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Poésie au jour le jour 32

(enregistré en juillet 2014)

Sommaire




APERCEVANT PONTOISE

pour Christophe Duvivier
Dans mon enfance nous prenions
avec nos sacs et nos valises
sous les vitres de Saint-Lazare
chargées de fumées et vapeurs
le train dans la direction Dieppe
où je ne suis jamais allé

Pour nous rendre dans la maison
de ma grand-mère à la campagne
en écoutant les sifflements
et la batterie des pistons
je dévorais le paysage
à travers les vitres secouées

Certes je connaissais par coeur
le nom de toutes les stations
d’abord les ravins de la ville
puis les immeubles diminuaient
pavillons à petits jardins
enfin la traversée de l’Oise

Alors c’étaient les champs les bois
les villages les horizons
les chevaux tirant leurs charrettes
les berges des Impressionnistes
c’était là que s’ouvraient les grilles
nous étions lâchés dans la joie


 
 
 
 
 

BAVURES BAVARDES
(14 novembre 1980)

pour Gilli
L’escargot d’Indonésie
rencontre le serpentaire
et l’invite à partager
son petit gâteau marbré

L’escargot de l’Arabie
rencontre le dromadaire
et lui offre pour goûter
deux petits gâteaux sablés

L’escargot de Tunisie
rencontre la libellule
et lui offre pour le thé
trois petits gâteaux dorés

L’escargot de l’Australie
rencontre l’ornithorynque
et lui offre pour goûter
quatre petits gâteaux ajourés

L’escargot de l’Atlantide
rencontre le basilic
et lui offre pour souper
les gâteaux qu’il a rêvés

La limace ambassadrice
leur propose ses services
en étalant sur les prés
ses dentelles de salive

Dans le palais des coquilles
parmi les tonneaux d’écume
lors du festin des lenteurs
vacillent les mandibules

Et tandis que les antennes
tournent au vent des sourires
l’escargot d’anthologie
leur propose ses moirures


 
 
 
 
 

LE CLUB DES SOUFFLEURS

 pour Reinhoud
Notre réunion aura lieu
sous les racines du grand chêne
parmi les toiles d’araignées
où sont brodées les armoiries
des représentants éminents
de notre club aux temps passés
pour vous adjoindre à nos poussières
il faudra montrer patte grise

Nous installerons le théâtre
dans un tunnel sous l’autoroute
dont les moteurs nous fourniront
avec les klaxons et sirènes
une tapisserie sonore
sur laquelle nos sifflements
aboiements et glapissements
ressortiront superbement

Nous préparerons pour l’entracte
la bonne soupe à la grimace
des cotylédons en saumure
des canapés beaucoup trop chauds
sur lesquels il faudra souffler
comme sur les bougies de fête
et dans des bouteilles variées
l’alcool des rendez-vous manqués

Nous arrêterons le programme
lambeaux de quelques opéras
nous attendons vos suggestions
puis il y aura l’élection
des interprètes pour les rôles
les plus importants il faudra
recueillir les candidatures
et préparer les auditions

Nous aménagerons les trous
avec pupitres et lucioles
tout autour de la scène pour
venir en aide aux débutants
qui doubleront les vieilles stars
et chacun soufflera sa place
car on soufflera aux souffleurs
sous les ouragans de l’oubli


 
 
 
 
 
 

LE THRÈNE DES PNEUS

      pour Pierre Leloup
 1

Nous nous souvenons de l’époque
où nous roulions le long des routes
nous avalions des kilomètres
enlaçant amoureusement
la roue qui nous faisait tourner
nous ajoutions au ronflement
du moteur qui nous entraînait
le crissement de notre gomme

Nous descendions vallonnements
pour les remonter en triomphe
nous faisions chanter les virages
cymbales aux arrêts brutaux
et tambours rageurs aux freinages
pour éviter les imprudents
qui brûlaient la priorité
ou doublaient sur les autoroutes

Et quand on avait saupoudré
le macadam de gravillons
nous en gardions aux boutonnières
de nos rainures compliquées
des échantillons éclatants
qui finissaient par se briser
dans l’usure de nos mâchoires
comme des roses qui se fanent
 

2

La pluie qui nous rafraîchissait
nous permettait d’autres glissades
la neige qui disparaissait
à peine tombée ou restait
transformant la route en rubans
d’abord tout blanc puis couleur crème
où nous imprimions notre marque
nous apprenait d’autres dérives

Avec leurs skis sur la toiture
nos conducteurs en grand costume
heureux de retrouver bientôt
leurs remonte-pentes leurs pistes
rêvant à leurs évolutions
lançant des gerbes de poudreuse
dans le soleil éblouissant
nous en donnaient un avant-goût

Et le soir paresseusement
épuisés par leurs prestations
posant leurs lunettes fumées
sous le pare-brise enlevant
écharpes et passe-montagnes
ils s’efforçaient de prolonger
leur ivresse dans la douceur
d’une route crépusculaire
 

3

Le long des canaux et des fleuves
sur les quais aux pavés rugueux
vieux quelquefois de plusieurs siècles
défoncés en nombreuses flaques
où la boue se sédimentait
nous bondissions en martelant
des marches joyeuses lançant
des étendards de gouttelettes

Parfois nous allions dans les bois
et la route s’évanouissait
en sentier sur les feuilles mortes
nous faisions craquer les brindilles
nous évitions souches et ronces
lesquelles s’enroulaient malignes
autour de notre front couvert
de pétales et de bourgeons

Ou bien c’étaient des champs des landes
écrasant des chaumes des mousses
des genêts ou genévriers
même des déserts nous goûtions
le sable et le roc dans le vent
les dunes brûlantes les nuits
glaciales comme dans le Nord
des étendues de taïga
 

4

Je me souviens de notre enfance
lorsque nous étions flambant neufs
juste au sortir du magasin
on nous avait mis sur les roues
avec les outils les plus propres
en défaisant nos emballages
délicatement pour ne pas
endommager notre épiderme

Comme nous arborions l’enseigne
de notre fabriquant ! les lettres
parfaitement immaculées
les jantes brillaient de peinture
on voyait encore les traces
des moules de notre naissance
nous avions fait nos premiers tours
de roue sur tapis ou carreaux

De l’autre côté de la vitre
nous apercevions des voitures
à plus ou moins grande vitesse
avec nos frères ou cousins
qui nous précédaient sur la route
comme nous voulions les rejoindre !
et un beau jour le démarrage
nous pénétrons dans l’aventure
 

5

Mais comme tout cela est loin !
nos voitures sont devenues
trop vieilles rouille et déchirures
bien vite on les a reléguées
dans des camps pour le démontage
tous les morceaux utilisables
ont été vendu çà et là
et les carcasses compressées

On nous a privés de nos roues
triés empilés entassés
entreposés couverts de bâches
pour que les moins endommagés
puissent par un rechapement
commencer une autre carrière
tout à fait modeste à vrai dire
sur les marchés de l’occasion

Mais l’usure est venue à bout
de tous ces efforts trop souvent
il s’est agi d’accidents graves
parfois nous avons vu nos frères
périr dans d’immondes bûchers
dégageant d’énormes fumées
nauséabondes et noirâtres
sur les horizons des faubourgs
 

6

Les enfants qui nous admiraient
tant lors de notre adolescence
qui nous caressaient et flattaient
comme des poneys ou des chiens
nous insultent à coups de pied
s’amusant de nos résonances
nous font rouler sur les gravats
comme les cerceaux d’autrefois

Ou bien nous pendant par des cordes
à quelque poutre ou branche d’arbre
ils pénètrent dans notre trou
assis sur nos lèvres les jambes
de part et d’autre et se balancent`
s’imaginant qu’ils sont les maîtres
de ces voitures fabuleuses
dont nous étions un élément

Près des rivages nous servons
de barques ou plutôt de bouées
mais nous flottons médiocrement
il faudrait nous mettre des fonds
comme aux culottes déchirées
c’est l’amirauté de misère
qui découvre les continents
où poussent nos arbres ancêtres
 

7

Le long des coques des péniches
on nous suspend pour amortir
les chocs des abordages les
frottements et les raclements
d’autres sont accrochés aux murs
des écluses ou des bassins
pour protéger les bâtiments
leurs peintures et leurs vernis

Impitoyablement frappés
nous répondons par un cri sourd
nous ne pouvons fermer les yeux
nous ne sommes que des orbites
un halo de stupéfaction
nous ne pouvons nous habituer
sur l’enclume de notre cuir
le métal essaie son marteau

Imperturbablement fragiles
perdant nos lambeaux peu à peu
quand il ne restera que bribes
on nous remplacera c’est tout
mille candidats sont offerts
dans les déchetteries sauvages
ou les dépôts spécialisés
dans l’abondance des épaves
 

8

Certains d’entre nous réussissent
à s’en aller au fil de l’eau
à quitter ces lieux de supplice
et d’humiliation devenant
les yeux des marées et tempêtes
ils voguent parmi les dauphins
les radeaux et les chalutiers
parfois revenant vers les plages

S’enfonçant parmi les poissons
dans l’usure des échouages
faisant eau de toutes leurs brèches
ils deviennent rochers marins
recouverts d’algues et coquilles
étonnements pour les plongeurs
qui remontent pour vérifier
que leur voiture les attend

Quand aurons-nous courage ou chance
de larguer nos pauvres amarres
d’errer dans l’émerveillement
pendant des siècles d’abandon
vers l’heureuse dissolution
ressassant nos années de liesse
en distillant nos performances
en alcool de tranquillité ?


 
 
 
 
 

LE VELOURS DES DICTIONNAIRES

pour Mylène Besson
Ligne après ligne les mots
amalgame amalgamer
n’oublions pas les noms propres
Alcala de Hénarès
germent pour nous proposer
bélinogramme bélître
significations multiples
Barberini Barberousse

Avec leurs définitions
calembredaine calendes
nous découvrons des régions
Chantemerle Chantemesse
totalement imprévues
dégazoliner dégât
un perpétuel renouveau
Douai Douala Douarnenez

Les adjectifs les adverbes
énergumène énervant
les verbes les conjonctions
Extrême-Orient Exupère
les titres noms de famille
fantaisiste fantasia
prénoms et localités
Ferdinand de Portugal

Les gravures d’autrefois
grammaticalisation
les photos en noir et blanc
Guantanamo Guaranis
maintenant c’est la couleur
hiérarchiser hiératique
les cartes et les tableaux
Hokkaïdo Hokusaï

Histoire et géographie
indéchirable indécis
zoologie botanique
Iphicrate Iphigénie
physique mythologie
javelliser javelot
mathématiques chimie
Jébuséens Jefferson

Toutes les technologies
kilotonne kilowatt
médecine mécanique
Kant Kantara Kan-Tchéou
menuiserie jardinage
laminage laminaire
politique horlogerie
Lesage Lesbie Lesbos

Littérature beaux-arts
mandoliniste mandorle
architecture musique
Matamoros Matanzas
économie linguistique
nocivité noctambule
gymnastique ethnologie
Nausicaa Navacelles

Nous filons de siècle en siècle
optométrie opulence
nous abordons des rivages
Orissa Orizaba
dans les cinq parties du monde
patronesse patronyme
nous flânons dans les cités
Palestrina Palestro

Entre les mots bien français
quinola quinoléine
nous observons des touristes
Quevedo y Villegas
qui viennent de maintes langues
rajeunissement rajout
en apportant leurs parfums
Rabelais Racan Rachel

Nous caressons la toison
sarcastiquement sarcelle
de ces troupeaux de vocables
Samothrace Samoyèdes
qui laissent quelques flocons
tiraillerie tirailleur
aux ronces de nos études
Tamatave Tamayo

Soudain c’est une fenêtre
ultra-son ultra-violet
qui s’ouvre dans la muraille
Utique Utopie Utrecht
de nos discours quotidiens
vernaculaire vernal
affiches télévision
Vivarais Vivarini

Un rayon s’en va chercher
wassingue water-ballast
dans les plus sombres recoins
Wolverhampton Wommelgem
un aiguillage nous guide
xylocope xylographe
vers une chambre secrète
Xénophane Xénophon

Vers un paradis rouvert
yoga yogi yogourt yole
où les mots se rajeunissent
Yellowknife Yellowstone
où les mots nous rajeunissent
zénithale zéolite
où le monde est rajeuni
Zwolle Zworykin Zyriane


 
 
 
 
 

J’AIME NICE

pour Françoise Michelizza
          Nous venions de passer une année au Far West qui avait été vraiment pour nous le pays de l’enchantement. J’avais été invité pour un an au département des langues romanes de l’université du Nouveau-Mexique à Albuquerque. Je devais retrouver un poste à la nouvelle université de Vincennes aujourd’hui transportée à Saint-Denis. Nous nous demandions comment nous réussirions à nous réacclimater à la banlieue parisienne quand un ami nous a écrit qu’il venait d’être nommé professeur à la faculté des lettres de Nice. Je lui ai répondu : “heureux homme ! C’est une des seules régions de France où nous pourrions maintenant vivre !” Je n’en parlais que de réputation. J’avais longé la côte avec des amis quelques années plus tôt. J’étais allé faire une conférence à Cannes. Mais j’avais trouvé le paysage vaste, les horizons clairs et la végétation surprenante.

         Or la Faculté des lettres de Nice venait de se voir attribuer un poste de professeur invité. Il me suffisait de poser ma candidature. Le poste était prévu pour trois ans, mais il pourrait se transformer en un autre plus stable. Je devais m’astreindre à faire pour cela une soutenance de thèse sur dossiers en utilisant les tomes de Répertoire, ce que j’ai fait grâce à d’autres amis à la faculté de Tours. Nous avons tenté notre chance, et la lumière, les lointains ne nous ont pas déçus.

         Nous nous sommes d‘abord  installé dans le sous-sol d’une villa à l’ouest de la ville, corniche fleurie; sous-sol mais au-dessus d’un long jardin en terrasses. Puis nous avons loué deux appartements qui communiquaient par le palier et le balcon au dernier étage d’un immeuble à Saint-Laurent-du-Var, à peine achevé. Heureusement l’ascenseur marchait, mais la cage d’escalier n’était pas encore fermée. Le vent la transformait en tuyau d’orgue. Cela me faisait penser aux statues sonores qui gardent l’entrée d’Erewhon dans l’oeuvre de Samuel Butler. D’un côté l’aéroport qui ne faisait pas encore trop de bruit, de l’autre les montagnes du Mercantour que le matin illuminait.

         Après avoir beaucoup cherché, surtout dans l’ouest de la ville pour n’être pas trop loin de mon lieu de travail, nous avons fini par découvrir “aux antipodes” (c’est nous qui lui avons donné ce nom), une villa un peu bizarre, chemin de Terra Amata, tout près du vieux port. Il fallait beaucoup monter dans les jardins de la propriété Mira Monti pour arriver, avant la grande maison 1900, propriété jadis princière divisée en appartements, à la grille de ce qui avait été l’écurie, complètement réaménagée par les propriétaires successifs dont le dernier n’avait rien trouvé de mieux que d’en faire un hôtel pour séjours très brefs, curieusement nommé Villa Saint-Joseph. Il a fallu faire quelques adaptations.

         Pour une maison niçoise elle n’avait pas de vue. Pourtant nous apercevions le Cheiron au-dessus des toits du vieux port. Il y avait un petit jardin à chaque étage, avec oliviers centenaires et divers agrumes, et une petite terrasse ombragée par un immense datura qui embaumait les soirs de sa floraison avant de laisser tomber ses pavillons de gramophone fanés. Nous nous y sommes immédiatement sentis chez nous. Nos filles qui n’avaient que trop déménagé jusqu’alors, l’appelaient “notre maison de toujours”.

         Il a pourtant fallu la quitter. Les épaisseurs de l’administration française m’ont amené à devenir professeur à Genève. Après avoir longtemps fait la navette, j’ai dû me rapprocher considérablement de mon lieu de travail et suis donc devenu montagnard. Mais quand je reviens à Nice, je me retrouve dans mon élément. J’y ai de nombreux amis. J’aime les vieux quartiers, les villas 1900, l’arrière-pays que nous avons exploré tant que nous avons pu.

         Pour acheter cette maison des Antipodes, il nous a fallu vendre celle que nous possédions à Sainte-Geneviève-des-Bois dans la banlieue sud de Paris, donc faire enfin un déménagement complet avec toute la bibliothèque déjà considérable. Comme nous savions bien qu’elle allait encore augmenter, cela posait un vrai problème. C’est pourquoi j’ai demandé à Guy Rohou, alors directeur de la bibliothèque municipale, s’il ne serait pas intéressé par des dons de livres. “Oui, m’a-t-il répondu, mais à condition qu’il y ait aussi des livres d’artistes et des manuscrits. Ainsi est né ce “fonds” qui s’est augmenté à chaque printemps. Nous fêtons son trentième anniversaire.


 
 
 
 

L’INVITATION AU VOYAGE

(BAUDELAIRE)

Mon enfant, ma soeur,
songe à la douceur
d’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
aimer et mourir
au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
de ces ciels brouillés
pour mon esprit ont les charmes
si mystérieux
de tes traîtres yeux
brillant à travers leurs larmes.

 Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
luxe, calme et volupté.

...

Vois sur ces canaux
dormir ces vaisseaux
dont l’humeur est vagabonde;
c’est pour assouvir
ton moindre désir
qu’ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
revêtent les champs,
les canaux, la ville entière,
d’hyacinthe et d’or;
le monde s’endort
dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
luxe, calme et volupté.


















L’amateur lointain
SENTENCES POUR LA CORRIDA

pour Georges Badin
et Mathias Pérez
PRÉSENTATION

         Je ne fais pas partie des aficionados. Je préfère qu’il y ait l’écran de la peinture entre le mystère et moi-même. Alors je peux approfondir ma fascination, remonter aux couches profondes, devenir enfin minotaure et Thésée, réveiller dans l’alambic de l’arène l’alcool des millénaires enfouis.


 

1
ÉVENTAILS POUR LA CORRIDA

in memoriam Michel Leiris
 
1
Soleil des morts
oeil des volcans

Corne de Lune
soupir de fauve

2
Flamme de gestes
cercle en silence

Brasier d‘émois
sang de l’attente

3
Gouttes du temps
roses de sueur

Fer lumineux
ronces de sable

4
Yeux embrasés
instant fatal

Poussière d’ombres
geste infernal

5
Ovation lente
éclair tremblant

Agonie douce
bûcher funèbre
 
 

2
BOIS POUR LA CORRIDA

1
En plein midi comme une éclipse
le fauve teint de sa noirceur
l’élégance du matador
déchiré d’innombrables cornes

2
La foule retenant son souffle
dans les naseaux de l’animal
qui concentre entre ses deux cornes
la colère du peuple entier

3
Sur son orbite éblouissante
la planète noire secoue
la bave de tous les volcans
se précipitant vers sa mort

4
Dans sa solitude éclatante
l’insecte chatoyant mesure
l’angle exact qui lui permettra
d’éliminer le minotaure

5
Dans le labyrinthe brûlé
où tous les murs ne sont que cendres
le jeune Thésée flamboyant
arbore un masque de taureau

6
Roulant des épaules de ruines
le monstre examine l’arène
où sa mort va électriser
les éventails des demoiselles

7
Dans son envol la cape effleure
l’échine courbée sous la crainte
qui se redresse en un sursaut
de respiration lumineuse

8
Les chevaux ont quitté la place
où le pianiste minuscule
va plaquer un accord sanglant
dans un point d’orgue interminable

9
Les gestes prennent des lambeaux
du Soleil pour en habiller
la peau carbonisée du monstre
avant de l’offrir en encens

10
La foule fait rouler son cri
d’un bout à l’autre de l’arène
comme une boule effervescente
tirant après soi les marées

11
Le porche de l’après-midi
referme ses vantaux de liesse
sur la cérémonie funèbre
où chacun retrouve son deuil

12
Les parfums des dames répandent
les souvenirs de leurs voyages
dans les battements d’éventails
apprivoisant l’air de la mer

13
C’est une montagne vivante
qui envahit tout l’horizon
pour l’ouvrir il faut une clef
pénétrant la serrure vive

14
La blessure offre son cratère
pour offrir un toast à la foule
toute l’arène se remplit
d’un vin lourd aux accents d’étable

15
La fissure entre ses vantaux
éclate précipitamment
devant le galop de la bête
cherchant vainement son issue

16
Une île sur la mer de vin
une voile sur l’horizon
un phare au centre de la baie
un raz-de-marée de dentelles

17
Entre les nuages de poussière
un rayon de soleil soudain
lève un arc-en-ciel de chemises
sur la rade où jouent les géants

18
Vastes portiques où longtemps
j’ai vécu pour approfondir
mon secret douloureux soudain
vous vous écroulez sous la foudre

19
Cible dont la bordure entière
est vivante une chevelure
de dentelles et de regards
convergeant vers l’impact obscur

20
L’ovation fait tourner la roue
tout autour du moyeu de sable
d’où l’on retire le cadavre
qui se visse jusqu’aux enfers

21
Le cuir devient peau mordorée
les cornes douce chevelure
les sabots les mains et les pieds
la blessure sexe en aurore

22
Dans les yeux tout près de s’éteindre
perce un instant la nostalgie
de prés sur des flancs de montagne
et de génisses dans leur fleur

*

Prés d’autrefois
je ne vous verrai plus
 
 

3
COURONNES POUR LA CORRIDA

La gueule de la nuit
grignote le bucrane

C’est une épée de rayons x
qui s’enfonce dans la chair noire

La résonance magnétique
éteint l’arc-en-ciel du public

Les anges de la mort transforment
l’arène en un vantail battant

Comme un roulement de tambour
la cape ferme les paupières

Le cercle de sable devient
sciure et son pour la guillotine

Le galop des doigts sur le gong
l’appel de la corne du froid

Le sang si rouge tout à l’heure
retrouve la noirceur de l’encre

La dalle d’ombre se soulève
pour absorber le dernier râle

Dans sa rumination le gouffre
imagine une autre genèse

Le centre de la galaxie
fait tourner les voiles d’Iris

En un coup de tonnerre muet
la pleine Lune a pris le ciel

Les gradins se sont reculés
en une immensité d’abîme

Le fantôme du matador
marche sur des grains de vertige
 
 

4
PASSES POUR LA CORRIDA

1
La flamme roussit les naseaux
puis s’imprègne de bave rose
pour se déployer sur les cornes
et caresser l’échine creuse

2
Drapeau flottant au vent d’haleine
tremblant du trépignement sec
sur le sable taché d’écume
dans un ciel de foule assoiffée

3
Nuée de soie dans le couchant
qui s’insinue par les vallées
avec les rayons miroitants
de l’épée proclamant sa croix

4
Un flot de vin sur la fureur
qui s’accumule entre les cornes
pour précipiter les sabots
qui dérapent de déception

5
Voile pour la bave et le sang
qui sèchent sur les poils dressés
dans la poussière lumineuse
broyant les yeux des combattants

6
Suaire pour cette charogne
encore dressée sur ses pattes
en sursis pour quelques instants
de lamentation foudroyante
 
 

5
RAFRAÎCHISSEMENTS POUR LA CORRIDA

Les pépins de l’orange
dans le ciel de son jus

Une gorgée de vent
une pincée de poivre

Les olives des yeux
dans le pressoir du sable

L’invitation des ombres
au banquet des adieux

Les lambeaux de nos vies
sur le gril des frissons

L’épée de Damoclès
sur l’abreuvoir du temps

Dans le sang du dragon
le rajeunissement

Un bouquet de dentelles
au balcon des corsages

Les larmes du citron
sur les écailles sombres
 
 

6
CORNES POUR LA CORRIDA

1
La virgule ponctue la strophe
que psalmodie le matador
dans le silence de l’attente
et les grondements du poitrail

2
Crochets pour pendre la dépouille
à l’étal de la boucherie
dans les dentelles de papier
où vrombissent mouches d’épées

3
Cil énorme sur l’oeil minime
écarquillé dans la fureur
sur le sable de la planète
fusant dans l’éblouissement

4
Guidon de la motocyclette
tourbillonnant sur la paroi
verticale qu’est devenu
le piège du parking taurin

5
Des bourgeons d’ailes qui s’entrouvrent
sous la sève du sang d’été
dans la forêt des remuements
de feuilles pour se rafraîchir

6
Poignée pour le couteau qui va
trancher l’oreille du cadavre
parmi les applaudissements
délivrant de l’expectative

7
Soc pour labourer d’un sillon
la glèbe de sable arrosée
d’une pluie de sang dessinant
les pétales d’une moisson

8
Appel qui va retentissant
d’un portique à l’autre des cimes
à travers les torrents brûlants
qui dévalent des gradins muets

9
Un serpent redressant la tête
de chaque côté du regard
préparant ses crocs à venin
pour méduser le téméraire

10
Remplie d’une bière mortelle
qui écume sur les naseaux
la coupe allongée fait le tour
pour enivrer les assistants
 
 

7
BANNIÈRES POUR LA CORRIDA

1
Le jeune sacrificateur
prépare humblement son esprit
demandant pardon aux puissances
qu’il révère officiellement
Vierge Marie saints du village
de descendre les yeux brillants
dans la mine du temps passé
pour le sacre d’autres printemps

2
Toute l’obscurité de l’âme
se condense dans l’animal
comme l’humidité de l’air
en nuages de plus en plus
menaçants qui vont à la fois
faire éclater le feu du ciel
et lapider de leurs grêlons
l’imprudent resté découvert

3
Un amphithéâtre de lave
humaine traversée de vagues
autour du combat d’un autre âge
sur un cratère de soleil
une licorne adolescente
affrontant le mugissement
qui vient du profond de la Terre
et du pourrissement des dieux


 
 
 
 
 
 

PRÉLUDE À L’APÉRITIF D’UN FAUNE

pour Maxime Godard
Roseaux de métal chantourné
sur des marais de vieux pétrole
où des nymphes à peau de fauve
exposent leurs épaules vives

Pour les arrêter dans leur fuite
j’ai besoin de toutes vos notes
en élevant à leur santé
le philtre de leur innocence


 
 
 
 
 

LE SAPIN ARDENT

 pour Gérard Serée

 
Sur les rives du temps qui passe
l’arbre de Noël a pris feu
guirlandes semées d’escarbilles
enrobent souches et rochers

Dans la torpeur des ministères
les oiseaux de malheur croassent
mais le long de la mer les braises
préparent liesse de Saint-Jean


 
 
 
 
 

LA SEMENCE D’ICARE

pour Joël Leick

 
Une poignée de photons danseurs
nous conduit par le chemin de crête
jusqu’aux glissières de lancement
où nous revêtirons nos plumages

 
 
 
 
 

MESSAGE DU NOUVEL AN

pour Joël Leick

 
Monument de ma lassitude
arbre déchiqueté des vents
je t’offre l’ombre d’un caillou
ricochet de calendrier

 
 
 

LES DEMI-FRÈRES

pour Dorny

 
Dans la ville qui devrait être
celle de la paix mais où crient
anathèmes lamentations
parmi détonations et flammes
voici qu’en un jour d’accalmie
au sortir de quelque boutique
de tourisme ou de dévotion

Deux pèlerins venus chercher
chacun depuis son bout du monde
quelque réponse à leurs problèmes
des consolations pour leurs deuils
s’arrêtent soudain comme si
leurs visages leur rappelaient
scènes de leur lointaine enfance

C’est loin c’est si loin tout cela
nos deux mères se détestaient
notre père les visitait
tour à tour et nous apportait
des amandes figues et dattes
en nous disant du mal de l’autre
nous interdisant de nous voir

Mais nous quittions nos campements
en secret pour nous retrouver
dans une région du désert
que nous nommions notre patrie
où nous bâtissions sur le sable
des villes en imitation
de celles de nos servitudes

Parfois nous jouions à la guerre
nous tirions au sort qui serait
le conquérant le défenseur
une fois fixés sur nos rôles
nous déterrions les oriflammes
le roi du jour plantait le sien
au sommet de la citadelle

Caracolant élégamment
sur un cheval imaginaire
l’autre devait le déloger
pour y substituer le sien
l’un était bleu l’autre était vert
couleur de la mer et du ciel
couleur des palmes d’oasis

Le soir nous rangions ces drapeaux
puis avant de rentrer chez nous
évoquions des villes futures
mobiles comme nos smalas
qui pourraient se superposer
ruisselantes et transparentes
selon le mouvement des astres

Israël Ismaël c’est toi
mon demi-frère sois mon frère
je sais que ma mère t’aimait
en dépit de tous ses discours
j’adopte la tienne et  bientôt
tous nos souvenirs flamboieront
éveillant des échos partout

Un si profond malentendu
alors qu’il suffisait d’un rien
éternel compagnon comment
avons-nous pu nous laisser prendre
aux mécanismes de nos jeux
que nous savions si bien suspendre
lors de nos réconciliations

Mais voici que tes yeux me fuient
comme si tu craignais l’accueil
que te feraient les tiens là-bas
dans ton campement d’aujourd’hui
enraciné dans son béton
avec ses cuves de pétrole
s’ils apprenaient nos retrouvailles

Je ne suis plus sûr que c’est toi
je n’ose plus te regarder
la vitre s’obscurcit les cris
recommencent nuées de poussière
bousculades les ambulances
la police de nouveaux murs
trop tard l’occasion est manquée


 
 
 
 

L’AUBÉPINE

pour Joël Leick
Le sentier se rétrécissait
je voyais à travers les arbres
une vallée qui m’attirait
entre deux éminences douces

Je voulais trancher dans le vif
dégringoler par les ravines
pour escalader les rochers
entre les torrents et sapins

Mais je m’empêtrais dans les ronces
qui déchiraient mes vêtements
un fil par ici un par là
de quoi sortir du labyrinthe

Car j’avais perdu mon chemin
j’essayais de garder le cap
de grands rideaux de froid tombaient
dans les ténèbres des fourrés

Bientôt ce furent des lambeaux
je m’égratignais tant et plus
le sang me perlait sur les jambes
je dus enlever mes souliers

Les racines et les cailloux
m’arrachaient des plaintes le vent
me débarrassait des dernières
couches de mon habillement

Il m’aurait fallu des sabots
comme aux cerfs ou aux sangliers
quant à mes bribes de toison
pas moyen de les épaissir

Mais je ne pouvais m’empêcher
de poursuivre c’était un chant
comme d’une sirène clair
un rayonnement de silence

Ces supplices m’étaient délices
car j’attendais je ne sais quoi
je me transformais en fontaine
ruisselant de sueur et de sang

Et c’est alors que la dryade
s’est délivrée de son écorce
coulant comme un ruisseau d’aubier
pour m’enlacer de ses nervures

Et je l’étreignis pour la teindre
quand elle eut fini d’absorber
toutes mes taches magnanime
elle me couvrit de ses feuilles

Dont les fibres se sont croisées
les lianes faisant les coutures
j’ai retrouvé mon apparence
mais je suis un arbre qui marche
 


 
 
 

LE PRINTEMPS REVIENDRA

pour Anne Walker
Ruisseaux couleront sous la neige
où soupiraux s’entrouvriront

Sous les doigts du vent diffusant
des parfums de pays lointains

Traits du soleil adolescent
iriseront les blocs de glace

Fondant aux bordures des toits
faisant tinter le luth des flaques

La sève recirculera
dans les troncs et dans les rameaux

Faisant éclater ses bourgeons
entre leurs sépales vernis

Les lycéens écraseront
leurs cigarettes sur les bancs

Pour délivrer les giboulées
qui s’agiteront dans leurs voix

Arbres sortiront leurs pastels
pour esquisser les frondaisons

Et les piverts entameront
leur dactylographie lyrique


 
 
 
 
 

LES ARRONDISSEMENTS DU TENDRE
ou la capitale des coeurs

  pour André Velter
 On entre par la pente douce
              des souvenirs d’enfance
 ou la fissure des coups de foudre
 ou les vestibules
              des rencontres professionnelles
 ou les chicanes
              des arrangements familiaux

 Tout cela mène
              par les vernissages dans les galeries
 les queues devant les expositions
 les petits concerts
              dans les auditoriums
 les opportunités
              des salles obscures
 les bousculades dans le métro
 les secousses dans les bus
 les bancs pour la remémoration
              des poètes disparus
 les jardins publics
              pour les flâneries silencieuses
 les pavillons
              pour la lecture des romans
 les petits bars
              pour les dégustations exotiques
 jusqu’aux carrefours
              des émotions partagées

 Après avoir longuement fréquenté
 les labyrinthes des questions
 les ruelles des déclarations timides
 les avenues des aveux
 ou les cascades des entreprises brusquées
 on débouche à droite
              sur la rotonde de Monsieur le Maire
 à gauche vers les véhicules
              des aventures multiples

 Engagez-vous
              dans les serres des petits soins
 les ateliers de l’imagination
 les marchés aux puces
              des cadeaux inattendus
 et vous parviendrez aux escaliers
              des noces métalliques

 Mais prenez garde aux impasses des oublis
 aux coupe-gorges des scènes de ménage
 aux  grilles des déceptions
 aux illusions des pharmacies

 Vous risqueriez de dériver lamentablement
 vers les tentations des amanites phalloïdes
 les tavernes de l’ivrognerie
 les tabagies des habitudes
 les parkings du papillonnement
 les terrains vagues des indifférences
 les caméras de la jalousie
 les rideaux de fer des rancunes
 les entrepôts du dessèchement
 les égouts du relâchement
 les champs d’épandage de la veulerie

 En dernier recours
              depuis la tour de la nostalgie
 vous pourrez choisir les officines
              des thérapeutes
 les confessionnaux
              des directeurs spirituels
 les terrains de rééducation
              sentimentale et sportive

 Mais devant les embûches
              de ces programmes
 parviendrez-vous à éviter
              les quais du désespoir
 les souterrains de l’abandon
 les balcons des suicides

 Pour vous reposer enfin
              sous l’arc-de-triomphe
 de la longévité amoureuse


 
 
 
 
 

LES COULEURS DE L’INCONNU

pour Patrice Pouperon
1) La rage au coeur

             Le peintre est en rogne. Toutes ces toiles, l’une à côté de l’autre dans son atelier, lui déplaisent. Pourtant certaines avaient assez bien commencé. Toutes avaient bien commencé; certaines avaient été passionnantes à poursuivre. Mais non. Quelle déception ! Rien à sauver. Il ne reste plus qu’à brandir son arme de peintre, brosse ou pinceau, fusain, graphite, et à refuser tout cela de deux grands gestes qui se croisent.

             Alors se retourner vers ce qu’il y avait avant la peinture, ce paysage qu’on aimait tant, dans lequel on a si respectueusement aménagé sa maison. Mais non. Rien de ce qui est dans une des fenêtres ne tient. Le monde est à refaire. Il faudrait balafrer toutes les vitres.

             Mais ce geste même, il reste assez satisfaisant. Il s’installe dans une résonance. On a envie de le commenter, de le prolonger par des inscriptions. Il tient dans l’espace comme une possibilité de recommencer ce qu’on a manqué, ce nous-même que la nature et la société ont manqué. En outre il a vertu de transparence; ce qu’on a refusé un instant subsiste dans sa qualité non seulement de passé, mais d’avenir imaginé. Le paysage, le dessin reniés reprennent vie. On se retrouve au moment même où les choses se sont gâchées, à l’aiguillage fatal à partir duquel il faut remonter pour retrouver les bons signaux. Ce que l’on croyait connaître devient inconnu. L’inconnu semble à portée de la main.
 

2) Les moulins à vent

             Les x qui raturent le paysage et l’oeuvre antérieure, tournaient autrefois pour moudre le blé. Mondrian a médité sur eux dans sa Hollande avant d’en arrêter définitivement le mouvement dans le signe plus, pour construire son échelle de Jacob afin de gagner son ciel.

             Si leur mouvement s’emballe, ils deviennent ces géants contre lesquels essaie de lutter Don Quichotte afin d’en débarrasser sa Manche natale. Mais il y a possibilité d’immobiliser leur croix dans le moment de sa question. Les moulins deviennent alors la chambre de méditation, cet atelier du peintre dans lequel n’importe qui, n’importe quoi peut entrer, qui peut faire de tout grain farine et pain.
 

3) Le temps qu’il fait

             Les moulins sont la réponse au vent qui souffle où il veut, d’où il veut. Il faut pouvoir les orienter pour le capter. Aujourd’hui les éoliennes font monter l’eau, ou fournissent de l’électricité. Hier encore elles fleurissaient comme des marguerites couleur de tôle ou de bois, maintenant elles ont grandi, blanchi, et se sont simplifiées en trois pales étincelantes comme les hélices des premiers temps de l’aviation.

             Ce vent qui fait rage et qu’incarne le peintre dans sa rogne, qui parfois déracine les arbres, fait voler les toits, il n’est nullement simple appel d’esprit, élément d’une respiration pure. Il charrie des traces de tous les territoires sur lesquels il a passé. Même dans les déserts il forme des tourbillons de poussière. Sur l’océan ce sont des brumes, des nuages, des orages bientôt, parfois des ouragans. Ainsi le geste du peintre se diffuse en brouillons; la grande rature se raffine en trames, fumées ou tissus, de plus en plus fines. Le geste primitif revient comme un rayon de soleil sur cette rosée.
 

4) Le temps qui passe

             Les nuages passent. Voici la pluie. L’arc-en-ciel annonce le beau temps. Souvent les peintres pour figurer leurs interrogations cherchent des couleurs indéfinissables, les mauves des impressionnistes, ou bien s’enfoncent dans les bitumes, les ténèbres, les lividités. Mondrian avait déjà prêché un retour à une sorte d’origine de la couleur, aux trois primaires, bleu, jaune, rouge qu’il pouvait faire tourner autour de sa croix fondamentale en subtils dosages. Mais il refusait le vert comme trop chargé de nature.

             Rechargeons donc de nature toutes les autres. Attention ! il s’agit d’une nature oubliée, perdue, souillée, que l’on s’efforce toujours de retrouver par-delà nos erreurs. Le bleu peut bien redevenir la couleur du ciel, car qu’est devenu le ciel pour nous ? Il n’est même plus bleu. Le rouge celle du feu, mais le feu de nos âtres est si loin de celui des astres. Les couleurs se présentent comme une gamme qu’il s’agit de bien tempérer pour que le vent du refus les traverse en continuant de souffler, blutant le grain de notre voix et de notre vue. Les ailes des moulins deviennent celles d’hélicoptères silencieux qui parcourent les territoires déjà nommés pour apprivoiser leur sauvagerie nouvelle.
 

5) Le balancier sensible

             L’horloge des couleurs répartit ses cadrans sur la Terre entière, pouvant concentrer le temps de celle-ci dans une salle où toutes les heures s’équilibrent : le jour et la nuit, les deux crépuscules. Des balanciers invisibles marquent la mesure.

             Un balancier visible vient s’ajouter aux cadrans avec les ailes de leurs aiguilles, figurant comme les échelles de meunier de ces moulins à temps, comme les échelles de ce Jacob et Don Quichotte que nous sommes tous, luttant perpétuellement contre les géants et les anges, pour acquérir leurs forces et leurs ailes, profiter de leurs trésors, de leurs savoirs et de leurs chants; un balancier qui n’a pas de mouvement propre, mais répond comme un sismographe à toutes les secousses qui nous traversent.


 
 
 
 
 
 

PÉTALES DANS UN MIROIR
 

pour Joël Leick
Telle une soucoupe volante
préparant son atterrissage

         Telle une griffe d’ampélopsis
         au plus ardent de son automne

Tel un bras de bronze retrouvant
sa souplesse pour enlacer

         Telle une main fermant les paupières
         des lunettes du crépuscule

Tel un lancer de graines
dans les planches du ciel

         Telle une brochette de langues
         sur le gril du trac

Tel un moulin à vent
au balcon d’une ruelle

         Telle une ferronnerie sinueuse
         où faire circuler la rosée

Telle une larme de peinture
parmi les écailles d’un mur

         Tel un arbre prêtant sa sève
         à son frère pour le ranimer


 
 
 
 
 

LES CHANTS DE LA GRAVITATION

pour Raphaël Navarro
 I

LE JONGLEUR D’ESPACES

Le vent est entré dans mes mains
voici qu’apparaissent des balles
des boules des sphères des bulles
que je fais rouler sur le sol
de la boule où nous habitons
que je fais rouler sur mes bras
sauter d’une main dans une autre
c’est comme si j’avais trois mains

Je suis présent sur cette scène
vous êtes présents dans la salle
je lance des boules présentes
mais avant qu’elles vous arrivent
voici qu’elles ont disparu
elles sont revenues vers moi
elles se roulent contre moi
m’enlacent comme des serpents

Dont on ne verrait que les yeux
roulant dansant tournant rampant
dessinant l’arbre du savoir
avec ses branches qui se courbent
vers la Terre ou vers les étoiles
chargées de fruits que nous présente
le roi des serpents à deux têtes
bondissant par enchantement

Les fruits de l’arbre du savoir
dont les pelures se déroulent
pleines d’inscriptions décisives
que nous cherchons à déchiffrer
tandis que les parfums s’en mêlent
dans la distillation des sucs
tout cela nous monte à la tête
nous jonglons avec nos deux yeux

Le vent fait s’entrouvrir les branches
dans le soir où le soleil roule
sur les échines des collines
nous tentons de le rattraper
mais il nous échappe toujours
il s’enfonce en son Occident
nous déléguant son crépuscule
où d’autres astres apparaissent

Je l’ai perdu voici la nuit
parviendrai-je à le retrouver
de l’autre côté de la Terre
quand il enflammera l’Orient
mais est-ce lui qui tourne ou bien
la Terre qui danse avec lui
est-ce moi qui jongle ou les boules
qui me font danser autour d’elles

Les fruits sont devenus étoiles
comment les prendre dans mes mains
il me faut devenir titan
pour me glisser dans leur théâtre
applaudir à leurs inventions
m’introduire dans leurs orbites
respirer le vent de leurs nues
rouler dans l’ombre des éclipses

J’avais cru les saisir mais non
elles s’envolent vers les cintres
du théâtre des nébuleuses
c’est l’univers en expansion
monnaies lancées pour questionner
les oracles de gravité
sur notre destin de détails
qui roulons d’une époque à l’autre


 
II

CRÉPUSCULE ANCIEN

Luminescence

Je me souviens des soirées
de mon enfance l’été
au lieu d’aller dans nos lits
nous restions dans le jardin
les parents parlaient entre eux
de politique ou d’affaires
ils ne nous regardaient plus

Réminiscence

Détendus dans leurs fauteuils
ils oubliaient leurs angoisses
nous nagions dans la confiance
ils parlaient plus lentement
multipliant les silences
comme s’ils avaient voulu
apaiser le cours du temps

Effervescence

Quelqu’un chantait quelque part
c’était peut-être un voisin
ou son poste de radio
et le clocher de l’église
comptait sur ses doigts de bronze
tandis qu’un dernier avion
disparaissait dans les nuages

Impermanence

Alors nous nous faufilions
par les sentiers sinueux
parmi buissons et grillages
tout cela semblait immense
après flammes et coraux
le ciel devenait tout vert
et la Lune s’annonçait

Arborescence

Nous n’osions pas nous parler
peur d’attirer l’attention
nous nous faisions quelques signes
tant que nous pouvions les voir
puis nous rapprochions des lampes
que l’on venait d’apporter
la conversation mourait

Intelligence

De l’habituel paysage
il ne restait que des masses
accompagnées de parfums
traces pistes et sillages
nos pas que nous n’entendions
jamais pendant la journée
retentissaient dans la nuit

Reconnaissance

Où sont-ils qui suis-je quand ?
les murs se sont éloignés
le théâtre s’est ouvert
où êtes-vous je m’enfonce
je tourne dans tous les sens
échangeant le haut le bas
l’avenir et le passé

Phosphorescence


 
III

LE JARDIN REMUÉ
(vitrail du soir)

Apparition
disparition

Les cheveux de Vénus

Constellation
intimité

L’avenir et le passé

Prolongation
perturbation

La cuve de Mercure

Éloignement
rapprochement

Échangeant le haut le bas

Apesanteur
incubation

Le lièvre de Mars

Effacement
indication

Je tourne dans tous les sens

Cheminement
retournement

La barbe de Jupiter

Accouplement
séparation

Où êtes-vous je m’enfonce

Inondation
assèchement

Les anneaux de Saturne

Déflagration
respiration

Le théâtre s’est ouvert

Horticulture
anthologie

Les satellites d’Uranus

Chant des oiseaux
galop dans l’herbe

Les murs se sont éloignés

Répétition
transformation

Le trident de Neptune

Carrés triangles
cercles ellipses

Où sont-ils qui suis-je quand ?

Vies parallèles
chemins croisés

L’empire de Pluton

Renversement
lévitation

L’ouverture du testament

IV

LA MULTIPLICATION DES MAINS

(Ce qui est en italiques doit être projeté sur un côté de la scène.)

C’est comme si j’avais trois mains
 

Un jour je me suis aperçu
que mon ombre se détachait
nullement comme ce tapis
qu’enroule subrepticement
le tentateur chez Chamisso
mais qu’elle était enracinée
dans le terrain vague désert
où je m’étais trop attardé


Phosphorescence
sauter d’une main dans une autre
 

Elle s’élevait peu à peu
et je pouvais tourner autour
le soleil virant avec moi
dans une ronde d’autres ombres


Feux de détresse
 

Elle s’obscurcissait aussi
comme une statue grise et noire
qui me regardait goguenarde
sans plus reproduire mes gestes


Les travaux de janvier
que je fais rouler sur mes bras
 

Elle devenait plus opaque
je me découvrais transparent


Reconnaissance
 

J’étais de plus en plus léger
mon poids s’accumulait en elle


Les masques de février
 

Si j’essayais de la toucher
c’était mon bras qui s’enfonçait


Rétrospective
 

Dans ma main qui disparaissait
de l’autre côté de l’ardoise


Les giboulées de mars
de la boule où nous habitons
 

 Lorsque le soir est arrivé


Regards des anges
 

 Les lampes se sont allumées


Intelligence
 

 Sans me projeter d’autres ombres


Les brassées d’avril
 

 Ni suivre mes évolutions


Prémonition
 

 Alors je me suis exercé


Les couronnes de mai
 

 À passer vitres et miroirs


Arborescence
 

 Murs et planchers arbres et toits


Les fanfares de juin
 

 Tournant autour de mon ancre ombre


Les vagues de juillet
 

 Car si je m’éloignais par trop


Impermanence
 

 Je sentais que je m’allongeais


Les sables d’août
 

 Sans pouvoir contrôler ma forme


Effervescence
 

 Et que les couleurs s’effaçaient


Les moissons de septembre
 

 Se diluant dans l’atmosphère


Choeur des ténèbres
 

 Me dévoilant muscles et veines


Les vendanges d’octobre
 

 Artères ossements viscères


Astronomie
 

 Qui se dissolvaient à leur tour


Que je fais rouler sur le sol
les fagots de novembre
 

 Il me fallait m’en rapprocher
 pour retrouver ma consistance


Réminiscence
 

M’assurer de mon existence
dans cette conscience en dérive


Les neiges de décembre
 

Mais quand s’est levé le matin
j’ai vu que dans le terrain vague


Roue de fortune
 

Toute une population d’ombres
était en pétrification


Des boules des sphères des bulles
l’année prochaine
 

Mes congénères s’étonnaient
comparant leurs opalescences
et les échos multipliaient
leurs interrogations troublées


Luminescence
 

Nous passions les uns dans les autres
nous heurtant à nos monuments
qui se remirent à marcher
parler se nourrir et dormir


Voici qu’apparaissent des balles
contemplation
 

Nous tous adhérant à leurs pas
nous sommes devenus leurs ombres
parlant encor pour quelque temps
puis reproduisant leurs discours
les absorbant en résonance
dans les vibrations de nos gongs
les cavernes de nos émois
le bourdonnement de nos ailes


Le vent est entré dans mes mains
 
 

V)

À LA TOMBÉE DE LA NUIT

(à disperser aux bons endroits)

Une chauve-souris
vient frôler la fenêtre
les cils de l’horizon
se croisent dans la brume

*

Les branches se balancent
une dernière fois
pour nous dire au revoir
jusqu’à demain matin

*

Les pétales de braise
se retournent dans l’ombre
pour se carboniser
dans les cendres du vent

*

Le rossignol se dresse
sur son faîte de tuiles
pour répondre à son frère
parmi les cerisiers

*

La face ouest des montagnes
retient un peu de cuivre
dans le bain de mercure
et les rouages de fonte

*

Flaques de lait de Lune
dans les marais de rouille
agités par le souffle
qui tourne au coin du bois

*

Cramoisi devenant
pourpre de plus en plus
sombre comme en planant
lentement dans un gouffre

*

Une goutte de pluie
puis une autre une goutte
de nuit et puis une autre
couvrant tout le jardin

*

L’aboiement d’un vieux chien
souligne le silence
qu’il déchiquette comme
une vieille chaussure

*

Les doigts du vent soulèvent
un tourbillon de sable
puis viennent chatouiller
les châles et cheveux

*

On voit encore un peu
les branches sur la place
l’étoile du berger
brille près de la tour

*

L’horizon se recourbe
comme un pont de navire
nous avons pris la mer
sans nous en rendre compte

*

Ce tremblement ce n’est
que frissons dans les voiles
nous sommes embarqués
sur le vaisseau planète

*

Les pages des minutes
tournent plus lentement
soudain l’horloge sonne
en pleine obscurité

*

Craquements dans les branches
une respiration
on devine des yeux
un rideau s’est fermé

*

Un rai sous le vantail
la Lune dans la vitre
une goutte qui tombe
un sifflement discret

*

Une odeur de lavande
l’enivrement du thé
l’effleurement du sel
sur le bout de la langue

*

On ne distingue presque
plus rien il ne demeure
que la contemplation
de lueurs et de soupirs

*

Je ne puis plus ni lire
ni écrire j’écoute
avec toute ma peau
l’écho de la distance

*

Imperceptiblement
les inscriptions s’enfoncent
dans un bain de questions
qui bouillonne d’urgences


 
 
 
 
 
 

NOTES SUR UNE CIVILISATION FURTIVE

pour Bertholin
          Les habitants de cette île située bien à l’écart des principaux circuits touristiques, rarement visitée jusqu’à présent même par les explorateurs les plus avisés, sont principalement connus par les plaques rectangulaires de tailles diverses, modelées dans une matière légère dont ils gardent le secret, qui flottent au gré des vents et des courants, et s’accumulent en dépôts parfois considérables dans les criques et les roselières. Certains ambassadeurs vêtus de façon toute semblable à la nôtre dans leurs expéditions, en colportent dans leurs poches ou leurs besaces et s’efforcent de les écouler sur les marchés ou autres lieux de foule, mais sans grand succès, car les naturels à qui ils les proposent pour des sommes généralement dérisoires, ne comprennent pas bien à quoi elles pourraient leur servir.

             Les habitants de cette île dont on dit qu’elle se déforme perpétuellement sur son lac, ce qui explique que l’on n’en ait pas encore de carte satisfaisante, emploient ces plaques comme matériau de construction; ce sont les briques de leurs murs et les tuiles de leurs toits. Non seulement ils en bâtissent leurs maisons, leurs temples, leurs monuments, mais ils en tapissent leurs rues, leurs routes, leurs puits, leurs canaux et leurs quais, les liant par un ciment invisible qu’ils peuvent rendre indestructible pour autrui, pour les éléments les plus déchaînés, tout en restant capables de le défaire doucement avec leurs doigts ou même leur souffle. C’est aussi ce qui leur sert de vaisselle. Ils y déposent leur beurre, leurs fromages, leurs fruits, y découpent leurs viandes, y râpent leurs légumes. Pour leurs liquides, ils utilisent des objets creux de cette même matière flottante, en forme de conque ou de coupe, dont la capacité varie entre celle d’un dé à coudre et celle d’un petit tonneau. On en a signalé d’immenses, qui sont vraisemblablement des citernes.

             Les habitants de cette île dont on dit qu’elle se déplace perpétuellement sur son fleuve, ce qui explique que l’on puisse trouver aujourd’hui ce genre de dépôts, plaques et coupes, assez loin de sa position actuelle, près de villages où tout un folklore s’est développé à leur sujet, présentent souvent dans leurs festins, sur des plaques rectangulaires qui prennent alors fonction de plateaux, des corbeilles et des vasques remplies de balles de même matière. On dirait que ce sont des fruits, et on les distribue de la même façon; il n’est pas impossible que cela puisse constituer pour eux une nourriture au sens littéral, alors qu’il n’en est pas question pour nous, mais ce ne pourrait être qu’une réserve à l’extrême nécessité, car nul de nos informateurs n’a jamais réussi à voir l’un d’entre eux en absorber. Par contre, comme ces balles peuvent toujours être refondues pour en faire des plaques ou des coupes, il est certain qu’ils les considèrent non seulement comme la représentation de leur nourriture, mais comme la nourriture même de la matière. Ils disent : “la table aussi se met à table”.

             Les habitants de cette île dont on dit qu’elle a navigué sur la mer, qu’elle y naviguera encore, appellent certaines de ces balles “la nourriture de l’amitié”. En effet, alors que la plupart d’entre elles, en quelque sorte célibataires, conservent l’empreinte d’une seule main qui s’est fermée sur la matière encore fraîche, avec toutes ses lignes et replis, ce qui leur permet de servir de sceau ou de signature - les invités d’un banquet en ramènent chez eux comme mementos -, d’autres nommées balles de contrat, sont le résultat d’une poignée de main plus ou moins vigoureuse. Lors des contestations qui peuvent survenir, les juges évaluent la bonne foi des parties en supputant pressions et réticences. Lorsque la tractation implique de nombreux participants, la balle s’allonge en bâton. Les archives parfois ressemblent à des fagots et s’entassent dans de vastes entrepôts que les voyageurs ignorants ont souvent décrits comme des bûchers.

             Les habitants de cette île dont on dit qu’elle peut plonger sous les eaux, et que toutes ces plaques, coupes, balles et bâtons y étant pratiquement délivrées de la pesanteur, il faut les arrimer avec des fils solides et souples, sont capables d’extraire de tous ces objets en les plongeant dans les sucs de certaines plantes mijotés à telles dates avec tels cristaux dans tel éclairage avec tel accompagnement musical, les fils nécessaires dont les multiples noeuds et repliements les constituent. La couleur de ces fils pouvant être modulée selon des codes longuement mis au point, on comprend qu’ils peuvent enregistrer tous les discours. Si le détail de la forme du bâton constitue la signature du contrat, ses termes, toutes ses dispositions en sont la matière. Ainsi les maisons sont toujours des bibliothèques, les murs des réserves de livres. On distingue les objets à fibre simple, susceptibles d’une lecture linéaire, à fibres en éventail avec de multiples bifurcations, à fibres entrecroisées ou tissus. On reconnaît aisément les discours simples, les plus usuels, à leur forme de fuseau ou bobine.

             Les habitants de cette île dont on dit qu’elle peut glisser sur le sable et même, s’ils concentrent suffisamment leur attention, sur une plaine cultivée sans endommager le moindre brin d’herbe, utilisent comme vêtements ces tissus généralement roulés en cylindres pour leur rangement. Il ne s’agit pas seulement de se protéger du froid ou de la chaleur, la fibre en question étant remarquablement imperméable et isolante, mais aussi de la multiplier, car elle a la propriété de fixer la sueur. Celle-ci, au lieu de se disperser dans l’atmosphère sans profit pour personne, se concentre, lors de son évaporation rafraîchissante, le long d’un fil “mère”. Très mince et fragile au début, ce fil “enfant” grossira peu à peu, deviendra détachable; on le renforcera par divers traitements et teintures, et il sera bientôt capable de retenir discours, informations, de s’enrouler ou s’entasser en objets nouveaux.

             C’est pourquoi les vêtements des habitants de cette île dont on dit qu’elle peut se faufiler à travers les forêts, alors que les nôtres s’éliment et se trouent à l’usage, engraissent au contraire de telle sorte qu’il faut les dédoubler à peu près une fois l’année; les nouveaux vêtements, encore vierges, sont roulés en attendant leur affectation. Mais cette virginité n’en fait nullement un terrain neutre, car les fibres, dans leur texture et leur disposition, inscrivent toutes les suées de leur premier porteur. Ainsi ses efforts, ses voyages, ses saisons, ses fièvres, ses colères ou ses terreurs peuvent transparaître en filigrane sous les textes palimpsestes dont on chargera ses produits. De telles analyses se font à l’aide d’objets en forme de pyramides, appelés “filtres”.

             Certes la sueur  ne suffit pas, il faut aussi de la salive; et c’est pourquoi un fil presque invisible relie toujours le coin des lèvres des habitants de cette île dont on dit qu’elle est capable d’escalader les montagnes, à des disques accumulateurs qu’ils échangent avec leurs modeleurs ou modulateurs lorsqu’ils sont devenus suffisamment lourds. C’est ce qu’on décrit en général comme leur monnaie. Les malades sont précieux : ils engraissent leurs vêtements beaucoup plus vite que les autres. Les bavards sont précieux : on dit qu’ils dorent leur pilule. Il faut aussi de l’eau de mer, d’où tous ces bains, ces linges. On voit parfois sur les plages ou dans la campagne des monceaux de rouleaux, de disques, de fuseaux; ce sont des vêtements “à distance” qui vous réchauffent et qui vous sèchent, mais il y a là une telle déperdition d’énergie que la multiplication est presque nulle. Aussi la nudité est-elle en général réservée aux colloques. On la nomme “le grand costume”. Et l’on encourage les concours d’élégance vestimentaire à la saison chaude. Il n’est pas rare de voir une des gagnantes enlever successivement cinq ou six manteaux à longs poils.

             Il y faut aussi de la laine, du crin; les habitants de cette île dont on dit qu’elle peut se creuser des galeries sous nos villes, et que les plaques, coupes, balles, bâtons, fuseaux, rouleaux, pyramides et disques y transforment autour d’eux la terre en air de jadis, coupent souvent leurs cheveux pour qu’ils repoussent d’autant plus, et ramassent toutes leurs boucles pour en fortifier leurs vêtements-livres, leurs vaisselles-livres, leurs maisons-livres, leurs navires-livres. Ce sont de grands éleveurs; ce sont de grands cultivateurs, car il faut aussi du coton, du lin. Ce sont de grands explorateurs, car il leur faut aussi des livres étrangers, des livres de papier qu’ils fondent ou durcissent aux feux de leurs fourneaux profonds. Ils mesurent constamment leur espace et le nôtre par des stèles qui semblent au premier abord des portes ne donnant sur rien, et qui sont des portes en effet, les portes de la vie d’un homme, car toutes les fibres, tous les textes produits dans sa vie par cet homme, tous les contrats qu’il a signés, toutes les poignées de main qu’il a reçues, sont compressés pour constituer cette mince lame, son sarcophage qui a la plus grande hauteur qu’il ait jamais atteinte, la largeur de ses bras croisés, l’épaisseur de l’espace entre ses yeux fermés, car toutes les fibres de son corps y sont aussi entremêlées, et l’on pourrait les en extraire et reconstituer son cadavre au moment de sa mort, étaler toute son histoire sur toute l’île pour des années de lecture.

             C’est ainsi que l’on peut dire de cette île qu’elle demeure immobile dans le torrent des âges, car ses habitants se servent de ces étranges tombes comme de gongs, chaque détail de fibre fournissant un détail de l’onde qui, par échos et traductions, s’en va annoncer, tout autour de la Terre et peut-être ailleurs, la persistance de leur civilisation furtive.
 

(dans Explorations)

 
 
 
 

Sommaire n°32 :

                                                  APERCEVANT PONTOISE
                                                  BAVURES BAVARDES
                                                  LE CLUB DES SOUFFLEURS
                                                  LE THRÈNE DES PNEUS
                                                  LE VELOURS DES DICTIONNAIRES
                                                  J’AIME NICE
                                                  L’INVITATION AU VOYAGE
                                         L’amateur lointain :
                                                             1) ÉVENTAILS POUR LA CORRIDA
                                                                                         2) BOIS POUR LA CORRIDA
                                                                                        3) COURONNES POUR LA CORRIDA
                                                                        4) PASSES POUR LA CORRIDA
                                                                                        5) RAFRAÎCHISSEMENTS POUR LA CORRIDA
                                                                        6) CORNES POUR LA CORRIDA
                                                                        7) BANNIÈRES POUR LA CORRIDA
                                                  PRÉLUDE À L’APÉRITIF D’UN FAUNE
                                                  LE SAPIN ARDENT
                                                  LA SEMENCE D’ICARE
                                                  MESSAGE DU NOUVEL AN
                                                  LES DEMI-FRÈRES
                                                  L’AUBÉPINE
                                                  LE PRINTEMPS REVIENDRA
                                                  LES ARRONDISSEMENTS DU TENDRE
                                                  LES COULEURS DE L’INCONNU
                                                  PÉTALES DANS UN MIROIR
                                                  LES CHANTS DE LA GRAVITATION :
                                                                            I) LE JONGLEUR D’ESPACES
                                                                            II) CRÉPUSCULE ANCIEN
                                                                            III) LE JARDIN REMUÉ
                                                                            IV) LA MULTIPLICATION DES MAINS
                                                                            V) À LA TOMBÉE DE LA NUIT
                                                 NOTES SUR UNE CIVILISATION FURTIVE
 
 




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