sirènes policières
maïs de toutes couleurs
le grésillement des tubes
dans le solstice d’hiver
contrebasse et batterie
martèlement des tambours
le tumulte des machines


        Un incendie éclate sur l’aéroport. Angoisse. Les tambours transmettent l’alarme jusqu’aux grandes plaines, jusqu’aux rochers monumentaux dans le désert. Confusion. Les tambours battent le rappel des esprits. Soupirs.
 

 (Usni)
Les coups de feu dans la nuit
vanneries feutres bijoux
jaillissements des geysers
un reflet d’Eldorado
vrombissement des avions
tissages et broderies
les cantiques dans les rues
les masques et les hochets


        Les voyageurs sont invités à se détendre dans un bar. Patience. Des voitures s’échappent. Vigilance. Les camions se calment. Soulagement. Des ogives se croisent dans les voûtes du ciel où les orgues des horizons échafaudent leurs restaurations.
 

 (Zuni)
Dans le solstice d’hiver
un reflet d’Eldorado
martèlement des tambours
tissages et broderies
les maisons de terre douce
les masques et les hochets
maïs de toutes couleurs
vanneries feutres bijoux
4) CANADA CATHAY
 
 (Canada)
Les glaçons à la dérive
entre les forêts d’érable
piétinement dans la neige
patinage sur les lacs
le train régulièrement
sur la plaine immaculée
les croisements des camions
la vibration des pylônes


        Crépitements, explosions, souffles de forge, écroulements. Les flammes gagnent. Il ne restera bientôt plus rien de la prairie. Le bétail fuit. Toute la province est menacée, la nation, le continent même. Les Indiens survivants essaient d’opposer au sinistre ce dont ils se souviennent de leurs incantations de jadis, de le contenir par l’édification d’une sorte de muraille de Chine mentale.
 

 (Cathada)
Brisements dans les allées
patinage sur les lacs
les pinceaux déposent l’encre
sur la plaine immaculée
le pincement de la corde
la vibration des pylônes
céramiques et baguettes
entre les forêts d’érables


        Mais rien n’y fait; le tapis déroule ses langues acérées et sinueuses jusqu’aux rails, jusqu’à la gare où des exilés se hissent dans le train pour aller sauter dans l’avion d’où l’on regardera à peine le passage des archipels en attendant l’atterrissage et la découverte de la grande ville en transformation autour de sa cité qui n’est plus interdite, autour de son palais naguère impérial sous la montagne de charbon, avec ses opéras, céramiques, oriflammes et amères récapitulations, remontées de splendeurs et d’horreurs.
 

 (Canaday)
Le train régulièrement
sur l’océan de papier
le croisement des camions
le parfum des orchidées
les glaçons à la dérive
entre bambous et pruniers
piétinement dans la neige
la garde sur la Muraille


        Pour s’en revenir enfin, chargés d’idéogrammes et de bronze, de l’autre côté de la mer où les flammes auront tout dévoré sur la prairie que recouvre maintenant miséricordieusement la neige sur laquelle les ombres des nuages improvisent leurs lavis.
 

 (Cathay)
Le pincement de la corde
le parfum des orchidées
céramiques et baguettes
entre bambous et pruniers
brisements dans les allées
la garde sur la Muraille
les pinceaux déposent l’encre
sur l’océan de papier


5) CARAÏBES OURALOCÉANIENNES
 

 (Ouraliennes)
La steppe battue des vents
parcourue de longues vagues
sous la barre des montagnes
de grands troupeaux de chevaux
s’enfilent dans les sentiers
quand les carillons commencent
lançant leurs incantations
d’horizon en horizon
        La steppe roule en grandes vagues que les chevaux dévalent comme des dauphins, se dépassant, caracolant, s’ébrouant, se roulant dans l’écume de poussière. Chargeant depuis le second horizon qu’une pointe de galop découvre derrière le premier, le vent apporte le refrain d’une mère apaisant son enfant.
 
 (Caracéanes)
Robes à doubles volants
quand les carillons commencent
les guitaristes s’arrêtent
d’horizon en horizon
le champ de la canne à sucre
parcouru de longues vagues
par devant les rhumeries
de grands troupeaux de chevaux


        Des tourbillons de fumée font virer les hautes herbes, apportant avec eux des échos d’outre-désert et d’outre-mer, d’outre-villes et d’outre-neige. Par ici on devine le Caucase, par là ce sont plutôt les Andes. Des lignes plus ou moins régulières relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée. Dans les étages des torrents, on observe des raz-de-marée miniature. Par ici on devine les Antilles, par là ce sont plutôt les Tonga. Les oiseaux répondent aux sirènes.
 

 (Océaliennes)
Sous la barre des montagnes
les tambours aidant la danse
s’enfilent dans les sentiers
tournent dans le crépuscule
lançant leurs incantations
pour allumer leurs cigares
la steppe battue des vents
s’étend à perte de vue


        Les vagues de la steppe deviennent liquides et brassent les souvenirs que les cyclones ramènent de leurs tours du monde, les grandes villes d’Europe d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts; et au milieu des eaux, la mère nullement dépaysée continue ses couplets pour réendormir son enfant réveillé par le passage d’un avion.
 

 (Antilles)
Le champ de la canne à sucre
s’étend à perte de vue
par devant les rhumeries
les tambours aidant la danse
Robes à doubles volants
tournent dans le crépuscule
les guitaristes s’arrêtent
pour allumer leurs cigares


6) VIETNAMIBIE
 

  (Namibie)
Répétant leurs injonctions
sur les vallées sinueuses
les éléphants et girafes
qui recherchent les points d’eau
parcourant les alentours
jusqu’aux portes du désert
demi-cachés par les sables
et les ombres des ancêtres


        Volant, voletant, se posant parmi les roseaux, se berçant sur le hamac d’une branche pleureuse, se mouillant, baignant, secouant, s’ébouriffant; grandissant, les pattes devenant des jambes, les doigts se développant au bout des ailes, les plumes devenant poils et se dispersant dans la chaleur, le bec s’assouplissant et se divisant en nez et lèvres.
 

 (Vietmibie)
Demi-cachés par les brumes
où les ombres des ancêtres
font retentir leurs appels
sur les vallées sinueuses
les chapeaux des paysans
qui recherchent les points d’eau
réfléchissent le soleil
jusqu’aux portes du désert


        Alors, au vent de l’Atlantique, les chants s’articulent autrement; et si l’on est capable de saisir avec des mains et de fabriquer de merveilleux instruments de musique, une nostalgie vous prend au souvenir de l’expression naturelle que l’on était capable de moduler en mille façons selon les circonstances et les humeurs, au souvenir de cette liberté à laquelle on a renoncé pour parvenir à plus de puissance et sécurité.
 

 (Naminam)
Parcourant les alentours
entre les temples de bois
demi-cachés par les sables
où les cloches et les gongs
répètent leurs injonctions
sur les clapotis des champs
les éléphants et girafes
penchés sur l’irrigation


        Alors, au vent du Pacifique, si on a goûté à quelques fruits de l’arbre du savoir, et si certains ont semblé bien amers, et même s’il y en a tant d’autres à cueillir parmi lesquels il y en aura d’exaltants, quand vient le soir au monastère des phénix, on éprouve l’envie de se couvrir de poils qui redeviennent des plumes, de refermer ses mains pour que les bras retrouvent leur extension d’ailes, de réunir en bec ses lèvres et son nez, de serrer en pattes ses jambes pour mieux prendre son essor parmi les roseaux, depuis les savanes jusqu’aux rizières, retrouver le vol de jadis et chanter à perte de voix.
 

 (Vietnam)
Les chapeaux des paysans
penchés sur l’irrigation
réfléchissent le soleil
entre les temples de bois
demi-cachés par les brumes
où les cloches et les gongs
font retentir leurs appels
sur les clapotis des champs
B

1) OCÉAN PAPOUINDIEN
 

  (Papouasie)
Cendres laines mouvements
dans l’oscillation des vagues
interrogations dans l’ombre
les frôlements des vampires
les premiers rayons du jour
l’écume sur les récifs
les requins et les tortues
les craquements des branchages


        A travers les racines aériennes on aperçoit les vagues qui viennent battre sur la plage de sable étincelant, agitant un morceau de chaîne rouillée fixé à un pieu raviné. Des gouttes de pluie tombent des feuilles que les oiseaux agitent dans leur essor. Ronflements et cris, craquements d’écorce, passages d’animaux entre les lianes.
 

  (Indéanie)
Prières dans les cavernes
les frôlements des vampires
le lait la corne et le cuir
l’écume sur les récifs
multiplication des dieux
les craquements des branchages
pèlerinages pétales
dans l’oscillation des vagues


        L’éléphant s’assied pour se révéler dieu parmi les dieux. Le singe danse autour de lui en le rafraîchissant avec un éventail de palmes tressées tandis que les chanteurs psalmodient leurs livres saints.
 

 (Papoucéan)
Les premiers rayons du jour
le barattement des eaux
les requins et les tortues
réverbérations des plages
cendres laines mouvements
dans la foule des rivages
interrogations dans l’ombre
les bousculades le soir


        Les fauves s’approchent en contrôlant leurs rugissements et souffles de plus en plus graves. Des arcs-en-ciel passent d’île en île et une neige de pétales se répand sur la clairière.
 

 (Océasie)
Multiplication des dieux
réverbération des plages
pèlerinages pétales
dans la foule des rivages
prières dans les cavernes
les bousculades le soir
le lait la corne et le cuir
le barattement des eaux


2) CASPERTZIENNE  ANTILLAISE
 

 (Habanera)
Éclaboussements orages
les dentelles et foulards
éternuements ronflements
les rumeurs et les éclats
les langueurs et les épices
les heures se précipitent
les perroquets et les rats
les satins et falbalas


        Le vent dans la savane, les cloches d’une église, les chants que le porche diffuse avec ses haut-parleurs. Le vent dans la montagne, les craquements repris par les échos.
 

  (Habarcande)
Les chameaux avec leurs charges
les satins et falbalas
ruissellements explosions
les dentelles et foulards
reniflements grondements
les rumeurs et les éclats
les souvenirs des splendeurs
les heures se précipitent


        Quelqu’un à Cuba explore les bandes d’ondes courtes sur son récepteur portatif et tombe sur une émission russe. Des lignes plus ou moins régulières relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée.
 

 (Samanera)
Les langueurs et les épices
le temps qui fuit doucement
les perroquets et les rats
les soieries les poteries
éclaboussements orages
les turbans et les poignards
éternuements ronflements
les tapis et le pétrole


         Quelqu’un à Tachkent cherche sur le sien et tombe sur des émissions anonymes dont il s’imagine qu’elles viennent des forêts entourant d’anciens sites mayas du Honduras, à propos desquels il a vu une émission de télé sur le poste de la maison commune, comme si le reporter avait ouvert son micro en pleine jungle fourmillant de fantômes.
 

 (Samarcande)
Reniflements grondements
les tapis et le pétrole
les souvenirs des splendeurs
le temps qui fuit doucement
les chameaux avec leurs charges
les soieries les poteries
ruissellements explosions
les turbans et les poignards
3) PACIFIC SANDWICH
 
 (Hawaii)
Les volcans sur l’océan
les poissons dans les coraux
l’écume sur les récifs
les garnitures de fleurs
l’aéroport en sommeil
les croisières de grand luxe
les algues et les coquilles
les dauphins et les méduses


        Les rues descendent vers la mer avec leurs fils électriques, leurs rangées de maisons basses à toits de tôle ondulée, paraboles, petits jardins à bougainvilliers, balisiers et mimosas, piscines en forme de nuages, sous les volcans assoupis sur lesquels passent rarement les souvenirs des somptueux manteaux de plumes des siècles passés.
 

 (Hawalulu)
Grondements et clapotis
les garnitures de fleurs
Kavai et Lehua
les croisières de grand luxe
pluie dans l’île d’Oahu
les dauphins et les méduses
Molohai Maui
les poissons dans les coraux


        Dans les salles des casinos, la guitare des monnaies module ses arpèges. Froissements de dollars, dégringolades de pièces. Des automobilistes s’insultent aux carrefours dont les feux sont tombés en panne. Un incendie éclate sur l’aéroport.
 

 (Honolii)
L’aéroport en sommeil
la nostalgie des saisons
les algues et les coquilles
vêtements de plume et nacre
les volcans sur l’océan
pirogues de l’une à l’autre
l’écume sur les récifs
la morgue des milliardaires


        Dans l’horizon brumeux d’étincelles humides passent des écoles de baleines qui répètent leurs concerts de fin d’année, tandis que les amateurs de plage se couvrent les épaules d’huiles protectrices, saouls de leurs heures de combats avec les vagues, avant de s’étendre sur leurs draps de bain sous leurs parasols fichés dans le sable.
 

 (Honolulu)
Pluie dans l’île d’Oahu
vêtements de plume et nacre
Molohai Maui
pirogues de l’une à l’autre
grondements et clapotis
la morgue des milliardaires
Kavai et Lehua
la nostalgie des saisons


4) MONGOLIE TROPICALE
 

 (Mongolie)
Sur les replis du terrain
le velours des hautes herbes
dans le glissement du vent
le rugissement du tigre
le galop des grandes hordes
le crépitement du feu
le démontage des yourtes
départ au petit matin


        Les grands tétras pérorent comme des robots mal huilés dans les steppes de l’Asie centrale.
 

 (Trogolie)
Dans le froissement des feuilles
le rugissement du tigre
l’envol des oiseaux moqueurs
le crépitement du feu
l’installation des cabanes
départ au petit matin
sur les rives des marais
le velours des hautes herbes


        Depuis le chantier d’une voie ferrée dont la construction s’éternise, les prières se répandent jusqu’en Afrique, tandis qu’un train transporte des mariachis vers une noce dans la province de Sonora et que des bateaux rafistolés longent les côtes sénégalaises. Voici des matelots qui cherchent fortune.
 

 (Mongiques)
Le galop des grandes hordes
le clapotis des rivages
le démontage des yourtes
les murmures de la nuit
sur les replis du terrain
les étendards des roseaux
dans le glissement du vent
le feulement des panthères


        D’autres qui croient l’avoir trouvée, descendent les fleuves capricieux vers la Sibérie, abordant aux quais des rares villes brouillonnes pour quelques heures de détente et beuveries bien au chaud, puis traversent à nouveau les territoires des grands tétras qui se taisent quelques instants pour laisser les chants du soir monter depuis les yourtes.
 

 (Tropiques)
L’installation des cabanes
les murmures de la nuit
sur les rives des marais
les étendards des roseaux
dans le froissement des feuilles
le feulement des panthères
l’envol des oiseaux moqueurs
le clapotis des rivages
5) DALLAGE  ARABESQUE
 
 (Sultanat)
Les tulipes d’Ispahan
les perles du grand Mogol
les nigelles de Damas
les ramages de Golconde
les ombres des minarets
les fontaines dans les cours
les jalousies d’Istanbul
les sourires sous les voiles


        Emportés par le vent d’ondulations en ondulations, nous survolons d’abord Deir el Qamar, le couvent de la Lune dans les montagnes du Liban, puis la région des coptes dans la vallée du Nil où les vestiges de Tell-el-Amarna, la capitale maudite du pharaon hérétique Akhénaton, découverts par les archéologues du siècle dernier, sont de nouveau enfouis dans le sable. On a goûté à quelques fruits de l’arbre du savoir.
 

 (Sultavant)
Les religions en colère
les ramages de Golconde
l’arrivée des caravanes
les fontaines dans les cours
les colonnes de ténèbres
les sourires sous les voiles
les cèdres sur la montagne
les perles du grand Mogol


        Nous faisons un détour jusqu’à la vallée du Gange, Bénarès avec ses bûchers. Brillent maintenant sous notre tapis les briques émaillées d’Ispahan, les carreaux de faïence d’Istanbul.
 

 (Levanat)
Les ombres des minarets
les prophètes affolés
les jalousies d’Istanbul
l’arc-en-ciel d’apaisement
les tulipes d’Ispahan
les palmiers des oasis
les nigelles de Damas
les faïences irisées


        Après un dernier virage au-dessus d’éboulis et de cratères, de chars abandonnés, de statues en morceaux, nous nous posons sur une terrasse du palais volant d’Haroun al Rachid venu, brusquement réveillé de son sommeil de délices, se lamenter sur ce qu’il est advenu de sa ville.
 

 (Levant)
Les colonnes de ténèbres
l’arc-en ciel d’apaisement
les cèdres sur les montagnes
les palmiers des oasis
les religions en colère
les faïences irisées
l’arrivée des caravanes
les prophètes affolés
C

1) ÉTHIOPIE BRÉSILIENNE
 

 (Éthiopie)
Le dimanche des rameaux
l’échappé de Charleville
le triage du café
bondissement des gazelles
un haut-parleur déréglé
la pluie sur les toits de tôle
le passage des nomades
les énigmes de la reine


        La procession dans les églises souterraines. On remplit les fonts baptismaux où chacun plonge la main pour se signer. Le vent dans la montagne, les craquements repris par les échos. Des files de cierges nous mènent d’un monolithe à l’autre, de plus en plus profondément. On longe des forêts de champignons phosphorescents.
 

 (Brésiopie)
Mélanges de jus de fruits
bondissement des gazelles
jeux de ballon sur la plage
la pluie sur les toits de tôle
les processions en fanfare
les énigmes de la reine
l’approche du carnaval
l’échappé de Charleville


        Puis de nouveau ce sont les escaliers de grès pourpre avec les flammes tremblantes, les lyres et les encensoirs. Notre foule en traverse une autre avec des torches, des éventails de plumes, des grelots sur toutes les coutures et des miroirs qui se transmettent les uns aux autres les éclats du Soleil venus d’une tout autre direction.
 

 (Éthiosil)
Le haut-parleur déréglé
les cascades d’Iguazu
le passage des nomades
l’opéra dans la forêt
le dimanche des rameaux
maracas et tambourins
le triage du café
la démarche des tatous


        Nous nous sommes frôlés sans nous mêler. Chacun continue sur sa lancée. Nous sommes désormais complètement séparés. Les mères serrent leurs bébés dans leurs bras en continuant la descente. Nous débouchons en pleine nuit sur l’extérieur dans l’enchantement de la Lune.
 

 (Brésil)
Les processions en fanfare
l’opéra dans la forêt
l’approche du carnaval
maracas et tambourins
mélange de jus de fruits
la démarche des tatous
jeux de ballon sur la plage
les cascades d’Iguazu
2) MÉLATLANTIDE
 
 (Mélanésie)
Les poitrines les genoux
les mains et les chevelures
les palissades les tombes
gémissements percussions
découpures et forêts
éventails transpirations
caresses baisers soupirs
chasses fumées nostalgies


        Sur les pentes des Alpes les bouviers en culotte de cuir se font de grands signes et se répondent en évoquant des voyages lointains : les grandes villes d’Europe d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts, leurs églises et leurs musées.
 

 (Atlanésie)
Les remparts et les colonnes
gémissements percussions
trières à grandes voiles
éventails transpirations
déclamations perspectives
chasses fumées nostalgies
les ventres et les regards
les mains et les chevelures


        Puis au-delà des mers, après des heures d’avion, celles de l’Amérique d’une côte à l’autre. Froissements de dollars, dégringolades de pièces.
 

 (Mélantide)
Découpures et forêts
halètements discussions
caresses baisers soupirs
peintures perles cristaux
les poitrines les genoux
les lèvres et les chevilles
les palissades les tombes
ébranlements sifflements


        Dans les maquis de Corse les bergers soucieux d’indépendance imaginent des ponts-levis clandestins dont les piliers s’appuieraient sur îles et continents pour faire communiquer Far-West et mers du Sud dans la jam-session des exclus.
 

 (Atlantide)
Déclamations perspectives
peintures perles cristaux
les ventres et les regards
les lèvres et les chevilles
les remparts et les colonnes
ébranlements sifflements
trières à grandes voiles
halètements discussions
3) LABRA D’OR
 
 (Naniwut)
Le blizzard vient fustiger
le village des igloos
où les caribous s’endorment
sous une  vague de neige
les chiens tirent les traîneaux
jusqu’aux ports de la banquise
où fument les cheminées
des fabricants de conserves


        Le vent file sur la banquise en soulevant des tourbillons de neige fine et soudain des blocs se détachent et tombent dans les chenaux en éclaboussant. Les hommes remontent leurs kayaks et organisent leurs campements autour de grosses lampes à huile de phoque, taillées dans la pierre tendre.
 

 (Quéniwut)
Toutes les peaux nettoyées
sous une vague de neige
les loups hurlant sous la lune
jusqu’aux ports de la banquise
en quittant les entrepôts
des fabricants de conserves
le trappeur vient visiter
le village des igloos


        Ils s’installent très loin les uns des autres, de telle sorte qu’ils n’aperçoivent leurs lueurs que d’horizon à horizon, juste pour garder le contact. Une jeune anthropologue courageuse dans ses fourrures dispose ses appareils pour enregistrer les improvisations qui aident à passer la longue nuit.
 

 (Nanibec)
Les chiens tirent les traîneaux
jusqu’aux faubourgs des cités
où fument les cheminées
des trafiquants de fourrures
le blizzard vient fustiger
la cabane de rondins
où les caribous s’endorment
dans la lumière des flammes


        Dans les bras du fleuve difficile à repérer sous la blancheur, un brise-glaces laboure son passage. Parvenu dans une espèce de lac assez bien dégagé, l’équipage arrête les machines pour quelques heures de détente et beuveries bien au chaud, puis dormir un peu.
 

 (Québec)
En quittant les entrepôts
des trafiquants de fourrures
le trappeur vient visiter
la cabane de rondins
toutes les peaux nettoyées
dans la lumière des flammes
les loups hurlant sous la lune
jusqu’aux faubourgs des cités


4) ANDES AFRONIPPONES
 

 (Ecuador)
Le condor et l’urubu
vont survoler les rochers
traversant la chute d’eau
propice aux méditations
bondissant dans la ravine
aspergeant de ses écailles
fougères arborescentes
singes serpents papillons


        Les flammes dévorent les herbes sèches. Ronflements et cris, craquements d’écorce; les animaux fuient. Nos musiques suffiront-elles à préserver nos cabanes ? D’un horizon à l’autre les trompes se répondent pour avertir de l’imminence du danger. Serait-ce le cataclysme annoncé ? Toute la province est menacée, toute la nation, le continent même. Ne résistent que quelques îlots d’humidité. Des fumées remplacent les brumes dans les roseaux.
 

 (Japuador)
Tandis que l’exclamation
propice aux méditations
éveille tous les échos
aspergeant de ses écailles
baobabs et cerisiers
singes serpents papillons
l’ibis l’aigrette et la grue
vont survoler les rochers


        Enfin le vent apporte la pluie et même la grêle. Les foyers s’espacent. On mesure l’étendue du désastre. Les flûtes saluent l’apaisement. Les autorités civiles et religieuses rivalisent de cérémonies à grand spectacle pour fêter les nouveaux espoirs. Les mères réussissent enfin à consoler leurs enfants apeurés.
 

  (Andafrique)
Bondissant dans la ravine
faisant briller et trembler
fougères arborescentes
les hommes et leurs bestiaux
le condor et l’urubu
s’enfuyant parmi les nuages
traversant la chute d’eau
des amateurs de vertige


        En fait le feu ne s’est pas éteint, mais il a changé de nature. Il est devenu respirable, habitable, maniable. On est passé de l’autre côté du feu, dans son envers. On marche sur des braises fraîches entre des arbres de flammes. Nous buvons aux sources du feu; nous rivalisons d’éclat avec les oiseaux. La nuit, tout notre corps devenu paupières ou cendres, couvre les tisons de nos coeurs.
 

 (Écuasie)
Baobabs et cerisiers
les hommes et leurs bestiaux
l’ibis l’aigrette et la grue
s’enfuyant parmi les nuages
tandis que l’exclamation
des amateurs de vertige
éveille tous les échos
faisant briller et trembler


5) CHAMANES SAHÉLIENS
 

 (Sibérie)
Le crissement de la glace
les roulements des tambours
pour aller jusqu’à la transe
et trouver le talisman
nous permettant de guérir
les fiévreux et les hagards
et d’assurer les naissances
pour la migration d’été


        Nous laissons derrière nous la ville avec ses muezzins fantômes. Méandre après méandre, le fleuve alimente les marais. Dans une région plus sèche nous croisons un campement et même un village avec ses antennes. Les tambours battent le rappel des esprits.
 

 (Sahérie)
Pour pénétrer le secret
et trouver le talisman
permettant de renforcer
les fiévreux et les hagards
en améliorant la vue
pour la migration d’été
les éboulements du sable
les roulements des tambours


        Voici les faubourgs d’une autre ville aux maisons très basses, mais avec quelques grands immeubles déjà délabrés autour d’une place à fontaines et mosquées.
 

 (Sibéhel)
Nous permettant de guérir
les enfants et les vieillards
et d’assurer les naissances
jusqu’aux horizons célestes
le crissement de la glace
percussions et rotations
pour aller jusqu’à la transe
et deviner l’élixir


        Tout cela disparaît à son tour comme des nuages emportés par le vent d’ondulations en ondulations, et nous reprenons notre progression difficile à travers les marais grouillant de la foule des morts.
 

 (Sahélie)
En améliorant la vue
jusqu’aux horizons célestes
les éboulements du sable
percussions et rotations
pour pénétrer les secrets
et deviner l’élixir
permettant de renforcer
les enfants et les vieillards

 
 

TABLE OUVERTE

pour Didier Grasiewicz
et Jean-Pierre Thomas

 
RECTO

1

Un pépin d’obscurité

Hésitations et surprises
une saveur de citron
la lumière coule tiède
sur les plats et les couteaux
le silence des attentes
les vestiges d’un repas
des ténèbres de grenat
les apprêts pour le suivant

2

Sur les plats et les couteaux
une saveur d’aubergine
surprises perplexités
les jus dessinent leurs jeux
le silence des oublis
les apprêts pour le suivant
des ténèbres d’améthyste
les vergers des Antipodes

Premier avertissement

Les jus dessinent leurs jeux
une saveur de pistache
perplexités et lenteurs
sur les bois et les émaux
le silence des déserts
les vergers des Antipodes
des ténèbres de granit
les escabeaux de l’enfance

3

Sur les bois et les émaux
une saveur d’ananas
un peu d’eau dans un grand verre
lenteurs et atermoiements
le silence des étés
les escabeaux de l’enfance
des ténèbres d’émeraude
les secrets de la cuisine

Une larme de bitume

Un peu d’eau dans un grand verre
une saveur de grenade
un rayon de soleil frais
atermoiements et questions
le silence des matins
les secrets de la cuisine
des ténèbres de saphir
les recettes d’autrefois

4

Un rayon de soleil frais
une saveur d’estragon
une irisation dans l’air
les recettes d’autrefois
le silence des fumets
questions tergiversations
des ténèbres de topaze
les inventions d’aujourd’hui

Un second coup de semonce

Une irisation dans l’air
une saveur d’avocat
sur les veines de la table
les inventions d’aujourd’hui
le silence des adieux
tergiversations énigmes
des ténèbres de rubis
l’aménagement des plats

5

Sur les veines de la table
une saveur de groseille
la dentelle du tapis
le commerce des épices
le silence des voyages
l’aménagement des plats
des ténèbres d’escarboucle
énigmes ruminations

Les ossements que l’on ronge    ./.

La dentelle du tapis
une saveur d’abricot
ruminations glaciations
le reflet de la fenêtre
le silence des lointains
le commerce des épices
des ténèbres de turquoise
les confitures de l’ombre

6

Le reflet de la fenêtre
une saveur de cerise
glaciations et grondements
dans les couverts nickelés
le silence des regrets
les confitures de l’ombre
des ténèbres de corail
les pépins et les amandes

Le troisième coup d’un glas

Dans les couverts nickelés
une saveur de raisin
grondements germinations
le passage d’un nuage
le silence des reproches
les pépins et les amandes
des ténèbres de béryl
les quartiers et les pelures

7

Le passage d’un nuage
une saveur d’angélique
sur la corbeille d’osier
germinations et murmures
le silence des remords
les quartiers et les pelures
des ténèbres de pollen
les tranches de vie tranquille

Le miroir des vanités

Sur la corbeille d’osier
une saveur de pastèque
la nature n’est pas morte
murmures stupéfactions
le silence des angoisses
les tranches de vie tranquille
des ténèbres d’outremer
les échanges de luisance

8

La nature n’est pas morte
une saveur de brugnon
elle a le souffle coupé
les échanges de luisances
le silence des effrois
stupéfactions et rappels
des ténèbres d’outre-nuit
la transparence d’un noir

Le quatrième rappel

Elle a le souffle coupé
une saveur de morille
c’est le bruit que nous faisons
la transparence d’un noir
le silence de la neige
appels interrogations
des ténèbres de patience
au rendez-vous des parfums

9

C’est le bruit que nous faisons
une saveur de myrtille
qui nous empêche d’entendre
au rendez-vous des parfums
le silence des sourires
les enlacements des nombres
des ténèbres d’espérance
interrogations émois

Les articulations grincent    ./.

Émois et gravitations
une saveur de victoire
qui nous empêche d’entendre
le battement de son coeur
le silence des regards
les enlacements des nombres
des ténèbres de jouissance
le garde-manger des anges

10

Le battement de son coeur
une saveur de naissance
gravitations vigilance
au coeur de chaque silence
le silence des visages
le garde-manger des anges
des ténèbres d’abondance
les festins du paradis

Le cinquième battement
 
 

VERSO

11

L’accélération du temps

Les vestiges d’un repas
une saveur de citron
les apprêts pour le suivant
la lumière coule tiède
le silence des attentes
sur les plats et les couteaux
des ténèbres de grenat
hésitations et surprises

12

Les apprêts pour le suivant
une saveur d’aubergine
les vergers des Antipodes
sur les plats et les couteaux
le silence des oublis
surprises perplexités
des ténèbres d’améthyste
les jus dessinent leurs jeux

Le sixième roulement

Les vergers des Antipodes
une saveur de pistache
les escabeaux de l’enfance
les jus dessinent leurs jeux
le silence des déserts
perplexités et lenteurs
des ténèbres de granit
sur les bois et les émaux

13

Les escabeaux de l’enfance
une saveur d’ananas
les secrets de la cuisine
lenteurs et atermoiements
le silence des étés
sur les bois et les émaux
des ténèbres d’émeraude
un peu d’eau dans un grand verre

Le souvenir des absents

Les secrets de la cuisine
une saveur de grenade
les recettes d’autrefois
atermoiements et questions
le silence des matins
un peu d’eau dans un grand verre
des ténèbres de saphir
un rayon de soleil frais

14

Les recettes d’autrefois
une saveur d’estragon
questions tergiversations
les inventions d’aujourd’hui
le silence des fumets
un rayon de soleil frais
des ténèbres de topaze
une irisation dans l’air

Le septième grondement

Les inventions d’aujourd’hui
une saveur d’avocat
tergiversations énigmes
l’aménagement des plats
le silence des adieux
une irisation dans l’air
des ténèbres de rubis
sur les veines de la table

15

Énigmes ruminations
une saveur de groseille
l’aménagement des plats
le commerce des épices
le silence des voyages
sur les veines de la table
des ténèbres d’escarboucle
la dentelle du tapis

Les rayures sur les listes    ./.

Le commerce des épices
une saveur d’abricot
les confitures de l’ombre
la dentelle du tapis
le silence des lointains
le reflet de la fenêtre
des ténèbres de turquoise
ruminations glaciations

16

Les confitures de l’ombre
une saveur de cerise
les pépins et les amandes
le reflet de la fenêtre
le silence des regrets
glaciations et grondements
des ténèbres de corail
dans les couverts nickelés

Le huitième craquement

Les pépins et les amandes
une saveur de raisin
les quartiers et les pelures
dans les couverts nickelés
le silence des reproches
grondements germinations
des ténèbres de béryl
le passage d’un nuage

17

Les quartiers et les pelures
une saveur d’angélique
les tranches de vie tranquille
germinations et murmures
le silence des remords
le passage d’un nuage
des ténèbres de pollen
sur la corbeille d’osier

Fêlures effritements

Les tranches de vie tranquille
une saveur de pastèque
les échanges de luisances
murmures stupéfactions
le silence des angoisses
sur la corbeille d’osier
des ténèbres d’outremer
la nature n’est pas morte

18

Les échanges de luisances
une saveur de brugnon
stupéfactions et rappels
la transparence d’un noir
le silence des effrois
la nature n’est pas morte
des ténèbres d’outre-nuit
elle a le souffle coupé

le neuvième glissement

La transparence d’un noir
une saveur de morille
rappels interrogations
au rendez-vous des parfums
le silence de la neige
elle a le souffle coupé
des ténèbres de patience
c’est le bruit que nous faisons

19

Interrogations émois
une saveur de myrtille
au rendez-vous des parfums
les enlacements des nombres
le silence des sourires
c’est le bruit que nous faisons
des ténèbres d’espérance
qui nous empêche d’entendre

Encore un petit moment      ./.

Les enlacements des nombres
une saveur de victoire
le garde-manger des anges
qui nous empêche d’entendre
le silence des regards
le battement de son coeur
des ténèbres de jouissance
émois et gravitations

20

Le garde-manger des anges
une saveur de naissance
les festins du paradis
le battement de son coeur
le silence des visages
gravitations vigilances
des ténèbres d’abondance
au coeur de chaque silence

Dixième coup c’est la fin


 
 
 

ERRANCES BOTANIQUES

pour Catherine Ernst
 I) LE SENTIER

(lys martagon)

        Je marche. Le temps s’y prête. Fraîcheur et Soleil. Quelques nuages dont les ombres escaladent les pentes. J’emporte dans mon sac à dos, outre mon petit matériel de botaniste amateur, deux livres anciens trouvés dans un piètre état chez un brocanteur. Il manque de nombreuses pages et la reliure est écorchée. L’un s’appelle Essais sur l’état actuel du gouvernement de la France; écrit par un certain B.F.A. Fonvielle, il est paru en 1796 à Paris chez la citoyenne Brigitte Mattey au Palais-Égalité redevenu depuis le Palais-Royal. Vu la date, il peut contenir des réflexions curieuses dont certaines peut-être trouveront quelque application aux problèmes de notre temps.

(luzule blanc de neige)
 

Je garde le jour
ma couleur de lune
j’étale en été
mes ongles de lait
parsemant d’étoiles
ombres et sous-bois
saluant ainsi
les chasseurs d’images
guettant le retour
d’oiseaux migrateurs


(cirse épineux)

        Je marche. Le second livre est plus ancien, 1723, sans nom d’auteur. Intitulé Idée de la religion chrétienne avec ce sous-titre : “où l’on explique succinctement tout ce qui est nécessaire pour être sauvé”. Comme il commence par un commentaire du credo, c’est un ouvrage catholique. J’imagine qu’il est destiné au voyageur, car il ne semble rien y avoir, dans ce catéchisme, que le curé ou mieux le confesseur n’ait pu éclaircir. Par contre, dans la solitude, la traversée des montagnes par exemple, ou celle des océans, on pouvait avoir besoin d’un secours contre les obscurités et les doutes. On annonce “cinquante planches en taille-douce”, mais elles ont été détachées comme cela arrive fréquemment. Par contre l’autre est orné de vignettes gravées sur bois, natures mortes allégoriques (ne le sont-elles pas toutes plus ou moins ?) consacrées aux arts et métiers, l’une à l’imprimerie notamment.

(renouée bistorte)
 

Rayon de soleil
entre dans mes tubes
délicatement
très profondément
pour les épanouir
attirant abeilles
pour me féconder
prélevant de quoi
fabriquer le miel
pour passer l’hiver


(rhododendron ferrugineux)

        Je marche. Je ne suis pas sûr de lire ces ouvrages. Ils sont là en cas de besoin, quand il faudra se reposer. Sans doute vais-je y picorer çà et là. Ils m’apporteront compagnie dans le silence ou les bruits naturels qui soulignent la solitude : vents, torrents, chutes de pierres, cris des oiseaux. Ils formeront ainsi une sorte de basse mentale, de fond à mes observations et rêveries. Leurs lignes pourront s’inscrire sur le ciel pour l’interroger, ou bien sur les feuilles des végétaux pour m’encourager à en mieux examiner les formes et méditer sur leurs usages.

(chardon décapité)
 

Mes épines douces
ouvertes pour vous
en boutons d’aurore
sur la découpure
de mes âpres feuilles
qui ne me défendent
par suffisamment
contre l’appétit
des ânes grimpant
sur les éboulis


(chardon bardane)

        Pour l’instant je suis tout à la recherche de mon chemin. Des bribes de phrases entraperçues lorsque j’ai feuilleté ces volumes, peuvent bien remonter à la surface, troubler quelque peu mon regard : “...et pour cela plus d’inconstance, plus de confiance aux charlatans, plus de couronnes civiques aux voleurs et aux assassins...”. Il n’est pas question de les reprendre dans mon sac pour vérifier; ce sera sans doute un peu plus tard. Je me concentre sur le sol. Je ne regarde ni à droite, ni à gauche. Je suis obnubilé par les cailloux, les filets d’eau, les souches. L’essentiel, c’est de ne pas trébucher, de gagner du terrain, de l’altitude sans trop d’encombre. Ma démarche devient peu à peu plus souple. Je m’adapte à la pente, à la texture. Je n’ai plus à choisir constamment l’endroit où poser le pied. J’ai le sentiment que cela commence à se faire tout seul.

(aster des Alpes)
 

Empruntant l’azur
mauve des soirées
pour en entourer
l’or de mes grelots
je fais résonner
mes constellations
dans les creux des cieux
verts et renversés
entre météores
moussus et mouillés


(ail à tête ronde)

        Je m’autorise à regarder les bords, les premières touffes. Je remarque ici une fleur; parfois je l’identifie d’un seul coup. Le nom s’inscrit auprès d’elle comme sur une étiquette : “chardon bardane”. Même le nom latin peut remonter avec ses bizarreries qui m’amusent : carduus personata. J’élève un peu les yeux. J’examine les parois végétales : buissons, ronces, arbustes; et ce qui paraît au-dessus, les forêts avec leurs sous-bois : tapis de feuilles ou d’aiguilles, myrtilles et champignons; puis les arbres solitaires, le paysage enfin : vallées, torrents, clairières, sommets, l’horizon découpé, les nuages et l’azur du ciel qui à cette altitude vire déjà vers l’outremer.
 

II) LA PAUSE

(knautie des champs)

        J’ai déposé mon sac. Je me suis adossé au tronc d’un chêne. Les racines forment une sorte de fauteuil. Je reprends ma respiration. Je suis déjà trempé de sueur. Le paysage est éblouissant : glaciers et précipices, de grands champs de neige, prairies escarpées, lacets d’une route sur laquelle s’aventurent des voitures minuscules. Dans une vallée les toits d’un village avec la pointe de son église. Quelques avions raient le ciel par les traces de leurs réacteurs, mais le vent souffle dans une autre direction et heureusement on les entend à peine. Par contre les corbeaux s’invectivent. Le bruit de la chute d’eau relaie celui des aiguilles et des feuilles quand chênes et sapins s’immobilisent. Je ferme les yeux pour forcer le spectacle à mieux s’inscrire dans ma mémoire. En les rouvrant je m’aperçois que j’avais tout simplifié.

(sarriette des Alpes)
 

Odorante et vive
entre les pierrailles
j’étale mes lèvres
en dressant mon casque
pour te murmurer
botaniste en herbe
les secrets du vent
sortant des fissures
après son passage
au creux du torrent


(hélianthème sombre)

        Finalement ces deux livres vont surtout me servir à faire sécher quelques-uns des échantillons que j’espère ramener. D’autres, ceux qui devraient ne pas faner trop vite, iront dans une boîte en carton qui a contenu des enveloppes pour mon courrier. Je me souviens des belles boîtes métalliques à herboriser, longs cylindres un peu aplatis, peints en vert, avec une fenêtre à charnière et verrou, munis d’une bride à s’enfiler sur l’épaule. Ma grand-mère en avait conservé une qui avait servi à son propre grand-père, et aussi quelques-unes de ses flores, quelques pages de son herbier, un peu de papier-buvard gris d’autrefois avec des sangles pour presser les trouvailles. J’arriverai peut-être aussi à constituer un bouquet. La plupart des fleurs sauvages ne durent que quelques heures, mais il m'est arrivé d’en conserver plusieurs jours.

(antennaire dioïque)
 

Tellement douillette
je fais chambre à part
dans les galeries
des menus chalets
où je m’accumule
attendant l’insecte
qui sans le savoir
mettra dans ma boîte
la lettre d’amour
de mes étamines


(brunelle commune)

        Rien ne m’empêche pourtant de jeter un coup d’oeil rapide sur les tables de ces ouvrages. Par exemple : “Explication des commandements de Dieu : 1 Un seul Dieu, etc., 2 Dieu en vain, 3 Les dimanches, 4 Père et Mère, 5 Homicide, 6 Impudique, 7 Le bien d’autrui, 8 Faux témoignage, 9 La femme, 1O Biens d’autrui.” Cela suffit à me faire skier sur les pentes de rêveries bien éloignées de la botanique. Que de romans germent à partir de ces quelques mots avec lesquels on ne cherchait qu’à pacifier les consciences et rétablir l’ordre ! Enlèvements, cambriolages, meurtres, vengeances, arrestations et plaidoiries, étreintes et accouchements, rires et larmes. Je canalise mes imaginations érotiques vers les étamines et pistils qui les illustreront calmement à foison.

(homogyne des Alpes)
 

Bouquet de serpents
dans l’urne sévère
cheveux décoiffés
dans le bonnet sombre
sorcière aux aguets
prête à vous lancer
mes sorts délétères
ou si vous savez
charmer mes pétales
mes bénédictions


(gentiane de Koch)

        Et l’autre, celui de prairial 1796 ? Il manque justement une partie de la table des matières, une feuille pliée qui s’est envolée comme un papillon. Mais il me reste tous les titres de chapitres du livre III et dernier : “De la République, De la Paix, De la Vendée, De la Religion, Du Calendrier républicain, De l’Éducation, Du Divorce, Des Hôpitaux, Des Rentiers, Des Finances, Du Déficit, Des Assignats, De l’Impôt, Des Émigrés, De la Guerre, De l’Angleterre, Des Colonies, De l’Espagne, De toutes les Nations de l’Europe relativement aux Colonies, De la Liberté de la presse...” Quel voyage ! Dans l’espace et dans le temps. La Révolution; après la Terreur (chardons décapités...), le Directoire; bientôt le Consulat et l’Empire. L’Angleterre avec ses pâturages, sa révolution industrielle, sa région des lacs; l’Espagne avec ses déserts, ses montagnes; les colonies de tous les États européens d’alors avec les leurs. Quelle flore ! Et toutes ces guerres, ces traités, ces émigrations, ces censures... Comment ne pas tenter d’échafauder quelque utopie ?

(scabieuse luisante)
 

Balançant ma tête
couronnée de lys
couleur de lavande
autour des boutons
serrés de mon crâne
avec des écailles
pour les maintenir
nièce des dragons
je puis soulager
les plaies qu’ils infligent


(knautie à feuille de cardère)

        Mais je suis là, je suis bien là, dans le val d’Hérens au coeur des Alpes valaisannes. La semaine dernière j’étais dans la Gruyère; c’étaient les Alpes fribourgeoises. La semaine prochaine j’ai le projet de parcourir le Lötschental, une autre partie du Valais. Mais maintenant je suis devant ce paysage éblouissant, ce glacier-ci, ces précipices, ces champs de neige et non d’autres. Je suis là pour herboriser, comme le faisait le grand-père de ma grand-mère, et son père déjà peut-être en 1796, et qui sait ? son propre grand-père en 1723. Je suis en l’an 2OO3. Plus de deux siècles ont passé, deux siècles de tumultes et mensonges. Mais je suis là, séché, reposé. Je baisse les yeux; je regarde juste en face de moi à la hauteur de mes genoux et je me concentre sur une gentiane de Koch qui ouvre ses corolles bleues à la lumière du Soleil.
 

III) LA RÉCOLTE

(trèfle des prés)

        Je me lève, je laisse mon sac sous le chêne qui m’abritait. Je n’ai rencontré personne jusqu’ici, et il y a peu de chance pour que quelqu’un d’autre s’aventure aujourd’hui dans ce coin. Et si jamais il s’en trouvait, si jamais celui-ci était particulièrement curieux ou chapardeur, envieux du bien d’autrui, son seul butin serait, outre le sac lui-même fort usagé, fort démodé, deux vieux livres sans valeur et une boîte de carton, car je prends avec moi dans mes poches mon petit sécateur, ma loupe, mon crayon et mon carnet à dessin. Puis je m’efforce de me pénétrer du paysage proche, d’en identifier les repères, pour pouvoir y revenir sans perdre trop de temps, sans angoisse. Il y a ce grand rocher moussu qui ressemble à un menhir, ces trois sapins isolés, le plus grand tronqué avec une branche morte comme un sémaphore; la conséquence d’un coup de foudre ? J’essaierai de ne pas le perdre de vue

(raiponce en épi)
 

Thyrse d’altitude
jaillissement d’eaux
torche de fraîcheur
flambeau de retraite
pour les nuits d’été
baume et nourriture
je veux caresser
tes peaux et muqueuses
pour les soulager
pour les fortifier


(gentiane pourpre)

        Je me penche sur un trèfle des prés. Ce n’est certes pas une trouvaille; c’est une plante si commune ! Mais la splendeur du paysage et le cours de ma méditation font que j’ai l’impression de la voir pour la première fois. Je l’ai déjà dans mon herbier naturellement; j’en ai rapporté souvent pour des bouquets, car c’est une fleur relativement durable. Mais comme le port de celle-ci est élégant ! Comme est nourri son globe pourpre pâle ! Comme est délicat le chevron platiné sur ses feuilles ! Je me demande s’il ne serait pas possible de m’amuser à choisir dans mes deux livres une page spécialement adaptée pour chaque plante. Illustrations inopinées. Le trèfle étant l’emblème de l’Irlande; il se pourrait qu’il soit question de ce pays au chapitre de l’Angleterre. Mais bien improbable ! Je ne le cueillerai même pas, car il me serait certes impossible d’emporter avec lui ce qui le rend si remarquable, son exceptionnelle situation.

(centaurée jacée)
 

Menus strelitzias
perchés sur le cône
d’un pin miniature
prêts à s’envoler
pour montrer la voie
au chercheur d’abîmes
pour lui dénicher
pierres talismans
métamorphosant
hommes en chevaux


(sauge des prés)

        Pas non plus ce cirse des champs, trop commun lui aussi, malgré sa beauté martiale, et trop difficile à aplanir entre les pages. Et pourtant il pourrait s’accorder avec le trèfle irlandais comme illustration du chardon écossais. Voilà que me revient cette bribe de phrase entraperçue dans je ne sais plus lequel des deux livres : “comment nous avons tous bu, généralement tous, dans le calice de la honte...” Est-ce le souvenir  de Macbeth qui a provoqué cette association ? Ou celui de Marie Stuart ? Ou bien tout simplement de siècles d’oppression ? Surtout en ce qui concerne l’Irlande à vrai dire. Je me demande quelle plante va me proposer l’image d’un tel calice, car le ciste ne saurait convenir; comme il s’agit d’une composée, il faut parler de capitule pour la précision botanique. Par contre cette gentiane pourpre dont je tranche la tige avec mon petit sécateur me semble assez intéressante.

(camomille vraie)
 

Sans payer de mine
je suis un trésor
je puis adoucir
les démangeaisons
je puis adoucir
la voie du sommeil
desserrer les dents
des démons du soir
changer cauchemars
en tapisseries


(plantain moyen)

        Pour un véritable botaniste ce ne serait certainement pas un spécimen satisfaisant, car la fleur n’est pas encore ouverte. Mais quelle magnifique grappe de boutons à l’intérieur de ces feuilles qui forment comme un grand calice et d’ailleurs retiennent encore un peu de rosée. La racine nous fournirait toute l’amertume désirable pour cette coupe apocalyptique, même si c’est surtout avec la grande gentiane jaune que l’on fait la fameuse liqueur. Je fais tourner cette efflorescence entre mes doigts pour suivre la découpe des pétales enroulés en turbans pointus. C’est le premier élément de mon bouquet. Je voudrais en suivre l’ouverture progressive jusqu’à la complète éclosion. Dans un repli de la vallée qui se découvre j’aperçois un troupeau de vaches.

(ail des montagnes)
 

Comme le marchand
des jardins publics
proposant ballons
aux petits enfants
j’offre menus globes
au bout de ma tige
qui feront flotter
quand ils s’ouvriront
l’odeur du midi
sur galets et sables


(aconit paniculé)

        Dans une autre direction, encore un village. Mais je retourne à mes plantes et suis assailli de merveilles : l’indigo des sauges, raiponces lactées, centaurées grenat léger, camomilles à feuillage argenté, ails (on dit aussi aulx) effervescents, chicorées bleu pâle, perroquets des rhinantes, plantains vaporeux, aconits à ne pas confondre avec leurs cousins dangereux, astrances parcheminées. C’est l’inépuisable royaume des simples avec ses élixirs et poisons, ses philtres d’amour et ses baumes. La main gauche ne suffit plus. J’ai toute une gerbe. J’en ai plein les bras.
 

IV) LE RETOUR

(chardon décapité)

        Dans mes recherches je me suis un peu plus éloigné que prévu. Mais après quelques hésitations j’identifie mes trois sapins isolés. Voici le grand rocher moussu et le chêne qui m’avait servi d’abri. Mon sac est toujours là, mais j’ai l’impression qu’il a changé de place. Quelqu’un serait-il donc passé en mon absence ? C’est bien invraisemblable car la vue dont je dispose, est suffisamment surplombante et panoramique pour qu’il ait eu difficilement le temps de disparaître. Ce serait donc un animal, rongeur ou volatile. Ou tout simplement un coup de vent un peu vif auquel je n’aurais pas prêté attention, concentré que j’étais sur mes observations. Quoi qu’il en soit, rien ne manque; ma modeste boîte est intacte avec son élastique, et j’y puis disposer la majeure partie de ma récolte.

(grande astrance)
 

Dans ma large coupe
papier porcelaine
presque transparente
rayonne en tremblant
mon oursin léger
planant au-dessus
de la mousse humide
je tisse une étole
de brume ondoyante
pour les oréades


(stemmacanthe rhapontique)

        J’ouvre les livres pour y disposer quelques spécimens fragiles. J’installe ce rare chardon blanc entre les pages 56 et 57 des Essais.... Il s’agit de Mirabeau : “âme véhémente, nourri des lieux communs de la philosophie, il se trouvait à sa place au milieu d’une révolution. Repoussé par la noblesse de son baillage, il se jeta dans les bras du tiers et se vit bientôt à portée de satisfaire ses deux grandes passions : la vengeance et la rage de faire du bruit...” Le calme du paysage coule sur toutes ces blessures. C’est alors que j’aperçois, perché sur un panicaut reine des Alpes, un rouge-gorge - ce n’est pas tout à fait un rouge-gorge; il est un peu plus grand, plus coloré, la queue est plus longue. Je suis incapable de l’identifier. Nullement effarouché, il me regarde d’un air goguenard, penchant la tête sur le côté. Il témoigne d’un peu d’impatience, comme s’il attendait que j’aie refermé le livre pour l’écouter.

(panicaut des Alpes)
 

Astre congelé
rayons hallebardes
un cristal de neige
hérissé de crocs
un noeud de dragons
en petite enfance
avant qu’ils apprennent
à cracher du feu
je garde les antres
où dorment les fées


(joubarbe des Alpes)

        L’après-midi s’achève; les eaux du torrent deviennent couleur d’or; le vent fait chanter les rameaux du chêne et commence même à feuilleter les pages des livres qu’il me faut ranger précipitamment. L’oiseau n’a plus qu’à parler comme dans Les Mille et Une Nuits : “ne te contente pas de tes yeux; il est certes bon de regarder et dessiner, d’accommoder à toutes distances, passant du plus lointain au plus proche, associant les deux. Mais tu sais bien qu’il faut aussi savoir toucher. Et ne te contente pas non plus de tes doigts qui prolongés ou non par leurs outils, écartent bractées et pétioles pour dégager la naissance des fleurs et les bourgeons les plus menus, les semences dans leurs écales comme je le fais avec mon bec pour me nourrir. Il faut aussi savoir écouter non seulement les paroles des hommes, de tes camarades d’exploration par exemple quand tu pars en équipe, ou celles qui remontent des livres plus ou moins vieux, mais celles des montagnes, et non seulement le chant des cimes et des abîmes, ou celui des feuilles des grands arbres, mais aussi des herbes les plus humbles qui pourront te guider vers les formules opératoires que tu cherches.”

(pulsatille des Alpes)
 

Un échinoderme
aux bras emmêlés
flottant dans la crique
entre les marées
pieuvre délicate
tâtant les courants
pour savoir lequel
pourra m’emporter
vers les archipels
voguant dans les nues


(épilobe de Fleischer)

        L’oiseau a disparu. Le panicaut se balance. Il ne reste qu’une odeur balsamique. L’or de l’eau jubile de plus en plus. Le choeur de l’arbre étage ses voix. Il dialogue maintenant avec les prés et les pentes. Et de temps en temps tout s’éloigne - c’est presque un silence -, pour mettre en valeur la cantilène d’un soliste. C’est comme si les adultes, les docteurs de la loi, se retiraient autour d’un enfant suprêmement doué, inspiré. Mais dans la niche prochaine de la cathédrale sonore, c’est un autre, et encore un autre. On ne s’en lasserait pas. Je ne puis noter tout cela. Le vent venu des profondeurs mêle aux tutti les mugissements et les sonnailles des troupeaux, les carillons des villages, le bruit d’un avion. Il est temps de reprendre la route.

(joubarbe des montagnes)
 

Mes rosaces couvrent
les plaques de schiste
et comme l’agave
après des années
fait jaillir sa tige
s’épuisant en fleurs
je brûle ma vie
en feux d’artifice
parmi les flocons
de ma toison d’or


(carline acaule)

        Le sac sur le dos, quelques fleurs encore à la main , je me concentre de nouveau sur les pierres du sentier, car il est souvent plus délicat de descendre que de monter. Je suis à l’ombre désormais. J’ai l’impression de m’enfoncer dans un immense puits où les corbeaux tournoient. Je m'arrête tous les deux pas, tentant vainement de photographier dans ma mémoire ces découpures de l’horizon, ces rayons qui s’insinuent entre deux masses. Emporterai-je un appareil photographique la prochaine fois ? Les plantes me font des signes de plus en plus insistants pour que je m’attarde. Mais si j’obéis, si je me laisse prendre à leurs charmes, elles deviennent de plus en plus énigmatiques. Je n’arrive plus à les reconnaître. Elles me confieront d’autres secrets un autre jour. Je longe un troupeau. Un promeneur me dépasse. J’en ai un mouvement d’humeur. Heureux qu’il ne soit pas venu me perturber dans mes altitudes ! “Réprime tes passions, redresse tes penchants, éloigne-toi de la haine envers tes frères, supporte-les avec douceur et pardonne à tes ennemis...” Est-ce le passage d’un des livres ? Est-ce l’oiseau ? Est-ce le conseil de la carline ou celui de la céraiste ? “Si mon livre échappe à l’oubli, s’il survit à nos troubles comme document historique...” Il n’a pas échappé à l’oubli. Quant au mien... Nous approchons du village.


 
 
 
 

VOIX ET VUES PLANÉTAIRES
 
 

1) ALASKAMAZONIE

         La mer, houles et replis, avec les cris des mouettes, grand large et marées, avec les chants des baleines au loin. Par les fenêtres du navire nous voyons défiler fjords et glaciers. Soudain des blocs se détachent et tombent dans les chenaux en éclaboussant. Voici des chasseurs qui rentrent avec viandes et fourrures.

         Le fleuve grand comme la mer, méandres et rapides avec les cris des singes, embarcadères et jangadas avec les feulements des jaguars au loin. Par les fenêtres du navire nous voyons s’envoler les oiseaux éclatants parmi les lianes qui tombent des hautes branches des arbres immenses. Voici des archers qui rentrent avec élytres et plumes.

         Le port entre la mer et le fleuve, rues et treuils avec les cris des manoeuvres, dragues et remorqueurs avec une mélodie au loin. Nous voyons s’exaspérer les machines des conserveries. Voici des matelots qui cherchent fortune. Le froid salue la chaleur; les rouages rêvent de solitudes; les latitudes se recouvrent dans la transe des danseurs. La mer; le fleuve.
 

2) GAMELANG CELTIBÈRE

         Au-dessus des marais se découpe le faubourg industriel avec ses toits en dents de scie, ses cheminées avec panaches de noirceur, ses rangées de maisons, ses manifestations et ses descentes de police. Issus des déchirures entre les nuages, des rayons de plus en plus horizontaux éveillent des cuivres dans les vitres. Sous la pluie les cornemuses rêvent de soleil.

         Les pays arides projettent leurs sites sur l’écran des vapeurs. L’Australie succède à l’Espagne. Les oiseaux poursuivent leurs migrations. Les taureaux mugissent dans l’arène. Notre foule en traverse une autre. Des vignes andalouses aux tamis des chercheurs d’or, dans la torpeur, guitares et didjeridoos rêvent de rosée.

         Des arcs-en-ciel passent d’île en île. Nous voyons très sérieusement une mosquée à la place d’une usine; les affiches s’animent en théâtre d’ombres. Sur le faubourg industriel, l’oeil de Vénus, dans une éclaircie, dirige les carillons vers la nuit.
 

3) CANADA CATHAY

         Crépitements, explosions, souffles de forge, écroulements. Les flammes gagnent. Il ne restera bientôt plus rien de la prairie. Le bétail fuit. Toute la province est menacée, la nation, le continent même. Les Indiens survivants essaient d’opposer au sinistre ce dont ils se souviennent de leurs incantations de jadis, de le contenir par l’édification d’une sorte de muraille de Chine mentale.

         Mais rien n’y fait; le tapis déroule ses langues acérées et sinueuses jusqu’aux rails, jusqu’à la gare où des exilés se hissent dans le train pour aller sauter dans l’avion d’où l’on regardera à peine le passage des archipels en attendant l’atterrissage et la découverte de la grande ville en transformation autour de sa cité qui n’est plus interdite, autour de son palais naguère impérial sous la montagne de charbon, avec ses opéras, céramiques, oriflammes et amères récapitulations, remontées de splendeurs et d’horreurs.

         Pour s’en revenir enfin, chargés d’idéogrammes et de bronze, de l’autre côté de la mer où les flammes auront tout dévoré sur la prairie que recouvre maintenant miséricordieusement la neige sur laquelle les ombres des nuages improvisent leurs lavis.
 

4) CARAÎBES ASIATOCÉANIENNES

         La steppe roule en grandes vagues que les chevaux dévalent comme des dauphins, se dépassant, caracolant, s’ébrouant, se roulant dans l’écume de poussière. Chargeant depuis le second horizon qu’une pointe de galop découvre derrière le premier, le vent apporte le refrain d’une mère apaisant son enfant.

         Des tourbillons de fumée font virer les hautes herbes, traînant avec eux des échos d’outre-désert et d’outre-mer, d’outre-villes et d’outre-neige. Par ici on devine le Caucase, par là ce sont plutôt les Andes. Des lignes plus ou moins régulières relient les continents dont la dérive semble loin d’être achevée. Dans les étages des torrents, on observe des raz-de-marée miniature. Par ici on devine les Antilles, par là ce sont plutôt les Tonga. Les oiseaux répondent aux sirènes.

         Les vagues de la steppe deviennent liquides et brassent les souvenirs que les cyclones ramènent de leurs tours du monde, les grandes villes d’Europe d’abord, avec leurs vacarmes et leurs concerts; et au milieu des eaux, la mère nullement dépaysée continue ses couplets pour réendormir son enfant réveillé par le passage d’un avion.
 

5) VIETNAMIBIE

         Volant, voletant, se posant parmi les roseaux, se berçant sur le hamac d’une branche pleureuse, se mouillant, baignant, secouant, s’ébouriffant; grandissant, les pattes devenant des jambes, les doigts se développant au bout des ailes, les plumes devenant poils et se dispersant dans la chaleur, le bec s’assouplissant et se divisant en nez et lèvres.

         Alors, au vent de l’Atlantique, les chants s’articulent autrement; et si l’on est capable de saisir avec des mains et de fabriquer de merveilleux instruments de musique, une nostalgie vous prend au souvenir de l’expression naturelle que l’on était capable de moduler et mille façons selon les circonstances et les humeurs, au souvenir de cette liberté à laquelle on a renoncé pour parvenir à plus de puissance et sécurité.

         Alors, au vent du Pacifique, si on a goûté à quelques fruits de l’arbre du savoir, et si certains ont semblé bien amers, et même s’il y en a tant d’autres à cueillir parmi lesquels il y en aura d’exaltants, quand vient le soir au monastère des phénix, on éprouve l’envie de se couvrir de poils qui redeviennent des plumes, de refermer ses mains pour que les bras retrouvent leur extension d’ailes, de réunir en bec ses lèvres et son nez, de serrer en pattes ses jambes pour mieux prendre son essor parmi les roseaux, depuis les savanes jusqu’aux rizières, retrouver le vol de jadis et chanter à perte de voix.


 
 
 

Sommaire n°30 :

PAYSAGES PLANÉTAIRES (2)
TABLE OUVERTE
ERRANCES BOTANIQUES
VOIX ET VUES PLANÉTAIRES
 
 

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