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Poésie au jour le jour 35

(enregistré en septembre 2014)

Sommaire





L’ESPACE ALPESTRE

pour Catherine et Axel Ernst
 
 I) PREMIER VOYAGE
 
AUTOUR DU LAC
 

Le navire glisse
entre les pétales
les neiges se haussent
par-dessus les plis
un épi de lèvres
cherchant des baisers
bientôt dévorées
pour devenir lait
qui va retomber
sur le teint des femmes


1)
     Nous voici donc parvenus dans ces régions d’élévation. Le chemin de fer nous a salis et secoués. Nous avons besoin de quelques jours de lessive et repos à l’hôtel où nous bénéficions de tout le confort. La domesticité est charmante. Impossible pour l’instant de vous décrire les sommets. En cette saison le lac est encore recouvert de brumes, mais il va bientôt éclore comme une fleur immense. Nous nous contentons de petites promenades en bateau à roue pour voir se dégager les grandes barques dont les voiles n’ont pas changé depuis des siècles.

2)
     Le temps s’est éclairci. Pour quelques instants nous avons aperçu le sommet de l’Europe frappé par les rayons du soir. Nous organisons des excursions. Il n’y a pas toujours de transport public. Il faut trouver non seulement des guides, mais des chevaux avec leurs cochers. Il y a aussi quelques-uns de ces nouveaux véhicules à essence de pétrole qui font tant de bruit et dégagent tant de poussière, mais vont un peu plus vite.  Il faut alors des chauffeurs ou mécaniciens.

3)
     Nous sommes montés à travers les forêts jusqu’à l’auberge où, nous a-t-on dit le maestro Richard Wagner aurait composé sa chevauchée des walkyries. Lieu inspirant s’il en est. Depuis un impressionnant belvédère naturel  on assiste aux régates des nuages sur le lac. De l’autre côté ce sont les monts du Jura encore couverts de neige. Il faut traverser la crête pour voir les dents et les pics. Au long de la route les nombreux virages nous offrent les perspectives les plus variées. Dans les fissures des rochers les mousses humides brillent comme des émeraudes.

4)
     Nous avons traversé des vignes qui escaladent les pentes sur des terrasses qui dateraient du temps des Romains. Les habitants sont très fiers de leurs crus qu’ils nous font goûter volontiers, mais nous avons trop peu de place disponible pour ramener des bouteilles à l’hôtel où la cave est d’ailleurs excellente. Cette fois, c’est le grand théâtre de la Nature : partout splendeur et vertige, des jeux de lumière comme avec des feux d’artifice. Parfois le miroir qui couvre le fond de l’abîme est rayé par le passage d’un menu navire dont on aperçoit la fumée.

5)
     Parfois tout ce qui est par-dessous est caché par un plafond de nuages sur lequel on a l’impression qu’on pourrait marcher. Nous savons qu’il y a là des hommes avec leurs villages, mais c’est un peu pour nous comme s’il s’agissait de tritons et de néréides lesquels malheureusement ne peuvent nager jusqu’à la surface. Les dieux de l’Olympe devaient avoir un peu le même sentiment lors de leurs banquets. Certaines auberges sont à une altitude déjà respectable. On s’émerveille du travail nécessaire pour le transport de tous les matériaux de construction. Il y a maintenant quelques chemins de fer  audacieux qui vont faciliter les choses.

6)
     Certains hôtels sont en fait des hôpitaux. On les appelle sanatoriums. Les médecins des villes y envoient leurs riches malades atteints de la tuberculose. C’est ainsi qu’on nomme aujourd’hui la phtisie. Ils jouissent de chambres avec terrasses sur lesquelles ils s’exposent au soleil, étendus sur des chaises longues. Une curieuse vie mondaine s’instaure. Cela fait penser à des villes d’eaux, mais en beaucoup moins flamboyant. On rencontre parfois des pensionnaires emmitouflés lors de leurs brèves promenades. Ils toussent beaucoup. On ne peut que leur souhaiter une guérison rapide pour qu’ils puissent mieux profiter de ces régions bénéfiques, mais il paraît que c’est fort lent.
 

*
Soleils minuscules
parmi les vapeurs
montant des ravins
descendant des cimes
sceptres constellés
scandant l’entrevue
du camp du drap d’or
sous les étendards
d’un espoir de paix
dans les profondeurs


7)
     Nos tables sont décorées, sur leurs nappes impeccables, par des bouquets de fleurs sauvages dont certaines tremblent au moindre souffle. À l’extérieur on en voit des champs entiers que le vent parfois violent fait osciller en longues vagues de couleurs vives. Si le silence est souvent impressionnant sur ces sentiers caillouteux où nous nous risquons de plus en plus volontiers avec nos cannes à pointes ferrées, quand les orages se  déclarent, même si nous bénéficions d’un îlot de calme, les tonnerres se répercutent de parois en parois comme des roulements de timbales, et les ravins se transforment en tuyaux d’orgues.

8)
     Nous sommes suffisamment aguerris désormais pour quitter les chemins battus. Le guide nous engage à traverser les prairies sur lesquelles les vaches font dialoguer leurs sonnailles, ce qui fait penser à certaines musiques exotiques que nous ont fait sinon apprécier du moins découvrir les expositions universelles. Puis ces tapis herbeux cessent et nous devons trébucher dans des déserts de pierres. Nos compagnes ont alors le plus grand besoin de notre soutien. Il est prudent de s’assurer de la stabilité des blocs. Un mouvement malencontreux peut en faire dévaler, rebondir et disparaître dangereusement dans le val.

9)
     Une crête franchie, après un repos bien gagné accompagné souvent d’une légère collation sous forme de tranches de pain beurrées enfermant du jambon ou quelqu’autre charcuterie, auxquelles on donne le nom de sandwiches en souvenir du lord qui aimait manger de la sorte lorsqu’il jouait dans son château, nous débouchons dans une vallée retirée, cernée par des monts farouches, où il semble que soient conservées les moeurs antiques. Il s’agirait plutôt de la Germanie de Tacite que des héros d’Homère, mais nous avons un peu le sentiment de respirer dans d’autres siècles.

10)
     Notre pied devient de plus en plus montagnard. Nous rentrons de plus en plus tard à l’auberge avec un féroce appétit. Même les dames en redemandent. Dès le soleil couché, un froid de glace tombe sur les épaules. Nous serrons nos pèlerines ou châles, mais le spectacle en vaut la peine. La découpure des sommets sur le ciel de miel est d’une pureté de cristal. Quand les nuances ont achevé leurs métamorphoses pour sombrer dans l’indigo nocturne où pointent les premières étoiles, nous rentrons calmer nos frissons avec de surprenantes préparations au fromage, dans lesquelles nous trempons des morceaux de pain devant l’âtre où le feu pétille.

11)
     Les botanistes sont à la fête. Les guides nous proposent souvent un détour pour admirer quelque espèce rare. Ces hommes rudes, taciturnes, au teint bronzé, aux pommettes rouges, vêtus le plus souvent de tricots superposés, coiffés de bonnets, ont parfois de surprenantes délicatesses. Quand ils aident les dames à franchir un pas difficile, leur main peut avoir autant de grâce que celle du plus élégant cavalier se proposant pour une valse. Mais l’essentiel, c’est qu’on les sent solides. Les bras sont noueux et les jambes écartées semblent s’enraciner pour quelques instants avant de s’arracher sans effort.

12)
     Et nous voici de retour au bord du lac. Nous avons rapporté quelques améthystes que nos guides étaient allés dénicher pour nous. Nos yeux ont grand besoin d’un peu de calme après tant d’éblouissements, et surtout nos dos et nos jambes qui paient leurs exploits de courbatures. Je vais reprendre ma navigation dans La Nouvelle Héloïse, lecture obligée sur ces rives. Les phrases s’en accordent avec les mouvements de l’eau. Sur ma table, dans l’Hôtel du Cygne, attendant le début d’un service un peu lent à mon goût, je m’efforce de crayonner à votre intention quelques croquis de sites entrevus, mais j’ai perdu beaucoup de cette ancienne habileté qui réussissait à vous plaire.


 
II) DEUXIÈME VOYAGE
 
CHAMONIX
 

Parmi les graviers
la méditation
fenêtre s’ouvrant
sur la galerie
des glaces tremblant
en répercutant
frôlements de robes
et chuchotements
parmi les écailles
des jardins nageurs


1)
     Tout cela n’était que prélude; mais bien nécessaire, car comment aurions-nous pu affronter tout de go ce coeur ou choeur de la cathédrale bâtie par les plissements millénaires ? Le premier sentiment, c’est l’écrasement. La bourgade est au fond d’un gouffre dont les parois donnent l’impression qu’elles risquent à tout moment de s’effondrer. Les glaciers laissent pendre leurs langues de glace et leur bave de pierres. Les rayons du soleil pénètrent rarement jusque dans les rues, ce qui répand un voile de tristesse sur les habitants et les promeneurs. L’attrait des cimes illuminées n’en est que plus fort.

2)
     C’est le chemin de fer qui nous a menés jusqu’ici. On a même construit des lignes pour escalader les pentes, mais celles-ci sont si fortes qu’il faut ajouter aux locomotives habituelles une roue dentée qui s’engrène sur une crémaillère. On ne sait jusqu’où parviendront ces progrès. Certains parlent de téléphériques. Il s’agirait de cabines suspendues à des câbles qui franchiraient les ravins en étant soutenus par des pylônes métalliques. On tremble devant cette audace. Le tourisme n’est ici qu’à ses débuts. On bâtit de nouveaux hôtels. Il y a déjà des boutiques qui fournissent tout le matériel nécessaire : alpenstocks, chaussures cloutées, raquettes, cordes, jumelles, même des livres comme le Joanne ou le Baedeker, et naturellement des cartes postales comme celle-ci.

3)
     On fait monter les cultures au plus haut. Peu de champs, mais des potagers. Puis on arrive aux rocs et aux neiges. Les expéditions exigent temps et préparation. Dans les écuries sont remisés les traîneaux. Les enfants font des étincelles avec leurs luges. Pour explorer les glaciers il est nécessaire de s’encorder; il est arrivé qu’un compagnon s’engloutisse dans une fissure. Leur surface est assez poussiéreuse, mais les dangereux séracs découvrent des grottes d’un bleu magique. Nos compagnes sont bien empêchées par leurs longues jupes qui balaient la neige et les graviers. Au bout de quelque temps cela fait comme un volant d’humidité qui ajoute à la lourdeur; mais la plupart passent outre bravement, aussi déterminées que l’homme le plus robuste, nous dépassant parfois en endurance et curiosité.

4)
     Le ciel est d’un bleu plus soutenu qu’en plaine. L’excellent Horace-Bénédict de Saussure, auteur de la première étude sérieuse sur cette région, a même inventé un ingénieux appareil pour mesurer ces nuances. L’atmosphère est plus pure et aussi moins épaisse. On se sent plus proche de ces espaces planétaires où, nous dit-on, les astres se détachent sur un fond d’un noir implacable. Sur les champs de neige les Savoyards utilisent de longues planches de bois qu’ils fixent à leurs chaussures, ce qui leur permet de glisser à vitesse plus grande que celle d’un coureur. Ils s’appuient de chaque côté sur des cannes à bout ferré munies de cercles de bois liés par des lacets de cuir pour les empêcher de trop s’enfoncer.

5)
     On appelle ces planches des “skis”. C’est une technique récente dans la région, mais très ancienne dans les pays scandinaves d’où des voyageurs l’ont importée. Certains habitants font preuve d’une remarquable dextérité : ils tournent, zigzaguent, sautent. La difficulté c’est la remontée; pour éviter de glisser en arrière, ils recouvrent leurs planches de peaux de phoques, ce qui est assez dispendieux. Cette saison des fleurs et des eaux murmurantes n’est évidemment pas la plus appropriée pour ce genre d’exercices. En hiver les champs de neige descendent jusqu’aux dernières maisons. Les vallées se transforment en terrains immaculés sur lesquels les sportifs laissent une double trace comme une signature.
 

*

À chaque virage
un autre décor
une autre ouverture
l’opéra des gueux
l’opéra des guides
un battement d’ailes
Mercure apparaît
dont le caducée
marque la mesure
pour le choeur des anges


6)
     De nombreux touristes, les Anglais en particulier, avancent maintenant la date de leur séjour et les hôtels s’organisent pour les recevoir. On parle maintenant d’écoles de ski, de concours, de championnats. On peut imaginer des machines qui aident les amateurs à remonter les pentes pour qu’ils puissent les descendre autant de fois qu’ils le désirent. De tels développements pourraient transformer l’économie de ces régions jusqu’à présent encore si pauvres. Puisque nous sommes dans les rêves, ajoutons des patinoires, et puisqu’on prétend renouveler les antiques jeux d’Olympie, pourquoi ne pas y ajouter des disciplines nouvelles et instaurer des sessions d’hiver ?

7)
     Nous sommes encore bien loin des perspectives que j’évoquais dans ma carte précédente. En ce qui me concerne je me contente de faire un peu de randonnée sans me risquer à l’escalade. Certains dans notre groupe s’y sont essayés sur quelques parois, avec l’aide de spécialistes qui recherchent de nouveaux passages. Ce qui me plaît le plus, c’est la lente marche sur des crêtes en admirant les transformations de l’horizon et en découvrant dans les trouées du plancher de nuages les rares villages avec leurs églises à bulbes. Quelle respiration par temps calme ! Mais il faut se fier aux gens du pays, car les changements atmosphériques sont très rapides, et si l’on ne redescend pas à temps, on peut tout simplement geler sur place sans aucun espoir de rescousse. Il y a eu dernièrement des accidents qui nous portent à réfléchir.

8)
     Hier nous avons enfin effectué l’indispensable traversée de la Mer de Glace. Alors que la solitude est en général totale dans ces hauteurs - avec un peu de chance on aperçoit une marmotte ou un chamois -, nous avons compté au moins une dizaine de troupes comparables à la nôtre. On lie facilement connaissance à cette altitude. Il y a tant d’occasions d’entraide. Les aubergistes nous déclarent qu’au-dessus de 3000 mètres il est de bon ton de se tutoyer. Nous en apercevons les effets dans les salons et salles à manger. Nous-mêmes nous y sommes mis. Naturellement cela ne vaut qu’entre gens du même monde. Les guides se tutoient entre eux, ou les serveuses, mais il ne leur viendrait pas à l’idée de nous manquer de respect.

9)
     Nous nous faisons au tutoiement. D’abord cela a provoqué de grands accès de fou-rire. Maintenant c’est tout naturel, et c’est étonnant ce que cela peut faciliter certains rapports. Tout est direct; ce qui produit d’exquises rougeurs chez les dames qui, un peu réticentes au début, deviennent maintenant plus bavardes, comme si elles avaient été soudain délivrées de leurs corsets et leurs tournures. Elles aiment bien prendre les devants. Un jour nous finirons par leur accorder le droit de vote, et non seulement ce ne sera que justice, mais tout le monde y trouvera tout avantage. Je soupçonne les suffragettes anglaises d’avoir fait des voyages en montagne. Nous devrions encourager nos hommes politiques à en faire autant. Au lieu de ces missions inutiles et coûteuses le gouvernement devrait leur offrir cela. Lorsque dans leurs assemblées des images de cimes et de cirques rempliront leurs moments d’ennui, je suis sûr que passera un courant d’air frais.

10)
     Il faudra que vous fassiez un voyage en montagne. Je n’ose encore vous proposer que nous le fassions ensemble, mais cela nous ferait voir les choses autrement que dans les salons parisiens. Chaque fois que je cueille une fleur je pense à vous. J’en confectionne de petits bouquets serrés que j’installe dans la boutonnière de ma veste en velours à côtes comme un gardénia dans celle d’un habit de soirée. J’en fais d’un peu plus fournis pour nos compagnes qu’elles disposent dans leur verre à dents. Je les tutoie comme j’aimerais vous tutoyer. Je les accompagne discrètement jusqu’à leur chambre dans les chalets pour porter leurs sacoches et valises, car il y en a souvent beaucoup pour le valet. Plus de grooms ni de maître d’hôtel; nous goûtons à la vie franche et rude. Le soir la fatigue nous terrasse et c’est un bonheur.

11)
     Nous montons dans une sorte d’allégresse en crescendo. C’est le matin, souvent avant l’aube dont nous observons toutes les approches. Nous sommes encore frais et dispos après la collation rustique. L’horizon s’agrandit à mesure qu’il s’éclaire. Bientôt nous avons envie de nous arrêter à chaque pas pour admirer. Mais il faut aller. Les heures sont comptées. Il faudra rentrer avant la nuit. Nous reconnaissons bientôt la sagesse de l’itinéraire; oui, c’est bien par là qu’il fallait passer; c’est encore plus beau. Souvent le voisinage du sommet se signale par un vent terrible qui s’insinue dans toutes nos coutures et les ourlets des dames. Nos yeux sont tellement fouettés qu’ils se remplissent de larmes et que nous ne pouvons plus voir. Notre chef momentané nous rappelle que c’est le moment de redescendre. Nous ajoutons quelques pierres aux entassements qu’ont élevés les hommes pour ajouter quelque peu aux prouesses de la Nature, mais ce ne sont jamais que quelques centimètres au-dessus de mètres par milliers. Puis nous nous enfonçons dans la fatigue des vallées.


 
III) TROISIÈME VOYAGE
 
LE VALAIS
 

De l’autre côté
le chemin descend
vers la citadelle
avec son lépreux
fleurs médicinales
guérison mentale
les convalescences
les recrudescences
les réminiscences
l’appel du désert


1)
     Avec tous nos bagages nous sommes passés de l’autre côté. De nouveau c’est la Suisse, mais la haute vallée du Rhône. Si haut que nous puissions monter désormais, au moins en Europe, nous aurons toujours l’impression d’être en bas. Le soir nous avons hâte d’arriver, d’enlever nos chaussures, de nous laver, de nous réchauffer au coin du feu, de nous restaurer dans la nuit; mais en même temps quelque chose nous fait ralentir qui n’est pas seulement la fatigue. Nous voudrions voir encore et encore, ne serait-ce qu’entrevoir dans la pénombre, ajouter un détour, ralentir la tombée du soir. Si nous sommes à l’abri du vent qui nous assourdirait, l’angélus des clochers se mêle aux sonnailles, aux bavardages des ruisseaux et aux roulements des cailloux que nous déchaussons avec notre démarche alourdie.

2)
     Il est plus difficile de savoir où poser le pied pour descendre que pour monter. Nous faisons de nombreuses chutes; l’un de nous a été immobilisé quelques jours par une entorse. Tous les muscles de nos jambes deviennent douloureux; nos sentons toutes les articulations, les tendons, les nerfs. Malgré notre honneur l’aide est bienvenue. Nous frissonnons de la tête aux pieds. Les chalets s’allument; dans la brume qui monte, on dirait des navires. Les villages s’enferment dans un rempart d’obscurité à l’intérieur duquel les rues éclairées forment des fissures qui nous appellent. Derrière nous s’accumulent les menaces; par devant scintillent les invites. Nous voudrions serrer dans nos bras les gens qui rentrent dans leur maison avec leur lanterne, et qui sourient devant notre épuisement satisfait, comme si nous étions des frères retrouvés.

3)
     Nous avons pris nos quartiers dans la petite ville de Sion remarquable par ses deux collines escarpées. Nous sommes au centre d’une région d’excursions très variées. Il ne s’agit pas toujours d’escalader un sommet. Parfois c’est plutôt la recherche d’un balcon naturel pour admirer une de ses faces. La botanique joue décidément un grand rôle. Nous nous faufilons par d’étroits défilés pour cueillir des espèces rares que les spécialistes parmi nous disposent dans leurs herbiers. Puis nous allons visiter des bourgades ou des villages avec leurs vignobles qui grimpent jusqu’aux neiges tardives sur les pentes bien exposées. Nous devenons peu à peu des experts en dégustation. Nous nous portons des défis pour deviner les crus. Ce sont des vins qui se conservent peu de temps; nous n’aurons donc pas à nous soucier des années.

4)
     Et puis il y a les lacs d’altitude dont les rives sont souvent complètement arides. Certains touristes scandinaves osent s’y baigner, mais pour nous c’est bien trop froid. A l’abri du vent l’eau est tellement transparente qu’il nous arrive de la tâter pour nous assurer de son existence, ce qui la trouble pour quelque temps; mais avec un peu de patience nous y voyons notre propre visage se recomposer dans l’effacement des rides. On dirait une fontaine de jouvence. Quand nous nous écartons à la bonne distance, c’est tout le paysage qui se dédouble. Certaines rondeurs deviennent des corps de femmes, certaines découpures des dragons qui se tordent et ouvrent leur gueule en se précipitant vers nous. Ce sont des sources de mythologies qui par la suite hantent nos rêves.

5)

     Nous avons profité hier d’une soirée musicale. J’aurais dû vous parler bien plus tôt non seulement des sonnailles et des clochers, mais aussi de ces curieux cors des Alpes, très longues trompes en bois façonné qui permettent aux vachers de rivaliser avec les mugissements de leurs troupeaux. Ils se répondent parfois d’une vallée à l’autre et les échos introduisent leurs répercussions. Certains bergers jouent encore du flageolet. Dans les tavernes des villes l’accordéon règne en conquérant. L’église principale de Sion conserve un orgue très ancien toujours en état de marche. Un de nos compagnons qui travaille une jolie voix de baryton, nous a conviés chez un de ses correspondants, pianiste amateur, dont le frère aîné manie fort agréablement la clarinette. Ils nous ont régalés avec Le pâtre dans la montagne de Schubert. Le décor et les circonstances excusaient quelques fausses notes.
 

*
Le peintre céleste
crayonne en granit
ses brosses de pluie
glacent les parois
échos de lumières
et roses des vents
pinceaux de rayons
ouvrant les pétales
en bouquets de plumes
frissonnant d’éveil


6)
     J’ai changé de lecture. Je suis passé de Rousseau à Senancour. Ayant achevé La nouvelle Héloïse, je me suis plongé dans Obermann qui m’accompagne mieux dans ces paysages mouvementés. Comme ces auteurs seraient étonnés de toutes les transformations récentes ! Que diraient-ils de nos chemins de fer, de nos hôtels, de nos agences de voyages ? C’est eux à plus d’un titre qui nous ont menés par ici où nous cherchons à retrouver leurs traces et leurs émotions; et c’est donc à eux en grande partie qu’est due cette invasion du progrès dont je ne pense pas qu’ils apprécieraient tous les aspects. Le luxe dont nous sommes les messagers, s’est infiltré dans des recoins que l’on aurait pu croire à jamais préservés.

7)
     Les cimetières perchés sont particulièrement émouvants, non seulement à cause du caractère dramatique de la disparition de tel ou tel enfant du village, par exemple lors d’une tentative de sauvetage, mais aussi par l’effort qu’on sent de donner aux morts, ou plutôt à leurs fantômes, une vue digne de leurs vertus. Chez certains peuples on voudrait empêcher le défunt de revenir nous troubler. Ici on l’inviterait plutôt à nous visiter, la splendeur du paysage devant faciliter des retrouvailles provisoires. Dans nos croyances le damné ne peut que regretter sa vie passée; l’élu par contre devrait mépriser les beautés terrestres. Mais il y a le purgatoire et les âmes souffrantes ont besoin des prières de leurs parents, de leurs amis, muettes ou articulées, pour les aider. Notre espace alpestre forme alors une transition vers le paradis, une sorte d’échelle de Jacob. On repique autour des tombes les plus belles fleurs. Aujourd’hui ces naïfs jardins de rocaille sont enchanteurs.

8)
     En continuant de remonter le cours du fleuve qui redevient peu à peu torrent, on arrive à des régions de langue allemande. Pourtant de l’autre côté du Simplon c’est l’Italie. On pourrait descendre par le Lac Majeur jusqu’à Milan. C’est le projet d’ailleurs d’une compagnie de chemin de fer qui est en train de creuser un fort long tunnel qui permettra de relier directement l’Europe du Nord et celle du Sud. Il y a un autre projet plus ambitieux encore pour le Saint-Gothard. Les voies vont se multiplier, les gares s’agrandir. Alors qu’aujourd’hui les appels des petites locomotives se marient joliment aux cris des oiseaux, le trafic risque de devenir bruyant.
`
9)
     De toute évidence l’aménagement de cette région pour les loisirs des habitants des grandes villes ne fait que commencer. Si les véhicules à explosion, les automobiles comme on les appelle, poursuivent leur développement, il faudra de nouvelles routes plus larges, plus sûres, de nouveaux ponts. Il faudra des réserves d’essence pour ravitailler les moteurs, des ateliers pour les réparer; car ce sont des merveilles fragiles. Les bourgades deviendront de vraies villes. Les commerces se multiplieront en se diversifiant. Quant aux villages au pied des pentes que l’hiver propose aux amateurs de ski, leur transformation sera complète.

10)
     Si je revenais dans cent ans, je serais sans doute aussi étonné que j’imaginais Senancour ou Rousseau de nos jours. Il y aura vraisemblablement de l’enrichissement, mais aussi de la dégradation. Voici que je deviens bien philosophe ! Excusez-moi. Il est temps que je revienne à nos excursions. Nous devenons tous plus endurants et plus forts; nous pouvons donc faire des étapes plus longues, aller plus loin, grimper un peu plus vite, coucher dans des auberges plus rudes, les dames d’un côté dans une seule chambre, les messieurs de l’autre, tout cela dans une bonne humeur que nous ne nous connaissions pas. Qu’en restera-t-il à notre retour ? Chacun reprendra sa vie d’autrefois, et nous nous rencontrerons comme auparavant dans quelques soirées.

11)
     Vous savez que je me pique d’écrire. Ce ne sont pas seulement ces cartes par lesquelles je désire vous associer à mes déambulations aussi bien physiques que mentales, et dans lesquelles la vue photographique, la vignette postale, le tampon du bureau apportent autant d’informations que le texte même que j’aimerais vous faire apparaître sous des fleurs. Je me hasarde aussi à tracer des poèmes dans lesquels je m’abstiens de rimer, à l’instar de certains écrivains nouveaux, souvent piliers de cabaret, ce qui n’empêche pas leur sensibilité. À ceux qui penseraient que c’est par facilité, on rétorquerait plaisamment qu’avec un peu d’habitude certains riment comme ils respirent. Non, c’est que cela convient mieux à notre temps d’incertitudes et d’expectative. Certaines revues confidentielles ont même accepté de publier quelques-uns de mes essais. Eh bien, je m’y suis remis ici même, mais je n’ose encore vous montrer des échantillons. Il me faut prendre un peu de recul.

12)
     Notre séjour s’achève. Nous commençons à refaire nos valises. Le train nous ramènera dans la capitale après mainte correspondance et nuit d’hôtel. Le bleu du ciel ne me semblera plus aussi bleu. La pluie ne sera pas la même pluie. J’ai eu, je l’avoue, de temps en temps la nostalgie de mon logement sur le boulevard et de sa routine, mais cela s’est espacé avec les semaines. Je crois que les rochers me manqueront, les campanules et les gentianes, les petits vins blancs, même les vaches et leurs sonnailles, mais il me sera difficile d’en parler sauf avec mes compagnons d’aventure, que je tutoierai, même les dames, au moins pendant quelque temps. J’ai pris de la distance et c’est comme si j’avais pris de l’âge. En dépit du confort des hôtels et de la proximité des autres excursionnistes, ces lieux sont devenus comme une Thébaïde où nous nous sommes tous quelque peu transformés en ermites. La mondanité n’aura certainement plus le même attrait. Vous me retrouverez un peu sauvage, souvent distrait, mais sachez que si je reviens, c’est surtout pour vous.

13)
     Nous avons voulu finir en beauté. Donc nous consacrons nos derniers jours à une visite au Cervin. Pour les gens d’ici, c’est plus une divinité tutélaire qu’une simple montagne. L’escalade est un rite. Devant les pyramides égyptiennes il y avait des temples funéraires pour perpétuer le culte des pharaons enterrés là depuis des siècles. On se demande quel géant, quel empereur antédiluvien a pu provoquer l’émergence de cette masse. On voudrait retrouver son nom pour le prononcer avec révérence. Mais s’il a jamais existé il est profondément oublié, comme je sens que j’oublie déjà tant de détails que j’aurais voulu conserver pour vous les offrir à mon retour. Si je revois chez vous ces cartes, elles réveilleront ce qui s’enfuit, s’enfouit déjà. Vous êtes la gardienne de ma mémoire.
 
 


 
 
 
 

PANOPLIES

pour Augustin Detienne
      C’est comme un serpent qui lors de ses mues exposerait ses anciennes tenues sur les parois de sa tanière. Il peut les renfiler et se retrouver quelques années auparavant à réajuster ses souvenirs bouleversés; mais à ces déguisements temporels manque toujours le visage. Pas de masque; les rides restent marquées, les cheveux grisonnent et se raréfient encore et toujours, et les yeux s’approfondissent d’escaliers en interminables hélices.

 
 
 
 
 
 

PAYSAGE D’UN BRAS

pour Rose Detienne
      Son regard doit traverser des broussailles qui sentent déjà l’hiver, pour dévaler le long de la manche de sa chemise avec des replis semblables aux remous d’une cascade, jusqu’à la main qui lui semble un animal étranger, couché sur le flanc, étalant ses quatre pattes à sabots luisants à côté de son mufle tordu auquel son imagination voudrait ajouter quelques cornes, antennes et palpeurs.

 
 
 
 
 
 

APRÈS COUP

pour Gregory Masurovsky
J’aurais dû répondre autrement
je n’ai pas su trouver mes mots
c’est ma damnée timidité
toujours l’esprit de l’escalier
espérons que ça marchera
quand même ou ce sera tant pis
encore une fois j’ai loupé
bien difficile à rattraper

J’aurais dû m’y prendre autrement
on m’avait pourtant prévenu
oui mais l’on n’imaginait pas
une maladresse pareille
tout à refaire un beau gâchis
il y avait bien une idée
mais tout ce matériau perdu
et surtout le temps disparu

J’aurais dû agir autrement
les gens m’en voudront c’est certain
il y avait pourtant moyen
de satisfaire tout le monde
c’était une question d’accent
un sourire un petit éloge
en plus parfaitement sincère
tout se serait très bien passé

J’aurais dû choisir autrement
la teinte ne conviendra pas
le cadeau s’est empoisonné
au lieu d’apporter de la joie
il va se hérisser d’épines
qui s’accrocheront dans la chair
j’en subirai les conséquences
les relations seront changées

J’aurais dû grandir autrement
naître autrement à qui la faute
mes parents ne se doutaient pas
des chromosomes qu’ils mêlaient
puis ce fut la guerre le froid
la faim les mensonges l’oubli
il en est résulté l’ingrat
qui voudrait tout recommencer

J’aurais dû vieillir autrement
suivre je ne sais quel régime
escalader les monts nager
me remettre à photographier
à dessiner et caetera
je ne puis m’en prendre qu’à moi
j’avais toutes les occasions
je n’ai pas su en profiter

J’aurais dû écrire autrement
on me l’a toujours dit j’ai cru
pouvoir n’en faire qu’à ma tête
j’ai déçu les plus favorables
il fallait rester à Paris
bien manoeuvrer pour acquérir
dans l’édition ou les journaux
quelque responsabilité

J’aurais dû poursuivre autrement
ce texte avait bien commencé
enfin pas trop mal on sentait
une certaine humilité
mais l’ironie envahit tout
et puis ça manque un peu d’images
il nous faudrait de la couleur
pour qu’on parle de poésie

Je devrais finir autrement
rafistoler une ou deux strophes
pour que ce soit un peu plus gai
que voulez-vous c’est dans le vent
l’autre siècle aurait dû finir
autrement et l’année dernière
aussi voilà que je m’égare
j’aurais dû finir autrement


 
 
 
 
 
 

ARCHITECTURE

pour Youl
Salle des machines
             des représentations
             des bains

Salon de musique et de danse
             de dégustation
             de conversation

Cuisine

Jardin d’hiver
             de pierres
             de flammes

Bibliothèque des enfants
             des voyages
             des correspondances

Corridor
             de la tentation
             des échos
             des tapisseries

Galerie des glaces
             des points de vue
             de l’évolution

Laboratoire de photographie
             de parfumerie
             de poétique


 
 
 
 
 

EN AVANCE

pour Gregory Masurovsky
Je suis arrivé un peu tôt
excusez-moi je vous dérange
dans les derniers préparatifs
de cette fête où vous avez
eu la bonté de m’inviter
je vois que ce sera splendide
il s’en faut d’une heure à peu près
pour que s’ouvre la grande entrée

Ah si seulement je pouvais
vous aider en quelque manière
je sais que mes capacités
ne sont pas tellement brillantes
en ce domaine mais peut-être
aligner des chaises porter
les bouquets vous vous inquiétez
je saurai me faire oublier

J’avais pourtant porté ma montre
à réparer chez l’horloger
mais il m’a dit que ce modèle
était trop récent qu’il n’avait
pas encore les bonnes pièces
ni même la notice à jour
il  n’y est pour rien car sans doute
je n’ai même pas regardé

La première n’est que demain
je trouble la répétition
L’éclairage n’est pas au point
il faut ajuster quelques robes
on se précipite en coulisses
j’aime cette fébrilité
mais quelques regards furibonds
me débusquent dans ma cachette

L’examen c’est jeudi prochain
je me trompe d’une semaine
j’aurais mieux fait de réviser
ou même de me reposer
il ne faut pas tenter trop jeune
car dans les recommencements
on n’a plus la même fraîcheur
le doute s’insinue partout

L’administration de Saint Pierre
m’examine à l’entrée du ciel
je ne suis pas dans les registres
de la journée il me faudra
patienter jusqu’au Jugement
je vais dans la salle d’attente
me plonger dans des mots croisés
à trois ou quatre dimensions

Je me suis réveillé trop tôt
j’aurais peut-être su le mot
de l’énigme il fait encor nuit
je vais profiter du lever
du soleil tout en préparant
un peu de thé pour écouter
les tristes nouvelles du jour
mais il faut un peu de patience

Même si je suis grabataire
même si je me sens à charge
un peu de braise sous la cendre
tentera de se ranimer
surtout si le monde s’enfonce
dans une violence inouïe
ce ne sera que pour un temps
j’aurai fermé les yeux trop tôt


 
 
 
 
 
 

VOYAGE SUR LE PAPIER
 

     Depuis si longtemps ma main droite frotte par le gras de son côté droit, de sa tranche, sur cette surface plus ou moins lisse, et le petit doigt frotte aussi, l’extrémité de l’annulaire, tandis que les autres se soulèvent pour maintenir crayon pointe bic, stylos divers dans une suffisante mobilité pour pouvoir y inscrire par exemple cette phrase, exécutant des figures beaucoup plus souples et variées que celle du meilleur patineur sur son miroir dépoli d’eau solide (il existe au moins tout un monde qui est une sphère de glace polie-dépolie, recouverte de glace, on m’entend bien, à craquelures, une gigantesque page sphérique attendant les empreintes et griffures de nos explorations; c’est Europe, satellite de Jupiter).

     L’autre main s’y appuie aussi, mais sans bouger ou presque, les doigts parfois s’étendant ou se repliant, et il faut bien aussi que la feuille se déplace sur la table à mesure que les lignes s’y accumulent; et c’est la main droite qui appuie alors pour l’entraîner, alors que la gauche se soulève légèrement (du moins c’est ainsi que je fais, mais il doit y avoir dans le détail autant de gestes d’écriture que d’écriveurs), la main gauche libre pour venir gratter le nez ou chatouiller la moustache sans interrompre le flux du paragraphe. Voici qu’elle vient se soulever jusqu’à mon oreille irritée par quelque démangeaison.

     Depuis si longtemps je regarde cette surface blanche presque sans la voir (en général blanche; lorsqu’elle est franchement d’une autre couleur, elle sollicite presque inévitablement l’attention); elle est en quelque sorte mon élément, l’air que je respire, l’aquarium où je nage (la piscine plutôt, car je suis assez souvent obligé de relever la tête et d’aspirer, souffler un peu; l’air que je respire donc, mais irrespirable à la longue, obligé de vivre donc entre deux éléments, être de frontière comme le phoque ou le dytique, frontière dont cette surface est la matérialisation ou la projection).

     Ce sont les peintres qui m’ont appris à la regarder, à en apprécier la teinte précise, la texture, la façon dont ce champ va répondre à notre labour, à nos semailles, à la pression, à la différence de nos instruments, surface plus ou moins lisse, parfois superbement rugueuse (et la plume gratte et crache), répondant à la lumière du soir en déployant sous mes yeux des mers, des montagnes lunaires, des cratères ou rainures, des étoilements; et je voyage ainsi non seulement sur notre satellite mais sur ceux d’autres planètes, imaginant celles d’autres étoiles.

     Ou sagement vergée : c’est alors les bambous de l’Extrême-Orient, des cabanes, des pilotis, l’aube ou le clair de lune à travers les stores, le rayonnage des bibliothèques, les empilements des entrepôts.

     Ou magnifiquement fibreuse avec algues, plumetis, embranchements, nervures, forêts ou autoroutes, artères ou sargasses, les circulations à l’intérieur et à l’extérieur du corps, les neurones et les centraux téléphoniques, les fouillis des premiers ordinateurs.

     Mais ce ne sont pas les peintres (ou du moins pas seulement eux) qui peuvent m’apprendre à sentir et provoquer les caresses qui font de cette surface une peau délicieuse, qu’après ma main, mes mains, c’est tout mon corps qui s’étend, s’étale sur cette face que me propose sans le savoir le lecteur inconnu (la lectrice, bien sûr, si l’on en croit Rousseau, Balzac...), par l’intermédiaire de tout un artisanat, de toute une industrie avec distributions et tractations, la face de toute une Histoire qui apparaît parfois en filigrane avec les merveilleuses appellations des formats traditionnels : raisin, jésus, coquille, grand-aigle..., si fleuris à côté de nos ascétiques A3 ou A4, l’Histoire aussi de tous les matériaux qui sont venus se déposer finalement dans les cuves : chiffons humbles ou somptueux, soies ou torchons, vieux papiers ou bien les forêts canadiennes ou scandinaves avec leurs immenses radeaux provisoires au long des fleuves.

     Et il y a aussi pour l’oreille très attentive les sonorités de tout cela, avec les déchirures, les froissages, le chant léger du pliage sous l’ongle si je veux transformer tout mon texte en oiseaux (le heurtement de tambourin dans la corbeille, si je veux m’en débarrasser, avec ou sans glissando), le soprano ou les grondements du découpage si je fabrique des cartes postales (et c’est le moment d’évoquer enfin les épaisseurs, les transparences, les couches, tout le royaume des cartons avec leurs ondes), tout mon texte ou bien seulement sa promesse, ou bien seulement son angoisse, son émoi depuis si longtemps.


 
 
 
 
 
 

SEMEUR D’OUVRAGES

pour Alexandre Nouvel
Bouquiniste au quai Malaquais
qui rêves de Los Angeles
et d’Albuquerque où j’ai vécu
dans un enchantement constant

Où j’aimerais bien repartir
en compagnie de tous les miens
qui ne demanderaient pas mieux
avec toi et tous tes amis

Riches pauvres vivants ou morts
conversant avec les fantômes
de Cendrars et de t’Serstevens
auxquels tu nous présenterais

Nous ferions une caravane
traversant les parcs nationaux
pour installer notre village
provisoire métal et toiles

Dans les ruines et les recoins
les plus superbement sauvages
nos coffres regorgeant de livres
d’occasion dans toutes les langues

Que nous oublierions sur les tables
pour d’autres errants comme nous
que nos ordinateurs portables
nous permettraient de rencontrer


 
 
 
 
 

LES DIABELLI À LOUVAIN-LA-NEUVE

pour Henri Pousseur
          Le souvenir de la symphonie pastorale impose le nom d’orage pour désigner la suite des six variations centrales. Dans la quatorzième les nuages s’amassent, roule un tonnerre de moins en moins lointain; dans la quinzième les dernières taches de soleil courent dans les sous-bois; c’est une marche, mais une marche naine. Les soldats sont devenus des gnomes, et quelques étincelles annoncent le déchaînement de la foudre dans la seizième et la dix-septième; la dix-huitième nous apporte l’arc-en-ciel, et dans la dix-neuvième les rayons du soleil rajeuni percent les nuages qui se dispersent. Alors la Lune de la vingtième variation pourra répandre peu à peu sa paix.
 
 L’orage,
 troubles des camps,
 les présages :
 14) L’approche du tonnerre.
 15) Dernières très faibles agitations d’insectes dans les sous-bois électrisés.

 Variations 14 et 15

 L’orage,
 trouble des camps,
 la porte du Soleil
 16) Vantail de gauche, le marteau.
 L’éruption,
 pourparlers des conférences et nuages,
 la porte du Soleil
 17) Vantail de droite, l’enclume.

 Variations 16 et 17

         Sur les deux battants de la porte qui masque maintenant le soleil, mais qui commence à s’entrouvrir, nous voyons, comme sculpté en bas-relief, le renversement de Jupiter par Saturne, c’est-à-dire le retour de l’âge d’or.
 L’âge d’argent,
 la convalescence,
 18) A travers le prélude à la fantaisie des rayons, quelques traces de fièvre; la transfiguration du tonnerre nous découvre les trésors des Mages.
 19) À travers la dispersion preste des nuages quelques traces de séismes; les bénédictions nous découvrent les trésors de prairial.

 Variations 18 et 19

 Les ruines,
 au centre un cristal de neige au milieu des flammes,
 20) Diane ou la Lune. À travers le chant de gratitude, le docteur Faust aide les jeunes femmes à donner naissance au bébé verseau.

 Variation 20


 
 
 
 

PHRASES POUR LOUVAIN-LA-NEUVE

 pour Henri Pousseur
1) Soudain le regard du docteur Faust se mêle aux sourires des jeunes filles dans la galerie.

2) Toutes les armes abandonnées s’épanouissent en floraison de rouille sous les brumes.

3) Sous les graves et majestueuses vocalises d’Amphion s’édifient les granges de l’orage.

4) Sainte Lucile déguisée en étoile Vesper s’émerveille du caducée.


 
 
 
 
 

ILLUSTRATIONS Z
(extraits)

pour Roger Druet
             zibelines
             événements aimants
             zénith astres zées
aurore
automne aigrettes
aulnes zinc boucles
             cygnes cernes celliers centaurées
bulles vitesses vocalises crépitations
             variations vacillations vigilances vicissitudes

             zeuzères
             bruines zéphyrs
             vacillations zénith avènements
zones
zorille zorongo
zostères volières aimants
             bagues brassages brouillards foules
zoophytes rues zibelines bulles
            traînes vies torches toisons

           épaisseurs
             zées boucles
             astres baisers veilles
bruissements
bruyères bises
brasiers colères calculs
             diadèmes drapés druides drogues
halliers zigzags talismans devins
             zénith zones zostères zorilles
 

*

             diadèmes drapés druides drogues
crépitations zigzags talismans devins
             zénith zones zostères zorilles
broussaille aiguilles caractères
brouillards biseaux
brassages
             velours bagues bière
             automne refuges
             sommeils

             cygnes ombres celliers centaurées
bulles vitesses crépitations solitudes
             variations vibrations vigilances vicissitudes
aubiers zinzolin bosquets
autrefois ailleurs
autel
             bague asters zéphyrs
             volupté caractères
             écharpe

             bagues brassages brouillards broussailles
zostères tourbillons zibelines bulles
             traînes toiles torches toisons
zostérops volcan aigles
zoanthaires zonures
zodiaque
             asters zébrure armures
             zéphyrs bosquets
             vocalises
 


 
 
 
 

UN REGARD DANS L’AUTRE

pour Maxime Godard et Graziella Borghesi
Dans les corridors de l’oeil
obturateurs et pupilles
ouvrent les portes des chambres
où reposent les images
dans le château du sommeil
attendant le photographe
pour lui dire à leur réveil
nous regardons avec vous

 
 
 
 
 
 
 

LÉGENDE

pour les dessins de Georges Perros
Un personnage en suit un autre
dans les fourrés de l’encre vive
soulevant un rideau de pluie
un rayon de soleil ravive
les souvenirs des escapades
de l’autre côté de la mer
d’une autre mer que celle-ci
avec ses marées d’équinoxe

Frappant à la porte des mots
les moisissures et lichens
ont quitté leurs alignements
pour pouvoir rendre témoignage
dans le procès du marginal
devenant épices moirures
ils exposent les tentatives
d’arracher le verrou du ciel
pour retrouver ce talisman
parler avec n'importe qui

Laissez-moi vous montrer la cave
où parviennent quelques reflets
par le soupirail de l’écume
où je cherche l’inspiration
parcourant plages et ruelles
ramassant une plume un brin
de laine un caillou des boutons
de rose tombés d’un bouquet
tout cela s’épanouit dans l’ombre
et le silence des soirées

La voix brûlée transmet ses braises
aux draperies du crépuscule
inscrivant sur toits et papiers
tout ce que j’aurais voulu dire
balbutiant depuis mon enfance
récitant sur scène ou dans les
amphis d’une université
refusant rééducation
se dépose en sève de cendres
sur le pont que je tends vers vous


 
 
 
 
 
 

MATIÈRE ET MANIÈRE

pour Michel et Monique Roncerel
          Monsieur le dessinateur, comment réussissez-vous à écarter les pans des vêtements pour faire apparaître non seulement la peau avec toute sa clarté même quand elle est noire, mais aussi les profondeurs organiques, muscles, tendons, membranes, articulations avec le sang d’encre qui les baigne ?
 
 Le scalpel du crayon
 léger comme une plume
 feuillette l’épaisseur
 du livre des souffrances
 y faisant pénétrer
 des rayons de plaisir


         Monsieur le graveur, comment parvenez-vous à piéger la douceur de ces ténèbres, à creuser l’espace jusqu’à ses distances les plus germinatives, avec tonnerres balbutiés, foudres caressantes, éclairs lents, et les sifflements des épées stellaires ?
 

 Dans la respiration
 des cavernes marines
 je me transforme en houle
 pour bercer les navires
 avec leurs cargaisons
 de vins des Antipodes


         Monsieur l’imprimeur, comment arrivez-vous à gonfler le papier pour qu’il épouse le cuivre dans tous ses pores, à régler la pression pour que les lettres se posent sur la blancheur de la page comme un vol de corbeaux sur les chaumes ou la neige ?
 

 La main délicieuse
 assemble caractères
 pour composer les briques
 de cette cheminée
 où l’athanor phénix
 renaît de ses tisons


         Monsieur l’éditeur, comment persuadez-vous aux solitaires dans leurs écarts, leurs mansardes, leurs montagnes, de laisser leurs textes venir planer jusqu’à votre Vexin, charmés de la compagnie qu’ils rencontrent dans la volière de votre réserve et les nids de vos collections ?
 

 Les pages palpitant
 en essaims migrateurs
 traversent les frontières
 des pays et des langues
 éveillant les échos
 sur barbelés et murs


         Monsieur le voyageur, comment désirez-vous que nous nous installions dans vos charabancs, avions et navires, pour nos périples et circumnavigations, pour explorer quelque grande île avec ses lémuriens et ses vergers, forêts et lacs, ses normandies et ses tropiques, ses champs-élysées et ses gares ?
 

 Parfums de la cuisine
 souvenirs des pelages
 bourdonnements d’abeilles
 dans les accrocs des troncs
 les éventails de palmes
 entre les peupliers


         Monsieur le déménageur, comment vous y prenez-vous pour transporter d’un atelier à l’autre, d’une galerie ou d’un musée à l’autre, toutes ces boîtes de Pandore soigneusement cadenassées qui à l’ouverture font jaillir un essaim de chauve-souris qui proclament de leur voix perçante nos erreurs et malheurs avant de faire claquer au vent le drapeau noir qui s’enflamme en rameaux d’or ?
 

 Les membres des moteurs
 huilés dans les détours
 de la conversation
 les axes des neurones
 scintillant dans la nuit
 de la méditation


         Monsieur le présentateur, comment organiserez-vous cette fête pédagogique, cette plongée dans les Indes noires, cette fouille dans les ruines du futur, avec les enfants des écoles qui défileront devant ces baies ouvertes sur l’espace intime, ces théâtres d’ombres qui s’iriseront de variations prophétiques ?
 

 Sur le clavier de l’orgue
 les doigts cherchent fortune
 tandis que les regards
 à travers les hublots
 déchiffrent partitions
 nageant dans les abîmes

 
 
 
 
 
 

COMME DANS UN BOIS
L’atelier de Pierre Leloup

pour Maxime Godard
1)

Emblèmes pièges boucliers
disposés sur le plâtre sable
comme des châteaux sur la plage
que la marée va transformer
en les léchant de ses pinceaux
en navires pour explorer
la géographie des abîmes
les jardins d’engloutissement

2)

Capitaine de ces épaves
qui reprennent vie dans ses yeux
par devant son hublot miroir
où sa moitié Méduse tourne
sa chevelure de serpents
comme pour lui donner courage
dans les horizons amassés
il capte le rayon d’un phare

3)

Le bois se tord en flamme et femmes
sur la pelle du boulanger
l’âme du pain crie sa souffrance
tandis que l’esprit de la rame
traverse des vagues d’idées
qui ruissellent sur ses sourcils
avant d’asperger la raquette
où la Joconde les attend

 4)

Attentifs et compatissants
les anges tournent dans les fibres
dans son logement utérin
l’enfant songe à ce qu’il sera
ouvrant un soupirail de ventre
pour voir le monde qui l’attend
sous le vasistas qui dispense
sa cataracte de photons

5)

Che Guevara cherche sa place
dans ce mausolée des révoltes
la mort interroge sa faux
un visage recouvre un masque
un troisième oeil y apparaît
dans les lunettes pour plongée
dans le tréfonds du crépuscule
sous les branches du temps qui passe

6)

Privé de la contemplation
des assurances d’autrefois
détective dans la peinture
poursuivant d’indice en indice
le renversement d’apparences
qui voulaient nous en imposer
dans une publicité vaine
étouffant notre intimité

7)

Interdit aux enfants fouineurs
c’est l’établi de Geppetto
qui façonne pour les adultes
dans l’odeur de colle et de sciure
de grands épouvantails lyriques
dont les articulations grincent
des squelettes dans les placards
à déterrer les nuits de pluie

8)

Une fenêtre dont les vitres
donnent sur des nuages de peau
devant la futaie de châssis
où le jeune David s’exerce
avec sa fronde imaginaire
à toucher le géant Goliath
frère cadet de Polyphème
en lui criant qu’il n’est personne

9)

Avec ses yeux de fusillade
protégée par le face-à-main
de sa respectabilité
l’inspectrice académicienne
préposée à l’immigration
toise ces requérants d’asile
aux papiers en difficulté
quémandant l’aumône d’un mur

10)

L’ombre d’une Espagne hivernale
avec les maisons de ses sourds
ses mosquées et ses synagogues
passe sur l’amoncellement
des visages dont les pétales
tombent un à un sur les chaumes
tandis que les membres recherchent
un peu de chaleur dans les granges

11)

Pour passer d’une toile à l’autre
comme entre sampans dans un port
il faut des poutres et des barres
toute une réserve d’espars
sur le pont de la caravelle
où les gabiers escaladeurs
avec les dryades ondines
se jouent des écumes lichens

12)

Peut-on dire propriétaire
des lieux plutôt le tenancier
perplexe derrière un comptoir
invisible et des clés absentes
il examine les fantômes
apparaissant sur les parois
pour leur attribuer quelque asile
en résonance avec leur cas


 
 
 
 
 

HÉLICE DU RELIEUR

pour Antoine Coron
      Il considère le texte qu’il vient de trouver, dactylographié pour l’instant avec quelques corrections à la main, accroche du regard çà et là quelques mots, quelques phrases même, il s’y intéresse, il en évalue la longueur, apprécie la distribution en chapitres et  paragraphes, rêve sur les blancs, se pose la question, commence à imaginer, fait un essai, s’engage davantage, il s’émerveille, le parcourt d’abord à grande vitesse, puis le reprend, le laisse reposer, y revient, l’explore, s’enthousiasme, l’étudie, en soupèse les virgules, fouille les catalogues et caractères et papiers, choisit, médite sur les encres, parfois cherche un peintre, un graveur, un photographe, des peintres, répartit les pages, rubriques, lettrines, construit les titres, faux-titres, titres courants, règle les pressions, fait sécher, examine les épreuves, discute, se fâche, corrige, approuve, imprime, plie, coud (quel fil ?) - et à toute cette alchimie luxueuse se mêlent le journal du soir, le temps qu’il fait, le spectacle de la rue, les voyages, les conversations et les songes, - encolle, endosse, frotte, rogne, jaspe, apprête, nettoie, ponce, incruste, lisse des peaux, les flaire, les chiffonne, les teint, les compare, parfois des toiles, parchemins ou tapisseries, se décide, tranche, pare, étale, juxtapose, colle, superpose, marque, marquette, agrémente de sculptures et gadgets - et dans tout cet artisanat furieux se faufilent découvertes et révoltes, se réfléchissent migrations et crises, les faims et les soifs, les dieux et les bêtes, - jette des couleurs sur des cuves, les agite, en imprègne les gardes qu’il suspend, découpe, contrecolle, ébarbe, puis il polit, vérifie, époussette, dore, redore, dédore, surdore, essuie une dernière fois le volume qu’il dépose sur un rayon où quelque temps plus tard  un étranger l’aperçoit, remarque, considère, prend, soupèse, le tourne sous ses yeux, le flaire, admire, ouvre, parcourt, referme, palpe, caresse, rouvre - et dans tout cet artisanat luxueux se réfléchissent les bêtes et les dieux, les soifs et les faims, crises et migrations, se faufilent révoltes et découvertes, - rêve sur ses gardes, l’architecture des titres courants, titres et faux-titres, éventuellement découvre les illustrations, apprécie la distribution en chapitres et paragraphes, rage de ne pouvoir comprendre un mot, que trop peu de mots, de phrases, de pages, imagine ce que cela peut être, doit, pourrait, devrait être, pourra, devra être, sera, esquisse, brouillonne, s’acharne avec sa machine, sa plume ou sa pointe, - et à toute cette alchimie furieuse se mêlent les conversations et les songes, le spectacle de la rue, les voyages, le journal du soir, le temps qu’il fait,  - rature, déchire, désespère, puis reprend son manuscrit, le laisse reposer, y revient, recommence vingt ou cent fois, y renonce, y revient encore, réussit enfin à amasser quand même nombre de feuilles dactylographiées avec quelques corrections à la main, les abandonne; c’est un texte, eh oui, c’est un texte que de guerre lasse il dépose sur un rayon où quelque temps plus tard un étranger l’aperçoit, le prend, le considère, feuillette, examine, accrochant du regard çà et là quelques mots, quelques phrases même, il s’y intéresse... et ainsi de suite tandis que la définition même du mot livre change et que la Terre se visse parmi les figures du ciel.

 
 
 
 
 
 
 

LA GRÈVE DE LA QUINCAILLERIE

pour Mina Sarophim
      On raconte que dans un atelier des faubourgs septentrionaux, il n’y a pas si longtemps, les clous, vis, pitons, oeillets, rivets, écrous et boulons s’émurent en telle effervescence qu’ils en acquirent la parole.

     “Comment pouvons-nous supporter plus longtemps le mépris dans lequel l’humanité nous tient ? On ne nous accorde même pas la dignité d’outils ou d’ustensiles. C’est à peine si l’on nous traite d’accessoires. Et pourtant sans nous que feraient tournevis, marteaux ou clefs, lesquels à vrai dire ne sont guère mieux lotis ? Nos maîtres et fabricateurs ont dans leurs musées des salles entières consacrées à la glorification du pichet, de la jarre, du compotier, de la soupière ou même des couverts. Quant aux instruments de musique ou aux textiles, n’en parlons pas ! Ils célèbrent certes les lettres et les figures géométriques. Mais n’avons-nous pas nous aussi derrière nous toute une histoire ? Ne sommes-nous pas le produit d’une ingéniosité séculaire ? Nos formes n’ont-elles rien à dire en leur faveur, et ne brillons-nous pas au soleil ou aux lampes tout autant que certaines gemmes ? D’où vient cette discrimination ?”

     La vague de mécontentement atteignait déjà d’autres ateliers, notamment ceux de la mercerie, soulevant des tourbillons d’aiguilles et d’épingles, de boutons en tous genres et de fermetures éclair, ceux de la coiffure, dressant des murailles de ciseaux, rasoirs, peignes et brosses, de la papeterie, agitant fleuves d’encre, buissons de crayons, champs de gommes ou d’agrafes, armées de machines à écrire.

     “Et que feraient-ils de tous leurs tableaux”, s’écrièrent de leur voix argentine les divers crochets sur leurs étagères, “s’ils ne disposaient de nous pour les suspendre ?”

     Un rire fusa par toutes les ruelles et se propagea rapidement jusqu’aux plus grands magasins du centre, un rire qui devint de plus en plus agressif, un ricanement bientôt accompagné de vociférations :

     “Les moyens ne nous manquent pas : nous allons fondre sous leurs doigts que nous piquerons, taillerons, brûlerons, et leurs machines se déferont, et leurs maisons s’écrouleront, et leurs vitrines éclateront; un ouragan de toutes nos matières dévastera leurs citadelles, palais officiels, hôtels orgueilleux, mosquées, centres culturels et marchés.”

     Déjà ils passaient à l’attaque et les grondements s’amplifiaient. Artisans, ouvriers, même des cadres supérieurs quittaient leur travail stupéfaits et dolents. Les galeries retentissaient du bris des vitres.

     C’est alors qu’apparut le médiateur, né au pays des hiéroglyphes, descendant non seulement des fellahs mais des scribes, qui disposa pour les mutins des espaces de loisir, des squares, des jardins, des scènes, des stades, des parois, des écrans, des esplanades, et il les aida respectueusement à se constituer en couronnes, labyrinthes, orchestres, choeurs et textes, eux-mêmes ou leurs ombres et fantômes, si bien que sans du tout retomber dans leur servile silence d’antan, leur bruit devint chant, magie, libération.

     Alors les plus obtus des gouvernants commencèrent à comprendre que les fabricants des objets les plus usuels et menus, que même les machines fidèles sans parler des animaux jusqu’aux plus sauvages, avaient droit à autant d’égards que les militaires galonnés qui subsistent des institutions meurtrières d’antan, la terre entière se transformant ainsi en un éden de politesse.

 (1988)


 
 
 
 
 
 
 

DEMEURE

pour Bertrand Dorny
 1) La porte

Jadis on interrogeait
avec l’index replié
le vantail qui assurait
parfois bardé ou clouté
l’intimité du logis
c’était une auscultation
comme celle d’un docteur
en médecine essayant
de connaître les secrets
de nos ventres ou poitrines
en attendant la réponse
on guettait le bruit des pas
un judas s’ouvrait parfois
pour examiner l’intrus
aujourd’hui des caméras
enregistrent nos données
après toutes ces épreuves
quand la fente s’élargit
on voit derrière un visage
méfiant ou hospitalier
vestibules corridors
menant aux portes des salles
ateliers chambres trésors
qui dans la plupart des cas
resteront fermées pour nous

2) Les murs

À l’extérieur grosses pierres
béton parfois recouvert
de crépi ou de faïences
à l’intérieur plâtre fin
peint ou couvert de papier
avec les parois plus minces
répartissant les fonctions
cuisine salle de bains
réserve salon garage
des armoires les recouvrent
rayons de bibliothèque
ici et là des images
calendriers plans de villes
photographies ou miroirs
parfois même des peintures
qui laissent une ombre vive
quand on les change de place
tout le reste étant fané
parfois des bruits les traversent
appels à l’aide algarades
gémissements d’un malade
les gammes d’un musicien
ronflements éclats de rire
les tremblements des machines
ou de la Terre en travail

3) Les fenêtres

Le matin quand je m’éveille
je vais pousser les volets
parfois c’est encor la nuit
ou bien un brouillard épais
mais le plus souvent l’espace
me déroule ses portées
des lacs de nues dans le val
les découpures des arbres
et les lignes des montagnes
que je découvre au travers
ici et là des demeures
où l’on ouvre les volets
j’aspire une goulée d’air
et de vision puis je ferme
les vitres tourne le dos
à regret pour m’enfoncer
dans les tâches ménagères
la toilette l’habillage
courrier d’administration
mais le soir quand je referme
tout autour de la maison
je retrouve les fenêtres
musée de mon paysage
et leur imagination
qui m’emmène autour du monde

4) L’escalier

Enraciné dans la cave
marche à marche il développe
ses volées et ses paliers
montant d’étage en étage
jusqu’aux poutres du grenier
il est le tronc la colonne
de ces membres et rameaux
la lumière y coulant comme
la circulation sanguine
les influx nerveux la sève
la respiration la voix
tout le jour on le gravit
ou le redescend chargé
de paniers de linge propre
ou sale à ranger laver
de valises à remplir
ou vider pour les voyages
lorsque nous nous rencontrons
la main serrant bien la rampe
nous nous découvrons soudain
sous des aspects différents
plongées et contre-plongées
et quand la nuit nous apaise
de calmes chauves-souris
proposent leurs éventails

5) Le toit

Quand on se promène en ville
on n’en voit que le rebord
avec chenaux et gouttières
mais en campagne et surtout
en montagne il nous découvre
les plumes de ses deux ailes
couleur d’ardoise ou de tuiles
avec les grands vasistas
illuminant les greniers
les cheminées pour les âtres
où poussent arborescences
de métal pour les télés
quand on regarde un village
cela fait comme une troupe
de migrateurs attendant
le signal pour le départ
pour d’autres cieux moins sévères
mais seuls partent leurs fantômes
ils restent couverts de neige
pour couver les oeufs humains
enrichissant leur sommeil
des ondes venues des mâts
des échos des yeux des astres
pour qu’ils fassent retentir
des éveils libérateurs


 
 
 
 
 
 

POINTES D’HEURES

pour Youl
MATINES

J’ouvre les yeux
tout dort encore

LAUDES

J’ouvre la porte
le ciel verdit

PRIME

J’ouvre une lettre
buvant du thé

TIERCE

J’ouvre la boîte
aux souvenirs

SEXTE

J’ouvre la source
d’informations

NONE

J’ouvre les lampes
sur mes travaux

VÊPRES

J’ouvre le livre
de mes voyages

COMPLIES

J’ouvre mes draps
pour m’embarquer
 


 
 
 
 
 

L’OEIL DE LA SUIE

pour Martin Miguel
 Alors que tout autour
         grouille le noir
la fumée cherche
         un autre ciel

Alors que sur la planète entière
         hurle la guerre
le survivant se faufile
         entre les gravats

Alors qu’aux quatre coins
         gronde la pestilence
le veilleur passe sa lanterne
         à son successeur

Alors qu’au coeur de l’espace
         s’effondrent les astres
de nouveaux naissent
         de l’autre côté du miroir

Alors qu’en ce minuit
         la tempête fait rage
l’atoll conserve le calme
         de son lagon

Alors que dans l’archipel
         l’éruption déferle
une rose éclot
         parmi les épines

Alors qu’en ses replis
         le dragon crépite
Andromède aperçoit
         les ailes de Pégase

Alors qu’aux Antipodes
         le naufrage dévore
les ondines ravivent
         les lèvres des noyés

Alors que dans les faubourgs
         le bruit s’épaissit
une mosquée de silence
         accueille l’exilé

Alors que le temps se précipite
         dans sa furie
un jardin musical
         enjambe les saisons


 
 
 
 
 
 

ALBUM DE FAMILLE

pour Mylène Besson
 On ne sait plus très bien s’il s’agit du grand-père Joachim ou de la grand-mère Anne.
 Page réservée pour mon père disparu en Algérie.
 Ma mère peu avant son mariage.
 L’oncle Marcel, parti faire fortune en Amérique, nous a promis sa silhouette, mais nous l’attendons toujours.
 La tante Colette qui voulait devenir artiste et a fini religieuse cloîtrée.
 L’oncle Jules qui était ingénieur à la Manufacture des Armes et Cycles à Saint-Étienne.
 Je retrouverai le portrait de l’oncle Vincent, l’oreille coupée.
 La superbe Cécilia qui a dû fermer son magasin de chapeaux suite à je ne sais quel scandale.
 L’imprévisible Arthur qui s’était mis dans la tête d’écrire un livre sur les Galas en Éthiopie.
 Voici l’emplacement pour le cousin Stéphane qui avait réussi à publier quelques poèmes dans le Parnasse Contemporain.
 La petite Vitalie, morte de langueur.
 Le jeune Paul, plus tard ambassadeur (autoportrait).
 Le cousin Olivier que ses parents, enragés wagnériens, voulaient prénommer Lohengrin, mais le curé y a mis bon ordre; il est maintenant organiste.
 Je demanderai à l’oncle Aldebert une image de la déconcertante Ottilie, la bonté même, que nous nommions Odile, et qui disait toujours la Soleil et le Lune.
 En vis-à-vis ce pauvre Albert, ou Aldebert, ou Adalbert, qui était allé la chercher jusqu’en Prusse, et a eu tant de mal à la faire accepter de ses frères et soeurs.
 Je garde cet endroit pour ma propre photographie le jour de mon propre mariage.

 
 
 
 
 
 
 

PRISES

pour Daniele Ferroni
Bientôt le vieillard deviendra transparent
on ne verra plus que le bois et la pierre
qui dorment dans sa tête

Bientôt les enfants deviendront conquérants
escaladant les treilles et les parois des villes
qui sonnent dans leur tête

*

Sur les médailles on voit se succéder les règnes
sur les boutons on sent chanceler les couronnes
les touristes passent comme des nuages

Sur les replis du cou et du menton
se sont gravés éloges et lassitudes
les nuages passent comme des années

*

Quand l’enfant croque dans le grain
le vieillard se sent comme une poussière
dans l’oeil et se réveille en sursaut

Quand sa main sera délivrée
l’enfant pourra s’emparer de la grappe
et prendre au vieillard ses secrets


 
 
 
 
 

CARNAC

pour Célia Galice
J’avais douze ans je me trouvais
en vacances chez des amis
la guerre cognait à la porte
suintaient menaces de partout

C’était la Trinité-sur-mer
et l’on nous menait visiter
les grands sites des environs
mégalithes criques églises

Il n’y avait pas de barrière
pas de ticket pas de gardien
cela commençait doucement
auprès des dernières maisons

Ajoncs et genêts quelques vaches
venaient se frotter aux menhirs
bourdonnant d’odeurs et légendes
entre lesquels je m’égarais

Terrain de jeux incomparable
nous cachant et nous poursuivant
dans la brume et le miel des siècles
chevaliers corsaires sorciers

En restant à portée de voix
des adultes qui nous laissaient
muser parmi la paix des pierres
puis répondaient à nos questions

Confusément en nous parlant
des peuples antérieurs aux Celtes
sur lesquels nous ne connaissons
guère plus qu’à ce moment-là

Je n’y suis jamais retourné
je ne l’ai jamais oublié
me transformant moi-même en pierre
dans mes alignements d’enfance


 
 
 
 
 
 

L’ÉVANGILE DU LEVAIN

pour François Garnier
          Au village des boulangers les pains sont devenus de plus en plus grands. Quand ils ont atteint la taille de cabanes, les habitants les ont creusés pour en faire leurs demeures, les recouvrant d’une résine transparente pour les imperméabiliser, sans hésiter à abandonner les anciennes, faites de rondins et de torchis, parfois de briques ou de pierres, que les intempéries ont rapidement dévastées.

         Pour faire une nouvelle armoire, ils creusent la paroi et trempent dans leur potage les morceaux détachés afin de les rendre à nouveau comestibles. Les armoires les plus profondes se transforment tout naturellement en fenêtres. Certains boulangers architectes prévoient des alvéoles et des escaliers. Évidemment chaque logis né dans un four comporte un four. Des odeurs délicieuses traînent dans les rues.

         La pointe est aménagée en grenier pour les réserves de farine avec lesquelles on pétrira de nouveaux pains, des châteaux, des immeubles, des gratte-ciel de pain, formant des villes dans lesquelles personne n’aura plus jamais faim, le long d’océans de blé moutonnant dans le vent, grouillant d’oiseaux, ou le long de la mer elle-même fourmillant de poissons entre les épis des nouvelles algues génétiquement modifiées en toute sécurité, moissonnées par des navires qui seront en même temps des moulins, des pétrins et des éventaires.

1)

Bondissement parmi l’écume
telle une otarie qui s’ébroue
dans l’effervescence marine
sous les nuages de sel et d’iode
les enlacements des sargasses
l’apprivoisent dans les récifs
nourriture pour les sirènes
et guérison pour Ophélie

2)

L’ombre du phare sur la grève
où se multiplient les courants
de sève de sable ou de pâte
dans le pétrin de la marée
dans l’odeur des fours éoliens
dans le crépitement des miettes
un dernier quignon sous la dent
avant de larguer les amarres

2a)

L’arc-en-ciel plongeant sur la plage
où se multiplient les odeurs
de crustacés et de lessives
dans les lavoirs de la marée
dans les tranches du temps qui passe
dans les mâchoires des saisons
les nageoires de la fringale
palpitant entre les épaves

3)

Dans le bouillon de la culture
langue il déguste les lichens
les algues soyeuses les graines
il s’imprègne de leurs saveurs
qu’il accumule en ses cavernes
pour les apporter jusqu’aux lèvres
de l’amateur des profondeurs
qui saura les analyser

3a)

Dans les fibres de la voilure
bec il picore les abeilles
et les libellules dorées
il emprunte leurs yeux multiples
qu’il dispose dans ses vallées
pour évaluer les aptitudes
de l’élève en métamorphoses
qui saura les utiliser

4)

Menhir devant le ciel griffé
par la rouille des aviateurs
revendications purulentes
entre les flocons du malheur
devenant de plus en plus dur
contre l’érosion des années
les tempêtes des avanies
espoir de tous les affamés

4a)

L’Etna bave ses moisissures
contre la constance dorée
par le double soleil lointain
de la boulangère aux écus
puis se décide à imprégner
cette stèle d’artisanat
du feu qui réconfortera
tous ceux qui cherchent leur chemin

5)

Un oeil brillant dans la cagoule
c’est le pénitent sacrifié
qui préside à la procession
l’amenant jusqu’à la corbeille
où tomberont après sa tête
tous ses morceaux écartelés
que se partageront bientôt
des cannibales distingués

6)

C’est l’Écosse ou le Sahara
le brouillard ou le vent de sable
et le fantôme s’y dédouble
déhanchement crépusculaire
ouvrant ses voiles de ténèbres
pour accueillir les égarés
cherchant depuis des millénaires
de quoi remplir leur corps vidé

6a)

La Norvège ou le Sahara
la toundra ou le vent de sable
et le malheureux s'y dédouble
intervention crépusculaire
agitant voies de ténèbres
pour consoler les égarés
errant depuis des millénaires
pour retrouver leur corps vidé

6b)

C'est l'Écosse ou l' Abyssinie
la toundra ou le vent de flammes
et le fantôme s'y maquille
déhanchement spectaculaire
ouvrant ses voiles d'amertume
pour accueillir les esseulés
cherchant depuis l'éternité
de quoi remplir leur coeur avide

7)

Végétation périphérique
escaladant les solitudes
d’anciennes fortifications
que l’évolution de la guerre
a frappées d’inutilité
proposant ses épines douces
aux réfugiés de tout désastre
rampant leur vie sur les gravats

7a)

La fleur de nourriture éclot
devant la falaise d’écorce
à partir des sillons pétris
par l’étrave de la charrue
le semeur et le moissonneur
joignent leurs mains dans le repas
qu’ouvre le festival d’odeurs
lancé par la porte du four


 
 
 
 
 

TANDEM

pour Jean-Luc et Titi Parant
L’horloge des yeux
         les baisers du coeur
monotonement
         le jardin du vent
le discours du feu

Le discours des yeux
        l’horloge du feu
inlassablement
        le château des mains
le jardin du coeur

Le jardin des yeux
         le discours du coeur
désespérément
         les baisers du vent
le château du feu

Le château des yeux
        le jardin du feu
délicieusement
        l’horloge des mains
les baisers du coeur

Les baisers des yeux
         le château du coeur
conjugalement
         le discours du vent
l’horloge du feu


 
 
 
 
 

                                                                                Sommaire n°35 :

                                                                             L’ESPACE ALPESTRE
                                                                             PANOPLIES
                                                                             PAYSAGE D’UN BRAS
                                                                             APRÈS COUP
                                                                             ARCHITECTURE
                                                                             EN AVANCE
                                                                             VOYAGE SUR LE PAPIER
                                                                             SEMEUR D’OUVRAGES
                                                                             LES DIABELLI À LOUVAIN-LA-NEUVE
                                                                             PHRASES POUR LOUVAIN-LA-NEUVE
                                                                             ILLUSTRATIONS Z
                                                                             UN REGARD DANS L’AUTRE
                                                                             LÉGENDE
                                                                             MATIÈRE ET MANIÈRE
                                                                             COMME DANS UN BOIS
                                                                             HÉLICE DU RELIEUR
                                                                             LA GRÈVE DE LA QUINCAILLERIE
                                                                             DEMEURE
                                                                             POINTES D’HEURES
                                                                             L’OEIL DE LA SUIE
                                                                             ALBUM DE FAMILLE
                                                                             PRISES
                                                                             CARNAC
                                                                             L’ÉVANGILE DU LEVAIN
                                                                             TANDEM

 
 

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