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Poésie au jour le jour 10

Sommaire




RÉSERVE

pour Joël Leick

 
Une tour qui navigue

avec des balancements

sur l'échiquier de l'orage

pleine de gouttes électriques

illuminant les oubliettes
 
 

Champignon de rouille chantant

la nostalgie de l'industrie

du siècle dernier gémissant

dans l'accélération des ruines

et le vrombissement des voies
 
 

Canalisations du silence

étoile dans l'ennui des foules

aux pays des mines fermées

des usines abandonnées

sous le vol du vautour chômage
 
 

Sur les terrains vagues jonchés

d'emballages dilapidés

en plastique ou polystyrène

veille toujours le château d'eau

mûrissant l'alcool de ses braises
 
 

Toute une librairie liquide

suinte au long de ses parois

amassant des fûts de ténèbres

pour que l'encre ne manque pas

aux scribes qu'épargnent les guerres
 
 

Les pointillés de la frontière

se replient en calligraphies

qui deviennent des talismans

capables de briser les grilles

quand tombe la dernière tache
 
 

Bouteille à la mer sous la suie

avec la poire pour la soif

ou le tampon libérateur

qui donne visa pour sortir

des griffes du port enlisé
 
 

Trompe du jugement massue

des anges exterminateurs

qui sous les cieux contaminés

ressusciteront les enfants

pour un exode fondateur
 
 
 
 

L'ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX
pour Leonardo Rosa
Rose des ongles et des vents

épines des chants et des nuages

feuilles d'avalanche et d'écume

parfum des lèvres d'horizon
 
 

Rose des forêts et des champs

tige de métal jaillissant

étamines où les abeilles

collectent l'espoir des hivers
 
 

Rose des sables et des vagues

sépales de rochers et d'algues

nervures de sources thermales

veines d'expéditions lointaines
 
 

Rose des tisons et des plumes

ailes des âtres lumineux

rougeurs et rousseurs des émois

lâchers des cendres du phénix


 
 
 

MANIERE NOIRE

pour Michel Roncerel

 
Elever patiemment des ténèbres

dans le miroir du cuivre

dont elles conserveront la chaleur

et dans cet aquarium salin

observer les métamorphoses des paraphes

déroulant leurs incantations

autour du frétillement des regards

qui nous épient à la surface des interdits
 
 
 
 
 

SOUPIRS D'OUTRE-DEUIL
pour Henri Maccheroni

avec Dante

Je t'aimais. Où es-tu? - Je me souviens. -Approche-toi! Je n'ai plus d'yeux mais je veux te voir dans la nuit. -Je ne te vois plus. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Parmi les ailes de l'orgueil hier. -Apparais-moi! -Je ne me souviens plus. Je ne t'entends plus. -Je n'ai plus d'oreilles mais je veux t'entendre dans la brume. -Je ne te sens plus. -Je t'aimais.
 
 

- Je vins en un lieu muet de toute lumière
 
 

-Viens près de moi. Je n'ai plus de nez mais je veux te sentir dans l'absence. -Parmi les ossements de la paresse. -Parmi les battements de la gourmandise avant-hier. -La semaine passée. -Caresse-moi! -Je me souviens. Où es-tu? -Je n'arrive plus à me souvenir. -Pénètre-moi! Je n'ai plus de langue mais je veux te goûter dans la pluie. -Je ne te vois plus. -Je n'ai plus de dents mais je veux te mordre dans la terre. -Je ne t'entends plus.
 
 

- Qui mugit comme fait la mer dans la tempête
 
 

-Parmi les fureurs de la luxure le mois dernier. -Réchauffe-moi!. -Je ne me souviens plus. Je ne te sens plus. -Je n'ai plus de peau mais je veux te toucher dans la boue. -Parmi les vagues de l'envie. -Rafraîchis-moi! Je n'ai plus de mains mais je veux te prendre dans le feu. -Parmi les éruptions de la colère. -Parmi les profondeurs de l'avarice l'année dernière. -Il y a longtemps. -Il y a si longtemps. -Nourris-moi!
 
 

- Quand elle est battue par les vents contraires
 
 

-Je t'aimais. Où es-tu? -Je me souviens. -Eclaire-moi! Je n'ai plus de sexe mais je veux te foutre dans le vent. -Je ne te vois plus. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Dans les ténèbres de l'orgueil dans une autre vie. -Délivre-moi! -Je ne me souviens plus. Je ne t'entends plus. -Je n'ai plus d'yeux mais je veux te voir dans l'orage. -Je ne te sens plus. -Je n'ai plus d'oreilles mais je veux t'entendre dans la tempête.
 
 

- La tourmente infernale qui n'a nul répit
 
 

-Réveille-moi! Je n'ai plus de nez mais je veux te sentir dans le naufrage. -Parmi les triomphes de la paresse. -Parmi les inondations de la gourmandise dans ce qui était la vie. -Dans un autre monde. -Conduis-moi! -Je t'aimais. Où es-tu? -Je me souviens. -Approche-toi! Je n'ai plus de langue mais je veux te goûter dans l'ensevelissement. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Parmi les sursauts de la luxure. -Parmi les effondrements de l'envie.
 
 

- Malmène les ombres dans sa rage
 
 

-Parmi les glissements de la colère dans ce qui était un autre monde. -Apparais-moi! -Je ne me souviens plus. Je ne te vois plus. -Je n'ai plus de dents mais je veux te mordre dans l'oubli. -Hier. -Viens près de moi! Je n'ai plus de peau mais je veux te toucher dans le noir. -Parmi les griffes de l'avarice. -Je t'aimais. -Avant-hier.
 
 

- Les harcèle en les retournant et flagellant
 
 

-Parmi les grognements de l'orgueil la semaine passée. -Le mois dernier. -Je me souviens. Je ne t'entends plus. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Je ne te sens plus. -Caresse-moi! Je n'ai plus de mains mais je veux te prendre dans le blanc. -Où es-tu? -Parmi les ailes de la paresse l'année dernière. -Pénètre-moi! -Réchauffe-moi! -Je ne me souviens plus.
 
 

- Quand elles arrivent devant les ruines
 
 

-Je t'aimais. Je ne te vois plus. -Je n'ai plus de sexe mais je veux te foutre dans la peur. -Rafraîchis-moi! Je n'ai plus d'yeux mais je veux te voir dans le silence. -Parmi les ossements de la gourmandise. -Je n'ai plus d'oreilles mais je veux t'entendre dans le murmure. -Parmi les battements de la luxure il y a longtemps. -Il y a si longtemps. -Je me souviens. Je ne t'entends plus. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Parmi les fureurs de l'envie. -Je ne te sens plus.
 
 

- Là sont les cris, gémissements, lamentations
 
 

-Nourris-moi! Je n'ai plus de nez mais je veux te sentir dans la neige. -Où es-tu? -Parmi les vagues de la colère dans une autre vie. -Eclaire-moi! -Dans ce qui était la vie. -Je ne me souviens plus. Je ne te vois plus. -Je n'ai plus de langue mais je veux te goûter dans la fumée. -Délivre-moi! Je n'ai plus de dents mais je veux te mordre dans la cendre. -Parmi les éruptions de l'avarice. -Je t'aimais. -Réveille-moi!
 
 

- C'est là qu'on blasphème la vertu divine
 
 

-Parmi les profondeurs de l'orgueil dans un autre monde. -Dans ce qui était le monde. -Je me souviens. Je ne t'entends plus. -Je n'arrive plus à me souvenir. -Je ne te sens plus. -Conduis-moi! Je n'ai plus de peau mais je veux te toucher dans les flammes. -Où es-tu? -Parmi les ténèbres de la paresse hier. -Approche-toi! -Apparais-moi! -Je n'ai plus de mains mais je veux te prendre dans la poussière.
 
 

- Alors je compris qu'à un tel tourment.
 
 

-Je ne me souviens plus. Je ne te vois plus. -Je n'ai plus de sexe mais je veux te foutre dans le sable. -Viens près de moi! Je n'ai plus d'yeux mais je veux te voir dans la rouille. -Parmi les triomphes de la gourmandise. -Je n'ai plus d'oreilles mais je veux t'entendre dans la suie. -Dans les inondations de la luxure avant-hier. -La semaine passée. -Dans les sursauts de la colère. -Dans les effondrements de l'envie.
 
 

- Etaient condamnés les pêcheurs du sexe
 
 

-Je t'aimais. Je ne t'entends plus. -Je me souviens. -Caresse-moi! Je n'ai plus de nez mais je veux te sentir dans l'ombre. -Je ne te sens plus. -Le mois dernier. -Dans les glissements de l'avarice l'année dernière. -Pénètre-moi! -Je n'arrive plus à me souvenir. Où es-tu? -Je n'ai plus de langue mais je veux te goûter dans la noyade. -Je ne me souviens plus. -Dans les griffes de l'orgueil.
 
 

- Qui soumettent leur raison à leur gaillardise
 
 

-Réchauffe-moi! Je n'ai plus de dents mais je veux te mordre dans l'étouffement. -Parmi les grognements de la paresse. -Parmi les ailes de la gourmandise il y a longtemps. -Il y a si longtemps. -Je ne te vois plus. -Je t'aimais. Je ne t'entends plus. -Je me souviens. -Rafraîchis-moi! Je n'ai plus de peau mais je veux te toucher dans la fuite. -Je ne te sens plus. -Nourris-moi! -Dans une autre vie.
 
 

- Comme les étourneaux sont portés par leurs ailes
 
 

-Parmi les ossements de la luxure dans ce qui était la vie. -Eclaire-moi! -Je n'arrive plus à me souvenir. Où es-tu? -Je n'ai plus de mains mais je veux te prendre dans la chute. -Je n'ai plus de sexe mais je veux te foutre dans l'enfer. -Réveille-moi! Je n'ai plus d'yeux mais je veux te voir dans la nuit. -Parmi les battements de l'envie. -Parmi les fureurs de la colère dans un autre monde. -Dans ce qui était le monde. -Je ne me souviens plus.
 
 

- Dans la froidure en larges bandes planes...
 


 
 

SUAIRE POUR UNE ODALISQUE

 pour Henri Maccheroni

avec Montesquieu

1

Lavée, parée, l'effroyable Sélim, premier eunuque noir, me fit attendre à son accoutumée dans le premier salon avec boiseries aux murs, encadrant glaces de Venise, panneaux de faïences viennoises en camaïeu gris-brun, divan couvert de tapis et coussins en brocarts à broderies d'or, pour me raconter sa lamentable histoire: "Sachez, Roxane, qu'enfermé dans une prison superbe, toujours environné des mêmes objets et dévoré des mêmes chagrins, je gémis accablé sous le poids des soins et des inquiétudes de cinquante années, et, dans le cours d'une longue vie, je ne puis pas dire avoir eu un jour serein et un moment tranquille", puis il m'ouvrit cérémonieusement la porte des appartements du Sultan.
 
 

2

Parée, coiffée, l'épouvantable Bajazet, grand eunuque noir, me fit patienter à son accoutumée dans le second salon aux magnifiques rideaux de soie rouge et or avec un mobilier français Louis-Philippe et Napoléon III; pour me narrer sa déplorable existence: "Sachez, Fatima, que lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de me confier ses femmes et m'eut obligé, par des séductions soutenues de mille menaces, de me séparer pour jamais de moi-même, las de servir dans les emplois les plus pénibles, je comptais sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune. Malheureux que j'étais...", puis il m'ouvrit silencieusement la porte des appartements du Seigneur.
 
 

3

Coiffée, voilée, l'abominable Amurat, chef eunuque noir, me fit asseoir à son accoutumée dans le troisième salon à fauteuils et tapis, pour m'entretenir de sa triste aventure: "Sachez, Zélis, que mon esprit préoccupé me faisait voir le dédommagement, et non pas la perte; j'espérais que je serais délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de les satisfaire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions, sans en éteindre la cause, et, bien loin d'en être soulagé, je me trouvai environné d'objets qui les irritaient sans cesse," puis il m'ouvrit obséquieusement la porte des appartements du Maître.
 
 

4

Voilée, fardée, l'impitoyable Mustafa, vieil eunuque noir, me fit reposer à son accoutumée dans la salle des fêtes à coupole, fontaine, balustrade incrustée de nacre et mezzanine pour les musiciens, pour m'exposer sa sinistre destinée: "Sachez, Zulma, que quand j'entrai dans le sérail, tout m'y inspirait le regret de ce que j'avais perdu; je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler", puis il m'ouvrit douloureusement la porte des appartements du Commandeur.
 
 

5

Fardée, baignée, l'horrible Ahmet, principal eunuque noir, me fit promener à son accoutumée sur la terrasse suspendue avec ses orangers, tulipes, jasmins et kiosque, sa vue sur les navires dans la Corne d'or, et les autres palais sur le détroit, pour me décrire sa triste vie: "Sachez, Leïla, que pour comble de malheurs, j'avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n'ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l'ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le coeur et un affreux désespoir dans l'âme", puis il m'ouvrit furieusement la porte des appartements du Dominateur.
 
 

6

Baignée, huilée, l'affreux Soliman, inspecteur eunuque noir, me fit passer à son accoutumée par la grande porte de marbre semblable à celle d'une mosquée, avec ses panneaux de faïence bleue, pour m'étaler ses pitoyables affaires: "Sachez, Zobéide, qu'ainsi j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais de confident que moi-même; chargé d'ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer, et, ces mêmes femmes que j'étais tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageais qu'avec des regards sévères. J'étais perdu si elles m'avaient pénétré. Quel avantage n'en auraient-elles pas pris?", puis il m'ouvrit hautainement la porte des appartements du Potentat.
 
 

7

Huilée, poudrée, le détestable Mehmet, contrôleur eunuque noir, me fit languir à son accoutumée sous la coupole à chemin de ronde, parmi les faïences fleuronnées à bordure rouge en relief, les niches de marbre, la fontaine de mosaïque et la cheminée de bronze, pour m'énumérer ses cruels chagrins: "Sachez, Safie, qu'un jour que je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté que je perdis entièrement la raison, et que j'osais porter la main dans un lieu redoutable. Je crus à la première réflexion que ce jour était le dernier de mes jours", puis il m'ouvrit humblement la porte des appartements du Vainqueur.
 
 

8

Poudrée, parfumée, le terrible Ali, surveillant eunuque noir, me fit boire une limonade à son accoutumée dans la petite bibliothèque à coupoles avec ses peintures de fruits et de fleurs, ses miroirs au plafond, ses stucs et ses pupitres, pour me rappeler ses tragiques déboires: "Sachez, Amine, que je fus assez heureux pour échapper à mille morts. Mais la beauté que j'avais faite confidente de ma faiblesse, me vendit bien cher son silence, et elle m'a obligé depuis à des condescendances qui m'ont exposé mille fois à perdre la vie", puis il m'ouvrit servilement la porte des appartements du Tyran.
 
 

9

Parfumée, maquillée, l'atroce Ibrahim, suprême eunuque noir, me fit attendre à son accoutumée dans une longue cour dallée sous les meurtrières des austères bâtiments de l'administration et la trésorerie de nos quartiers, qui ne laissent apercevoir que le sommet de rayonnages couverts de paperasses d'où pendent parfois des sceaux redoutables, pour me dévider ses scandaleuses rancoeurs: "Sachez, Atalide, qu'enfin les feux de la jeunesse m'ont passé; je suis vieux et je me trouve à cet égard dans un état tranquille; je regarde les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs mépris et tous les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je me souviens toujours que j'étais né pour les commander, et il me semble que je redeviens homme dans les occasions où je leur commande encore", puis il m'ouvrit sarcastiquement la porte des appartements du Despote.
 
 

10

Maquillée, ornée, l'exquis Habib, jeune eunuque noir, me fit entrer hors de l'accoutumée dans le vestibule de l'école des princes, pour me murmurer ses mélancoliques langueurs: "Sachez, Zatime, qu'enlevé dès l'âge de quinze ans du fond de l'Afrique, ma patrie, je fus d'abord vendu à un maître qui avait plus de vingt femmes ou concubines. Ayant jugé à mon air grave et taciturne que j'étais propre au sérail, il ordonna que l'on achevât de me rendre tel, et me fit faire une opération pénible dans les commencements, mais qui me fut heureuse dans la suite, parce qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes maîtres", puis il m'ouvrit délicatement la porte des appartements de l'Héritier.
 
 

11

Ornée, dénudée, le délicieux Aziz, nouvel eunuque noir, me fit prendre hors de l'accoutumée par l'office alors désert, entre la chambre de son chef et son atelier de calligraphie, pour m'y préparer un café de sa couleur et me faire partager ses sombres souvenirs: "Sachez, Zaïre, que quand j'entrai dans le sérail, le premier eunuque, l'homme le plus sévère que j'aie vu de ma vie, y gouvernait avec un empire absolu. On n'y entendait parler de divisions ni de querelles: un silence profond régnait partout; toutes ces femmes étaient couchées à la même heure, d'un bout de l'année à l'autre, et levées à la même heure; elles entraient dans le bain tour à tour; elles en sortaient au moindre signe que nous leur faisions; le reste du temps, elles étaient presque toujours enfermées dans leurs chambres", puis il m'ouvrit précipitamment la porte des appartements de l'Usurpateur.
 
 

12

Dénudée, lavée, le capiteux Osman, acrobate eunuque noir, me fit pénétrer tout à fait hors de l'accoutumée avec lui dénudé aussi dans le hammam où s'ébattaient mollement ses pauvres camarades, pour me communiquer ses illusions naïves: "Sachez, Myriam, que nous goûtons avec les femmes une volupté inconnue à nos bourreaux; que la nature se dédommage de ses pertes; qu'elle a des ressources qui réparent le désavantage de notre condition; que l'on peut bien cesser d'être homme, mais non pas d'être sensible; et que, dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où l'on ne fait, pour ainsi dire, que changer de plaisirs", puis après s'être bien ébroué et séché, nous ayant remis nos costumes, il m'ouvrit luxurieusement la porte de l'appartement du Géniteur.


 
 
 

LA VALLÉE DES PRINCES

pour Dorny
 
Traversant la brume des millénaires

nous avons débouché dans le brûlant

soleil qui nous a coupé la parole

tapissant le sol de ses mille mains

comme pour nous noyer dans sa bonté
 
 

Mais les mots jaillissant irrépressibles

telles des étincelles granitiques

dans la forge de notre gorge sèche

les cavernes de notre coeur et ventre

ont ruisselé comme de la poussière
 
 

De la tête aux pieds tout au long de l'ombre

notre vaporeux double protecteur

pour s'insinuer dans les innombrables

fissures entre les rocs et parvenir

après maints détours et malentendus
 
 

A travers salles peintes cuves coffres

cercueils sarcophages masques bijoux

jusqu'à l'oreille des enfants royaux

quelques années célébrés encensés

caressés éventés puis emportés
 
 

Avant de parvenir à l'âge d'homme

par une des fameuses plaies d'Egypte

rôdant toujours aux limites du sable

afin de les délivrer par surprise

de leur cérémonieux accoutrement
 
 

Accomplissant ainsi leur destinée

interrompue comme une question pendante

au milieu des chants et gémissements

en dépit de leur momification

apportant le soupir qui leur manquait
 
 

En leur demandant de nous embarquer

avec eux dans le navire des astres

qui franchira nos portes souterraines

en éclaboussant notre bric-à-brac

pour nous introduire à la nuit des temps
 
 
 
 
 

VÉNITIENNE EN HERBE
pour Pia Assier

 
Je ne suis pas très rassurée

à l'approche de ces canaux
 
 

De la fenêtre d'un bateau

je regarde voguer les autres
 
 

Maintenant je suis une reine

entre les deux chevaux marins
 
 

De l'autre côté des pigeons

un île m'invite à venir
 
 

Avec quelques grains de maïs

je fais jaillir les éventails
 
 

Ils me prennent pour un buisson

poussé dans la prairie des plumes
 
 

Entre les marbres et les bois

je muse comme une renarde
 
 

J'attends qu'il regarde autre part

pour filer dans sa contrebasse
 
 

Glissant au long de la rambarde

je siffle pour les gondoliers
 
 

Sur mon dernier embarcadère

je dis adieu au grand canal
 
 
 
 
 

EXCLAMATIONS RENVERSÉES
pour Joël Leick

 
Une feuille qui vient d'atterrir

près de ma semelle

quelques taches de boue

servent de parenthèses

et la pluie reprend

comme un passage qu'on étudie
 
 

Le ruisseau fait un détour

sur la chaussée

pour éviter une accumulation

de gravier blanc

puis se divise autour d'un mamelon

avant de se perdre dans un trou
 
 

Un morceau de papier brûlé

virevolte et rebondit

sur le rebord d'une fenêtre

que l'on referme précipitamment

parce que le vent pince

et la pollution gronde
 
 

Des traces de pas

dans la neige fondante

sous le ciel bas et lourd

pesant comme un couvercle

tandis que nous tournons en rond

cherchant la fissure et l'été
 
 

Suspendu au sein de la ville

un nourrisson enténébré

palpe l'espace

hume les étincelles

reconnaît une voix

essaie un sourire
 
 

L'oeil du trottoir

écarquillé

sur lequel retombe

la paupière blanche

attendant une signature

pour oser dormir
 
 
 
 
 

L'ÉCHO DU VENT
pour Serge Assier

 
Accoudé au balcon du temps

le frileux barbu marginal

envoie ses yeux en embuscade

à travers escaliers lucarnes

jusqu'aux énigmes des impasses

entre les rochers et les toits

les peignes tordus des antennes

et les cliquetis des cordages
 
 

Au coeur de la ville mélange

Vénus de la contestation

surgissant de l'écume rousse

dans les gifles du grand soleil

à la rencontre d'un déclic

qui inscrive sur l'horizon

avec fumées en noir et blanc

les sésames du prochain siècle
 
 
 
 
 

A LA PETITE SEMAINE
pour Joël Leick

 
Lundi j'ai vu le soleil roux

caresser les tours et les nuages
 
 

paupières de briques fondantes

dans un halo de beurre noir
 
 
 
 

Mardi j'ai vu fleurs et lichens

ouvrir les draps de la clairière
 
 

frissons de pollen et rosée

traversant ornières et flaques
 
 
 
 

Mercredi j'ai vu les coquilles

courtiser les feuilles d'érable
 
 

brûlures des lèvres sylvestres

sur les tempes de l'horizon
 
 
 
 

Jeudi le brouillard est tombé

le paysage a disparu
 
 

un cygne d'autrefois oublie

les vêtements de son enfance
 
 
 
 

Le vendredi ce fut la neige

avec des coulures d'argile
 
 

stalactites prenant au vol

les rayons du printemps prochain
 
 
 
 

Samedi le retour des arbres

et le frémissement des sèves
 
 

résine perlant sur l'écorce

avec le réveil des abeilles
 
 
 
 

Dimanche une main s'est tendue

pour nous faire franchir le gué
 
 

le siècle change de couvercle

et les sciences de théorie
 
 
 
 
 

LA VILLE AUX 3000 TREVES
pour Yehuda Lancry et Henri Maccheroni

 
I

LE MUR
 
 

Par LA PORTE DES LARMES ils passent
 
 

ayant traîné leur fatigue et misère

de continents en archipels

de campements en soutes et faubourgs

d'oublis en remords et en rides

de résistances en désespérances

de martyres en trahisons

de maladies en agonies
 
 

Par LA PORTE DES ARMES ils se pressent
 
 

ayant montré leurs blessures et béquilles

d'étapes en retranchements

d'apprentissages en insultes

de massacres en captivités

d'interrogatoires en supplices

de barbelés en souterrains

d'hôpitaux en libérations
 
 
 
 

1

La ville est assise

dans un de ses recoins

comme une femme prostrée

à la perte de son mari

la princesse d'antan

cherche l'embauche
 
 

2

La ville pleure toute la nuit

vaines larmes

aucun ancien amant

ne vient la consoler

tous ceux qui la cherchaient

lui ferment leur porte
 
 

3

La plupart des gens de la ville

sont ailleurs en servitude

errance parmi les nations

sans la moindre pause

les persécuteurs atteignent les fuyards

au fond des impasses
 
 

4

Les rues sont en deuil

les cérémonies abandonnées

personne aux portes de la ville

les célébrateurs désespèrent

les jeunes filles se dessèchent

dans l'amertume et l'aigreur
 
 

5

Les ennemis chanceux

insultent la ville

en menant ses enfants

dans leurs convois d'esclavage

disant qu'elle paie

pour sa corruption
 
 

6

L'éclat de la ville s'est terni

la citadelle s'écroule

ses défenseurs criaient famine

en titubant dans les faubourgs

devant les envahisseurs préparant

leurs festins de triomphe
 
 

7

La ville se souvient

de ses jours de gloire

à travers la détresse

qui leur a succédé

remâchant son humiliation

devant les sarcasmes de l'occupant
 
 

(Par LA PORTE DES OMBRES ils rôdent
 
 

ayant ressassé leurs deuils et complaintes

de cimetières en abandons

de files d'attente en guichets de hargne

de foules étouffantes en solitudes

de ténèbres en projecteurs

de hantises en récitations

de cris en râles et silences)
 
 
 
 

II

LA VOIE
 
 

Par LA PORTE DES CROIX ils chevauchent
 
 

ayant brandi leurs épées et bannières

de croisades en colonisations

de processions en défilés

de découvertes en interdictions

de traductions en polémiques

de tourisme en occupation

de missions en exploitation
 
 

1

Transporté sur une haute montagne

Jean voit une ville descendre du ciel

resplendissante irisée

entourée d'un rempart de jaspe

ruisselant de sang lumineux

dans l'éclat des trompes
 
 

2

Le cube de la ville

tourne vers nous ses diverses faces

transparentes moirées

enveloppées d'une barrière de saphir

brodée de rinceaux capiteux

dans la résonance des gongs
 
 
 
 

3

Au-dessus de son linteau de calcédoine

chaque ouverture est sommée d'une sphère de nacre

reproduisant les constellations

avec les trajectoires des planètes s'entrecroisant

lavée d'huiles effervescentes

dans la permanence de l'orgue
 
 

4

Les anges transportent des clefs

pour ouvrir les vantaux de verre

caressés par les nuages d'encens

au milieu du cliquetis des lames

étincelant sur les chemins de ronde

aux échauguettes d'émeraude
 
 

5

Des fontaines jaillissent sur les places calmes

entre les palmiers et les citronniers

tandis que les beffrois se renvoient leurs saluts

en mariant leurs heures diverses

au long des arcades à chapiteaux de sardoine

où se poursuivent lyres et luths
 
 

6

Un phénix enlaçant un agneau

dans un nid de flammes

entouré de fleurs et de glaives

marque les lieux des anciens temples

dont les textes déferlent en marées de rouleaux et de pages

sur des lutrins de cornaline
 
 

7

Le Soleil et la Lune ont délégué leurs enfants

pour éclairer les chambres aux murs de vents pourpres

où les tourbillons de sable déchirent les oriflammes

dont les lambeaux s'accrochent aux créneaux de chrysolithe

dans la réverbération des choeurs

qui hantent les amphithéâtres
 
 
 
 

(Par LA PORTE DES VINS ils titubent
 
 

ayant dévoilé leurs secrets et ivresses

de débarcadères en entrepôts

de celliers en greniers et tavernes

de trafics de drogues et d'esclaves

en somptueuses plantations

banques pelouses parasols

de fureurs en désillusions
 
 
 
 

III

LE DOME
 
 

Par LA PORTE DES PHASES ils se glissent
 
 

s'étant remémorés leurs mille et une fois

mille et une nuits avec la Lune

absente croissante resplendissante

ou disparaissante ses mois tournant

autour des années du Soleil

dans les fluctuations des sultans

de razzias en pèlerinages
 
 

Par LA PORTE DES GERMINATIONS ils se faufilent
 
 

ayant multiplié leurs troupeaux et leurs livres

de pâtures en imprimeries

de marchés en palmeraies et mosquées

de caravanes en navires

d'archéologie en pétrochimie

de sérails en zoos et vergers

de commentaires en aventures
 
 

1

S'enfonce une forêt d'arbres immenses

dans les ravins qui mènent aux cavernes

où l'on imagine galeries et piscines

illuminées de laves et phosphorescences

avec jardins de gemmes et délicieuses captives

dont le chant s'insinue au long des racines
 
 

2

Un buisson soudain s'embrase

lançant des lianes de flammèches bleues

révélant des masques sarcastiques

dans les noeuds des embranchements

avec des larmes de résine et des sifflements

que les échos reprennent de plus en plus stridents
 
 

3

Les rameaux vibrent en créneaux de braise

les troncs se tordent en colonnes

sous des entrelacs de fumées

avec des voûtes d'étincelles

les rochers deviennent des tours

d'où tombent des drapés de poix
 
 

4

Entre les volets crépitants

se précipitent des dragons

écailles serties d'escarboucles

articulations d'acier bruni

naseaux lançant gerbes de naphte

hennissant leurs sérénades aux cavales d'ivoire
 
 

5

Les pétales des cratères s'ouvrent

nervurés de sourates sombres

autour d'un arbre déployant

des roues de lèvres murmurantes

parmi des nuages d'épices

et des averses de soieries
 
 

6

Les mains du vent fouillent les fourrés

des bibliothèques sylvestres

pour y cueillir dans leur rosée

les philtres distillés par Armide

ses talismans amoureusement composés

pour la guérison de ses anciens ennemis
 
 

7

Muezzins répondant aux rabbins

cloches sonnant aux minarets

arabesques en mosaïques

enluminures et faïences

révélations en toutes langues

dissémination des regards
 
 

(Par LA PORTE DES TRANSMUTATIONS ils prennent leur départ
 
 

ayant déménagé leurs alambics et sextants

de laboratoires en observatoires

d'épicycles en ellipsoïdes

de lectures en inspirations

de jugements en investigations

d'angoisses en émerveillements

de putréfactions en résurrections)


 
 
 
 

NOUVELLES PENSÉES SUR LA COMETE

pour Joël Leick
 
Après l'échec de Phèdre en 1677, Jean Racine avait renoncé au théâtre. En 1681 Pierre Bayle avait publié en Hollande ses Pensées diverses sur la comète de l'année précédente. En 1686, celui qui allait devenir le premier centenaire des lettres françaises, Fontenelle, neveu des deux Corneille, alors âgé de 29 ans, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes habités, dont on a peine à admettre qu'ils précèdent de trois ans la création d'Esther par les demoiselles de Saint-Cyr, laquelle n'a pourtant eu lieu qu'en 1689, et dans lesquels il cite d'ailleurs la tragédie précédente, émit l'hypothèse séduisante, même si notre science nous dit qu'elle est fausse, que les astres chevelus étaient les ambassadeurs d'autres tourbillons ou systèmes solaires :
 
 

"Les mondes voisins nous envoient quelquefois visiter, et même assez magnifiquement. Il nous en vient des comètes qui sont ornées, ou d'une chevelure éclatante, ou d'une barbe vénérable, ou d'une queue majestueuse.

-Ah! quels députés!" dit la Marquise de G. en riant (c'était en réalité Madame de la Mésangère). "On se passerait bien de leur visite; elle ne sert qu'à faire peur.

-Ils ne font peur qu'aux enfants, répliquai-je, à cause de leur équipage extraordinaire; mais les enfants sont en grand nombre...
 
 

...Il est nécessaire, vue la prodigieuse distance des étoiles fixes, que, depuis Saturne jusqu'aux extrémités de notre tourbillon, il y ait un grand espace vide et sans planètes. Nos ennemis nous reprochent l'inutilité de ce grand espace. Qu'ils ne s'inquiètent plus, nous en avons trouvé l'usage; c'est l'appartement des planètes étrangères qui entrent dans notre monde.

-J'entends, dit-elle. Nous ne leur permettons pas d'entrer jusque dans le coeur de notre tourbillon et de se mêler à nos planètes; nous les recevons comme le Grand Seigneur reçoit les ambassadeurs qu'on lui envoie. Il ne leur fait pas l'honneur de les loger à Constantinople, mais seulement dans un faubourg de la ville...
 
 

...Les planètes étrangères ne différent en rien des nôtres, mais en entrant dans notre tourbillon elles prennent la queue ou la barbe par une certaine sorte d'illumination qu'elles reçoivent du Soleil, et qui, entre nous, n'a pas encore été trop bien expliquée, mais toujours on est sûr qu'il ne s'agit que d'une espèce d'illumination; on le devinera quand on pourra...
 
 

...-Je voudrais bien, reprit-elle, que notre Saturne allât prendre une queue ou une barbe dans quelque tourbillon voisin, et y répandre l'effroi, et qu'ensuite ayant mis bas cet accompagnement terrible, il revînt se ranger ici avec les autres planètes à ses fonctions ordinaires.

-Il vaut mieux pour lui, répondis-je, qu'il ne sorte point de notre tourbillon. Je vous ai dit le choc qui se fait à l'endroit où deux tourbillons se poussent et se repoussent l'un l'autre; je crois que dans ce pas-là une pauvre planète est agitée assez rudement et que ses habitants ne s'en portent pas mieux. Nous croyons nous autres être bien malheureux quand il nous paraît une comète; c'est la comète elle-même qui est bien malheureuse.

-Je ne le crois point, dit la Marquise; elle nous apporte tous ses habitants en bonne santé. Rien n'est si divertissant que de changer ainsi de tourbillon. Nous qui ne sortons jamais du nôtre, nous menons une vie assez ennuyeuse. Si les habitants d'une comète ont assez d'esprit pour prévoir le temps de leur passage dans notre monde, ceux qui ont déjà fait le voyage annoncent aux autres par avance ce qu'ils y verront. Vous découvrirez bientôt une planète qui a un grand anneau autour d'elle, disent-ils peut-être en parlant de Saturne. Vous en verrez une autre qui en a quatre petites qui la suivent. Peut-être même y a-t-il des gens destinés à observer le moment où ils entrent dans notre monde, et qui crient aussitôt: Nouveau Soleil! Nouveau Soleil! comme ces matelots qui crient: Terre! Terre!"...
 
 

Sans rien changer aux données de l'astronomie actuelle, on peut imaginer quelque agence spatiale qui apprivoiserait les comètes pour y atteler sondes et astronefs. Avec des réacteurs, guides et fouets d'un nouveau genre, on contrôlerait la trajectoire de ces coursiers; on organiserait des relais et correspondances, tout un réseau avec ses horaires, ce qui permettrait de magnifiques excursions, même si de tels moyens de locomotion devraient les restreindre, au moins quelque temps, aux limites de notre seul tourbillon.
 


 
 

ÉLÉGIE DE LA VACHE FOLLE

pour Joël Leick

et Bertrand Dorny


 
Chers humains qui manquez de cornes

mais dont nous aimons tant les yeux

d'habitude quand vous venez

nous traire ou nous porter du foin

nous mener aux champs nous laver

quelle inquiétude les embue

chaque fois que nous trébuchons ?
 
 

Autrefois vous nous guérissiez

de nos diverses maladies

mais voilà que vous nous semblez

aussi impuissants que nous autres

et vous trébuchez vous aussi

comme si vous étiez perdus

dans votre propre habitation
 
 

Nous voudrions vous rassurer

par nos plus tendres meuglements

nous voudrions vous enseigner

à plonger au bain de jouvence

de nos regards mélancoliques

pour en extraire l'élixir

qui nous rendrait notre vigueur
 
 

Dans nos longues ruminations

passant nos langues sur nos dents

nous désaltérant aux ruisseaux

tandis que voyage la Lune

et que les brumes se dégagent

parmi les cris et les roseaux

nous attendons votre sursaut
 
 

Nous attendons votre sourire

après d'heureuses découvertes

le clapotement de vos bottes

le froissement de vos cirés

vos bonnes claques sur nos flancs

et le passage de vos trains

convoyant notre guérison
 
 
 

la santé par le rail ?

 

Quand nous vous verrons guillerets

nous fertiliserons vos prés

par les plus riches de nos bouses

nous soignerons vos nourrissons

par notre lait le plus onctueux

mais vous léguerons notre angoisse

quand vous nous aurez dévorées
 
 

Car le soir descend sur les herbes

les ombres des arbres s'allongent

vous êtes secoués de frissons

et vous ne savez quoi nous dire

vous attendez les décisions

de messieurs les vétérinaires

hélas demain nous verrons-nous ?


 
 
 

BRIBES D'HEURES

traduites du bréviaire romain par Jean Racine
adaptées pour René Feurer

 
Matines
 
 

Tandis que le sommeil, réparant la nature,

tient enchaînés le travail et le bruit,

nous rompons ses liens, ô clarté toujours pure,

pour te louer dans la profonde nuit
 
 

Laudes
 
 

Sombre nuit, aveugles ténèbres,

fuyez, le jour s'approche, et l'Olympe blanchit;

et vous, démons, rentrez dans vos prisons funèbres;

de votre empire affreux un Dieu nous affranchit.
 
 

Prime
 
 

Fuyez, songes, troupe menteuse,

dangereux ennemis par la nuit enfantés,

et que fuie avec vous la mémoire honteuse

des objets qu'à nos sens vous avez présentés
 
 

Tierce
 
 

Le soleil perce l'ombre obscure,

et les traits éclatants qu'il lance dans les airs,

rompant le voile épais qui couvrait la nature,

redonnent la couleur et l'âme à l'univers
 
 

Sixte
 
 

Chantons l'auteur de la lumière

jusqu'au jour où son ordre a marqué notre fin;

et qu'en le bénissant notre aurore dernière

se perde en un midi sans soir et sans matin
 
 

None
 
 

Par toi roule à nos yeux, sur un char de lumière,

le clair flambeau des jours;

de tant d'astres par toi la lune en sa carrière

voit le différent cours.
 
 

Vêpres
 
 

Tandis que du sommeil le charme nécessaire

ferme les yeux du reste des humains,

le coeur tout pénétré d'une douleur amère,

nous implorons tes secours souverains.
 
 

Complies
 
 

De toutes les couleurs que distinguait la vue,

l'obscure nuit n'a fait qu'une couleur;

juste juge des coeurs, notre ardeur assidue

demande ici tes yeux et ta faveur.
 
 
 
 
 

LES ORACLES DES BOIS
pour Seund Ja Rhee

 
Le vent essuie les mots sur les ramures

et les emporte aux nervures des villes

lavés des parfums d'un autre horizon

pour nous inspirer le siècle à venir
 
 
 
 
 

LES ÉCOUTEURS DU MATIN CALME
pour Seund Ja Rhee

 
Comme les deux écales d'une graine

s'entrouvrant pour laisser la tigelle

se dresser en écartant ses feuilles

couvertes d'une rosée d'encre lumineuse

pour imprimer les sceaux sur la soie des nuages
 
 

Comme les deux vantaux d'une porte

s'écartant pour saluer le visiteur fourbu

après tant d'épreuves et d'intempéries

qui vient plonger dans la piscine des messages

et se sécher aux flammes des pinceaux transparents
 
 

Comme les deux républiques dans une péninsule

de part et d'autre d'un parallèle sanglant

cherchant à remplacer barbelés et mensonges

par un torrent libérant les anciens échos

des dômes funéraires bourdonnant d'abeilles
 
 

Comme les mille fois deux faces de la Terre

le jour et la nuit les deux crépuscules

G7 et tiers-monde arctique antarctique

décors et coulisses marges et empires

ouvrant les paupières de leurs ignorances
 
 

Comme deux visages s'approchant

pour un baiser puis se détachant

pour le rajeunir dans la fontaine des regards

comme des lèvres passant de bouche en bouche

pour articuler germes et voyages
 
 


 
 

NAVIGATEUR

Pour Bertrand Dorny

 
Louvoyant dans les passes

entre Charybde et Scylla

grimpant dans les haubans

pour distinguer les phares
 
 

Utilisant les vieux outils

sextants et compas

sans négliger les plus récents

radars satellites
 
 

Les sirènes sont toujours là

séduisantes et dangereuses

les îles sont toujours lointaines

avec leurs palmes et récifs
 
 

Ce sont les étoiles

qui se rapprochent un peu

de l'autre côté vertigineux

du mur de lumière
 
 

L'espace est barbelé

les villes titubent

tenir le gouvernail

dans les torrents d'énigmes


 
 
 

A LA VOLÉE

pour Anne Walker

 
Ces quelques graines deviendront pré

ces quelques gouttes torrents et fleuve

ces menus arbustes bosquets et forêt

ces pauvres cabanes hôtels et palais

ces petits chemins voies et autoroutes

ces terrains vagues aéroports et entrepôts

ces ombres et cendres cimetières et ruines

ces murmures dans le vent du soir

la clameur des séismes en changeant de siècle
 
 
 
 

PROSE
pour Bertrand Dorny

 
Indépendamment de sa signification liturgique, reprise quelque peu par Mallarmé dans sa Prose pour des Esseintes, signification qui rassemble les chants de l'Eglise les plus proches des mélodies profanes de l'époque, à ce point que le pape Pie V, dans sa réforme du Missel romain, n'autorisa plus que quatre d'entre elles dans les offices: Victimae paschali laudes, Veni sancte spiritus, Lauda Sion et Dies irae, même si deux siècles plus tard on décida d'admettre quand même le Stabat mater, donc discours certes musical, mais bien distinct des paroles et inscriptions les plus sacrées, le mot prose évoque d'habitude (mais l'on voit bien quelle communication souterraine relie les deux acceptions) un texte dont on peut couper les lignes n'importe où, que l'on peut couler dans n'importe quel moule ou justification, le langage à l'état liquide, contrastant avec les cristallisations du poëme, ses facettes tranchées et tranchantes. Mais quelle gamme d'épaisseurs et transparences dans ces écoulements, que de vitesses différentes! Ici gluantes nappes, là miroirs limpides, plus loin remous et tourbillons, cataractes et rideaux, vagues ou geysers, les irrigations et les averses. Fleuves, torrents, lacs et citernes. Et la prose de notre corps: le sang qui palpite, la transpiration qui ruisselle, et toutes ces humeurs et sécrétions qui transforment très lentement ce que nous mangeons et buvons en chair et en os, actes et paroles, soupirs et sourires, flamboiements et prose.

 
 
 

LE PHARE NAUFRAGÉ

pour Leonardo Rosa

 
Des milliers de vagues

m'ont déraciné

les vents et marées

m'ont fait dériver

d'un écueil à l'autre
 
 

Tout autour de moi

digues et vaisseaux

dunes et sargasses

gouffres et falaises

tourbillons et calmes
 
 

Malmené roulé

brûlure et ténèbres

les quatre saisons

les deux hémisphères

équateur et pôles
 
 

Tout autour de moi

satins ruisselants

nacres et coraux

turbans de lambeaux

étraves de ruines
 
 

Raviné poli

tourné fermenté

pelé cuisiné

aux fours d'océans

saupoudré d'épices
 
 

Tout autour de moi

quilles flottaisons

varechs et nageoires

filaments et fibres

fleuves sur des fleuves
 
 

Grinçant aboyant

vitres et rouages

poutres et gravats

gémissant craquant

brèches et lampées
 
 

Tout autour de moi

typhons ou banquises

plancton noctiluques

irisations rouilles

glaires déjections
 
 

Déléguant aux nuages

mes phosphorescences

caressant les rêves

de l'homme à la barre

avec mes éclats
 
 

Tout autour de moi

sous-marins et yachts

chaloupes radeaux

le luxe et la faim

mitraille et missiles
 
 

Pinceaux lumineux

creusant des tunnels

entre continents

fouillant archipels

pour trouver la passe
 
 

Tout autour de moi

radars astrolabes

échos gouvernails

feuillets d'horizons

volcans à rumeurs
 
 

Pour trouver l'asile

où des exilés

se rassembleront

autour de mes flammes

pour les ranimer
 
 

Tout autour de moi

écailles et plumes

dauphins mélomanes

parfums et saveurs

miroirs prophétiques
 
 

Se retrouveront

pour y déchiffrer

des lettres extraites

de vieilles bouteilles

tout juste échouées
 
 

Tout autour de moi

regards allumés

lecteurs affamés

dégageant les sources

filons et fumées
 
 

Avant de partir

au gré des appels

d'astres de jouvence

éveilleurs de mages

sirènes d'espace
 
 

Tout autour de moi

les préparatifs

l'ingéniosité

les remue-ménage

adieux et départs
 
 

Pour me rapporter

de quoi recharger

mes réserves d'huile

de vin d'encre douce

épuisées déjà
 
 

Tout autour de moi

le bruit du ressac

frôlements de feuilles

tout rentre dans l'ombre

mon sommeil s'étend
 
 
 
 
 

L'ÉCOLE DES CACTUS
pour Leonardo Cremonini

 
 
1) La guerre
 
 

C'était il y a longtemps.
 
 

Peindre silencieusement les pierres, contempler la mer pour peindre la guerre entre les nervures et les rochers, les surprises. Une touche de sépia. Haines. L'illumination avec ses révoltes et ses rayons. Epines, dents.
 
 

C'est la guerre entre les couteaux et les carapaces, la guerre silencieuse. Chaleurs, stupeurs. L'illumination des torpeurs en vacances. Il faut suivre l'enseignement des figuiers de Barbarie, peindre des labyrinthes, étendre du glauque, peindre des donjons glauques, laver les ruines avec leurs brèches et créneaux, montrer les victimes. Une coulure de roux. Montrer les bourreaux.
 
 

C'était le doute.
 
 

Peindre aussi la guerre entre les branches et la nuit, les brumes, les ouvertures, l'illumination des amours et baisers. Pourquoi, taciturne, dans l'atelier, ces fosses, geôles, ces ruines avec leurs grilles et stèles, ces abandons? Il faut peindre pour subsister. Vous ne m'éliminerez pas. Il faut peindre.
 
 

Alors, sur la toile, angoisses, agonie avec étouffements et bouleversements, pluies, sel, la guerre entre le soleil et les pierres. Il faut. Peu à peu tout se devine.
 
 
 
 

2) Le mariage
 
 

C'était il y a très longtemps.
 
 

Végétaux. Peindre secrètement les animaux, étudier le mariage entre le minéral et l'humain pour peindre la mer et ses nervures. Une touche d'anthracite. La guerre entre les rochers et les épines. Falaises, vagues.
 
 

C'est le mariage entre les germes et les gemmes, le mariage secret. Dents, couteaux. La guerre entre les carapaces et les victimes. Haines. Il faut suivre l'enseignement des aloès, peindre des révoltes, étendre de l'écarlate, peindre l'illumination des rayons dans la chaleur écarlate, dessiner les yeux, montrer les doigts. Une coulure de fauve.
 
 

C'était l'ennui, l'errance.
 
 

Montrer le mariage entre les flaques et les crevasses. Peindre aussi les bourreaux, les branches, la guerre entre la nuit et la pluie, les stupeurs. Pourquoi, solitaire, dans l'atelier, ces torpeurs, cette illumination des vacances dans les brumes, ces donjons, ces brèches? Il faut peindre pour surnager. Vous ne m'engloutirez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, ruines avec leurs créneaux et tours, racines, muscles. Il faut.
 
 

Peu à peu tout se précise: le mariage entre les éclairs et les végétaux.
 
 
 
 

3) L'articulation
 
 

C'était il y a près d'un demi-siècle.
 
 

Rotules, bourgeons. Peindre soigneusement l'articulation entre les rides et les sépales, apprivoiser les animaux pour peindre les minéraux, le mariage entre l'humain et les falaises. Une touche d'ardoise. Crânes, algues.
 
 

C'est l'articulation entre les écorces et les épaules, l'articulation soigneuse. Vagues, germes. Le mariage entre les gemmes et les yeux. Nervures, rochers. Il faut suivre l'enseignement des crabes, peindre la guerre entre les épines et les dents, étendre de l'émeraude, peindre des braises émeraude, cerner les écumes.
 
 

C'était l'exil, le désarroi, l'inquiétude.
 
 

Montrer l'articulation entre les cris et les vertèbres. Une coulure de carmin. Montrer les doigts. Peindre aussi les flaques, le mariage entre les crevasses et les racines, les carapaces, les couteaux. Pourquoi, obstiné, dans l'atelier, cette guerre entre les victimes et les bourreaux, ces révoltes, rayons, cette illumination de chaleurs et stupeurs? Il faut peindre pour survivre. Vous ne me détruirez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, pinces. Il faut.
 
 

Peu à peu tout nage. Fibres, l'articulation entre les feuilles et les rotules.
 
 
 
 

4) L'invasion
 
 

Que de souvenirs plus ou moins clairs, plus ou moins sûrs, parmi des nuages de points d'interrogation! Nous étions jeunes alors, timides et agressifs.
 
 

Foules, sables, l'invasion des fumées dans les nuages. Peindre patiemment les bourgeons, regarder les rides pour peindre l'articulation entre les sépales et les crânes, les rêves. Une touche de saumon. Prairies.
 
 

C'est l'invasion des monstres dans les landes, l'invasion patiente. Algues, écorces. L'articulation des épaules avec les braises. Il faut suivre l'enseignement des oursins, peindre les minéraux, étendre de la turquoise, peindre des humains turquoise, célébrer le mariage entre les falaises et les vagues, montrer les baves. Une coulure de vermillon. Montrer les sèves.
 
 

C'était la solitude, la déréliction, la fatigue, la migraine.
 
 

Peindre aussi l'invasion des torrents sur les cailloux, les écumes, cris, l'articulation des vertèbres avec les pinces, les germes, gemmes, le mariage entre les yeux et les doigts. Pourquoi, obsédé, dans l'atelier, ces rochers, épines, cette guerre entre les dents et les couteaux?
 
 

Peu à peu tout émerge. Silences. Il faut peindre pour respirer. Vous ne m'étoufferez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, orages, invasion des ténèbres sur les foules. Il faut.
 
 
 
 

5) L'inondation
 
 

Que de souvenirs qui vont et s'en vont, s'approchant, roulant, se dérobant en nous narguant! Nous cherchions notre voie, flairant dans tous les coins. Nous étions des chiens et des moutons, des mouches et des mouettes, des reptiles et des batraciens.
 
 

Bulles et lames, l'inondation des ombres sur les plages, sables. Peindre sournoisement les fumées, scruter l'invasion des nuages dans les rêves pour peindre ravins et bassins. Une touche d'indigo.
 
 

C'est l'inondation des lessives et des insectes, l'inondation sournoise. Prairies, monstres. L'invasion des landes par les baves. Rides, sépales. L'articulation des crânes avec les algues. Humeurs. Il faut suivre l'enseignement de l'herbe, peindre des tissus, étendre de l'ivoire.
 
 

C'était la peur, le trac, la désorientation, le vertige, le hoquet.
 
 

Peindre l'inondation des teintures par les sueurs ivoire, foncer les sèves, montrer les torrents. Une coulure de bistre. Montrer l'invasion des cailloux dans le silence. Peindre aussi les écorces, épaules, l'articulation des braises avec l'écume, les humains.
 
 

Pourquoi, vigilant, dans l'atelier ces falaises -peu à peu tout rampe-, ce mariage entre les vagues et les germes, ces moisissures, mousses? Il faut peindre pour creuser. Vous ne m'enfouirez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, inondation des lichens sur les bulles. Il faut.
 
 
 
 

6) L'éruption
 
 

C'était la misère, mais il n'y avait pas de chômage. Nous étions des loups étiques, des tigres pelés, des vautours déplumés, des canards boiteux, des albatros ridicules.
 
 

Il faut peindre pour se taire sans se taire. Vous ne m'embringuerez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, horizons, cratères, l'éruption des flammes dans le grondement, lames, ombres. Il faut.
 
 

Peindre anxieusement l'inondation des plages et des ravins, provoquer des éclaboussures pour peindre des glissements, l'éruption des bombardements sur les ronces. Une touche de glauque. Bassins, lessives. L'inondation des insectes et humeurs. Fumées, nuages. L'invasion des rêves dans les prairies. Cavernes, sexes. Il faut suivre l'enseignement des béliers.
 
 

C'était la précipitation, l'imprudence, le risque, le dérapage, la dérive, la saoulerie.
 
 

Peindre l'éruption dans les fissures autour des langues, l'éruption anxieuse, étendre du roux, peindre des tissus roux, éclaircir les teintures, montrer l'inondation des sueurs sur les moisissures. Une coulure de sépia. Montrer les monstres. Peindre aussi les landes, l'invasion des baves dans les sèves, les sépales.
 
 

Peu à peu tout se remue. Crânes. Pourquoi, tourmenté, dans l'atelier, cette articulation des algues avec les écorces, ces rouilles, crachats, cette éruption des laves sur l'horizon?
 
 
 
 

7) Les blessures
 
 

Des miracles économiques éclataient çà et là; c'était pourtant déjà la crise. Nous avalions des couleuvres, tapions notre tête contre les murs, perdions la face.
 
 

Poils. Il faut peindre pour démasquer. Vous ne m'enrôlerez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, fractures, blessures à la poitrine et au ventre, cratères, flammes, éruption de grondements dans les éclaboussures. Il faut.
 
 

Peindre franchement le coeur, ouvrir les veines pour peindre les blessures aux tendons des coudes, les glissements. Une touche d'écarlate. Bombardements. L'éruption des ronces dans les cavernes. Ombres, plages. L'inondation dans les ravins et les bassins. Chevilles, côtes.
 
 

C'était l'envie, la colère, la luxure, la paresse, l'orgueil, l'avarice, la gourmandise.
 
 

Ce sont les blessures aux orbites et aux tempes, des blessures franches. Il faut suivre l'enseignement des scorpions, peindre des sexes, étendre du fauve, peindre des fissures fauves, approfondir l'éruption des langues au milieu des rouilles, montrer les lessives. Une coulure d'anthracite. Montrer les insectes. Peindre aussi l'inondation des humeurs dans les tissus, les nuages.
 
 

Peu à peu tout s'éveille. Rêves, l'invasion des prairies par les monstres. Pourquoi, voyageur, dans l'atelier ces cuisses, poumons, ces blessures au foie parmi les poils?
 
 
 
 

8) Le déchirement
 
 

Certains nous promettaient la Lune et ont même réussi à y mettre les pieds. Nous n'avions pas encore traversé l'Atlantique et nous en rêvions.
 
 

Rayures, rainures. Il faut peindre pour dénoncer. Vous ne me courberez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, déchirement des lambeaux et lanières, fractures, poitrines, blessures au ventre et au coeur, réseaux. Il faut.
 
 

Peindre audacieusement les flots, écouter le déchirement des souvenirs dans le bruit pour peindre les veines et tendons. Une touche d'émeraude. Les blessures aux coudes et chevilles. Flammes, grondements. L'éruption des éclaboussures dans le glissement. Aubes, poings.
 
 

C'était le dégoût, la veulerie, l'impuissance, l'agitation, l'humiliation, la prodigalité, l'anorexie.
 
 

C'est le déchirement des pointes dans les aisselles, le déchirement de l'audace. Côtes. Il faut suivre l'enseignement des serpents, étendre du carmin, peindre les blessures aux tempes et aux cuisses carmin, préciser les bombardements, montrer les ronces. Une coulure d'ardoise.
 
 

C'était l'échec.
 
 

Peu à peu tout rôde. Montrer l'éruption dans les cavernes autour des sexes. Peindre aussi les plages, ravins, l'inondation des bassins par les lessives, les ruisseaux. Pourquoi, navigateur, dans l'atelier, ces lèvres, ce déchirement par les crocs dans les rayures?
 
 
 
 

9) L'incendie
 
 

Et puis la Lune s'est fanée et l'on n'y est pas retourné depuis longtemps; il faut attendre le prochain siècle ou plutôt millénaire.
 
 

Chardons, tisons, l'incendie du cuivre dans le crépuscule. Il faut peindre pour se venger. Vous ne m'effacerez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, rainures, lambeaux, déchirement des lanières dans les réseaux, brûlures, venins. Il faut.
 
 

Peindre rageusement l'incendie des aiguilles dans les fièvres, remuer les flots pour peindre les souvenirs, le déchirement des bruits dans l'aube. Une touche de turquoise. Poitrines, ventres. Les blessures du coeur entre les veines. Acides, souches.
 
 

C'était l'infection, l'inflammation, la contagion, la gangrène, l'épidémie, la lèpre, la peste.
 
 

C'est l'incendie des planches dans les buissons, l'incendie rageur. Poings, pointes. Il faut suivre l'enseignement des rapaces, peindre le déchirement des aisselles dans les ruisseaux, étendre du vermillon, peindre des tendons vermillon.
 
 

C'était la tuberculose, le choléra.
 
 

Peu à peu tout se met en place. Reprendre les coudes, montrer les blessures des chevilles et des côtes. Une coulure de saumon. Montrer les grondements. Peindre aussi les éclaboussures, l'éruption des glissements au milieu des bombardements, les haies, cornes. Pourquoi, explorateur, dans l'atelier, cet incendie des écailles parmi les chardons?
 
 
 
 

10) L'appel
 
 

C'était avant l'écroulement du mur de Berlin; c'était même avant son édification.
 
 

Pourquoi, exilé, dans l'atelier, ces tremblements, gémissements, cet appel des souffrances vers le soulagement, ces tisons? Il faut peindre pour pardonner. Vous ne me contaminerez pas.
 
 

Il faut peindre. Alors, sur la toile, cuivre, incendie du crépuscule avec ses brûlures, émois, terreurs, appels vers la fuite au milieu des paralysies. Il faut peindre furieusement les venins, tâter les aiguilles pour peindre les incendies avec ses fièvres et acides, les lambeaux. Une touche d'ivoire. Lanières. Le déchirement des réseaux au milieu des flots. Palpitations, malaises.
 
 

C'était la faim, la soif, l'insomnie, la frustration, la suée, la pesanteur, la puanteur.
 
 

C'est l'appel des élancements parmi les cicatrices, l'appel de la fureur. Souches, planches. L'incendie des buissons derrière les haies. Il faut suivre l'enseignement des mouches.
 
 

C'était l'ignorance, la maladresse, l'indolence.
 
 

Peu à peu tout balbutie. Peindre des souvenirs, étendre du bistre, peindre des bruits bistres, atténuer le déchirement de l'aube au milieu des poings, montrer les ventres. Une coulure d'indigo. Montrer les coeurs. Peindre aussi les blessures des veines parmi les tendons, les glas, sirènes, l'appel des phares dans les tremblements.
 
 
 
 

11) La gestation
 
 

C'était après une guerre que l'on avait crue la dernière, oubliant qu'on avait eu la même illusion pour la précédente, et c'était avant beaucoup d'autres dont certaines sont loin d'être achevées, même parfois s'aggravent encore.
 
 

Attentes. Pourquoi, investigateur, dans l'atelier, ces inséminations, cette gestation des graines dans des bains, ces gémissements, ces souffrances? Il faut peindre pour résister. Vous ne me dompterez pas.
 
 

Il faut peindre. Alors, sur la toile, appels vers les soulagements parmi les émois, pousses, murmures, gestation des échanges au cours des métamorphoses, terreurs. Il faut peindre sombrement les fuites, ausculter l'appel des paralysies au milieu des palpitations pour peindre le cuivre, le crépuscule. Une touche de roux. L'incendie des brûlures causées par les venins. Larves, chrysalides.
 
 

C'était la démangeaison, la toux, l'éructation, le crachat, le vomissement, l'incontinence, la diarrhée.
 
 

C'est la gestation des ailes au four des souterrains, la gestation sombre. Malaises, élancements. Peu à peu tout avoue. L'appel des cicatrices au milieu des glas. Aiguilles. Il faut suivre l'enseignement des cadavres, peindre les fièvres, étendre du sépia, peindre l'incendie des acides au milieu des planches sépia, souligner les lanières, montrer les réseaux. Une coulure de glauque. Montrer le déchirement des flots parmi les souvenirs.
 
 

C'était l'aigreur, la grogne, la rancune, la rancoeur.
 
 

Peindre aussi les profondeurs, lenteurs, la gestation des patiences au long des attentes.
 
 
 
 

12) L'accouchement
 
 

Il y avait beaucoup de problèmes, et la plupart sont toujours là. Ce sont plutôt les solutions qui ont provisoirement disparu. C'est qu'il n'est certes pas facile de laisser tomber le manteau de cet horrible bon vieux temps qui colle à toutes nos blessures.
 
 

Tentatives, inquiétudes. Pourquoi, enquêteur, dans l'atelier, cet accouchement de fureurs parmi les insultes, ces inséminations, ces graines, cette gestation dans des bains au milieu des pousses? Il faut peindre pour maintenir. Vous ne m'épuiserez pas.
 
 

Il faut peindre. Alors, sur la toile, rires, larmes, l'accouchement des explosions au milieu des hémorragies, murmures, échanges. Il faut peindre passionnément la gestation des métamorphoses au milieu des larves, examiner les souffrances pour peindre les soulagements, l'appel des émois au milieu des terreurs. Une touche de fauve. Protestations, réclamations.
 
 

C'était le mécontentement, la manifestation, la grève, le mensonge, le refus, l'attentat, l'émeute.
 
 

C'est l'accouchement des éclosions au milieu des blasphèmes, l'accouchement passionné. Chrysalides. Peu à peu tout s'ouvre. Ailes. La gestation dans les souterrains des profondeurs. Fuites, paralysies. Il faut suivre l'enseignement des ossements, peindre l'appel des palpitations au milieu des malaises, étendre de l'anthracite, peindre le crépuscule anthracite, accentuer les brûlures, montrer l'incendie des venins au milieu des aiguilles. Une coulure d'écarlate. Montrer l'enfance.
 
 

C'était le refoulement, la manipulation, la déception, la répression, la résignation.
 
 

Peindre aussi les jeunesses, l'accouchement des inventions au milieu des tentatives.
 
 
 
 

13) L'agonie
 
 

A première vue tout a changé, mais à y regarder d'un peu plus près, le malaise n'a fait que s'approfondir. Le glas sonnait sur le vieux monde: il n'a pas cessé de sonner.
 
 

Râles, concentrations, l'agonie dans les lassitudes et abandons. Pourquoi, exécuteur, dans l'atelier, ces inquiétudes, fureurs, cet accouchement dans les insultes et les larmes, ces angoisses? Il faut peindre pour protéger. Vous ne m'endormirez pas.
 
 

Il faut peindre. Alors, sur la toile, étouffements, agonies dans les bouleversements et révolutions, rires, explosions, accouchements dans les hémorragies et protestations. Il faut peindre fidèlement les graines, sonder les bains pour peindre la gestation des pousses et murmures. Désespérances. Une touche de carmin. Testaments.
 
 

C'était le camouflage, le magouillage, le badigeonnage, la réforme, la promesse, l'objurgation, le rafistolage.
 
 

C'est l'agonie au milieu des témoignages et récapitulations, l'agonie fidèle. Peu à peu tout grandit. Réclamations, éclosions. L'accouchement dans les blasphèmes de l'enfance. Echanges, métamorphoses. La gestation des larves et des chrysalides. Il faut suivre l'enseignement des cendres, peindre les soulagements, étendre de l'ardoise, peindre les émois ardoise, fouiller l'appel des terreurs et des fuites, montrer les dévastations. Une coulure d'émeraude. Montrer les effondrements.
 
 

C'était la nausée, le frisson, l'indécision, l'hésitation, la trouille, le regret.
 
 

Peindre aussi l'agonie dans les raidissements et les râles.
 
 
 
 

14) Les ruines
 
 

Nous avons changé, mais l'enfant, l'adolescent que nous étions réclame toujours.
 
 

Peindre aussi les caves, gravats, les ruines des labyrinthes et donjons, les concentrations. Pourquoi, passionné, dans l'atelier ces lassitudes, cette agonie dans les abandons et angoisses, ces brèches, créneaux? Il faut peindre pour voir. Vous ne m'aveuglerez pas.
 
 

Il faut peindre. Alors, sur la toile, ruines de tours parmi des fosses, étouffements, bouleversements, agonies de révolutions en désespérance, fureurs. Il faut peindre lumineusement les insultes, enregistrer l'accouchement des larmes dans les rires pour peindre les geôles, les grilles. Une touche de vermillon. Peu à peu tout brille.
 
 

C'était la fadeur, la langueur, la facilité, le compromis, l'ignominie, la corruption, la saleté.
 
 

Ce sont les ruines des stèles au milieu des tombes, les ruines lumineuses. Testaments, témoignages. L'agonie des récapitulations au milieu des dévastations. Explosions, hémorragies. L'accouchement des protestations et réclamations. Bains. Il faut suivre l'enseignement des lynx, peindre les pousses, étendre du saumon, peindre la gestation des murmures d'échanges saumon, répertorier les cheminées, montrer les escaliers. Une coulure de turquoise.
 
 

C'était l'égarement, l'épuisement, le bouleversement, l'évanouissement, la perdition, la damnation, le râle.
 
 

Montrer les ruines avec leurs puits et caves.
 
 
 
 

15) L'illumination
 
 

C 'était hier, c'était cette nuit, c'était ce matin, c'était il y a quelques instants; c'était dans l'éternité du temps qui passe et c'est toujours là.
 
 

Eclats. Peindre aussi les surprises, l'illumination des haines et révoltes, les gravats, les labyrinthes.
 
 

Pourquoi, fasciné, dans l'atelier, ces ruines de donjons avec leurs brèches, ces rayons, ces chaleurs, cette illumination dans les stupeurs et torpeurs? Il faut peindre pour peindre. Vous ne m'éviterez pas. Il faut peindre. Alors, sur la toile, créneaux, tours, ruines avec leurs fosses et geôles, lassitudes, abandons. Il faut peindre inlassablement l'agonie avec ses angoisses et étouffements, renifler les vacances pour peindre la brume. Peu à peu tout parle.
 
 

C'étaient les couleurs de l'arc-en-ciel, celles des regards, des chevelures, des vins, des chevaux, des iris et des roses.
 
 

C'est l'illumination des ouvertures et des amours, l'illumination inlassable. Une touche de bistre. Grilles, stèles. Les ruines avec leurs tombes et cheminées. Bouleversements, révolutions. L'agonie avec ses désespérances et testaments. Insultes. Larmes. Il faut suivre l'enseignement des anges, peindre l'accouchement avec ses rires et explosions, étendre de l'indigo, peindre des baisers indigo, balbutier des révélations.
 
 

C'étaient les notes de la gamme, la carte des vins, l'archipel des cristaux, le chant des oiseaux, l'éventail des langues, l'atlas des étoiles, les fantômes des opéras.
 
 

Montrer l'illumination de l'apocalypse en tous ses éclats. Une coulure d'ivoire.
 
 

C'était hier.


 
 
 

RETOUR DU BURKINA FASO

(l'Afrique intime)

pour Pierre Leloup
 1 Au bout d'une piste effacée
 
 

Vestiges d'une baraque incendiée. Quelques planches dans la poussière avec un fil métallique déroulé qui servait sans doute à délimiter un enclos. Y a-t-il eu bagarre ou foudre? Le feu n'avait pas grand chose à se mettre sous ses dents rouges lumineuses. Elles ont rongé tout cela comme la carcasse d'un animal mort de sécheresse, découpant artistement çà et là comme des graphiques ou des signatures. Une pluie violente est venue lessiver, laissant des flaques sur son passage, où viennent boire les corbeaux et chacals déçus de ne trouver d'autre nourriture. Les ornements de la vie difficile et paisible d'antan marquent de leur sceau la stèle précaire qu'une nouvelle tempête enfouira bientôt, bouteille à message obscur abandonnée sur la mer d'ocre.
 
 
 
 

2 Regards à la croisée des langues
 
 

La forêt dévastée vient s'effondrer jusqu'aux faubourgs. Les cavaliers contraints de chercher plus au nord ont abandonné leurs boucliers de parade, préférant se charger d'ustensiles modernes plus légers. Des gosses les cueillent au cours d'interminables randonnées pour les proposer aux marchands de curiosités dans le quartier des ambassades. Les hurlements de fauves malades dérangent à peine les cocktails-parties dans les salons décorés de trouvailles aux meilleurs prix et de produits caractéristiques de la nation représentée. Les ventilateurs brassent les amabilités, les potins, les pointes, les accents, les vocabulaires. On évoque des problèmes dans les régions frontalières toujours incertaines, des catastrophes écologiques et climatiques à propos desquelles il convient de garder son calme et de ne rien exagérer. Un froissement dans les jardins provoque une minute de silence.
 
 
 
 

3 L'arc a perdu ses flèches
 
 

Le carquois vide est pendu à un clou sur le mur. Cela fait des mois que l'on cherche une nouvelle corde, mais ceux qui savaient en fabriquer, doivent avoir changé de résidence. Le vieil édenté qui se tenait au coin du marché aux drogues, n'a pas reparu depuis des semaines. On aura bientôt oublié son nom, et quand on annoncera sa mort, on ne saura plus de qui il s'agit. Les intérêts ont changé, les contraintes aussi. Chacun veut sa petite échoppe: coiffure, mécanique, mobilier, tailleur. On espère conduire son automobile, même si on aime toujours caresser les chevaux; mais ils sont si loin. Le seul moyen de conserver un peu de la vie qui dépendait de ces armes, de cette chasse, l'odeur de l'enfance, l'héritage des soirées sans électricité, serait de peindre et raconter, de proposer des pièges temporels aux coins des rues bruyantes et vagues.
 
 
 
 

4 Après l'explosion
 
 

Etait-ce la porte d'un blockhaus ou celle d'un palais? Militaires harassés ou cils délicieux sous des voiles qui se soulèvent? Véhicules blindés ou dromadaires à palanquins? La mâchoire de la crise en a détaché un morceau, l'a recraché sur le talus avec un grognement de lassitude. Archéologues du temps présent, apportez toute votre sollicitude à notre reconstitution. Prenez vos outils les plus délicats, utilisez vos techniques les plus subtiles pour détacher les feuillets de ce livre brusquement imprimé par le malheur, palimpseste aussi fragile que ceux que vous exhumez dans les tombes des anciens millénaires, encore plus précieux, passeport pour le nouveau, pour y espérer un coin de calme où continuer nos fouilles, notre lecture et notre bricolage d'un avenir plus sûr avec les ruines des précédents.
 
 
 
 

5 Les cornes de l'envol
 
 

Taureau à plumes, laisse-moi serrer tes fanons dans mes poings, embrasser ton encolure pour que tu m'emportes dans les labyrinthes de l'espace et par fureur experte, par délicatesse brûlante, en faire sauter tous les verrous: mur du son, mur de la lumière, murs de la croissance et de la crise! Nous soulèverons des tonnes de vieux papiers, de vieux tessons, de vieilles peaux; nous provoquerons un typhon dans les administrations et bibliothèques pour déterrer, sous les strates de l'erreur, la pépite, l'indice, la clef, l'anthracite philosophal, le fil d'Ariane, la rouille d'éternité, l'enfance de l'art.
 
 
 
 

6 Le diapason sauvage
 
 

Justesse perdue. Comme notre oreille était sensible quand nous écoutions l'herbe pousser, avant le tempérament de nos clavecins et les tempêtes de nos transistors! Que de détroits de silence il nous faudra traverser pour retrouver la différence entre les froissements des feuilles selon les essences, l'individualité du vol des oiseaux-mouches et des déclarations des diverses fauvettes! Heureusement des appareils de plus en plus menus et précis nous servent de loupes acoustiques, et l'on nous les incorporera de plus en plus, car notre destinée, c'est de devenir des machines avec des pièces entièrement nettoyables, réparables, remplaçables, récupérables. Nous aurons à peine le temps de nous en rendre compte et nous nous retrouverons avec une peau métallique inaltérable que nous n'aurons plus besoin de protéger par des vêtements, orner seulement dans les forêts repeuplées, rajeunies dont nous taillerons, grefferons, marierons, différencierons les individus pour les faire participer à nos pistes d'envol afin d'explorer gammes et spirales.
 
 
 
 

7 Un rectangle de nuages
 
 

Le ciel s'est pris au piège d'un morceau de tôle mouillé par l'orage. Des trouées turquoise nagent parmi les roseaux. Des cabochons de moisissure veloutée maintiennent les couleurs de l'aurore au milieu de l'après-midi. Serpents et lézards nous aident à tordre les barreaux de notre cage pour aspirer l'élixir d'écoute dans cet abreuvoir inattendu. Les grondements du tonnerre s'éloignent. On les distingue à peine du ronflement fiévreux des camions sur la route ravinée, percée, effondrée qui mène jusqu'à la frontière avec ses escales de stations d'essence à tables bancales sous des auvents de paille. Un haut-parleur se remet en marche en crachotant des refrains que les jeunes gens de chez nous serinaient il y a une vingtaine d'années. Il fait bon s'asseoir et regarder les ronds de mousse monter sur les verres à moutarde avant de reposer la bouteille de bière assez fraîche qu'un jeune garçon vient d'apporter en s'essuyant le front avec le dos de son poignet.
 
 
 
 

8 Histoire de tissus
 
 

Flots de raphia, lais de lianes, tresses de fibres de palmier autour de notre corps comme autour de leur tronc, toiles de chanvre et de lin. Voici le coton: ses houppes blanches couvrent déjà des hectares plus ou moins irrigués devant l'horizon de montagnes chauves. On le plonge dans des cuves d'indigo en le nouant régulièrement pour former cercles et moirures, ou on l'enfouit dans l'ocre ou le charbon de bois humide pour le piétiner, l'inonder comme avec de l'encre et de l'ombre, marquant avec de la cire et de la bougie chevrons ou croix qui luisent doucement sur le fond de riches ténèbres. Les toisons des moutons, chèvres ou dromadaires fournissent la matière d'épais feutres qui pourraient servir de toitures, avec des crins de cheval ou des lanières de cuir pour les coudre bout à bout en houppelandes, couvertures et tapis. Usé, déchiqueté, pilonné, dissous, mêlé de sciure, cendre et détergents, tout cela se déposera sur des tamis pour former des feuilles de papier de diverses épaisseurs, transparences, teintes, granulations, sur lesquelles nous pourrons étancher en écriture et peinture le sang multicolore de nos blessures fraîches.
 
 
 
 

9 L'écu du mécanicien
 
 

Pour se protéger contre les escarbilles et les éclats tranchants, il s'est forgé un bouclier de fonte et d'acier muni d'un masque pour les combats les plus violents. Tiges tordues, lames brisées tiennent en respect la monstrueuse machine qui renâcle, grince, regimbe et lance des flammes. Avec sa masse il lui enfonce clous et rivets. Avec son chalumeau-scalpel il la découpe et la suture, la cicatrise à l'aide de pansements d'étain. Avec sa ponceuse il l'étrille et polit. Avec ses pistolets il l'asperge et lessive, recouvre de laques et vernis. Alors la Méduse à explosions détend ses ressorts, se couche sur ses pneus ruisselants, ronronne avec ses essuie-glaces et allume ses lanternes pour examiner complaisamment pare-chocs et pare-brise dans le miroir que lui tend ce nouveau Persée. Il ne lui reste plus qu'à la faire parader dans les rues de la ville en liesse.
 
 
 
 

10 Fragment d'horizon
 
 

Il a fait si sec que l'espace a claqué. Une écaille de ciel s'est détachée avec un morceau de terre. Après quelques instants d'une plongée vertigineuse dans les abîmes interstellaires, heureusement les lèvres se sont rapprochées, la continuité s'est refaite presque comme si de rien n'était. Il restait pourtant cette plaque fichée en pleine brousse, tellement attirante que des dizaines, des centaines d'employés municipaux, d'artisans, de manoeuvres ont tenté de s'en emparer, la saisissant, la secouant, l'attachant, la couvrant, avec précautions d'abord -car on sentait bien la fragilité-, puis avec fureur -car rien n'y faisait. On pouvait la toucher; elle avait la taille d'une porte simple. Elle s'est brisée, fondue, tordue, volatilisée. Il n'en reste que la nostalgie qui se répand de baraque en baraque; c'est que jamais on n'avait pu voir l'horizon de si près. Tous ceux qui sont capables de marcher, depuis les jeunes enfants titubant jusqu'aux vieillards les plus las, tracent inlassablement des lignes sur les murs et le sol.
 
 
 
 

11 Le heurtoir du capricorne
 
 

De l'accouplement d'un bouc et d'une bufflesse était né un arbre qui avait poussé ses racines à l'extrémité de l'enclos, tétant sa mère qui revenait le nourrir chaque jour, par des suçoirs jaillissant au milieu des touffes d'épines et de crins laineux. Bientôt il a dépassé tous ceux de la forêt, produisant des fruits à yeux globuleux qui surveillaient les troupeaux et les protégeaient contre tous prédateurs, sécheresses, inondations, épidémies. Des anneaux ligneux mobiles claquaient pour appeler chevriers et bouviers; des rainures suintaient d'eau mielleuse; des branches s'abaissaient en planches avec barreaux d'échelle pour permettre l'accès aux étables de cette arche de Noé enracinée. Les anciens grimpaient jusqu'aux plus hautes fourches pour lire commodément les conseils des constellations. Un jour, le village devenant faubourg, un bulldozer l'a arraché sans que le conducteur s'en soit presque aperçu. On l'a débité en rondins qui se sont révélés inutilisables pour l'entreprise, car ils suintent interminablement d'un liquide poisseux rouge sombre. Les sorciers se les sont arrachés clandestinement car cette liqueur permet de renouveler la vigueur des hommes et de rendre aux femmes une poitrine conquérante.
 
 
 
 

12 Le chevalet des ronces
 
 

Que d'efforts pour nettoyer les sillons sur lesquels nous essayons laborieusement de faire pousser des lianes durables afin d'en fabriquer les claies de nos murs et de nos toits que nous enduirons de glaise peinte! Chaque matin de nouvelles épines s'insinuent pour nous blesser les mains et les pieds. Malgré les poignées de paille dont nous nous protégeons pour les arracher, nous revenons dans nos baraques écorchés et purulents et nos femmes nous pansent avec de la résine. Nous formons de grandes meules avec ces maudites branches de folie, pour les brûler, mais leur fumée elle-même est vénéneuse. Il nous faut parcourir la campagne avec des gongs pour avertir tous les voisins d'avoir à se calfeutrer comme nous pendant près d'une semaine avant leur lente extinction. Nous recueillons alors leurs cendres multicolores pour les appliquer sur des rectangles de bois ou de toile en dispositions séduisantes, que nous vendons très cher à nos ennemis qui les suspendent imprudemment dans leurs salons à lustres de porcelaine, rideaux de dentelle et conditionnement d'air, où ils émettront sournoisement des vapeurs enivrantes qui les feront revenir sur presque toutes leurs décisions, distribuer leur fortune et partir sur les pistes.
 
 
 
 

13 Le crâne de l'oiseau-tisonnier
 
 

On croit maintenant que c'est lui l'origine de la légende du phénix. Tout incendie le fascine. Il pique entre les flammes pour extraire élégamment des braises qu'il dispose en anneaux autour de ses oeufs. Il les couve de cette façon. Une sécrétion huileuse garantit son bec contre toute brûlure. Evidemment les établissements humains l'attiraient avec leurs foyers. Nullement farouches les couples laissaient les enfants de la maison leur faire boire de la bière, et même à leurs petits, ce qui les faisait chanter et surtout multiplier les acrobaties dans leurs vols. Il y avait en général un nid au bord de chaque cheminée, ce qui était considéré de bon augure. Les progrès du gaz d'éclairage et surtout du butane qui leur est mortel, les ont fait fuir jusqu'en des régions de plus en plus désertiques où les combustions sont rares. C'est donc une espèce en voie de disparition. Les jardins zoologiques n'ont pas su les acclimater. Certains gardiens ont l'intelligence de leur allumer des petits feux dans leur cage, mais ils les regardent tristement comme s'il s'agissait d'une illusion, et se laissent mourir sans plus songer à la procréation. On trouve parfois leur squelette sur le sable, mais en général il tombe en poussière dès qu'on le touche. C'est donc un trophée rarissime que les amateurs de curiosités ornithologiques se disputent à coups de tableaux de maîtres.
 
 
 
 

14 Les emblèmes de la tribu
 
 

Il y avait autrefois trois sociétés dans la nôtre: les bâtisseurs qui vivaient dans les villages, en même temps éleveurs et cultivateurs, qui auraient amplement suffi s'il n'y avait pas eu la menace extérieure aussi bien des fauves que d'autres tribus plus turbulentes; les guerriers qui vivaient dans des châteaux et passaient leur temps à chasser dans la brousse les félins, pillards, patrouilles de reconnaissance ou d'infiltration. Par représailles ils allaient parfois conquérir de nouveaux territoires dont ils répartissaient les habitants en bâtisseurs et guerriers, leur imposant leurs langues et coutumes. Comme ces gens d'armes rentraient souvent en piteux état de leurs expéditions, il y avait aussi les soigneurs qui vivaient dans des campements mobiles pour lesquels des terrains étaient prévus près de chaque village et de chaque château. Leur rôle principal était en fait d'empêcher que les guerriers, dans les temps d'accalmie, tournent leur agressivité contre les bâtisseurs ou des châteaux frères. Les soigneurs accouraient au moindre symptôme d'agitation pour chanter et représenter d'interminables récits de batailles qui empêchaient les explosions réelles. Ainsi pendant des siècles avons-nous réussi à vivre en bonne intelligence grâce à notre diversité.
 
 
 
 

15 Le gong du soir
 
 

A l'horizon passent les rayures de la pluie, les rayons du cuivre, les volutes des feux de brousse et les fumées des âtres, les tourbillons de poussière levés par le vent. Après la torpeur les muezzins, les bastringues et les cloches se réveillent avec les oiseaux. Une frénésie d'écriture s'empare des adolescents. Toute surface leur est bonne: le papier, bien sûr, mais il est rare, l'écorce des arbres, les murs de terre ou de béton, les tôles des camions, les poteaux des fils électriques, lambeaux d'étoffes ou de plastique. Et tous les instruments aussi: bidons troués pour l'eau ou la peinture fluide, pinceaux, rameaux de charbon de bois, les doigts et les mains, les pieds et les fouets, les pistolets, couteaux, silex, aiguilles. En toutes dimensions ils laissent des messages mi-injurieux mi-énamourés aux jeunes filles qu'ils n'osent pas aborder, suppliques et outrages aux gens de la police et de l'armée, aux magistrats et politiques, aux ministres des religions, aux anges, dieux, démons, esprits des bois, à tous ceux qui devraient savoir lire entre les lignes, dans la nuit qui tombe, de quoi leur demain sera fait.
 
 
 
 
 
 

16 Paysage urbain
 
 

Les fenêtres de la maison d'en face ne donnent pas sur des salles, mais sur un patio envahi d'herbes folles où sèche le linge et où, le soir, sont parfois organisés des dîners à grillades avec force boissons gazeuses, vin de palme, whisky et transistors. Soudain tout se tait. Restent seulement la rumeur de la circulation, le grésillement des graisses et le chant de quelques oiseaux. Alors s'élève une vieille voix rocailleuse qui raconte un voyage en Europe dans sa lointaine jeunesse: les camions militaires, l'embarquement dans une soute, les montées sur le pont pour respirer l'air du large, se nettoyer des odeurs de moisissures et vomissures, l'arrivée à Marseille, la traversée de la ville, la gare, le train avec ses escarbilles, le paysage qui défilait avec des vignes et clochers, une autre gare, une caserne, le défilé du 14 juillet avec, en récompense, la montée jusqu'au premier étage de la tour Eiffel. Les enfants posent des questions, ne parviennent pas à croire certains détails. Il n'y avait donc pas d'avions alors? Pas de chambre des députés dans les palais du centre-ville? On boit à la santé des survivants puis des générations futures. Les stridences reprennent et les couples se forment pour danser.
 
 
 
 

17 L'âge des rongeurs
 
 

On avait beau reboucher, calfeutrer; les volets devenaient dentelles. Cela, on arrivait encore à le supporter; il suffisait de les changer assez souvent. Mais quand les termites mutants ont commencé à creuser dans les murs de pierre ou de béton pour y déposer leurs énormes oeufs, faisant de nos demeures les leurs, nous avons d'abord essayé de détruire nous-mêmes ce que nous avions édifié avec tant d'efforts; mais les insectes n'en avaient cure, les ruines leur convenant tout aussi bien que les maisons debout. Aux dernières nouvelles ni le métal, ni le verre ne leur résistent. Inutile de parler des plastiques ou papiers dont ils font des orgies pendant leurs fêtes aux équinoxes et solstices. Les organisations internationales se sont émues, nous ont proposé de bombarder nos anciennes villes et fait quelques exemples malgré nos avis. Les fonctionnaires n'ont qu'une peur maintenant, c'est que, par l'inadvertance d'un sous-fifre, quelque oeuf vienne à se glisser dans un de leurs buildings et en commence la conquête. La seule solution que nous ayons trouvée, c'est de changer de campement chaque soir. Mais pour combien de temps? Il faudra bien apprendre à vivre en symbiose, guettant leur prochaine mutation qui, espérons-le, fera qu'ils se mettront à lire nos livres au lieu de les dévorer.
 
 
 
 
 
 

18 Provisions de route
 
 

Des bouteilles avec un peu d'eau pour la soif, et quand elles seront vidées, nous en ferons des instruments de musique avec des bâtons pour avertir de notre passage scorpions et serpents. Des morceaux de l'écorce de l'arbre pleureur avec le départ de quelques branches pour leur faire absorber l'eau des flaques rouges afin de la transformer en cette miraculeuse résine qui résiste, après quelques jours de séchage, aux températures les plus élevées. Quelques oiseaux, pattes liées, pour les faire rôtir à l'étape, et dont nous collerons les plumes pour nous confectionner des ailes qui seront longtemps inutilisables et qu'il nous faudra traîner comme des fardeaux jusqu'au moment où elles conviendront à nos épaules, où nous aurons trouvé la falaise d'envol, où nous pourrons enfin prendre de la hauteur pour découvrir, au-delà des murailles de gravats, les entrées des cavernes dont nous ont parlé les anciens.
 
 
 
 

19 L'alène et l'haleine
 
 

De quoi suturer nos voiles en poils de chèvres, fibres de palmiers, écorces d'eucalyptus et de platane, pour assurer la maniabilité de nos radeaux sur les fleuves et lacs. Le chas de cette aiguille est comme un de ces microscopes avec lesquels Leeuwenhoek découvrait les spermatozoïdes, mais ce qu'il nous permet de voir, c'est le temps qu'il fera demain. Sinon nos navigations seraient bien précaires. A chaque point de la couture un petit sifflement jaillit, changeant de hauteur, d'intensité, de timbre selon l'habileté du ravaudeur. Les embarcations se répondent au crépuscule comme des rossignols; c'est en général de cette façon que se contractent les fiançailles. Pour désigner l'acte amoureux, on parle du fil de la conversation.
 
 
 
 

20 Les céramiques du verger
 
 

On a sélectionné les arbres selon leurs facultés de perception. Certains sont plutôt mélomanes et se développent au mieux quand on leur fournit, par enregistrements ou musiciens en chair et en os, tels rythmes ou bouquets de fréquences. Mais les plus recherchés sont ceux qui sont sensibles aux couleurs et les reproduisent dans leurs fruits. On a d'abord remarqué telles variétés de pommes qui mûrissaient vertes pendant presque tout l'été, pour virer au roux en début d'automne, à proximité surtout de hêtres ou d'érables. On a fait des expériences en couvrant le sol de tissus indigo dont furent captés non seulement la teinte mais grossièrement les motifs. Maintenant on préfère semer sur fond de terre des fragments de vaisselles aux tons criards. Les récoltes manifestent désormais des arrangements d'une étonnante variété. Or comme les saveurs, ce que nos laboratoires ont pu démontrer, sont étroitement liées aux couleurs, chaque corbeille est un festin de surprises.
 
 
 
 

21 Machine à décaler les saisons
 
 

Ces combinaisons qui pourraient sembler dues au hasard ou à l'inspiration de quelque artiste de passage, lorsqu'on les découvre individuellement, laissent apparaître une tout autre nature lorsqu'on les retrouve, avec de légères variantes, sur des milliers de troncs d'arbres. Les forestiers noirs interrogés prétendent d'abord ne rien savoir, mais ils vous regardent avec un sourire si narquois qu'on devine qu'ils s'étonnent de votre ignorance ou stupidité. Ils vous montrent alors les différences de maturité entre fleurs et fruits d'espèces similaires. Tel individu est encore en bourgeons; son frère à côté déjà en pleine floraison; des cueilleurs s'affairent autour de cet autre; et ce dernier perd ses feuilles. On parle à mi-voix de canalisations d'influences astrales, telluriques, magnétiques, radioactives; bref on ne sait trop. On voit bien que tout cela, malgré une étonnante précision, reste empirique. Vous imaginez les ressources pour les parcs, mais cela ne peut fonctionner que dans des régions assez chaudes avec une bonne irrigation.


 
 
Sommaire n°10 :
RÉSERVE
L'ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX
MANIERE NOIRE
SOUPIRS D'OUTRE-DEUIL
SUAIRE POUR UNE ODALISQUE
LA VALLÉE DES PRINCES
VÉNITIENNE EN HERBE
EXCLAMATIONS RENVERSÉES
L'ÉCHO DU VENT
A LA PETITE SEMAINE
LA VILLE AUX 3000 TREVES
NOUVELLES PENSÉES SUR LA COMETE
ÉLÉGIE DE LA VACHE FOLLE
BRIBES D'HEURES
LES ORACLES DES BOIS
LES ÉCOUTEURS DU MATIN CALME
NAVIGATEUR
A LA VOLÉE
PROSE
LE PHARE NAUFRAGÉ
L'ÉCOLE DES CACTUS
RETOUR DU BURKINA FASO

 

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