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Poésie au jour le jour 5

(enregistré le 23 janvier 2001)

Sommaire





LETTRE ANONYME

pour Batuz
Cher qui que tu sois,

si j'avais écrit ton prénom sur cette page encore blanche, c'est sans doute que je te connaîtrais depuis longtemps; et donc, à mesure que ces lignes s'allongent, me reviendraient des éclats de ton regard et le son de ta voix, le souvenir de moments passés ensemble, dans une lointaine enfance parfois, ou de découvertes communes: lectures ou voyages.

Si j'avais écrit ton nom de famille, toujours précédé d'une apposition honorifique: Monsieur, Madame, Mademoiselle (mais celle-ci s'utilise de moins en moins), j'emploierais certainement la deuxième personne du pluriel, que j'utilise d'ailleurs encore pour nombre de mes amis les plus chers et de plus longue date; car le décrochement ne s'est jamais produit pour passer du respect à la camaraderie, ce que je regrette parfois, mais qui ne change en rien la profondeur de l'entente.

Par contre, il m'est arrivé de tutoyer par lettre des gens que je n'avais jamais rencontrés, mais avec qui j'avais travaillé, encore qu'à distance.

Si donc cette lettre te parvient, ô toi que je vouvoie d'ordinaire, elle ira fouiller sous nos entretiens habituels en quelques souterrains à explorer, mines d'or ou de sel qui flamboieront un jour à l'air libre.

Parfois je ne te connais pas encore (lors de ces humiliantes sollicitations par exemple, auxquelles nous ne sommes que trop contraints, ô vous, tous mes correspondants connus ou inconnus), et j'imagine un regard, une voix, espérant une entente au-delà des tumultueuses immensités glacées de sottise et de surdité, de malheur et d'occasions perdues, sur lesquelles je lance cette bouteille à la mer.


 
 
 

LE BIOTOPE DE BALTAZAR

pour Zoé
Méfiez-vous, Julius!
Méfiez-vous des séductions et des prestiges du Québec!
Méfiez-vous de la subtile bonhomie de ses trappeurs,
de ses cheminées hospitalières où rôtissent pommes et gibier,
de ses immenses édredons sous les poutres balsamiques,
de ses formidables gifles de blizzard sur les épaules pour vous enfoncer l'obsession du Nord,
de sa liberté grondante et sifflante!

Méfiez-vous, Julius!
Toutes les banquises qui dérivent sur vos Saint-Laurent, avec leurs envols de sternes et leurs conciles de phoques ou de pingouins,
toutes les falaises qui se dressent sur vos Gaspésies, avec leurs chardons, genêts ou mélèzes,
tous les radeaux ou ferries qui se faufilent entre les îles de vos lacs, avec leurs roseaux, vanneaux et cranberges,
toutes les érablières qui escaladent vos Laurentides, avec leurs castors, piverts et tonneaux,
ils vont vouloir les enfermer dans quelques biodôme pour les faire découvrir à leurs enfants le dimanche quand les nouvelles de météo-média seront par trop maussades.

Mais alors, que deviendront les nôtres?
En seront-ils réduits à leurs parcs d'attractions importés, à leurs brutaux jeux vidéo, à leurs dessins si monotonement animés, ou au peu qui demeure de nos jardins à la française?

Je sais bien que vous nous reviendrez, multiplié par des couleurs nouvelles,
avec des Amazonies volantes, des Alpes inversées, des Australies volcaniques,
des pavillons niellés se réfléchissant sur le fleuve indigo, tandis que dialoguent flûtes et gamelangs,
dans un grouillement d'insectes, de palmes, d'orchidées, d'inscriptions, de ruines, de fantômes et de montgolfières,
pour nous sortir de cette crise que j'ai toujours connue et qui va bien durer jusqu'à la fin du siècle.

Hâtez-vous, Julius!
Nous vous attendons dans notre Babylone illimitée pour y suspendre vos jardins sous les constellations du prochain millénaire.


 
 
 

MÉTROPOLITAIN
 

Je me souviens, au départ du CHATEAU DE VINCENNES, la délicate, je me souviens, et un autre jour,

Paris la cligneuse

entre NATION et AVRON, la précise aux yeux bleus et aussi,

Paris la vantée
Paris la chantée

entre le PONT DE LEVALLOIS et ANATOLE FRANCE, je me souviens, la tendre aux cheveux bruns, LOUISE MICHEL passe,

Paris gueuse la charmeuse
la menteuse la hargneuse
la baveuse bavasseuse

teint de Suédoise, l'approcher, et un autre jour,

Paris paresse
purin purée
carie caresse
caveau curée

entre la PORTE D'ORLÉANS et ALÉSIA, je me souviens, l'empressée au regard d'Anglaise, aux chaussures blanches, la mieux détailler,

la voleuse venimeuse
la cagneuse caqueteuse
la véreuse vaniteuse

yeux verts, elle est seule, et un autre jour,

des cliques des claques
du fric des flaques
des briques qui craquent
les ploucs qui plaquent
la trique la traque

entre l'ÉGLISE DE PANTIN et HOCHE, je me souviens, la douce au foulard jaune,

Paris fumeuse râleuse
la crâneuse doucereuse
la lépreuse la poisseuse

son teint d'Australienne, l'admirer, cheveux châtains, passe la PORTE, elle est avec une amie, une voix de rose, que lit-elle? et un autre jour, entre ETOILE et KLÉBER, je me souviens, la bavarde au rire de muguet, BOISSIERE passe,

Paris chérie
crassie rancie
marrie tarie
Paris pourrie

yeux marron, l'entendre, un regard d'Egyptienne, elle est avec sa mère, des chaussures rouges, à quoi pense-t-elle? un sac de rabane, la frôler, et un autre jour, entre la MAIRIE D'ISSY et PIERRE CURIE, la fière au manteau d'orlon,

Paris plaisirs
tapeurs tapirs
lécheurs vampires
visons vizirs

cheveux noirs, pouvoir m'excuser auprès d'elle, teint de Tahitienne, foulard vert, elle est avec son père, une voix de sel, où descendra-t-elle? des bagues d'émail,

Paris mangeaille
mitrons mitraille
rupins ripaille
frichti flicaille

obtenir un de ses regards, obtenir un de ses sourires, et un autre jour, entre CHARENTON ÉCOLES et LIBERTÉ, l'élégante au sac de lézard, passe la PORTE, yeux noirs, obtenir quelques mots d'elle, regard d'Iranienne, des chaussures bleues,

Paris beaux-arts
chicards roublards
gueulards tocards
cafards vantards

elle est avec un ami, un rire de sable, où vit-elle? des ongles de porto, obtenir un geste d'adieu, la voir s'en aller, et un autre jour,

Paris palace
velours vinasse
mamours mélasse
virus vivaces

entre le PONT DE SEVRES et BILLANCOURT, je me souviens, la vive à la voix de cuivres, MARCEL SEMBAT passe, cheveux roux, la voir se retourner, teint de Brésilienne,

Paris folies
chairs amollies
ville avilie
Paris jolie

elle doit être avec son frère, un foulard violet, comment vit-elle? un manteau de tweed, la voir hésiter,

la moqueuse sérieuse
la morveuse artificieuse
la farceuse chatouilleuse

et un autre jour, entre la GARE D'AUSTERLITZ et JUSSIEU, je me souviens, la timide aux chaussures noires, CARDINAL LEMOINE passe, yeux dorés,

rose de fatuité miroir des parlotes
porte d'incompétence tour du bâclé
étoile de prétention arche d'insuffisance
échelle des hâbleurs vase des aigris
dame des faux-bruits reine des suées
impératrice d'exploitation papesse du toc

la suivre un instant dans la foule, regard de Mexicaine, elle est avec un enfant, un rire de nacre, de quoi vit-elle? et un autre jour,

Paris pouilleuse galeuse
la rieuse soucieuse
malicieuse malheureuse

entre la MAIRIE DES LILAS et la PORTE, je me souviens, la violente au teint d'Ethiopienne, TÉLÉGRAPHE passe, cheveux gris, la retrouver, un foulard à grandes fleurs, comment est-elle quand elle dort?

Paris la nuit
la rue la glu
Paris la pluie
la suie le pus

et un autre jour, entre la PORTE DE LA CHAPELLE et MARX-DORMOY, je me souviens,

la brumeuse ténébreuse
la rêveuse merveilleuse
la dormeuse matineuse

la furieuse aux yeux de fleuves, MARCADET-POISSONNIERS passe, regard de Sénégalaise, en rêver, et aussi, entre SAINT-LAZARE et LIEGE,

Paris l'usée
Paris rusée

la sinueuse aux cheveux blonds, et un autre jour, je me souviens,

Paris la mélancolieuse

en arrivant aux INVALIDES, la fabuleuse, je me souviens...

adapté de Transit [erreur : de ]
Liège à Paris

 
 

LUTINS DE LAGUNE

pour Fabien Chalon

 
De San Giorgio à la Piazza
gardiens du seuil
il suffit de leur effleurer
un oeil pour qu'un frémissement
d'appel et d'alarme
retentisse jusqu'au fond
des appartements obscurs

De la Giudecca aux Giardini
nourris par le postier
ils ruminent les nouvelles
avant de les régurgiter
à ceux qui les transporteront
au long des escaliers corridors et salons
jusqu'à la lecture sous la lampe

De la Salute à l'Arsenal
clignant au passage des belles
sous les averses du printemps
qui transforment le soir
les murs les plus lépreux
en mosaïques sur fond d'or
dans la vapeur des canaux

De Strawinsky à Tiepolo
fantômes de Pulcinella
se renversant dans les ruelles
ou dégringolant des façades
briques marbres vitres et grilles
entre palais et carillons
entre carnaval et ténèbres

Du cimetière à la Fenice
fanaux luisant sur les gondoles
feux Saint-Elme phosphorescences
rais de lumière sous les portes
une salamandre se glisse
entre les paupières et lèvres
pour battre le rappel des fées
 
 
 
 
 

ASTRAL
prognostication pour l'an 1994
pour Dorny
AU BELIER SUCCÉDERA LE TAUREAU. La population de la Terre augmentera. La neige. On s'étonnera de l'ampleur de la corruption. Avalanches. La Lune poursuivra l'énumération de ses phases auxquelles obéiront les marées. APRES JANVIER VIENDRA FÉVRIER. Les couturiers proposeront de nouveaux ensembles. La grêle. On fera semblant de réformer l'enseignement. Soucis. Des milliardaires se ruineront. AUX GÉMEAUX SUCCÉDERA LE CANCER. La guerre continuera dans de nombreux pays. Le brouillard. Des colloques se réuniront. Incendies. Les planètes passeront de signe en signe. APRES MARS VIENDRA AVRIL. Les gouvernements désigneront des commissions. Ecroulements. La pollution de la mer augmentera. Les nuages. Les constructeurs de voitures proposeront de nouveaux modèles. AU LION SUCCÉDERA LA VIERGE. La médecine fera quelques progrès, mais les microbes deviendront encore plus malins. La pluie. On découvrira de nombreux scandales politiques et financiers. Malaises. Les arbres fleuriront. APRES MAI VIENDRA JUIN. La famine continuera dans de nombreux pays. La brume. Ici et là des dictateurs particulièrement immondes prendront le pouvoir grâce à l'armée. Meurtres. Des galeries de peinture cesseront leur activité à cause de la crise. A LA BALANCE SUCCÉDERA LE SCORPION. La pollution de l'atmosphère augmentera. Inondations. On saisira aux aéroports d'énormes quantités de drogue. L'arc-en-ciel. De petits éditeurs seront absorbés par les gros. APRES JUILLET VIENDRA AOUT. La pollution des villes augmentera. Grèves. On cherchera en vain des terrains pour y enfouir les déchets radioactifs. La bruine. Les institutions internationales déploreront leur impuissance. LE SAGITTAIRE SUCCÉDERA AU CAPRICORNE. On inventera et fabriquera et vendra de plus en plus d'armes. L'orage. Les jeunes stars du tennis élimineront les anciennes. Promesses électorales. Des jurys à l'apéritif couronneront de nouveaux romans radoteurs. APRES SEPTEMBRE VIENDRA OCTOBRE. Des escrocs feront fortune. Faillites. Les arbres perdront leurs dernières feuilles. La tempête. Les grands magasins prépareront Noël. AU VERSEAU SUCCÉDERONT LES POISSONS. Des étudiants remarqueront des étudiantes dans la foule des amphithéâtres et les inviteront au bistrot en face de l'entrée de la faculté pour leur offrir bière, café ou jus d'orange. Angoisses. On télévisera des poignées de mains. Voeux. On fera des prognostications pour 1995. APRES NOVEMBRE VIENDRA DÉCEMBRE.

 
 

INTERVIEWS SOLITAIRES

pour Jean Lecoultre
1

Mis en demeure, j'attends le praticien. J'examine les meubles, machines, installations sanitaires. Je tourne autour de la salle pour vérifier qu'il n'y a pas de fenêtre. Le téléphone me nargue. Je sais que je n'aurai pas le courage d'appeler pour qu'on vienne me délivrer. J'entends des cliquetis dans le laboratoire à côté sur lequel donne la porte mal fermée. Heureusement, il n'y a pas de miroir ici. Je ne pourrais qu'avoir honte de mon image. Inutile d'insister. Je m'allonge à nouveau dans le siège pivotant inclinable à coussin et appuie-tête en moleskine, tandis que sans bruit tourne la poignée.
 

2

Comme seul paysage, un mur de béton. Si seulement il était lépreux, que je puisse y découvrir forêts et montagnes comme Léonard de Vinci! Non, c'est seulement la rugosité plane, comme toile ou papier émeri pour poncer assez fin, la migraine jusqu'au bout des ongles, l'absence d'horizon, la perpétuité du chômage, les aller-retour sans objet qui usent les semelles et font grincer les articulations. Le métropolitain fait vibrer l'asphalte. Quelques volutes de vapeur s'échappent de la grille sur laquelle on a laissé tomber la ceinture d'un imperméable. Une odeur de vieille soupe me rappelle à l'ordre. Je me redresse et m'enfonce dans la ruelle pleureuse.
 

3

Je repense à ces questions que l'on m'a posées, aux réponses que j'ai données, que l'on m'a fait donner. Je me suis mis dans de beaux draps. C'est dans des situations pareilles qu'on a besoin d'un avocat. Mais je ne me doutais de rien; tout avait si bien commencé; on était si aimable. C'est peu à peu seulement que les sourires se sont crispés, les regards braqués, la voix devenant à la fois plus doucereuse et plus sèche, se laissant aller par moments à manifester l'excitation du chasseur dans la traque, au milieu d'une existence que l'on sent imprégnée de l'ennui le plus poisseux. Et moi, au lieu de garder mon calme, j'ai commencé à m'expliquer, j'ai essayé de m'excuser. La dernière des choses à faire. Le faux pas. Dès lors c'était la trappe.
 

4

Ma peau est caressante, elle a été conçue pour attirer les caresses dans les moments de déréliction; pas exactement veloutée; elle a des vagues, des moirures. C'est de la rayonne, bien sûr, avec même quelques paillettes métalliques, des irisations. Le plus désagréable, c'est qu'elle ne tient pas à ma chair, se décolle çà et là en replis mous. Ce n'est plus de la chair, d'ailleurs, mais une sorte de sciure comprimée qui se relâche et s'effrite par endroits. Nullement du bois, d'ailleurs, mais comme les grumeaux d'une soupe sèche, de petites billes qui rebondissent sans bruit sur le linoléum, puis se faufilent irrécupérablement dans les rainures et déchirures, tandis que je me vide de plus en plus autour de mes articulations de fil de fer tordu, qui rouillent et grattent.
 

5

Je n'écoute pas le jugement qu'on me lit sur un ton martelé avec ses interminables attendus, car je n'ai aucun droit de réponse. Je ne sais même plus de quoi on m'accuse. Ce qui est certain, c'est que l'on a truqué toutes les preuves, falsifié tous les documents, dénaturé tous les témoignages. A quoi bon cet acharnement? Alors que tout le monde sait bien, et moi le premier, que je vais bénéficier finalement d'une humiliante indulgence, car il n'est pas question de faire un martyr. Tout ce qui m'importe, c'est cette porte dérobée qu'ils vont entrouvrir pour que je m'y faufile sous les sarcasmes chuchotés. Mais comme ils font durer leur plaisir! C'est le moment des envolées. Combien de temps encore avant qu'ils se fatiguent et redescendent enfin jusqu'à mon pauvre cas?
 

6

Mes yeux voient toujours; ils voient même mieux qu'avant; j'ai l'impression qu'ils perçoivent maintenant toute une marge de l'infrarouge, si bien que les fruits autrefois les plus écarlates m'apparaissent maintenant plutôt orangés. Les couleurs se sont déplacées comme dans cet effet Doppler-Fizeau qui permettrait de mesurer la vitesse avec laquelle les galaxies, croit-on, s'éloignent de nous. Mais je vis cela tout autrement que les astronomes. Le rouge a pour moi envahi le noir. Plus de nuit véritable, mais un crépuscule cendreux jusqu'au matin suivant. Mes yeux sont devenus durs comme du verre et je n'ai plus de paupières pour les fermer, plus de mains pour les cacher, seulement des pattes grossières qui n'arrivent pas jusqu'à eux, plus de larmes pour les rafraîchir.
 

7

Dans cette foule je parviens bien à distinguer des épaules, mais plus un seul visage. Tout ce qui est décor ou vêtement garde sa précision; mais lorsqu'on échange des poignées de main, on ne sait plus à qui est laquelle. Quant aux lèvres, avec les dents qu'elles découvrent parfois, elles planent comme des rapaces pour fondre sur les individus et parfois s'y fondre. Les yeux ont complètement disparu. Je me demande comment j'y vois moi-même. Ce doit être une vision diffuse, tout ce qui est peau devenant secrètement rétinien. D'ailleurs nulle perspective: les bras passent les uns devant les autres, et s'il doit bien y avoir diminution dans la distance, on ne peut s'en apercevoir à cause du brouillard de cils et d'escarbilles.
 

8

L'inondation se retire enfin, mais en laissant de nombreuses traces: paquets d'algues, plaques de moisissure, torchons ou serpillières qui ne pourront plus jamais servir à laver. A partir d'un certain niveau les objets sont restés presque intacts. Les papiers de tenture sont évidemment gondolés et il faudra les arracher, les remplacer dès qu'on pourra. Quant aux photographies dans leurs cadres, aux dessins des enfants et de quelques amis, aux souvenirs de famille, c'est délavé avec halos et dégoulinades. On tentera de les faire sécher avec les appareils de coiffure, de les repasser pour en remettre en place quelques-uns d'autant plus chéris qu'ils seront seuls rescapés du désastre. Les autres finiront au feu quand l'âtre sera remis en état.
 

9

Toute l'électricité du zoo est tombée en panne. Le groupe de secours a refusé de se mettre en marche. Les lampes à pétrole que l'on avait conservées jusqu'à l'an passé au cas où..., sont maintenant dans quelque décharge ou chez un collectionneur qui les y aura dénichées. Il reste les phares des automobiles qui balaient les cages des fauves inquiets, réveillent les cacatoès et perruches dans les volières. Pour les détails on peut utiliser des lampes de poche, mais elles ne dureront certainement pas toute la nuit. La ville autour continue son bourdonnement et teint les nuages en rouge sombre. Dans les demi-ténèbres neuves, l'odorat commence à reprendre ses droits; mais à l'évidence il faudrait quelques centaines de nuits comme celle-ci pour qu'il nous permette de nous diriger avec quelque certitude.
 

10

Des caméras fixées aux quatre angles du plafond balaient le hall où les électeurs font la queue pour pénétrer dans les isoloirs où ils seront automatiquement photographiés avec leur bulletin de vote dans une main et leur carte avec numéro matricule dans l'autre. Plus d'urnes, plus de listes, plus de tamponnages. Tout est traité électroniquement et les résultats sont affichés sur la paroi dans l'instant même. Certains adoptent des lunettes noires pour se protéger contre la violence des projecteurs. Cela n'empêche pas l'identification mais peut gêner, retarder. Les ventes des opticiens sont soigneusement contrôlées. Il faut montrer patte blanche et signer. Mais comment empêcher les échanges, les transformations? On se demande si, l'un de ces jours, on ne va pas voter masqué, ce qui ne fera que reculer le problème, mais donnera au moins à ce genre de réunions obligatoires fastidieuses une apparence de carnaval.
 

11

Le train ralentit. Je suis le seul qui veille encore dans tout le wagon. Le train s'arrête complètement, secouant les corps, les manteaux accrochés aux patères, les valises dans les filets. Tellement qu'une d'entre elles tombe dans le corridor central; la serrure saute, le couvercle s'ouvre: matériel féminin, soutiens-gorges, boîte de serviettes en papier, palette de fards. Quelle est sa propriétaire? Après le sursaut commun, elle s'est profondément rendormie comme les autres. Nous sommes dans un tunnel. Notre fenêtre illumine des pierres suintantes. Un train nous croise très lentement. Tout le monde y est endormi aussi. Certains se sont blottis les uns contre les autres. Ceux-là se sont cachés sous leurs journaux. Tous ont disparu maintenant. Après de longues minutes de silence revenu, nous redémarrons dans notre sens avec une nouvelle secousse qui fait tomber une seconde valise qui s'ouvre aussi: matériel masculin, rasoir, chemises, cravates, chaussettes qui vont se mêler et frotter aux dentelles de l'autre. Balancement de toutes les têtes. Je vais bientôt dormir aussi.
 

12

Depuis le vasistas la lumière du Nord tombe comme de la neige sur le matériel du peintre: chevalet, bocaux de couleurs vives, aérographes, tubes de colle, cahiers de papiers de formats divers, crayons et pastels, paires de ciseaux, règles et tés, bouteille d'encre. Il va revenir dans un instant pour remettre du mouvement dans tout cela, dégourdir l'angoisse. D'abord s'asseoir et regarder longuement les parties encore vides où quelque chose, quelqu'un peut-être, oui, mais oui, inévitablement, fera signe, prendra corps, appellera à l'aide, au sauvetage, ce qui s'agrippe au bord ou derrière; et bientôt il n'y tiendra plus. Sans plus réfléchir il se lancera dans le gouffre et nagera pendant des heures avant de s'apercevoir qu'il est trop tard, que la berge est pleine, qu'il faut sonner le glas et s'apprêter à recevoir des félicitations qui sonneront comme des condoléances.
 

13

Le temps boîte. Au lieu de tourner uniformément, l'aiguille des minutes saute deux divisions puis revient lentement en arrière d'une et, avant le nouveau saut, fait une pause, seule plage où des événements peuvent se produire, des bribes d'événements qui en s'accumulant, s'agglomérant comme les atomes de Lucrèce, deviennent indéniables. Et je m'aperçois qu'il en est de même pour l'aiguille des heures. On croyait qu'il était midi, mais non, pas encore, il s'en faut d'une longue attente, d'une lente, lente, presque insensible précipitation qui est pourtant bien une précipitation avec ses vertiges. Et c'est encore ainsi pour les feuilles du calendrier, les jours, les semaines, les mois, les années, les siècles sans doute, les millénaires peut-être. Ainsi nous titubons dans les vagues du passage et de la déception, nous hissant péniblement marche à marche vers un aujourd'hui qui se dérobe toujours.


 
 

RÉTABLISSEMENT

pour Henri Pousseur et Bertrand Dorny
 
Doucement déplier une phalange
très doucement le doigt entier
un autre doigt ne pas forcer
bientôt tous les doigts et la paume
le poignet jusqu'au coude respirer
laisser reposer respirer encore

Doucement les orteils et le pied
comme dans une marche de rêve
au milieu des nuages
bientôt le genou comme dans un saut
par-dessus ruisseaux murets ou barrières
on monte et descend escaliers sans fin

Ouvrir un oeil éblouissement
pas si vite monter la paupière
en prenant conscience de la fente progressive
avec les cils roseaux qui la bordent
puis l'autre et passer graduellement
du plafond au ciel à travers la vitre

Redresser la tête on vous aide pour le torse
s'asseoir au bord du lit explorer
les murs et recoins avec ses objectifs
poser les pieds sur le carrelage et se mettre debout
quelques instants seulement car on vacille un peu
on en fera plus la prochaine fois

Un des premiers mouvements maîtrisés
est celui qui permet de régler la radio
d'abord les instruments à clavier
clavecin orgue piano
puis on s'intéresse à la voix qui donne
des nouvelles du monde où l'on revient

Et tandis que l'on retrouve
le plaisir de l'eau qui coule
sur la langue et de mâcher les aliments
cordes flûtes cuivres fanfares
percussions pour attiser les braises
qui se raniment dans la forge

Les tours et détours des oiseaux
les couleurs des deux crépuscules
la Lune et ses phases le dessin
et l'intensité des ombres qui changent
l'alphabet des pas se précise
infirmières ou visiteurs

Consulter des livres d'images
voyager d'une page à l'autre
sur l'autoroute des légendes
où l'on augmente peu à peu sa vitesse
puis les fouilles dans les broussailles
des partitions et paragraphes

Ouvrir la porte est un triomphe
en se glissant le long des murs
tâchant d'éviter les chariots chromés
on sourit aux gens qui les poussent
tout en espérant les quitter bientôt
les idées reviennent en foule

Les délices de l'ascenseur
émerveillement des taxis
revoir les rues et les enseignes
reconquérir cran après cran
la liberté des mouvements
parmi ses meubles retrouvés

Le premier bain le premier feu
le premier coup de téléphone
aux enfants et petits-enfants
l'écriture encore incertaine
on envoie des lettres sereines
aux amis dans les quatre vents

Et les projets battent leur plein
rangements déménagements
aménagements jardinage
apprendre langues et techniques
sillonner mers et continents
festivals et composition

Doucement ce n'est pas encore
pour aujourd'hui attention tiens
la fatigue est donc toujours là
que l'on avait presque oubliée
doucement nager dans le répit
se renforcer pour les combats du lendemain
 
 
 
 
 

FICELLES ET ROSEAUX
pour Jacques Clauzel
1

Tournant autour du pot, flottant sur l'étang, brin à brin, fibre à fibre, pour empaqueter les cadeaux, tirer les embarcations, gouverner les montures, fermer la porte le soir.
 

2

Tournant autour de l'eau, flottant sur la ville, nuage à nuage, page à page, pour endormir les enfants, animer les ombres, signaler les disparitions, ouvrir la porte au matin.
 

3

Tournant autour du feu, flottant sur les braises, cendre à cendre, flamme à flamme, pour réchauffer la maison, cuire le gibier, signaler les naissances, rouler les chariots des fumées.
 

4

Tournant autour du vent, flottant sur les plages, vague à vague, écaille à écaille, pour bercer les barques, signaler les récifs, rouler les attelages de l'écume.
 

5

Tournant autour de la Terre, flottant sur les montagnes, cime à cime, ravine à ravine, pour éveiller les échos, sillonner les steppes, répandre les nouvelles des glaciers.
 

6

Tournant autour de la Lune, flottant sur les cratères, caillou à caillou, giclure à giclure, pour moduler les phases, contrôler les marées, illuminer les désirs des femmes.
 

7

Tournant autour du Soleil, flottant sur les taches, saison à saison, éruption à éruption, pour nourrir l'arc-en-ciel, mûrir les moissons, saluer les inventions des hommes.
 

8

Tournant autour du Ciel, flottant sur les constellations, signe à signe, source à source, pour chercher les frères, feuilleter les abîmes, aménager les habitations des exilés.
 

9

Tournant autour de la page, flottant sur les phrases, mot à mot, ligne à ligne, pour lire l'attente, écrire la distance, traduire les chants des sirènes.
 
 


 

NOMADE

pour Henri Pousseur
Enfin rentré
mais pour bientôt repartir
enfin dans son propre lit
mais afin de le déplacer
considérant meubles et livres
pour les disposer autrement
de nouveau dans le train du monde
pour l'aiguillonner vers un nouveau chant
ENCORE UN PEU DE PATIENCE
pour Henri Pousseur

 
ça viendra cela reviendra
déjà l'écriture s'envole
profiter du temps de lecture
et s'enfoncer dans les images
pour rester aussi sage qu'elles

ça viendra ça va revenir
disposer sur la table amie
lames d'un tarot pérégrin
pour voyager tranquillement
dans l'imagination du son

ça va venir et revenir
à l'occasion de l'emballage
redécouvrir tous les objets
lames du tarot domestique
pour accueillir la destinée

ça va venir cela revient
impossible de soulever
encore pour quelques semaines
ce dont on établit les listes
pour emplir les neumes-cartons

ça vient ça vient cela revient
silence du déchiffrement
le moindre changement de pile
fait jaillir d'autres mélodies
déménagement grégorien

ça vient ça va c'est revenu
le programme se fait tout seul
dans les parenthèses nomades
projeté sur les nouveaux murs
il ne reste plus qu'à l'écrire

ça vient c'est fait c'est revenu
l'urgence est enfin congédiée
un à un sortent les trésors
annonciation de la santé
dans la fontaine de jouvence

venu revenu ça ira
le risque serait d'oublier
dans la sécurité du port
débarcadère embarcadère
la rigueur des vagues passées
 
 
 
 

A TRAVERS L'ARDOISE
pour Jean-Marie Pomey
(1)
Celle, comme un manteau, celle qui couvre nos maisons avec leurs âtres, nous protégeant de la pluie, de la neige, du vent, et parfois l'été du trop grand soleil.

(2)
Celle, comme une marche, qui nous faisait monter et descendre, couples adolescents, nous épiant sans nous frôler, dans les escaliers des grands immeubles de province avec leur lampe à gaz et leur rampe de fer forgé.

(3)
Celle, comme une berge, que le zinc a remplacé dans les estaminets des villes minières en chômage, les chopes de grès ou faïence choquées à la santé des hauts fourneaux éteints.

(4)
Celle, comme une grille, où s'accumulaient dans les jours maussades les impayés des buveurs sous l'oeil complice des vignerons, serveurs, brasseurs et distillateurs.

(5)
Celle, comme un jour de rentrée, celle de l'école primaire d'antan, tableau noir portatif avec le crissement de la craie dont la poussière séchait les mains qu'on essuyait sur le tablier taché d'encre.

(0)
Celle, comme un soulagement, qui tapissait les urinoirs dans les jardins public avec les cristallisations soufrées dans les vapeurs infectes dessinant grottes marines à mettre immédiatement au travail tous les Léonard de Vinci de la Terre.

(6?)
Celle, comme un sarcophage, qui formait le fond des billards recouverts ou non de feutre vert, les fines queues marquetées jouant le rôle de la gravitation dans le carambolage d'étoiles bicolores.

(7)
Celle, comme un instrument, que les anciens Chinois découpaient en lames grimpant tout au long de leurs gammes en compagnie des flûtes et gongs pour les noces, funérailles, intronisations, commémorations et cérémonies de toutes sortes.

(0)
Celle, comme une carte, où s'inscrivent les atermoiements des marées avec des projections de sables parmi les coquillages entrouverts.

(8)
Celle, comme un étal, sur qui les ongles de la mer font rouler leurs dés dans leurs parties de 421 où se jouent inondations et naufrages.

(9)
Celle, comme un quai, où les lavandières de l'écume frottent les écailles de leurs tritons et sirènes énamourées, les algues de leurs linges et les dentelles de leurs élégies.

(10)
Celle, comme une clairière, où les arborescences appellent oiseleurs et plongeurs, fixant la partition des répons dans l'orage et des fumées sur les navires et les torrents.

(11)
Celle, comme un miroir, polie mais craquelée, austère mais lumineuse, que l'ermite interroge au bord de son ravin sur l'impermanence des choses.

(12)
Celle, comme une planche, qui pave les cours d'honneur du roi de la mer, avec leurs tapis renouvelés à chaque saison, dont les lambeaux remontent au crépuscule vers les nuages.

(13)
Celle, comme un livre, dont les continuelles révolutions de la Terre autour du Soleil ont rempli d'annales toutes les feuilles.

(14)
Celle, comme une stèle, où les énormes virus, où les menus titans déchiffrent leurs tumultueuses généalogies d'ère en ère avec changement de tome pour passer du règne des dinosaures à celui des mammifères et des machines.

(15)
Celle, comme une hotte, qui concentre le feu sous l'athanor des alchimistes guettant le déploiement de la queue de paon au milieu des paillettes et pépites.

(16)
Celle, comme un astronef, qui s'envole entre deux strates ou filons, s'arrachant de la pesanteur brûlante pour atteindre la ceinture des navettes, satellites et stations.

(17)
Celle, comme une nacelle, qui s'accroche au balcon des abîmes pour contempler le tourbillonnement des souches dans les marmites des Parques.

(18?)
Celle, comme un sémaphore, dont les plaques dirigent les machines hurlantes traînant leurs wagons chargés de familles dans les tunnels et les brumes.

(19)
Celle, comme un sillage, qui prolonge l'interrogation des dauphins et des hippocampes dans les fenêtres de l'abîme et les cavernes phosphorescentes.

(20)
Celle, comme un signal, qui brûle dans les fièvres des continents, lançant des admonestations et recommandations aux navigateurs tentés de noyer leurs soucis dans l'alcool avant de s'abandonner aux maelstroms.

(21)
Celle, comme une piste, où chantent les chevauchées du vent sur les déserts avec vaisseaux-fantômes, cathédrales englouties, arches du triomphe des éléments.

(22)
Celle, comme un berceau, qui entoure de ses soies et langes l'enfant-galet-chrysalide qui ouvrira ses ailes au siècle prochain.

(23)
Celle, comme un talisman, qui accueille dans les fissures les racines de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, dont le fruit si longtemps défendu nous fournira la clef d'un millénaire où l'horreur s'atténuera.
 
 
 
 
 

CENT DIX REMARQUES POUR LES ENTRACTES DE MARIE MOREL
pour tous ses amis et abonnés
I

1) Chaque oeuvre est en général formée de cent-dix plateaux de quatorze centimètres sur neuf, en longueur, collés les uns aux autres pour former un grand rectangle de dix colonnes sur onze rangées, appliqués sur une planche de contreplaqué qui déborde de quelques centimètres de chaque côté. Mais il en est quelques-unes qui sont beaucoup plus grandes, jusqu'au double.

2) Regard, une petite revue dont les pages donnent sur les couleurs des oeuvres et les adjectifs du printemps.

3) En miniature, les chrysanthèmes de l'école.

4) Regardez mieux; vous verrez les pommiers du printemps à côté des cèdres des naissances.

5) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les tourterelles des couleurs racontent les adjectifs des alouettes.

6) Il faudrait détailler à la loupe: mésanges et chrysanthèmes.

7) Bonjour! Ce sont tourterelles violettes, alouettes bleues.

8) L'un à côté de l'autre comme les livres dans une bibliothèque: degrés noirs, canards blancs, fougères d'or, magnolias d'argent.

9) A votre gré, les cèdres de la maison préparent les vignes de l'automne.

10) Un peu de pollen par ici, un peu de cendre par là.

11) Salut, cher ami! Comment allez-vous, cher ami? Venez donc nous voir, cher ami!
 

II

12) Ce sont nos soucis: crépuscules gris, volcans sombres.

13) Au coeur de chaque plateau se trouve la graine formée de carton découpé, travaillée avec toutes sortes de techniques: crayon, encre, pastel, peinture, dans les intervalles du travail ménager: après le bain du plus petit, avant d'entreprendre le repassage, etc.

14) Regard qui en juin 1993 en était déjà à son 34ème numéro entre les tourterelles du printemps et les alouettes de l'été.

15) En miniature, les ormes de la maison.

16) Patience: vous verrez les sifflements de l'été à côté des averses de l'amour.

17) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les glaïeuls des tourterelles chantent les alouettes des roses.

18) Il faudrait détailler à la loupe: dentelles et encres.

19) Un peu de café par ici, un peu de crème par là.

20) Dans les interstices les roses du printemps accompagnent les chrysanthèmes de l'automne.

21) Tiens, vous voilà! Cela faisait si longtemps! Où étiez-vous passé pendant tout ce temps-là?

22) L'un à côté de l'autre comme les vitrines le long d'une rue: glaïeuls bleus, roses vertes, chrysanthèmes jaunes, tulipes oranges.
 

III

23) Il faudrait détailler à la loupe: érables verts, sapins jaunes.

24) C'est le temps qui passe: tables blanches, sels d'or, horloge d'argent .

25) Lorsqu'on dispose de plages un peu plus longues, on installe chaque noyau dans son plateau comme un oignon de jacinthe dans sa carafe ou le plant d'orchidée dans son pot, et on l'entoure de toutes sortes d'ornements ou engrais: perles, dentelles, ficelles, étoffes.

26) Regard dont le format est très légèrement plus grand que celui des plateaux:10 cm 1/2 sur 15 verticalement, pour nous donner des nouvelles sur les glaïeuls de l'été et les roses de l'automne.

27) En miniature, les orages du deuil.

28) Regardez encore mieux; vous verrez les villes de l'automne à côté des déserts du deuil.

29) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les déserts de l'amour poursuivent les forêts du printemps.

30) A votre gré les sapins de l'été traduisent les ormes de l'hiver.

31) Et votre cher mari? Et votre chère femme? Et vos chers enfants? Et vos chers parents? Et votre chien? Et votre chat? Et votre souris? Et votre puce savante?

32) Un peu d'ardoise par ici, un peu de tuile par là.

33) L'un à côté de l'autre comme les bocaux dans une pharmacie: pommiers et sifflements, villes et danses, perles et lumières.
 

IV

34) Ce sont nos ennuis: sombres roseaux, lilas clairs.

35) Il faudrait détailler à la loupe: neiges jaunes, brouillards oranges, orages rouges, sifflements violets.

36) Un peu d'ocre par ici, un peu de cerise par là.

37) Parmi ces alentours il arrive qu'interviennent des phrases: interjections, commentaires, remarques, devises qui se faufilent entre les éléments en toutes sortes de trajets sinueux comme dans les tapisseries ou vitraux d'antan.

38) Regard dont les soupiraux nous renseignent sur les érables de l'automne et les sapins de l'hiver.

39) En miniature, les horizons de l'amour.

40) Patience, patience; vous verrez les brouillards de l'automne à côté des orages de la naissance.

41) Où avez-vous passé vos vacances cette année? Vous n'avez pas pris de vacances cette année? Quand allez-vous prendre vos vacances cette année?

42) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les danses de l'hiver poursuivent les récits de la maison.

43) Dans les interstices la neige des érables élève les sapins des brouillards.

44) L'un à côté de l'autre comme des tableaux dans une galerie: huiles et ombres, faisans et hellébores, cèdres et averses.
 

V

45) Il faudrait détailler à la loupe: vagues oranges, montagnes rouges, horizons violets, villes bleues.

46) Ce sont nos secrets: sports d'or, manteaux d'argent, fenêtres grises, fruits sombres.

47) A votre gré les ceintures de l'hiver racontent le chemin de l'école.

48) Un peu de lèvre par ici, un peu d'ongle par là.

49) On attend la nuit pour les assemblages. C'est là que se déplie en toute liberté l'imagination de la jardinière. On transplante chacune des pousses; on réalise des massifs, des progressions des perspectives, et les textes se répondent comme les chuchotements dans les allées des parcs.

50) Regard dont les chroniques nous mettent en communication avec les neiges de l'hiver et les brouillards des naissances.

51) Devinez qui je viens de rencontrer juste avant d'arriver chez vous! Le plus étrange c'est que j'avais rêvé de lui la nuit dernière alors qu'il y a des semaines, des mois, des années que je n'avais plus pensé à lui.

52) En miniature, les théâtres des naissances.

53) Regardez de mieux en mieux; vous verrez les perles de la naissance à côté des ceintures de l'école.

54) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les vagues de la neige préparent les brouillards des montagnes.

55) L'un à côté de l'autre comme des hublots dans un avion: déserts et récits, ceintures et fourneaux, sucs et phrases.
 

VI

56) C'est notre vie: mouvements clairs, cigognes noires, lichens blancs, vignes d'or.

57) Il faudrait détailler à la loupe: opéras rouges, concerts violets, théâtres bleus, danses vertes.

58) Un peu de soir par ici, un peu de source par là.

59) Dans les interstices les concerts des naissances poursuivent les théâtres du deuil.

60) Quelle surprise! Si je m'attendais à vous revoir... Vous n'avez pas changé, vous avez l'air en pleine forme. Vous me reconnaissez, voyons, vous savez bien, nous nous étions retrouvés l'an passé lors de ce vernissage, de cet anniversaire, de ce mariage, de cet enterrement, de cette commémoration...

61) Une fois la composition fixée, il faut arroser, ratisser, repasser, rajouter ici et là, une touche, une griffe, un adjectif, une perle, un morceau de ficelle ou de parapluie tandis que les enfants dorment enfin et que la pluie nocturne bat les vitres.

62) Regard toujours à l'affût des dernières trouvailles sur les vagues des naissances et les montagnes de l'amour.

63) En miniature, les dentelles de l'hiver.

64) Patience, beaucoup de patience; vous verrez les lumières de l'amour à côté des fourneaux des oeuvres.

65) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où l'opéra des vagues absorbe les montagnes du concert.

66) L'un à côté de l'autre comme des clefs dans un trousseau: cigognes et lichens, vignes et nuits, forêts et expositions.
 

VII

67) Ce sont nos rêves: voiles violets, velours bleus, dentelles vertes, perles jaunes.

68) A votre gré les sucs de l'été accompagnent les harengs du deuil.

69) Un peu de craie par ici, un peu de suie par là.

70) Au revoir! Ne nous laissez plus si longtemps sans nouvelles! Nous vous attendons. Ecrivez-nous au moins! Un simple coup de téléphone, c'est si facile. Nous comptons sur vous. Nous avons besoin de vous. Nous ne pouvons plus vivre sans vous.

71) Il faudrait détailler à la loupe: chaussures et recoins, harengs et silences, perdrix et roseaux.

72) L'un à côté de l'autre comme les pièces d'un jeu d'échecs: nuits d'argent, forêts grises, expositions sombres, chaussures claires.

73) Cela devient comme une énorme bande dessinée avec ses casiers. Parfois l'ordre de lecture habituel dans notre occident est bien suivi: de gauche à droite et de haut en bas, comme les lignes d'une page. On suit par exemple les jours ou les heures d'une aventure, mais le plus souvent le regard est sollicité en divers trajets comme dans un jardin.

74) Regard, courrier de tous ceux qui sont réunis par les opéras de l'amour et les concerts du deuil.

75) En miniature, les miroirs de l'automne.

76) Regardez dans votre regard; vous verrez les huiles du deuil à côté des sucs du printemps.

77) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les voiles de l'opéra croisent le concert des velours.
 

VIII
78) Un peu d'oeil par ici, un peu d'oreille par là.

79) Dans les interstices les encres du deuil préparent les miroirs des écoles.

80) Où êtes-vous? Nous ne vous distinguons plus. Vous ne nous donnez plus de nouvelles. Vous devriez vous souvenir. Nous avions tant fait pour vous. Mais surtout vous devriez sentir notre besoin, notre solitude, notre manque. Existez-vous encore dans votre distance? N'avez-vous plus aucun moyen de communiquer?

81) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les charbons des voiles rencontrent le velours des encres.

82) Il faudrait détailler à la loupe: lilas et aurores, marais et sports, manteaux et fenêtres.

83) Ce sont nos espoirs: charbons bleus, encres vertes, miroirs jaunes, lumières oranges.

84) L'un à côté de l'autre comme les jours de la semaine: recoins noirs, harengs blancs, ponctuations d'or, faisans d'argent.

85) Images et textes se répondent en conversations toujours nouvelles, à droite, à gauche, en haut en bas. Vous pouvez entrer dans le bourdonnement de cette ruche par n'importe quel alvéole, ou si vous préférez, c'est un HLM avec ses fenêtres et au milieu de chacune un écran de télévision avec son programme.

86) Regard, dans l'obscurité remuant les voiles du deuil et les velours de la maison.

87) En miniature, le riz de l'été.

88) Beaucoup de patience comme pour les travaux d'aiguille; vous verrez les ombres de la maison à côté des phrases de l'été.
 

IX
89) A votre gré le vin des maisons absorbe le riz des oeuvres.

90) Allo! Allo! Je vous entends très mal. Il y a un écho sur le satellite. Il y a une conversation parasite. Nous devons gêner ces gens autant qu'ils nous gênent. Le mieux ce serait encore de s'écrire. Je n'y manquerai pas. N'y manquez pas! Je raccroche. A très bientôt!

91) Approfondissez votre regard de mieux en mieux; vous verrez les corbeaux de l'école à côté des faisans de l'automne.

92) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les pains du charbon accompagnent les encres du vin.

93) Il faudrait détailler à la loupe: fruits et ponctuations, canards et fougères, magnolias et crépuscule.

94) C'est notre constance: pains verts, vins jaunes, riz oranges, huiles rouges.

95) L'un à côté de l'autre comme les tombes dans un cimetière: hellébores grises, cèdres sombres, averses claires, déserts noirs.

96) Un peu de parfum par ici, un peu de chevelure par là.

97) Pendant la journée continue l'ensemencement, la germination, la surveillance maternelle des pousses qui peuvent explorer de tout autres couleurs, selon les saisons, selon la constellation d'âges dont se constitue la famille, les amis qui passent, les lettres reçues.

98) Regard, le rendez-vous des inconnus ou méconnus fouillant dans les charbons de la maison et les encres de l'école.

99) En miniature, les conjonctions du printemps.
 

X
100) Bonne année nouvelle, un peu moins sinistre, espérons, que celle qui vient de s'écouler! Bon siècle nouveau, il y a déjà un peu plus de chance! Bon millénaire troisième, alors là, si ça ne s'arrangeait pas, il faudrait vraiment changer d'espèce!

101) Beaucoup de patience comme pour la couture ou pour la peinture ou pour l'écriture: vous verrez les pupitres de l'école envahis par les conjonctions du printemps.

102) Et n'oubliez pas cette lucarne-ci où les mésanges des oeuvres rencontrent les corbeaux du deuil.

103) En miniature, les tulipes des oeuvres.

104) Un peu de répit par ici, un peu de fanfare par là.

105) Dans les interstices les couleurs du pain traduisent les saveurs du vin.

106) Il faudrait détailler à la loupe: volcans et défilés, bracelets et tables, sel et mouvements.

107) Ce sont nos talismans: adjectifs jaunes, conjonctions oranges, ombres rouges, phrases violettes.

108) L'un à côté de l'autre comme les marches vers la délivrance: récits blancs, ceintures d'or, fourneaux d'argent, sucs gris.

109) Et un jour, ça y est, c'est la floraison, le grand jour, l'inauguration. Tout est mis à la disposition des enfants, des passants, des acteurs et actrices qui viennent au foyer entre leurs scènes, leurs grandes apparitions politiques et médiatiques, qui viennent boire un peu de conversation, de loisir, de regard, dans le multiple miroir où se feuillette leur maquillage.

110) Un dernier regard vers le prochain Regard.


 
 
 

HANTISES

pour Guy Bärtschi
(Bacon)

C'est un visage - oscillation - c'est un écorché de chevelure - insomnie peinte - c'est le froid de la ville de plâtre - pluies - c'est l'écran des anges - hantise - passent doucement regards violets torrents de torses pluies portes - sommeil - sourires chapeaux trognes tout à coup draperies - hantise violette - parmi éruptions de laves irrésistiblement chutes lèvres nuages passent - rêve de visages qui passent - parmi ailes oreilles cris fumées - hantise - jusqu'aux coulées incendies démons fantômes passent et repassent - réveil - ruines marbres insectes violets torsions
 

(Bellmer)

C'est un insecte - balancement - c'est une pluie de chapeaux - insomnie - c'est la flèche des écorchés à chevelure - ailes - c'est le froid du plâtre - hantise dans l'air - passent harpes noires insensiblement tourbillons de regards ailes oreilles - sommeil - fumées flèches portes tout d'un coup sourires - hantise noire - parmi explosions enfers de lave inévitablement nuages chutes passent - rêve d'insectes qui passent - parmi lèvres torses torsions cris - hantise - jusqu'aux ruines aéroports coulées marbres passent et reviennent - réveils - incendies démons fantômes noirs griffes
 

(Brauner)

C'est un fantôme - va et vient - c'est une aile de portes - insomnie - c'est la trogne de la pluie avec son chapeau - lèvres - c'est la flèche des chevelures - hantise - passent cavalcades orange vagues de harpes imperceptiblement lèvres torses - sommeil multiple - cris oreilles fumées toujours sourires - hantise orange - parmi nuits explosions tempêtes de chutes invinciblement laves passent - rêve de fantômes qui passent - parmi nuages regards griffes torsions - hantise - jusqu'aux incendies souvenirs ruines démons passent et demeurent - réveil - aéroports coulées marbres orange châteaux
 

(Cardenas)

C'est un marbre - roulis - ce sont les lèvres des oreilles - insomnie - c'est le sourire des ailes avec leurs portes - nuages - ce sont les flèches des chapeaux - hantise - passent sèves invisibles marées de cavalcades nuages inlassablement regards - sommeil - torsions torses cris toute la journée fumées - hantise invisible dans l'ombre - parmi amphithéâtres nuits laves orages d'explosions passent - rêve de marbres qui passent - inébranlablement parmi chutes harpes châteaux griffes - hantise - jusqu'aux aéroports jouissances incendies coulées passent et s'installent - réveil - souvenirs ruines démons invisibles écumes
 

(Chavez)

C'est un démon - tremblement - ce sont des nuages des torses - insomnie - c'est la fumée des lèvres avec leurs oreilles - chutes - c'est le sourire des portes - hantise - passent escaliers irisés bouillonnements de sèves chutes harpes - sommeil - impitoyablement griffes regards torsions toute la nuit cris - hantise irisée - parmi vieillesse amphithéâtres explosions nuits passent - rêve agité de démons qui passent - parmi tornades de lave implacablement cavalcades écumes châteaux - hantise - jusqu'aux souvenirs tribunaux aéroports ruines passent et s'inscrivent - réveil - jouissance incendies coulées irisées cristaux
 

(Lindstrom)

C'est une coulée - battement - c'est la chute des regards - insomnie - c'est le cri des nuages de torses - laves - c'est la fumée des oreilles - hantise - passent germinations vertes perspectives d'escaliers laves cavalcades - sommeil - châteaux inéluctablement harpes griffes tous les matins torsions - hantise verte - parmi anges vieillesse nuits amphithéâtre passent - rêve de coulées qui passent - parmi explosions turbulences de sève impénétrablement cristaux écumes - hantise dans le texte - jusqu'à la jouissance bouffons souvenirs incendies passent et s'incrustent - réveil - tribunaux aéroports ruines vertes fleuves
 

(Ljuba)

Ce sont des ruines - palpitations - ce sont les laves des harpes - insomnie - c'est la torsion des chutes de regards - explosions - c'est le torse des cris - hantise - passent transpirations bleues forêts de germinations explosions sèves - sommeil - écumes cavalcades imperturbablement châteaux tous les soirs griffes - hantise bleue - parmi sables anges amphithéâtres vieillesse passent - rêve de ruines qui passent - parmi nuits précipitations d'escaliers fleuves immanquablement cristaux - hantise -jusqu'aux tribunaux foules jouissance aéroports passent et s'impriment - réveil périlleux - bouffons souvenirs incendies bleus gouffres
 

(Masson)
C'est un incendie - pulsations - ce sont des explosions de cavalcades - insomnie peinte dans l'air - ce sont des griffes de laves de harpes - nuits - c'est la torsion du regard - hantise - passent interrogations cramoisies alignements de transpirations nuits escaliers - sommeil - cristaux sèves écumes indescriptiblement toute la semaine châteaux - hantise cramoisie - parmi craquelures sables vieillesse anges passent - rêve d'incendies qui passent - parmi amphithéâtres germinations gouffres alignements de fleuves indescriptiblement - hantise - jusqu'aux bouffons fuites tribunaux souvenirs passent et s'enfoncent - réveil - foules jouissance aéroports cramoisis cimetières
 

(Matta)

C'est un aéroport - vibration - c'est la nuit de la sève - insomnie - c'est le château des explosions de cavalcades - amphithéâtres - c'est la griffe des harpes - hantise dans l'air multiple - passent draperies roses précipitations d'interrogations amphithéâtres germinations - sommeil - fleuves escaliers cristaux toute l'année écumes immanquablement - hantise rose - parmi villes craquelures anges sables passent - rêve d'aéroports qui passent - parmi vieillesse transpirations cimetières gouffres - hantise - jusqu'aux forêts de foules imperturbablement visages bouffons jouissances passent et se gravent - réveil - fuites tribunaux souvenirs roses écrans
 

(Music)

C'est un souvenir - grondement - c'est l'amphithéâtre des escaliers - insomnie - c'est l'écume de la nuit des sèves - vieillesse - c'est le château des cavalcades - hantise - passent plâtres bruns turbulences de draperies vieillesse transpirations - sommeil multiple dans l'ombre - gouffres germinations fleuves toute la vie cristaux - hantise brune - parmi écorchés impénétrablement villes sables craquelures passent - rêve de souvenirs qui passent - parmi anges interrogations écrans cimetières - hantise - jusqu'aux fuites perspectives d'insectes inéluctablement foules tribunaux passent et se congratulent - réveil - visages bouffons jouissance brune froid
 

(Pignon-Ernest)

C'est la jouissance - résonance - c'est la vieillesse des germinations - insomnie - c'est le cristal dans l'amphithéâtre des escaliers - anges - c'est l'écume des sèves - hantise - passent chevelures blanches tornades de plâtre anges interrogations - sommeil - cimetières transpiration gouffres tout autour fleuves - hantise blanche dans l'ombre agitée - parmi pluies écorchés implacablement craquelures villes passent - rêve de jouissances qui passent - parmi sables draperies froid écrans - hantise - jusqu'aux visages fantômes bouillonnement de fuites impitoyablement bouffons passent et ricanent - réveil - insectes foules tribunaux blancs flèches
 

(Rebeyrolle)

C'est le tribunal - réverbération - c'est l'ange de la transpiration - insomnie - c'est le fleuve de la vieillesse en germination - plâtres - c'est le cristal des escaliers - hantise - passent chapeaux ocre orages de chevelures sables draperies - sommeil - écrans interrogations cimetières tous les jours gouffres - hantise ocre - parmi ailes pluies villes inébranlablement écorchés passent - rêve de tribunaux qui passent dans le texte agité - parmi craquelures plâtres flèches froid - hantise - jusqu'aux insectes marbres visages marées de foules passent et vitupèrent - réveil - inlassablement fantômes fuites bouffons ocre trognes
 

(Saura)

C'est un bouffon - écho - c'est le sable des interrogations - insomnie - c'est le gouffre des anges de transpiration - craquelures - c'est le fleuve des germinations - hantise - passent portes jaunes tempêtes de chapeaux craquelures plâtres - sommeil - froid draperies écran toutes les nuits cimetières - hantise jaune - parmi lèvres ailes écorchés pluies passent - rêve de bouffons qui passent - invinciblement parmi villes chevelures trognes flèches - hantise dans le texte périlleux - jusqu'aux fantômes démons insectes fuites passent et fermentent - réveil - vagues de marbre imperceptiblement visages foules jaunes sourires
 

(Segui)

C'est une foule - permanence - c'est la craquelure des draperies - insomnie - c'est le cimetière du sable des interrogations - villes - c'est le gouffre des transpirations - hantise - passent oreilles pourpres enfers de portes villes chevelures - sommeil - flèches plâtres froid écrans - hantise pourpre - parmi nuages lèvres pluies ailes passent - rêve de foules qui passent - parmi écorchés inévitablement chapeaux sourires tour à tour trognes - hantise - jusqu'aux marbres coulées fantômes visages passent et germent - réveil peint périlleux - démons tourbillons d'insectes insensiblement fuites pourpres fumées
 

(Velickovic)

C'est une fuite - retour - c'est la ville de plâtre - insomnie périlleuse dans le texte peint - ce sont les écrans des craquelures de draperies - écorchés - c'est le cimetière des interrogations - hantise - passent torses rouges éruptions d'oreilles écorchés chapeaux - sommeil - trognes chevelures flèches froid - hantise rouge - parmi chutes nuages ailes lèvres passent - rêve de fuites qui passent - parmi pluies portes irrésistiblement fumées tout près sourires - hantise - jusqu'aux démons ruines marbres insectes passent et hantent - réveil - coulées fantômes torrents de visages rouges doucement cri


 
 

CIEL DE SABLE

pour André Villers et Jean-Jacques Morvan

 
1

La mer du bout des doigts modèle
des villes pour nos descendants
se recule pour les orner
d'algues de sel et de déchets
laissés par les gens d'aujourd'hui
bouteilles tubes et chiffons
qu'elle illumine en les rinçant
et revient pour tout effacer
 

2

Ruissellement de chevelures
corps de vagues se retournant
dans les alcôves de l'espace
flaques niches dans les empreintes
des épaules et des genoux
poissons virent dans les bassins
écailles coulent sur les jambes
des sirènes en mal d'amour
 

3

L'homme des eaux grince des dents
faites d'esquilles de naufrages
avec écharpe de cordages
pour prendre squales au lasso
pour enlacer les jeunes filles
et les régaler aux cavernes
sous les plafonds phosphorescents
les inondant d'ivoire et nacre
 

4

Les pieds impriment sur la plage
l'encre nuancée de leur poids
marquant le trajet quotidien
comme si l'on reproduisait
les pérégrinations d'ancêtres
à la quête d'un meilleur gîte
verger d'ensevelissement
dans la fierté de ses remparts
 

5

Le paon ouvre sa queue d'écume
sur le bar débordant de bière
flamants roses replient leurs cous
pour goûter aux nappes de vin
à la santé des cantatrices
déroulant échelles de soie
où grimpent jeunes capitaines
énumérant leurs découvertes
 

6

Faucons planant au ras du sol
sous les nuages de la marée
taureaux mugissant aux savanes
agitées par les tourbillons
d'ocre et turquoise avec les rires
des enfants poursuivant les mouettes
et les dauphins cavalcadant
sur les ourlets de la distance
 

7

(ajouté pour Thierry Lambert)

La vague de l'artiste prend
du sable pour marquer la page
de signes trouvés dans les barques
revenant de pêches lointaines
et les entourer de légendes
rédigées par littérateurs
mais l'érosion de la lecture
rend les grains à leurs profondeurs


 
 
 

LES ENCHANTERESSES DE LA CHAMBRE NOIRE

pour Serge Assier
1) Jocelyne ou Sandrine

Juvénile
Elle apparaît dans l'ombre des statues et des acanthes
Attentive
Elle cherche le bleu du ciel à travers le soupirail
Vive
Elle est la moelle ténébreuse dans la flamme du projecteur
Douce
Elle encourage les algues sous les vagues
Fière
Elle commande aux marées
Gracieuse
Elle danse autour du puits
Discrète
Elle passe inaperçue
Délicate
Elle est prise d'une faiblesse ou d'une éclipse
Imperturbable
Elle est le rêve des gardiens
Tournoyante
Elle arrive de l'autre côté du nuage
Lasse
Elle déplore sa solitude
Majestueuse
Elle pose pour l'allégorie de la vérité
Rapide
Elle abandonne le phare aux naufragés des autres siècles

2) Marie-Christine

Suave
Elle interroge l'homme invisible dans sa coquille
Nacrée
Elle s'offre aux fantômes de l'hôtel
Alanguie
Elle récapitule les événements de la nuit passée
Abandonnée
Elle attend que les lampes s'allument
Audacieuse
Elle entre dans les jardins du mur où se répondent les oiseaux
Nonchalante
Elle plane sur des simulacres de montagnes
Renversée
Elle revient de loin
Intriguée
Elle constate que l'homme invisible impalpable est toujours là
Soigneuse
Elle se prépare au prochain voyage

3) Annie ou Geneviève

Eclatante
Elle apparaît dans l'explosion miroirique d'un tas de cailloux
Songeuse
Elle parcourt les ruines
Inquiète
Elle se laisse modeler par des mains suppliantes
Curieuse
Elle jette un coup d'oeil sur la scène
Rassurée
Elle prend de plus en plus d'indépendance
Consciencieuse
Elle répond aux questions
Prudente
Elle écoute l'appel de ses soeurs sirènes
Nostalgique
Elle se remémore les airs d'antan
Fougueuse
Elle s'apprête à prendre son essor
Obstinée
Elle résiste aux tentations
Tranquille
Elle se repose un instant
Sereine
Elle reprend son chemin difficile
Victorieuse
Elle s'enfonce dans le mur

4) Corinne

Sombre
Elle revêt son plumage d'hiver
Aguichante
Elle nous invite dans sa grotte azurée
Pudique
Elle emprunte ses braises aux refroidissements
Conquérante
Elle lance un pont sur les crevasses
Maternelle
Elle part à la recherche des enfants grelottants
Elégante
Elle s'expose aux caresses du gel
Rieuse
Elle fait germer les stalactites
Espiègle
Elle nous installe un lit de frissons
Secrète
Elle disparaît dans le tain du soir

5) Autre Corinne

Mélodieuse
Elle déchiffre la partition inscrite au revers du violoncelle brisé
Excitante
Elle fait s'épanouir les serviettes en éventails dans les verres du restaurant
Enigmatique
Elle ignore qu'elle est nue
Innocente
Elle n'est pas nue d'ailleurs, il n'y a que nous qui la voyons nue
Naïve
Elle croit que le restaurateur ne la voit pas
Intéressée
Elle monte d'interminables escaliers
Détendue
Elle ne cherche pas à intriguer les passants
Rêveuse
Elle s'imagine que le restaurateur s'est assis en face d'elle et s'efforce de la voir nue sous ses vêtements
Désabusée
Elle s'aperçoit que le restaurateur est devenu invisible et qu'il ne reste plus que ses vêtements et encore pour quelques instants

6) Autre Annie

Fragile
Elle sort de l'oeuf au pied des remparts
Insinuante
Elle part à la découverte
Entreprenante
Elle sait qu'aucune grille ne lui résistera
Autoritaire
Elle a captivé sa première victime
Ingénieuse
Elle identifie la maison de celui-ci
Transparente
Elle remplace toutes les fenêtres pour lui
Exploratrice
Elle descend jusqu'au cimetière dans la ville basse
Méditative
Elle se hâte vers la révélation de sa nature
Stupéfaite
Elle comprend soudain qu'elle est une des parques
Funèbre
Elle hésite quelque temps entre racines et dalles
Médiévale
Elle a terminé sa moisson
Impitoyable
Elle se refuse à entendre les plaintes
Assouvie
Elle se referme comme un coquillage
 

7) Audrey

Boudeuse
Elle rechigne à monter jusqu'à l'observatoire
Perplexe
Elle ne connaît que trop cet horizon plat au bout d'un désert de cailloux et d'herbes rases
Résignée
Elle se décide
Surprise
Elle arrive dans une chambre imprévue
Interrogative
Elle aperçoit son double dans la rue
Intime
Elle parle avec son double qui l'a rejointe dans la chambre par l'intermédiaire du miroir
Fringante
Elle chevauche son double qui est devenu cheval blanc
Elancée
Elle est devenue cheval blanc et son double sort de la chambre
Minérale
Elle se couche en cheval blanc, devient herbe rase et cailloux
Soucieuse
Elle redevient son double pour attendre son propre retour
Liquide
Elle coule parmi les roseaux
Rapprochée
Elle se réincorpore son double
Nocturne
Elle réfléchit à son aventure, rechignant encore à monter jusqu'au nouvel observatoire

8) Cécile

Fraîche
Elle germe dans la fissure du rocher
Végétale
Elle s'étale comme un lichen sur le granit
Souriante
Elle dresse la tête comme une fleur de montagne
Grave
Elle s'enfonce comme une racine dans le ravin
Somnambule
Elle descend les marches des intempéries
Capiteuse
Elle arrive dans la ville silencieuse
Féline
Elle est accueillie par la fourrure des souvenirs
Infatigable
Elle parcourt en vain toutes les rues, toutes les places à la recherche d'un semblable mais qui soit tout différent
Vespérale
Elle sait qu'elle est seule dans toute la commune et attend que des hommes viennent attirés par les cloches qui sonnent à toute volée

9) Dane

Industrieuse
Elle examine son domaine de hantise
Imploratrice
Elle fait converger vers son ventre les tensions des poutres d'acier
Sorcière
Elle convoque par ses charmes les luttes ouvrières d'antan
Eloquente
Elle concentre en elle leurs revendications
Marmoréenne
Elle monte sur le socle et fait tourbillonner les feuilles mortes
Calculatrice
Elle rétablit les communications avec les astres
Perturbatrice
Elle fait exploser les vitres
Chorégraphe
Elle devient phosphorescente
Passionnée
Elle écoute le glas des décennies
Méticuleuse
Elle tresse les gémissements du vent dans les chevelures des mousses
Puissante
Elle pétrit les murs et les consolide
Inspiratrice
Elle se mire dans l'eau disparue
Effervescente
Elle s'escamote dans un envol de paradisiers
 
 
 
 

BILINGUE
pour Dorny
Volant par-dessus l'Atlantique
on voit les vagues qui renvoient
les échos des diverses langues
qui animent les deux rivages
pronoms et prépositions frôlent
les adjectifs et conjonctions
comme bancs de poissons lâchant
leur semence au gré des courants

Les gros qui prennent des premières
sont incapables d'apprécier
rien d'autre que les cours des bourses
dans leurs fauteuils à doubles bras
leur voyage n'est qu'illusion
mais dans la classe économique
les journaux marient leurs nouvelles
et l'on peut lier conversation

Balzac interroge Melville
Pollock tourne autour de Monet
Debussy faufile ses harpes
dans les saxophones du Duke
et d'autres langues se profilent
en tissus juxtalinéaires
chacune elle-même bifide
hélice au caducée d'Hermès
 
 
 
 
 

LE VENT SE LEVE SUR LA CAMPAGNE ROMAINE
pour Nathalie Grenier

 
Derrière nous Cinecittà, le monument à Victor Emmanuel, Borromini, le Bernin, Michel-Ange, derrière nous le Colisée, les Thermes de Caracalla, pour filer entre les stèles et les troncs, inscriptions et branches, catacombes et nuages, à toute vitesse, de kilomètres en années, de dynasties en révolutions, d'invasions en reconstructions, restaurations et reconstitutions, d'évangélisations en renaissances.
 

*

L'alphabet des ramures et rumeurs sous les titres courants en éventails et coupoles devant les collines couvertes de vignes; papyrus se déroulent et parchemins s'effeuillent de rubriques en enluminures, de lettrines en index, de carnaval en feux de la Saint-Jean; et la phrase qui devenait psalmodie, mélopée, mélodie est brusquement interrompue par le vrombissement d'une moto que reprend celui d'un hélicoptère.
 

*

Les fantômes sortent par les fissures en baignant dans la lumière de la pleine lune l'instrument de leur supplice: pierre, épée, couperet, croix, roue hérissée de crocs déchiqueteurs... Ils se tressent des couronnes de laurier phosphorescentes en chantant des cantiques accompagnés par la lyre, le sistre et la flûte double. Des troupeaux de chiens de race antique, tels ces poursuiveurs d'Actéon représentés sur les sarcophages, viennent japper à leur rencontre, puis s'engouffrent dans les égouts de l'Empire.
 

*

Cavalcade balsamique avec voiles de brume telles des fumées d'encensoirs. Les amants s'accrochent aux crinières en rêvant d'arbres différents dont ils ont vu les photographies dans des magazines pédagogiques: cèdres du Liban, araucarias d'Argentine, séquoias de Californie. Un seul baiser voici que les conifères deviennent vergers et que les mains féminines cueillent au passage prunes et raisins dont noyaux ou pépins crachés sur les voitures modernes germent dans les rêves des fonctionnaires harassés.
 

*

La tempête au-delà d'Ostie envoie ses embruns. C'est Neptune qui secoue sa barbe et sa chevelure sur les échafaudages et les ruines. Vagues d'habitations précaires avec les ébullitions et les douches, les retransmissions de matchs et de cérémonies patriotiques ou religieuses dont les résonances se mélangent au long des tuyaux. Plusieurs mouettes cracheuses d'encre; la plus haute se met à planer comme un aigle, et la chienne battue qui se faufilait la queue basse, devient louve à babine lumineuse allant retrouver dans sa tanière ses jumeaux humains affamés.
 

*

L'orgue sinueux sur le balcon de l'Histoire avec les anges à plumes de cygne ou de paon qui virevoltent sous la gravitation des planètes et le pressentiment des galaxies, chantant leurs motets et séquences. Les enfants de choeur s'enfilent entre les racines vers les sacristies souterraines où les attendent les pique-niques promis avec brioches et boissons gazeuses. Puis les prêtres déposent leurs soutanes bleues pour se transformer en dragons qui les emmènent visiter enfers et paradis d'autres religions de tous âges, avant de leur confier les clefs de l'atelier-forêt vierge et des forges à siècle d'or.


 
 
 

LE BOURGEONNEMENT DU DÉSERT

pour Mona Saudi
1
Dans la nuit des temps
            il y eut l'errance
            avec les pierres dans l'attente

Dans le lointain
            il y eut les premiers feux
            avec la patience des pierres

Dans la distance
            il y eut les peuples qu'on ne sait pas nommer
            avec la taille des pierres

Dans l'oubli
            il y eut les cavernes
            avec l'érosion des pierres
 

2
Dans le silence et dans la nuit
            il y eut les premières tombes
            avec l'éclatement des pierres

Dans la hantise et le lointain
            il y eut les premiers outils
            avec le façonnement des pierres

Dans la transparence et la distance
            il y eut les premiers villages
           avec la solitude des pierres

Dans la mémoire et l'oubli
            il y eut les premiers tissages
            avec la permanence des pierres
 

3
Dans la poussière et le silence de la nuit
            il y eut les premiers vêtements avec leurs plis
            et encore l'errance
            avec la chaleur des pierres

Dans l'ombre et la hantise du lointain
            il y eut les statuettes en terre crue, hommes, femmes, enfants dont les yeux sont formés
            de coquillages
            et encore les feux
            avec la douceur des pierres

Dans le passage et la transparence de la distance
            il y eut les céramiques incisées ou peintes: hachures, chevrons, quadrillages, lignes ondulées,
            losanges, triangles, et bientôt les cerfs, les poissons, les femmes à chevelures flottantes entourées
            d'une guirlande de scorpions
            et encore les peuples qu'on ne sait pas nommer
            avec le polissage des pierres

Dans la pause entre la mémoire et l'oubli
            il y eut l'invention de l'écriture
            et encore les cavernes
            avec la gravure des pierres
 

4
Dans la contemplation de la poussière dans le silence
            il y eut les remparts
            et encore les tombes
            avec l'attente des pierres
            avec leur caresse

Dans la course après l'ombre et la hantise du lointain
            il y eut les empires
            et encore les outils
            avec la patience des pierres
            avec leur érection

Dans la retraite après le passage et la transparence de la distance
            il y eut l'exil
            et encore les villages
            avec la taille des pierres
            avec leur couleur

Dans le tourbillon après la pause entre la mémoire et l'oubli
            il y eut les délivrances
            et encore les tissages
            avec l'érosion des pierres
            avec leur percement
 

5
Dans l'exaltation que provoque la contemplation
            il y eut les découvertes
            et encore les vêtements avec leurs plis
            parmi l'éclatement des pierres
            leur engendrement

Dans la fureur que provoque la course
            il y eut les ruines
            et encore des figures d'hommes de femmes et d'enfants en toutes matières
            avec le façonnement des pierres
            leur accouchement

Dans l'obstination que provoque la retraite
            il y eut les caravanes
            et encore les céramiques et enluminures
            avec la solitude des pierres
            avec leur naissance

Dans l'étonnement que provoque le tourbillon
            il y eut les trésors
            et encore des inventions dans l'écriture
            avec la permanence des pierres
            avec leur croissance
 

6
Dans la précipitation
            il y eut l'invention des machines
            et encore les remparts
            avec la chaleur des pierres
            avec la vision qui s'y rajeunissait

Dans l'horreur
            il y eut le vrombissement des bombardiers et chasseurs
            et encore les empires
            avec de la douceur néanmoins çà et là
            avec l'observation des pierres célestes qui se poursuivait au désert

Dans l'épouvante
            il y eut l'invasion des nouvelles épidémies et le réveil des anciennes
            et encore l'exil
            avec les mains qui polissaient toujours pour garder l'encouragement des pierres
            tandis que les savants humiliés cherchaient des remèdes en interrogeant leur poussière

Dans le sanglant aujourd'hui
            il y a le chant de la sculpture
            qui nous promet la délivrance
            il y a le rayonnement de la gravure
            qui nous annonce qu'après la guerre nous débarquerons dans la paix des pierres
 


 
 
Sommaire n° 5 :
LETTRE ANONYME
LE BIOTOPE DE BALTAZAR
MÉTROPOLITAIN
LUTINS DE LAGUNE
ASTRAL
INTERVIEWS SOLITAIRES
RÉTABLISSEMENT
FICELLES ET ROSEAUX
NOMADE
ENCORE UN PEU DE PATIENCE
A TRAVERS L'ARDOISE
CENT DIX REMARQUES POUR LES ENTRACTES DE MARIE MOREL
HANTISES
CIEL DE SABLE
LES ENCHANTERESSES DE LA CHAMBRE NOIRE
BILINGUE
LE VENT SE LEVE SUR LA CAMPAGNE ROMAINE
LE BOURGEONNEMENT DU DÉSERT

 
 

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