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Table des index
Poésie au jour le jour 24
(enregistré en août 2013)
1Pour conserver les olives
dans l’ombre de nos celliers
qui ponctueront les salades
dans les soirées de juillet
écoutant le rossignol
déployer ses vocalises
entre les gongs et les clochesNos fromages notre miel
tandis qu’abeilles bourdonnent
lançant de nouveaux essaims
à la conquête des ruches
commencées par les humains
ou de creux dans les rochers
les troncs d’arbres ou les ruines
2
Pour entreposer farines
afin d’en faire le pain
que cuiront les boulangers
dans leurs fournils lumineux
comme des seins embrasés
d’où l’on presserait des gouttes
d’un lait doré croustillantNotre levain notre sel
qu’ont cueilli dans le damier
de miroirs de leurs marais
les paludiers impeccables
avec leurs longues cuillers
de bois tandis que les mouettes
tournoyaient d’étonnement
3
Pour protéger notre sucre
extrait des cannes fauchées
savamment cristallisé
qui transformera les fruits
dans les pots de confitures
en des joyaux transparents
délices de nos enfantsLa vanille la cannelle
qui mettront dans la cuisine
un parfum d’explorations
forêts vierges dépliant
leurs volumes de feuillages
ou déserts nous feuilletant
des lexiques d’horizons
4
Pour préserver les onguents
qui protégeront la peau
des petits et des vieillards
des outrages du Soleil
dans les caresses duquel
il rouleront à loisir
sans risque de se brûlerLes brindilles le charbon
qui permettra d’allumer
l’encens lovant ses fumées
dans les travées des églises
et de traverser l’hiver
autour de nos braseros
sans grelotter dans nos chambres
5
Pour étudier les rouleaux
les registres les carnets
où nous inscrivons nos comptes
et nos généalogies
les journaux de nos voyages
émerveillements soupçons
nos souvenirs et projetsLes règles et les crayons
bâtons d’encres et pinceaux
papiers toiles et tessons
pour dessiner paysages
fleurs animaux surprenants
caricatures visions
trajets secrets talismans
6
Pour emmagasiner graines
que nous enfouirons l’automne
dans les sillons préparés
et dont nous surveillerons
la croissance délicate
dans les hasards du printemps
puis la fructificationLes épingles et boutons
qui fermeront nos habits
pantalons ou salopettes
les lacets et fermetures
éclair boucles de ceinture
modelant seconde peau
nous préservant des frimas
7
Pour déguster notre lard
le saindoux toutes les graisses
et dedans foies et magrets
qui nous donneront la force
de voyager dans la neige
escalader les montagnes
naviguer dans la tempêteLes lentilles les pois chiches
le riz les noix les amandes
fruits séchés ou champignons
et des jarres plus petites
clairement étiquetées
pour les épices nombreuses
qui varieront nos repas
8
Pour thésauriser monnaies
d’argent de cuivre ou de bronze
celles d’or passent par d’autres
quelques liasses de billets
serrés par des élastiques
usés froissés déchirés
mais qui circulent encoreQuant aux cristaux et pépites
que nous trouvons dans le sable
après de longs tamisages
nous les garderons pour nous
sans vouloir les échanger
poussière de notre ciel
que nous filtrons dans nos mains
9
Pour observer le mercure
dangereux mais fascinant
venant des vieux thermomètres
qui ne doivent plus servir
mais dont nous brisons la bille
telle une coquille d’oeuf
avec gants et précautionsL’uranium et le phosphore
qui nous permet de marquer
des chemins dans les ténèbres
des cavernes et forêts
et d’inscrire sur les murs
des temples et des prisons
des phrases libératrices
10
Pour classer les coquillages
après les avoir grugés
dont nous voulons travailler
la nacre et l’architecture
en bracelets et couronnes
en incrustations fantasques
sur nos meubles et vaissellesLes serres et les plumages
des oiseaux que nous chassons
avec notre arc et nos flèches
dont nous faisons des coiffures
des plastrons mosaïqués
des manteaux pour les grands froids
des ailes pour nos spectacles
11
Pour accumuler rameaux
de laurier ou les pétales
qui parfumeront nos chambres
les salles de nos festins
escaliers des processions
colonnades esplanades
labyrinthes des amoursLes crinières les toisons
des boeufs musqués et vigognes
des chèvres et des moutons
et les peaux des grands ours blancs
où dormiront nos enfants
en rentrant de leurs écoles
au plus triste de l’hiver
12
Pour admirer les écailles
des tortues et des tatous
des serpents et des lézards
avant de prendre le temps
d’en fabriquer des guitares
des éventails ou reliures
des ornements d’astrolabeLes omoplates les crânes
les vertèbres des oiseaux
les dents des hippopotames
les ongles des éléphants
élytres des scarabées
ailes des chauves-souris
hippocampes et scorpions
13
Pour répertorier tissus
tapisseries broderies
les satins et les velours
gazes tulles et dentelles
étoles chasubles nappes
chlamydes et dalmatiques
châles ceintures et voilesLes pelages les fourrures
ragondins visons hermines
isatis astrakan lynx
dépouillés après leur mort
adoucie le plus possible
par savants vétérinaires
dans des zoos de plaisance
14
Pour faire mûrir nos vins
exactement fermentés
que nous ferons ruisseler
dans nos festins même pauvres
et qui nous débloqueront
dans nos rancoeurs et mutismes
faisant jaillir notre chantLa moutarde le vinaigre
qui rafraîchiront nos plaies
raviveront notre goût
dans l’ennui des soirs pluvieux
révéleront les images
réveilleront nos regards
dans leur douce acidité
15
Pour collectionner bijoux
perles de bois ou de verre
ambre céramique jade
agate opale turquoise
ardoise obsidienne quartz
torsades nielles fleurons
couronnes peignes fibulesEt d’autres pour les poissons
séchés salés ou fumés
ramenés d’expéditions
sur les océans lointains
parmi récifs et baleines
tornades vaisseaux fantômes
sirènes et léviathans
16
Pour répartir les cordages
entre deux explorations
d’un océan dans un autre
cherchant rades et passages
et les anneaux les crochets
pour pouvoir tendre les voiles
profiter du moindre souffleLes alènes les aiguilles
les ciseaux tous les outils
de la couturière avec
les dés et les fermetures
éclair bobines de fil
lacets rubans oeilletons
et les fers à repasser
17
Pour distribuer les couleurs
les tubes pour l’aquarelle
les poudres pour les mélanges
les pinceaux et les couteaux
les peignes et les chiffons
bouteilles bidons d’essence
de térébenthine ou d’huileTandis que tintent glaçons
recueillis sur les névés
comme des fraises de froid
et descendus dans la plaine
à l’intérieur de manchons
de mousse lichen et paille
pour l’hiver en plein été
18
Pour remiser les grelots
qui entoureront nos jambes
pour les danses du solstice
les sistres les maracas
les guimbardes les sifflets
et les bouquets de baguettes
pour tambours et marimbasÉchos enregistrements
des conversations savantes
les chants du vent dans les branches
dans les voiles ou les rues
le clapotement des vagues
sur les coques et rochers
et le réveil des enfants
19
Pour affiner les moments
où semble se dissiper
l’antique malédiction
que diffuse le big bang
et se dessiner l’espoir
d’un arrangement des choses
donnant sur un paradisLes murmures les regards
des animaux et des anges
aperçus au crépuscule
dans les forêts et chapelles
dans les grottes et tombeaux
entre les lignes des livres
et les replis des saisons
20
Pour transformer les douleurs
de tous nos enfantements
les arrachements des arbres
s’effondrant sous la cognée
les crissements des voitures
freinant devant une vieille
pressentiments de nos râlesEn amplifiant notre rire
comme une flamme flottant
sur l’huile dans une lampe
de verre dans la mosquée
ou comme un appel de trompe
que reprennent les échos
tout au long d’un souterrain
LES NOCES ALCHIMIQUES DES LIEUX ET DES YEUX
Une image se couche sur une autre
et nous voyons les étoiles en plein jour
Le mur devient transparent une fissure
s’ouvre dans la falaise où nous nous faufilons
comme des mimis australiens pour assister
à l’installation d’un nouveau décor
pour notre fête au milieu des ruines
le sang des sacrifices tourne en fumée d’encens
les halètements des parturientes
tirent la couverture des marées
puis tout se détend dans l’accord de deux paysages
comme celui de la harpe et du pinson
après une course éperdue
les enfants découvrent des archipels
dans les quincailleries et des cascades
effervescentes dans les supermarchés
les économistes se réveillent de leurs cauchemars
et l’ange du bizarre avec son sourire en coin
leur propose d’ouvrir la fenêtre
sur un siècle d’or respirable
1HAUTE TENSION
Entrez avec précautions dans ce transformateur où le moindre de vos objets risque des aventures qui le mèneront faire le tour du monde, les parapluies surtout qui deviennent barques, tonnelles, auréoles, moulins, champignons, manèges. Si la pluie menace et que vous désirez retrouver le vôtre pour vous protéger, il vaut mieux le laisser dans ce coin du seuil. Mais n’oubliez pas que n'importe quelle pièce de votre vêtement, et je dirai surtout celle pour laquelle vous vous y attendriez le moins, peut ressentir ici l’appel du large.
2
L’INTERRUPTEUR
Quand on abaissait le bouton, le cours du temps se renversait avec accélération. Les écailles de peinture remontaient du plancher, se recollaient; tout redevenait peu à peu lisse et neuf. Puis on descendait d’une couche; on trouvait une autre couleur de plus en plus fraîche, puis encore une autre jusqu’au moment lointain de la construction même, puis d’une destruction antérieure. On ne pouvait guère aller plus loin, car le phénomène ne se produisait qu’à l’intérieur de l’atelier; or le spectateur qui restait à contre-courant, était naturellement obligé de sortir, de temps en temps, pour faire des courses, des visites, des voyages, donc de retrouver le présent coulant plus ou moins lentement dans son propre sens. Il était alors nécessaire et suffisant de relever le bouton pour tout remettre en place et temps. Aujourd’hui tout est interrompu, et les démolisseurs n’y ont vu que poussière.
3
BRICOLAGE
Les boîtes, les outils, les tubes, les projecteurs avec leurs fils, les pots plus ou moins pleins, les pinceaux, les crayons, les bougeoirs, les papiers froissés, les patères tombées, les tiroirs entrouverts, un nid d’objets sur lesquels la poussière n’ose pas se déposer, constitué au cours de longues années par les mouvements d’une main, la délectation d’un regard, alambic pour extraire l’alcool du plus quotidien, athanor pour mûrir l’élixir de patience.
4
ORGANISATION NON-GOUVERNEMENTALE
Venus de tous les côtés des miroirs les objets représentants se sont réunis en séance fragmentaire pour décider d’une inaction commune contagieuse. Le président par intérim agite les cloches dont les échos se propagent dans les souterrains de tous les métros, aussi bien à Paris qu’à New-York, Lisbonne ou Bilbao, faisant se retourner les jeunes gens qui cherchent où ils ont bien pu rencontrer ce sourire qui leur apparaît sur les vitres frémissantes comme un souvenir lancinant. Il hume en sa bouteille un élixir d’échelle, qu’il fait passer ensuite aux députés de tous les archipels pour en remplir leur menue timbale et porter un toast aux inventeurs d’abîmes.
5
CONVERSATION TACITURNE
Côte à côte les fauteuils pour deux amants, pour deux amis, avec les cendriers à long tube, presque jusqu’au sol, l’un sur le bras droit, l’autre sur le gauche, comme si l’un des deux interlocuteurs, des complices, des joueurs, des fumeurs était gaucher; paire ambidextre pour le silence et pour l’écoute, pour la ruse et pour la déjouer, pour la stratégie des rois et des reines, les idées d’ouverture, les renversements brusques, l’ironie des évêques fous, les rires des éléphants-tours, pour la cavalcade et la promenade presque immobiles et la contemplation des fumées et des cendres.
6
INTENSITÉS
Le fil électrique double sort de la planche, passe devant une énorme attache parisienne blanche suspendue par une ficelle qui s’effiloche, puis devant un câble gainé, mord sur la réimpression élégante d’un ouvrage de théorie esthétique du début du siècle passé en amorçant une large boucle qui le fait remonter au long de la planche où il se coince derrière un anneau ou piton, puis sépare ses deux éléments pour tourner autour de l’instrument qui mesurera l’intensité du courant que l’on y fera passer.
7
LE TEMPS SUSPENDU
A cette potence j’accrocherai un anneau de fil de fer pour figurer la tête d’un de mes ennemis, un ou deux grands trèfles en osier prévus pour frapper les tapis afin d’en faire jaillir en nuages toute la poussière que les souliers ont fait pénétrer jour après jour entre leurs poils, mais qui me serviront à inventer des visages de femmes, des rondeurs d’épaules, et d’autres collets mécaniques pour braconner les lapins des rencontres manquées, déviées, inattendues, inespérées, les liens élastiques pour lier la trouvaille, les tuyaux pour transfuser le sang des heures, les fragments de fémur ou de meuble pour articuler les domaines, la trompe pour la chasse au cours des choses, pour ébranler le train du monde, quelques souples miroirs de douceur, quelques rayures et déchirures choisies.
8
LE DIVAN DES ZÉPHYRS
Que n’avons-nous des jambes de rechange, et tout le reste aussi ! Le Manneken-Pis transparent découvre des sensations nouvelles en contemplant le sofa-baignoire dont les roses vont lui lancer leurs pétales et parfums dès que la belle s’éventera. L’Inde médiévale leur prodigue à tous deux des encouragements et des suggestions. Quelques indications de vergues et de cordages suffisent pour gagner le large tandis que les pigeons marchant sur les verrières se transforment en mouettes rieuses.
9
JULIET
Elle n’est que sourire; elle se renverse et s’appuie au mur dans son sourire qui continue sous son foulard, sous sa blouse, qui se faufile dans la marge et sous le passe-partout, traverse le cadre, sinue jusqu’au bout des ongles, ruisselle sur la poitrine et déborde sur la table, brille en cascades, genoux et jupes jusqu’au sol, rejaillit en fontaines, rayons de Soleil et de Lune, phosphorescences, incandescences, aurores boréales, are-en-ciels, parfums de glycines, jasmins et thyms.
10
LE CHARBONNIER DES OMBRES
Les tuyaux mâchonnés permettent la ventilation des foyers où le foin d’Amérique se transforme en ces piliers de fumée qui montrent dans l’Exode le chemin du retour vers un pays que l’on n’avait jamais connu. A travers le trou d’une planche on aperçoit les premiers linéaments d’une terre promise dont les montagnes changent de profil constamment. On sent leur origine humaine, mais ce ne sont point des pyramides; il s’agit de grandes meules noires hémisphériques remplissant les clairières défrichées entre oasis et forêts-galeries pour les fabricants de journaux. Pour tenter de fixer un peu tout cela, il y a certes ce projet un peu blasphématoire d’ériger un monument à la croissance et à la multiplication, que les orages apprivoisés viendront caresser de leurs éclairs. Si l’on n’y réussit pas la Terre entière se creusera de gouffres prophétisés, l’installation prévue en traversées hasardeuses sous la grêle des pierres.
11
A L’ÉCART
On n’a touché à rien. Le papier continue lentement à se déchirer par son seul poids. A part des mouches qui viennent parfois ajouter leurs taches à celles d’antan. Les pinces à linge inscrivent comme une devise au-dessus des flacons, bidons et godets. On ne monte plus ici, sauf quelque visiteur essayant de capter la lumière, disposant ses pièges pour le temps qui passe, sans toucher à rien, comme s’il était en espadrilles, en collant noir, comme s’il était invisible, impalpable, comme si c’était lui le fantôme, hantise aux aguets.
12
AUTREFOIS
Rien n’a changé, mais tout a changé; c’est l’absence. Rouleau, ardoise, ficelles, pipes, lampes, tout est là, même la photographie aux yeux doubles. Le tabouret que l’on vient d’écarter pour se lever. Manipuler, méditer, crayonner, esquisser, monter, examiner, choisir, sécher, effacer, aplanir, hésiter, comparer, décider, essayer, reprendre, reculer, signer. Et la pluie frappait contre les grandes vitres, la porte claquait au retour de quelqu’un, la musique sortait du poste de radio, puis, à la faveur d’un silence, le chronomètre intime définitivement installé et réglé après tant de pauses, développements et révélations, reprenait sa marche, délicatement funèbre.
13
LA NEIGE INTIME
Le plafond s’écaille sur le vélum. C’est comme un arbre qui perdrait ses feuilles, mais au lieu de tomber jusqu’au sol, celles-ci s’accumuleraient à mi-hauteur du tronc comme un nuage captif qui s’assombrirait peu à peu annonçant un orage inévitable dans quelques années, une déchirure, un écroulement, lors de quelque rafale de cloches pour une grande fête ou un grand deuil, sur les tours de l’église.
14
LA PATINEUSE LITTÉRAIRE
A la santé de la femme-stylo laquelle, bien tenue dans la main, permet de tracer sur les pistes du papier les arabesques les plus séduisantes. C’est naturellement une spécialiste de la poésie amoureuse. Il suffit de fixer son esprit sur quelque regard enjôleur, et elle multiplie ses prouesses, rimes, allégories, décrochant aux arbres du dictionnaire les mots les plus savoureux, les plus tentateurs. Si elle est à bout d’encre et qu’il n’y ait pas de fontaine proche pour l’abreuver, qu’à cela ne tienne ! Elle continue son inscription secrète jusqu’à ce que les doigts geignent de courbatures; et l’on se retourne des nuits entières dans son lit à la recherche de ses trouvailles perdues.
15
BOUQUET DE CANNES
Marcher dans les ruelles, sur les pavés la nuit entre les automobiles immobiles aux gros yeux grand ouverts réfléchissant la lumière des réverbères et des enseignes, traverser la place après avoir dîné dans un bistrot bruyant, cliquetis de verres et rires d’amis, tourner autour de la fontaine, longer le portique, poursuivre jusqu’au jardin fermé à cette heure, aspirer une bouffée de senteurs de fleurs d’arbres de l’autre côté des grilles, de plus en plus lentement, de plus en plus pesamment, de plus en plus rêveusement, en s’aidant d’une troisième jambe comme l’homme vieilli du jeune Oedipe répondant à l’énigme du carrefour, trépied humain lançant aux courants d’air ses vapeurs d’oracle amusé.
16
LE MIROIR À TROIS FACES
Quelques cailloux choisis offerts dans une coupe à la triple Diane. Celle du centre est tout à fait capable de vous métamorphoser en cerf bramant comme Actéon si vous la surprenez dans son bain sans avoir auparavant suffisamment célébré ses vertus. A droite clémente, souriante, elle nous propose dans une corbeille au-dessus de sa tête, les mêmes cailloux transformés en pains croustillants. A gauche un bras supplémentaire fleurit pour maintenir un parasol qui nous protégera comme elle. Un énorme coquetier couvert d’écorce de bouleau soutient un oeuf de la taille de ceux des autruches, mais transparent, sans doute celui de l’oiseau-roc qui grandira et forcira, dès son éclosion, pour nous emporter dans les montagnes de la Lune, auprès d’un énorme encrier dans lequel trempe une plume qui paraît être celle d’un faisan - mais qui s’aviserait d’en jurer ? - pour en tirer un interminable fil qui se tresse en dentelles de louanges.
17
LE JUSTICIER
Ce sont des pinces à linge très différentes de celles en plastique dont nous nous servons aujourd’hui, avec leur ressort métallique, ou même de celles de mon enfance, en bois elles aussi. Elles doivent être américaines, peut-être soigneusement polies par les Shakers dans un de leurs villages doucement apocalyptiques. Elles permettent sans doute d’accrocher au pont de l’arc-en-ciel l’épée ou pique flamboyante qui marquera le front des damnés, comme les bovins à la fesse dans un ranch texan, déterminant les propriétaires. Un tel appartient au tyran des avaricieux, au tsar des luxurieux, à l’empereur des paresseux. Mais en négatif les démons redeviennent archanges; les cicatrices fleurissent en étoiles et les anciens vices en vertus nouvelles.
18
UNE ANCIENNE ADRESSE
Un boîtier d’appareil photographique, ou du moins une partie de boîtier, sans doute un viseur de réflex, puis un parasoleil hors d’usage, un étui à lunettes qui n’est plus à la bonne courbure, un blaireau avec lequel à la rigueur on devrait encore pouvoir se barbouiller de savon pour se raser, mais qui certainement a servi depuis longtemps à tout autre chose, à épousseter des objectifs par exemple, et encore de vieux crayons, de vieux élastiques, de vieilles gommes, le verso d’une photo d’avant le déménagement, tout le fond de tiroir du quotidien, la sédimentation de ce qu’on se promet de ranger depuis longtemps, mais qui s’accumule, forme peu à peu un entrelacement inextricable, un terrain de fouilles où chaque coup de pioche fait jaillir un essaim d’étincelles de mémoire.
19
LA PALMERAIE DES REGARDS
Pris par un autre photographe le maître de céans dans la ruelle, devant sa porte ouverte, encadré par le moteur, le pare-brise et les essuie-glaces d’une automobile dont quelqu’un plus versé que moi dans ces matières réussira peut-être à préciser la marque, et qui me fait penser dans cette image à quelque yacht. Plus bas, pris aussi par un autre photographe sans doute différent, le maître de céans beaucoup plus jeune, pipe au bec, à demi-caché par un pèse-lettres hors d’usage qu’un simple chiffon accroché métamorphose en danseuse, en train de peindre le portrait d’un autre sourire; et Juliet, femme-strelitzia, oiseau de feu, sur l’extérieur d’une boîte d’allumettes.
20
LA PYRAMIDE DES ÂGES
Quelque temps plus tard (ou plus tôt, mais je crois bien que c’est plus tard), les lunettes fumées accrochées au bocal de plumeaux ne se sont pas déplacées d’un millimètre, mais c’est une autre boîte d’allumettes que l’on voit, deux à vrai dire, mais comme l’angle n’est pas le même, celle où l’on reconnaît la ruelle transformée était peut-être déjà là (sera peut-être encore là), et les images penchent autrement. Surtout en voici de nouvelles qui cachent notamment celle du groupe surréaliste tardif à Saint-Cirq-Lapopie, dans laquelle on découvrirait sans doute le maître de céans et sa femme-sourire, entre autres encore un autre portrait par un autre photographe sans doute différent des deux premiers, de ce maître de céans plus âgé, pipe en main, béret. Sur une feuille blanche les premières lettres du nom de Juliet.
21
L’ENCRE DE SYMPATHIE
Le petit équilibriste au parasol se penche pour examiner l’écouteur suspendu sous cette espèce d’antenne parabolique attentive à tous les bruits du monde. Les autorités du Conservatoire des Arts et Métiers ont accordé leur médaille d’or à l’inventeur non seulement parce qu’il devait aider les interlocuteurs vieillissants à énoncer du doigt leurs numéros d’appel réciproques, mais aussi parce qu’il annonçait symboliquement l’enregistrement bientôt possible de leurs conversations sur quelque disque, bande ou page, leur apparition quelque jour par le moyen de quelque écran. Ainsi le jus de citron dans les romans policiers des siècles passés attend d’être chauffé pour révéler son message sur la feuille qui semblait vierge; ainsi les entretiens révolus, comme dans l’antre souterrain du roi-Lune, dormiraient dans des réserves électriques inconnues qui attendraient leur Champollion pour remonter au jour.
22
LES DERNIÈRES COULEURS
Pendant des années on avait appuyé sur le tube pour en faire sortir une larme de visibilité à déposer sur la palette, à transporter par le pinceau ou le couteau sur une toile, un morceau de papier, une larme, un concentré de mimosa, de braise ou de pré. Cela devenait de plus en plus dur; il fallait presser avec un morceau de bois pour extraire les derniers accents, rouler finement la queue aplatie. Un jour le blanc, le noir n’ont plus voulu sortir; ils se sont pétrifiés dans leurs sarcophages, gardant leurs secrets.
SOUVENIRS ILLUSOIRES D’UN JAPON TRES ANCIEN
1La réalité dans
la profondeur nocturne
révèle n’être rien
qu’un rêve plus précis2
Le bruit du vent portant
la rosée sur la plaine
me fait ressouvenir
du trèfle sur la lande3
Devant ces pins fameux
pour leur longévité
honte à me souvenir
de mon impermanence4
Pour clair que soit son coeur
les ténèbres y roulent
lorsque le père cherche
comment guider son fils5
Criquet ta sonnerie
d’automne s’est éteinte
trop courte était la nuit
pour suffire à mes larmes6
Triste chant des insectes
dans les roseaux rosée
tombant plus triste encore
d’au-delà des nuages7
Leur arbre protecteur
s’est tordu pour mourir
que deviendront les pousses
de trèfle qui demeurent8
Quel enchanteur pourra
se mettre à sa recherche
pour m’avertir au moins
du lieu de son exil ?9
Comme oiseaux dans le ciel
volant d’une seule aile
comme arbres sur la Terre
partageant une branche10
Même au-dessus des nuages
larmes brouillent la Lune
et quelle obscurité
dans la hutte en roseaux11
Volets clos matin sombre
je n’imaginais pas
que le rêve lui-même
me serait refusé12
Boucles de la jeunesse
sont maintenant nouées
dans ta maturité
quels liens vont résister13
Le noeud d’un coeur expert
tiendra toute la vie
l’accord de nos lavandes
qu’il se maintienne ainsi14
Lavandes ont taché
mes habits en désordre
comme aux plis de mon coeur
nos amours clandestins15
La blessure d’un doigt
ne pourrait compenser
tout ce qui nous sépare
et tout ce qui me manque16
Je sais ce qui me manque
mais tous mes doigts blessés
ne pourraient qu’augmenter
la distance entre nous17
Merveilleuse maison
pour contempler la Lune
jouer de la musique
loin des indifférents18
Le cruel vent d’hiver
arrache toutes feuilles
si je joue de la flûte
serai-je son complice19
Même si elle croule
la haie du montagnard
rosée douce repose
sur les oeillets sauvages20
Sans vouloir diminuer
nulle des fleurs éparses
j’avoue ma préférence
pour les oeillets sauvages21
La rosée sur ma manche
frôlant oeillets sauvages
préfigure tempêtes
avènement d’automne22
Tombe nulle poussière
sur les oeillets sauvages
qui parsèment le lit
où coule notre amour23
L’araignée aurait dû
annoncer ma visite
pourquoi me recevoir
avec cette odeur d’ail ?24
Si nous pouvions rester
toutes les nuits ensemble
que nous importeraient
les puanteurs du jour ?25
Comme preuve d’amour
s’il en était besoin
à ceux qui me demandent
dites ne m’avez vue26
Pourquoi si tôt sonner
les fanfares d’aurore
alors qu’il faut des heures
pour que fonde la glace27
L’aurore s’est levée
mes pleurs coulent encore
à mes cris de tristesse
se mêlent chants de coqs28
Je veux rêver encore
mon rêve de la nuit
sinon ma solitude
gémira d’insomnie29
Comment trouver remède
à ma désespérance
je ne puis plus rêver
car je ne puis dormir30
Je me suis égaré
dans la lande aux genêts
trop inaccoutumé
à leurs métamorphoses31
Ici sans être ici
gisant dans ma cabane
je voudrais m’effacer
comme un genêt changeant32
Genêt tu m’apparais
dans la lande aux mirages
mais dès que je m’approche
je ne te trouve plus33
Veillant dans la nuit
soupirant le jour
jamais le printemps
n’eut si peu de fleurs34
Sous l’arbre dépouille
d’une sauterelle
robe qui me reste
d’une femme aimée35
Aussi transpercée
ma robe que celles
des pêcheurs le soir
aux rives d’Isé36
La rosée sur l’aile
d’une sauterelle
au milieu des feuilles
ainsi sont mes pleurs37
Dans tout l’univers
où trouver racine ?
ma seule patrie
c’est un campement38
Il me faut demander
à la dame lointaine
le nom de cette fleur
brillant si blanc là-bas39
Pourquoi demanderais-je
à qui est ce visage
si brillant dans le soir
scintillant de rosée40
Je voudrais que ma mère
puisse vivre mille ans
et qu’il n’y ait jamais
d’adieux définitifs41
Approchez-vous un peu
et vous pourrez savoir
à qui est ce visage
si obscur dans la brume42
Sans vouloir avoir l’air
de chercher fleurs nouvelles
comment ne pas cueillir
cette belle de jour ?43
Impatient de plonger
dans la brume au matin
semblez indifférent
aux fleurs de ce jardin44
Le bienheureux saura
nous guider sur la voie
quand nous engagerons
pour toutes vies futures45
Si lourd est le fardeau
que je porte avec moi
comment formulerais-je
des voeux pour l’avenir ?46
Le gens d’autrefois
les surprenaient-ils
ces chemins d’aurore
si nouveaux pour moi ?47
Si Lune se méfie
des monts qu’elle rencontre
est-elle condamnée
à errer par les eaux ?48
Hasardeuse rencontre
sur le bord du chemin
fait ouvrir cette fleur
dans la rosée du soir49
Plus longtemps que la
patiente rivière
des oiseaux patients
vivra mon amour50
Ce visage brillait
dans la rosée du soir
mais j’étais ébloui
par les rayons rasants51
Suis fille d’un pêcheur
je n’ai pas de maison
je vis parmi les algues
qui ne redisent rien52
Nomment certains pêcheurs
ces herbes c’est ma faute
vous les donne en pleurant
sans pouvoir vous haïr53
Quand les nuages du soir
ressemblent aux fumées
d’un bûcher funéraire
le ciel semble plus proche54
Le temps s’en va vous ne
me demandez pourquoi
ne vous demande rien
voilà ma solitude55
Si vide qu’elle fût
la légère dépouille
me donnait le courage
d’affronter les ténèbres56
C’est moi qui les ai liés
ces roseaux sur le toit
je viens leur reprocher
leur mauvaise apparence57
Longues les racines
pour barrer les eaux
plus longues encore
mes nuits inutiles58
Si doucement que le
vent murmure aux roseaux
le dessous de leurs feuilles
est raidi par le gel59
Pleurant je noue ce lien
qui sera dénoué
dans le monde inconnu
où nous irons un jour60
Ce souvenir que je
désirais conserver
jusqu’à nos retrouvailles
mes larmes l’ont rongé61
A l’automne les ailes
des sauterelles tombent
je retrouve ma robe
et ne puis que pleurer62
Tandis que l’un s’en va
je dis à l’autre adieu
je ne sais leurs chemins
c’est la fin de l’automne63
Vont-elles ces herbes tendres
grandir sans que la rosée
qui se retient de tomber
rebondisse vers le ciel ?64
Va-t-elle se disperser
avant que vienne l’été
la rosée dont a besoin
l’herbe tendre pour pousser ?65
L’errance du vent descend
des collines terminant
mon rêve répondent larmes
à ces voix frôlant les eaux66
Vos manches sont trempées
les nôtres sont séchées
nos coeurs sont apaisés
lavés par la montagne67
Je vais dire à mes amis
de la cité hâtez-vous
de venir goûter les fleurs
le vent peut vous précéder68
Il ne fleurit qu’une fois
tous les trois siècles mes yeux
qui ont pu s’en rassasier
méprisent les cerisiers69
Ma porte montagnarde
s’est ouverte une fois
sur une fleur splendide
qu’on n’avait jamais vue70
Ayant rencontré
un soir une fleur
la brume refuse
l’appel du matin71
Il nous faut vérifier
si la brume amoureuse
du soir peut refuser
les appels du matin72
Je voudrais demeurer
près des fleurs des montagnes
car tout ce qui m’importe
s’y trouve emprisonné73
Aussi rapidement
que l’orage d’automne
a dispersé les fleurs
vous m’avez oublié74
Redoutant les dégâts
de l’orage nocturne
à l’aube ai vérifié
l’état de mes pruniers75
S’il est vrai que mon coeur
a quelque profondeur
comment le comparer
à cette haute source ?76
Si rares sont les rêves
en ces nuits disloquées
celui-ci pourra-t-il
me métamorphoser ?77
Si je m’engloutissais
dans le plus vil des rêves
mon nom parviendrait-il
à survivre sans honte ?78
La montagne brumeuse
réfléchie dans la source
brumeuse mais en moi
il n’y a plus de brume79
Cherchant à suivre l’appel
de la grue qui fait son nid
le bateau plat s’est perdu
dans les pièges des roseaux80
Comme le bateau plat
retrouvant son canal
je me vois revenir
constamment vers chez vous81
Je voudrais vous apporter
la lavande sur la lande
qui sait si bien emmêler
ses affectueuses racines82
Les vagues qui sont venues
cueillir les herbes cachées
doivent-elles retourner
se dissoudre dans la mer ?83
Les herbes du bord de mer
ont été mal inspirées
de suivre l’appel des vagues
les menant on ne sait où84
En secret seul je me hâte
vers le lieu de nos rencontres
tant d’années sont écoulées
j’y suis toujours enfermé85
Bien que je semble perdu
dans les brumes de l’aurore
quand je passe votre porte
je ne puis que m’arrêter86
Si vous ne pouvez aller
alors franchissez la porte
elle n’est faite que d’herbe
et ne s’opposera pas87
Si épaisses les herbes
couvertes de rosée
que je ne puis trouver
celle que j’ai laissée88
Je ne sais ce qui peut
vous faire soupirer
ni quelle est donc cette herbe
que vous cherchez en vain89
Je soupire à son nom
bien que je ne l’ai vue
je soupire en voyant
ces lavandes galantes90
Nous avons quitté
le palais ensemble
mais la pleine Lune
garde ses secrets91
La Lune répand
ses rayons partout
tant pis pour le mont
qui lui fait de l’ombre92
Si souvent votre silence
m’a condamné au silence
mon espoir est qu’un espoir
se mette à parler pour vous93
N’ayant aucun moyen
d’imposer le silence
mon unique réponse
sera donc un silence94
Le silence est l’aîné
de la plupart des mots
benjamin le mutisme
ne peut que nous frustrer95
Il vaudrait bien mieux me dire
que vous ne me supportez
l’incertitude m’empêtre
dans ses toiles d’araignée96
Le soir n’a dissipé
la tristesse des brumes
et maintenant la pluie
vient tout désespérer97
On attend dans mon village
que la Lune vienne ouvrir
les sombres nues autrement
terrible sera la nuit98
Au soleil du matin
les glaçons du toit fondent
pourquoi ma glace intime
ne peut les imiter ?99
Mes larmes ont trempé
mes manches comme si
la neige du matin
m’avait couvert la tête100
Comme la fameuse
montagne des pins
chaque jour la pluie
vient tremper mes manches101
Les jeunes sont nus
et les vieux ont froid
les sanglots glacés
piquent les narines102
Quel que soit le temps
toujours mes deux manches
toujours sont trempées
froides comme vous103
Moi qui n’aime pas
le rouge pourquoi
me suis-je laissée
tacher de safran ?104
Chère neige s’il te plaît
ne tombe pas aujourd’hui
car ne pourrait plus sécher
mon oreiller plein de larmes105
Cette robe incarnat
impeccablement teinte
qui voudrait la souiller
irréparablement ?106
Les nuits sans vous
l’une après l’autre
et ces habits
nous séparant107
Ce matin nous attendons
le premier chant des fauvettes
annonçant du même coup
l’arrivée de l’an nouveau108
Avec le printemps voici
d’innombrables chants d’oiseaux
qui disent tout est nouveau
sauf moi qui deviens plus vieux109
Regardant lors de la fête
vos robes immaculées
je crois franchir dans un rêve
de longues steppes de neige110
L’écarlate sur un nez
certes ne nous charme guère
même si on la recherche
sur les rameaux du prunier111
A travers le mouvement
onduleux dansant des manches
ne pouviez-vous deviner
la tempête dans mon coeur ?112
De ces manches de Chine
comment en dire un mot
chacun des mouvements
m’ayant atteint le coeur ?113
Quel fardeau traînons-nous
d’une vie antérieure
pour être condamnés
à cette solitude ?114
Triste à voir son enfant
triste à ne pas le voir
le coeur de père ou mère
nage dans les ténèbres115
Cet oeillet vous ressemble
sauvage comme vous
cueilli dans la rosée
puis trempé de mes larmes116
Cet oeillet quel dommage
qu’il vous fasse pleurer
mais il ne changera
rien dans mon attitude117
Je sais que quand l’oeillet
sauvage fleurira
sur le bord de la haie
je penserai à vous118
Vous cachez-vous comme l’algue
couverte par la marée
que malgré tous mes soupirs
je vous vois si rarement119
Je voudrais que vous n’ayez
sentiment de trop me voir
comme les pêcheurs d’Isé
toujours dans les mêmes algues120
Si piétinées fanées
que soient ici les pousses
si jamais vous venez
régal pour le poney121
Si m’étaient destinées
vos pousses de bambou
je craindrais concurrence
de vos autres poneys122
L’herbe est si piétinée
qu’aucun poney ne vient
la brouter nul valet
ne vient pour la faucher123
Pour dire que ce buisson
est son gîte pour l’été
le coucou s’est décidé
à commencer sa chanson124
Pourri comme le pilier
qui soutient encor le pont
tandis que je pense à vous
les années rongent mes os.125
Tandis que la pluie fait rage
tout autour du pavillon
où j’attends en vain au sec
je suis trempé de mes larmes
126Tu veux que l’on répande
ton surnom par le monde
ainsi tu le provoques
par cet habit voyant127
Si par ces vêtements
je me ridiculise
que dira-t-on des tiens
flamboyants dans l’été ?128
Mes robes cramoisies
je les cache aux regards
désirant conserver
le secret de ma vie129
Je ne vous dirai rien
sur ce que je ressens
vagues venues ensemble
ensemble sont parties130
Je ne me plaindrai pas
de la fureur des vagues
mais du mauvais accueil
que m’a fait le rivage131
Pour n’être point tancé
d’avoir pris votre prise
je vous retourne intacte
la ceinture indigo132
J’ai vu que vous preniez
la ceinture indigo
mais vous voulez aussi
le corps qu’elle enserrait133
Rumeurs aussi touffues
qu’algues par les pêcheurs
rassemblées mais tant pis
car nous nous aimons tant134
Fleuve je n’en sais rien
à toutes les questions
pouvant nous concerner
ne répond que ton nom135
Je la vois disparaître
par derrière un brouillard
et tâte mon chemin
dans mon obscurité136
Si cette fleur était
comme les autres fleurs
alors nulle rosée
n’embrumerait mon coeur137
La brume sur la Lune
enchante notre coeur
tard la nuit nulle brume
sur ce qui nous unit138
Rien ne peut rivaliser
avec la Lune brumeuse
au printemps atténuée
sans que nul nuage la cache139
Si la solitaire allait
disparaître en la distance
iriez-vous la réclamer
clamant son nom sur la lande ?140
Je voudrais bien savoir
à qui est ce logis
scintillant de rosée
avant le vent bavard141
Pour la première fois
soudaine solitude
quand disparaît la Lune
dans le ciel de l’aurore142
Si mes rameaux n’étaient
que de race commune
insisterais-je tant
pour que vous les voyiez ?143
Les fleurs de cerisier
perdues dans la montagne
souriront quand les autres
seront déjà fanées144
Errant dans la montagne
je voudrais voir la Lune
que j’ai bien aperçue
mais si brièvement145
Seulement les novices
restent à contempler
le ciel quand le croissant
de Lune a disparu146
Un lointain aperçu
de la froide rivière
de purification
que devient ma tristesse147
Arrêtez-vous parmi
les bambous de la rive
votre cheval y boive
que je puisse vous voir148
Je voudrais devenir
nombreux comme les algues
dans la mer insondable
et ses milliers de brasses149
Océan si profond
mais comment mesurer
tandis qu’il va et vient
sans jamais s’arrêter150
Inconstante liane
aux feuilles en coeur
qui m’as invité
puis abandonné151
Inconstante liane
de nos rendez-vous
ouverts à chacun
d’où qu’il soit venu152
Liane de nos liens
tes coeurs sont menteurs
rien de tes promesses
ne s’est accompli153
Mon coeur est devenu
semblable à ces canots
de pêcheur qui tressaillent
sans cesse et sans repos154
Dégringolant la voie
de l’amour en trempant
mes manches parvenant
jusqu’aux champs de la boue155
Vous plongez seulement
dans des eaux peu profondes
et moi je disparais
prise par le bourbier156
Dans le puits de la montagne
j’ai découvert si peu d’eau
que j’ai pu mouiller mes manches
mais non me désaltérer157
Je noue l’ourlet de ma robe
pour y tenir prisonnier
ce fantôme de moi-même
qui divaguait dans les nues158
Ces nuages seraient-ils
la fumée qui s’échappe
de son bûcher pour faire
battre si fort mon coeur ?159
Même les herbes folles
suivent certaines lois
ainsi je prends racine
aux puits les plus profonds160
Que nous resterait-il
de notre bien-aimée
s’il n’était cet enfant
qu’elle nous a laissé161
Nous allons nous venons
comme de la rosée
la rosée de ce monde
ne devrait nous leurrer162
En plus il a fallu
qu’il nous quitte en automne
saison qui fait pleurer
même pour ceux qui restent163
Semblable à la pluie
où dans cet orage
dois-je regarder
pour la découvrir164
C’est tempête dans mon coeur
les nues où je discernais
son visage bien aimé
sont maintenant emportées165
Les oeillets qui persistent
dans la haie de l’hiver
font revenir l’automne
disparu dès longtemps166
A les voir de nouveau
dans la haie dévastée
mes manches de nouveau
sont trempées par mes larmes167
J’ai connu tant d’automnes
désolés mais jamais
mes larmes n’ont coulé
autant que cette nuit168
Maintenant que les brumes
d’automne sont parties
c’est au plein de l’orage
que je dois vous chercher169
Auprès de l’oreiller
du disparu je pleure
voudrais l’accompagner
ne puis me détacher170
La poussière s’amasse
sur le lit déserté
mais le mien est trempé
rosée de solitude171
Pendant nombreuses nuits
comme nous avons ri
des rideaux qui devaient
nous tenir séparés172
Encore une fois
nouveaux vêtements
pour le nouvel an
larmes pour l’ancien173
En ce nouvel an
tout devrait changer
pourtant mêmes larmes
coulent de mes yeux174
Mon coeur est persistant
comme ce camélia
qui signale l’entrée
de votre sanctuaire175
Nul arbre ne signale
l’entrée de ce refuge
et surtout pas le cèdre
de l’hospitalité176
Pensant vous retrouver
au milieu des prêtresses
j’ai poursuivi l’odeur
de l’arbre consacré177
Pour trouver ma maison
au pied de la montagne
cherchez donc les deux cèdres
qui vous accueilleront178
Les adieux dans l’aurore
sont mouillés de rosée
dans ce ciel automnal
plus triste que jamais179
O criquets de la lande
nul besoin par vos chants
d’augmenter la tristesse
de cet adieu d’automne180
Madame la prêtresse
dans vos divers domaines
si vous pensez encore
pensez encore à moi181
Si un seigneur céleste
nous observe ici-bas
il aura remarqué
l’expression de mon mal182
La rage du tonnerre
piétinant tempêtant
même ne parviendrait
à séparer nos corps183
Le passé est le passé
je voudrais n’y plus penser
mais je ne puis dissiper
la tristesse qui demeure184
Vous m’avez rejeté
sur le sable pourtant
quatre-vingts fois les vagues
reviendront vous mouiller185
Nul n’ira vérifier
si les quatre-vingts vagues
auront laissé la marque
par vous prophétisée186
Je la vois s’approcher
ô brouillards de l’automne
cette fois ne fermez
la porte des rencontres187
Le pin qui nous donnait
asile se dessèche
et la fin de l’année
fait tomber ses aiguilles188
Claires comme un miroir
eaux gelées de l’hiver
vous ne reflétez plus
celle que nous aimions189
Comme au plein de l’hiver
disparaît le murmure
des sources congelées
ils se sont évanouis190
On dit que c’est à l’aurore
qu’on est le plus fatigué
mais c'est alors que mes larmes
recommencent à couler191
Vous me dites ces langueurs
vont-elles jamais finir
tristesses de mon amour
je ne vous veux pas de fin192
S’il se trouve d’autres jours
comme celui-ci alors
il me faudra vous pleurer
pendant trois transmigrations193
C’est vous-même la raison
du fardeau que selon vous
nous devrons tous deux porter
dans une prochaine vie194
Je ne suis en ce monde
que pour voir mes malheurs
augmenter je recherche
les rebords des falaises195
Dans une cabane aussi
périssable que rosée
il m’a fallu vous laisser
les quatre vents me déchirent196
Malmené par le vent
comme sur les roseaux
la toile d’araignée
imprégnée de rosée197
Peut-être que les dieux
ne veulent que j’en parle
mais je pense aux cordages
sacrés de l’autre automne198
Un autre automne que
voulez-vous dire quel
ramassis des cordages
sacrés de nos secrets199
N’y a-t-il pas moyen
de remonter le temps
le rouler dérouler
comme écheveau de laine ?200
Feuilles d’automne qui
tombent de la montagne
lointaine sont brocards
portés dans les ténèbres201
Neuf fois se sont levées
nuées entre nous deux
c’est encore au-delà
qu’est notre clair de Lune202
Lune d’automne même
Lune d’un autre automne
cruels sont les brouillards
qui me cachent ta vue203
Jours d’anxiété jours
d’agitation un coup
de vent et puis un autre
mais nul signe de vous204
Ne sont ondées d’automne
ces larmes que je verse
dans mon désespéré
désir de vous revoir205
L’anniversaire encore
du dernier adieu quand
dans quelle neige un jour
pourrons-nous nous revoir206
Tous ces mois sans lui
tristesse aujourd’hui
semble ramener
les jours d’autrefois207
Involontairement
j’attends dans le silence
avez-vous attendu
aussi longtemps que moi208
Mon coeur est avec elle
dans le pur clair de Lune
et pourtant avec vous
dans ce lieu de détresse209
Bien que j’aie abandonné
cet insupportable monde
mon coeur demeure avec qui
s’y trouve encore empêtré210
Traversées d’embruns
mes manches sur l’île
des pins comme celles
des ramasseurs d’algues211
Les vagues arrivent
encore vers l’île
alors que la nef
au loin disparaît212
Fameux pins de l’île
où sont les pêcheurs
les plus distingués
comment vous revoir ?213
Voici le premier lys
en ce printemps ma fleur
n’est pas moins surprenante
et pas moins distinguée214
La plante dont vous parlez
a fleuri brièvement
à l’aurore s’est ouverte
pour périr aux pluies d’été215
De retour à la haie
où il chanta si peu
le devoir du coucou
est de chanter encore216
N’est-ce pas ce coucou
que nous avons connu
mais sous ce ciel de pluie
comment s’en assurer217
Le village où les fleurs
d’oranger se répandent
favorise la traque
des souvenirs perdus218
Les fleurs des orangers
sous les toits vous emportent
jusqu’à un paradis
oublié par le monde219
Nous parlions du passé
comment s’en doutait-il
le coucou a chanté
de sa voix d’autrefois220
Au parfum des fleurs d’orange
en attendant le printemps
on retrouve les senteurs
des vêtements d’autrefois
221Feux des brûleurs de sel
m’attendant sur la rive
fumerez-vous autant
que ceux des charbonniers ?222
Plus loin s’en va le jour
de sa disparition
quand vous quittez les cieux
où ses fumées s’en furent223
Je pars en mon exil
en ce miroir pourtant
quelque image de moi
restera près de vous224
Si quand vous me quittez
votre image me reste
quelque consolation
soignera ma douleur225
Quel refuge trouverai-je
quelle cave dans ces rocs
pour être débarrassé
des nouvelles de ce monde226
Ces manches étroites
dans le clair de Lune
conserve l’éclat
dont je ne me lasse227
Une nuit la Lune
luira de nouveau
sur cette maison
malgré ces nuages228
Dans ma méditation
me semblait que la Lune
déposait sur mes manches
des larmes de pitié229
Échoué sur les fonds
de ce fleuve de larmes
je ne puis plus vous voir
d’autres gouffres m’attendent230
L’écume de ce fleuve
de larmes va bientôt
disparaître devant
les sables des rencontres231
Disparu celui
que j’avais servi
et disparaîtra
celui que je sens232
Le pire de ma peine
devrait être passé
mais il me faut quitter
tous les enfants du monde233
Coiffés de vigne vierge
menais votre cheval
maintenant cette haie
me porte à blasphémer234
Abandonnant ce monde
de misère je laisse
mon nom aux bons offices
du dieu qui rectifie235
Et comment me voit-il
j’ai beau lever les yeux
la Lune se dérobe
au-delà des nuages236
Quand pourrai-je revoir
sous mes rudes haillons
les fleurs qui m’embaumaient
dans les rues de la ville ?237
Rapidement les fleurs
tombent fin de printemps
mais je sais qu’à nouveau
ma ville embaumera238
Au moins pour cette existence
nous pouvons nous engager
aussi nous avons juré
de ne plus nous séparer239
Je donnerais ma vie
sans en avoir regret
si cela retardait
notre séparation240
J’en ai peur plus lointain
le lieu de mon exil
que ceux qu’on nous décrit
par-delà l’océan241
Profonde nostalgie
pour ce que j’ai laissé
comme j’envie les vagues
de revenir sans cesse242
Les brouillards montagneux
isolent ce village
ancien est-ce le ciel
qui veut le protéger ?243
Salées d’embruns nos manches
sur la grève et les vôtres
aux abris des pêcheurs
sur les îles d’attente244
Si quelqu’un voulait
savoir où je suis
dites que j’essuie
les algues d’une île245
Tant de larmes provoque
notre séparation
que le niveau du fleuve
risque de déborder246
Sur l’île des sapins
languis incorrigible
mais à quoi rêve-t-elle
cette brûleuse d’algues ?247
En l’archipel d’attente
nonne brûle ses algues
en nourrissant son feu
des bûches du chagrin248
La femme du pêcheur
voudrait cacher les feux
d’où elle extrait le sel
mais la fumée l’étouffe249
Exposée aux embruns
sur cette grève qu’il
compare donc sa manche
à celle de mes nuits250
Imagine sur l’île
dans les embruns violents
les pêcheuses d’Isé
rassemblant leur varech251
La mare se retire
sur la rive d’Isé
laissant coquilles vides
du plus petit espoir252
Avec la dame d’Isé
nous aurions pu éviter
les pires des tourbillons
sur les plus humbles bateaux253
Combien de temps écume
imprégnant bois flottés
devrai-je contempler
ce rivage en détresse254
Les mousses de mémoire
pèsent sur les rebords
du toit et la rosée
alourdit nos mouchoirs255
Les vagues sur la grève
comme gémissements
et les vents messagers
de ceux qui se désolent256
Si ces oies rejoignaient
ceux que mon coeur désire
leurs cris moins tristement
feraient vibrer les cieux257
Je ne sais pas pourquoi
ces oies en migration
m’apportent souvenirs
de ce qu’elles n’ont vu258
Ces oies qui s’en vont
par-delà les nuages
ont su tout quitter
mais moi je ne puis259
Si triste que soit
leur cri dans leur vol
les oies se consolent
avec leurs amis260
Je me réconforte
contemplant la Lune
éclairant aussi
ma cité perdue261
Ce vêtement n’apporte
pas seulement regrets
ses manches sont mouillées
de larmes d’affection262
Tendue puis détendue
tel mon coeur agité
la corde du koto
se calme en son point d’orgue263
Si vraiment votre coeur
est comme cette corde
vous passerez la grève
sans que nul vous entende264
Mon coeur tel un navire
chassé en haute mer
répond au moindre souffle
et l’on n’y pourra rien265
Je n’aurais jamais pensé
vous quitter pour ces déserts
j’étais pris comme un poisson
par votre ligne ou filet266
Les paysans alentour
entretiennent leurs feux d’algues
tandis que les citadins
délaissent leurs amitiés267
Ne m’a mené nulle part
ce voyage à travers nuages
à ma honte vois la Lune
aller toujours son chemin268
Cris de pluviers dans l’aurore
apportent le réconfort
à celui qui se réveille
dans un lit de solitude269
Me reviennent les plaisirs
des grands seigneurs de la cour
et des coiffures fleuries
dont le jour est revenu270
A quelle équinoxe enfin
reverrai-je mon village
je voudrais suivre les oies
revenant à leur départ271
Triste comme les oies
quand il leur faut quitter
leurs logements d’hiver
je reviens vers la cour272
Regardez-moi du ciel
grues dépassant les nuages
je suis immaculé
comme le plus beau jour273
Solitaire cri des grues
qui traversent les nuages
disparus les compagnons
qui volaient à leur côté274
Errant abandonné
dans une immensité
dont je ne connais rien
poupée perdue en mer275
Le poney du Tartare
cherche toujours le nord
les oiseaux de l’Annam
nichent au sud de l’arbre276
Vous les huit cents myriades
de dieux m’aiderez-vous
car vous savez fort bien
que je suis innocent277
Les vents de vos rivages
parviennent jusqu’ici
chaque retour des vagues
ravive mon chagrin278
Sans la main protectrice
du Seigneur de la mer
l’assaut des huit cents vagues
nous aurait engloutis279
Un bateau de pêcheurs
émergeant de ces vagues
nous tenant enfermés
c’est un heureux présage280
Encore plus loin
sur cette autre plage
pensant à la ville
ne pense qu’à vous281
Ile de lointaine écume
image de mon chagrin
comme tu m’apparais proche
cette nuit au clair de Lune282
Ile dans le clair de Lune
surnommée lointaine écume
du haut de ces monts brumeux
soudain tu sembles si proche283
Connais-tu toi aussi
la tristesse des nuits
seul avec tes soucis
sur ce lointain rivage ?284
Dans son lit de fortune
le voyageur s’agite
les herbes les plus douces
ne le consolent pas285
Cherchant dans les cieux muets
n’ai-je pas aperçu
une lueur du jardin
que l’on m’avait promis ?286
Elle contemple aussi
les cieux où vous cherchez
puissent-ils accorder
ses pensées et les vôtres287
Ma résolution
de garder pour moi
ce que m’inspirez
s’est évaporée288
Involontairement
il me faut demeurer
discret sur mon chagrin
car nul ne s’en soucie289
Comment pourrait-il être
involontairement
discret votre souci
envers une inconnue ?290
Je me demandais
si même par jeu
pourrais me passer
de vous ne l’ai pu291
Si seulement je pouvais
montrer à qui saurait les
goûter ces fleurs cette Lune
cette nuit m’aurait sauvé292
Cheval de nuages
peux-tu m’emporter
dans le clair de Lune
pour la retrouver ?293
Celle à qui vous parlez
pour toujours dans la nuit
ne saurait distinguer
le rêve et le réveil294
Ce n’était qu’un balayage
par la brosse du pêcheur
rameau de pin maritime
puis la marée du regret295
Le jour où je serai
infidèle à mes voeux
que la vague engloutisse
la montagne d’Attente296
Naïveté sans doute
que nos engagements
car des vagues inondent
la montagne d’Attente297
Même si nous devons
nous quitter quelque temps
la fumée de ces feux
d’algues nous unira298
Des pensées qui couvent
comme des feux d’algues
sur la grève à quoi
bon demander plus ?299
Un mot sans y toucher
le son d’un koto pour
y noyer mon chagrin
qui ne pourra finir300
Ne changez pas la tonique
de ce koto car moi-même
ne changerai jusqu’au jour
où j’en rejouerai pour vous301
Les vagues du reflux
s’affligent de quitter
ce rivage m’afflige
de rester là sans vous302
Vous partie cette hutte
couverte de roseaux
va crouler je voudrais
partir avec les vagues303
J’ai fait pour vous cette robe
que les embruns ont mouillée
si cela vous déplaît trop
vous pouvez la refuser304
Prenez cette robe-ci
qu’elle puisse vous parler
de ces journées innombrables
dans ces trop rares années305
Dégoûté de la vie
salé comme un poisson
pourtant ne me résous
à quitter ce rivage306
J’ai pleuré en quittant
ma cité au printemps
à l’automne je pleure
en quittant ce rivage307
Pour moi-même oublié
je n’ai point de souci
mais pour qui m’a voué
longue fidélité308
Perdu sur la mer
pendant des années
tel l’enfant sangsue
jeté par les dieux309
Les parents de la sangsue
s’étaient rencontré derrière
ce cèdre où nous oublierons
la raison de nos adieux310
Les brouillards je me demande
s’ils continuent le matin
à s’élever sur la rive
où je fus seul tant de nuits311
Un navire de ces rives
une fois vous apporta
des nouvelles de certaine
dont les manches sont trempées312
Vous ne devriez pas
vous plaindre car mes manches
sont restées détrempées
depuis votre missive
SOUVENIRS
ILLUSOIRES D’UN JAPON TRES ANCIEN
(texte mis au point pour le livre)
I1
La réalité dans
la profondeur nocturne
révèle n’être rien
qu’un rêve plus précis2
Le bruit du vent portant
la rosée sur la plaine
me fait ressouvenir
du trèfle sur la lande3
Devant ces pins fameux
pour leur longévité
honte à me souvenir
de mon impermanence4
Pour clair que soit son coeur
les ténèbres y roulent
lorsque le père cherche
comment guider son fils5
Criquet ta sonnerie
d’automne s’est éteinte
trop courte était la nuit
pour suffire à mes larmes6
Triste chant des insectes
dans les roseaux rosée
tombant plus triste encore
d’au-delà des nuages7
Leur arbre protecteur
s’est tordu pour mourir
que deviendront les pousses
de trèfle qui demeurent8
Quel enchanteur pourra
se mettre à sa recherche
pour m’avertir au moins
du lieu de son exil ?9
Comme oiseaux dans le ciel
volant d’une seule aile
comme arbres sur la Terre
partageant une branche10
Même au-dessus des nuages
larmes brouillent la Lune
et quelle obscurité
dans la hutte en roseaux11
Volets clos matin sombre
je n’imaginais pas
que le rêve lui-même
me serait refusé12
Boucles de la jeunesse
sont maintenant nouées
dans ta maturité
quels liens vont résister
II
13
Le noeud d’un coeur expert
tiendra toute la vie
l’accord de nos lavandes
qu’il se maintienne ainsi14
Lavandes ont taché
mes habits en désordre
comme aux plis de mon coeur
nos amours clandestins15
La blessure d’un doigt
ne pourrait compenser
tout ce qui nous sépare
et tout ce qui me manque16
Je sais ce qui me manque
mais tous mes doigts blessés
ne pourraient qu’augmenter
la distance entre nous17
Merveilleuse maison
pour contempler la Lune
jouer de la musique
loin des indifférents18
Le cruel vent d’hiver
arrache toutes feuilles
si je joue de la flûte
serai-je son complice ?19
Même si elle croule
la haie du montagnard
rosée douce repose
sur les oeillets sauvages20
Sans vouloir diminuer
nulle des fleurs éparses
j’avoue ma préférence
pour les oeillets sauvages21
La rosée sur ma manche
frôlant oeillets sauvages
préfigure tempêtes
avènement d’automne22
Tombe nulle poussière
sur les oeillets sauvages
qui parsèment le lit
où coule notre amour23
Comme preuve d’amour
s’il en était besoin
à ceux qui me demandent
dites ne m’avez vue24
Pourquoi si tôt sonner
les fanfares d’aurore
alors qu’il faut des heures
pour que fonde la glace
III
25
L’aurore s’est levée
mes pleurs coulent encore
à mes cris de tristesse
se mêlent chants de coqs26
Je veux rêver encore
mon rêve de la nuit
sinon ma solitude
gémira d’insomnie27
Comment trouver remède
à ma désespérance
je ne puis plus rêver
car je ne puis dormir28
Je me suis égaré
dans la lande aux genêts
trop inaccoutumé
à leurs métamorphoses29
Ici sans être ici
gisant dans ma cabane
je voudrais m’effacer
comme un genêt changeant30
Genêt tu m’apparais
dans la lande aux mirages
mais dès que je m’approche
je ne te trouve plus31
Veillant dans la nuit
soupirant le jour
jamais le printemps
n’eut si peu de fleurs32
Sous l’arbre dépouille
d’une sauterelle
robe qui me reste
d’une femme aimée33
Aussi transpercée
ma robe que celles
des pêcheurs le soir
aux rives d’Isé34
La rosée sur l’aile
d’une sauterelle
au milieu des feuilles
ainsi sont mes pleurs35
Dans tout l’univers
où trouver racine ?
ma seule patrie
c’est un campement36
Il me faut demander
à la dame lointaine
le nom de cette fleur
brillant si blanc là-bas
IV
37
Sans vouloir avoir l’air
de chercher fleurs nouvelles
comment ne pas cueillir
cette belle de jour ?38
Impatient de plonger
dans la brume au matin
semblez indifférent
aux fleurs de ce jardin39
Si lourd est le fardeau
que je porte avec moi
comment formulerais-je
des voeux pour l’avenir ?40
Les gens d’autrefois
les surprenaient-ils
ces chemins d’aurore
si nouveaux pour moi ?41
Si Lune se méfie
des monts qu’elle rencontre
est-elle condamnée
à errer par les eaux ?42
Hasardeuse rencontre
sur le bord du chemin
fait ouvrir cette fleur
dans la rosée du soir43
Plus longtemps que la
patiente rivière
des oiseaux patients
vivra mon amour44
Ce visage brillait
dans la rosée du soir
mais j’étais ébloui
par les rayons rasants45
Suis fille d’un pêcheur
je n’ai pas de maison
je vis parmi les algues
qui ne redisent rien46
Nomment certains pêcheurs
ces herbes c’est ma faute
vous les donne en pleurant
sans pouvoir vous haïr47
Quand les nuages du soir
ressemblent aux fumées
d’un bûcher funéraire
le ciel semble plus proche48
Le temps s’en va vous ne
me demandez pourquoi
ne vous demande rien
voilà ma solitude
V
49
Si vide qu’elle fût
la légère dépouille
me donnait le courage
d’affronter les ténèbres50
Longues les racines
pour barrer les eaux
plus longues encore
mes nuits inutiles51
Si doucement que le
vent murmure aux roseaux
le dessous de leurs feuilles
est raidi par le gel52
Pleurant je noue ce lien
qui sera dénoué
dans le monde inconnu
où nous irons un jour53
Ce souvenir que je
désirais conserver
jusqu’à nos retrouvailles
mes larmes l’ont rongé54
A l’automne les ailes
des sauterelles tombent
je retrouve ma robe
et ne puis que pleurer55
Tandis que l’un s’en va
je dis à l’autre adieu
je ne sais leurs chemins
c’est la fin de l’automne56
Vont-elles ces herbes tendres
grandir sans que la rosée
qui se retient de tomber
rebondisse vers le ciel?57
Va-t-elle se disperser
avant que vienne l’été
la rosée dont a besoin
l’herbe tendre pour pousser ?58
L’errance du vent descend
des collines terminant
mon rêve répondent larmes
à ces voix frôlant les eaux59
Je vais dire à mes amis
de la cité hâtez-vous
de venir goûter les fleurs
le vent peut vous précéder60
Il ne fleurit qu’une fois
tous les trois siècles mes yeux
qui ont pu s’en rassasier
méprisent les cerisiers
VI
61
Ayant rencontré
un soir une fleur
la brume refuse
l’appel du matin62
Il nous faut vérifier
si la brume amoureuse
du soir peut refuser
les appels du matin63
Je voudrais demeurer
près des fleurs des montagnes
car tout ce qui m’importe
s’y trouve emprisonné64
Aussi rapidement
que l’orage d’automne
a dispersé les fleurs
vous m’avez oublié65
Redoutant les dégâts
de l’orage nocturne
à l’aube ai vérifié
l’état de mes pruniers66
La montagne brumeuse
réfléchie dans la source
brumeuse mais en moi
il n’y a plus de brume67
Cherchant à suivre l’appel
de la grue qui fait son nid
le bateau plat s’est perdu
dans les pièges des roseaux68
Comme le bateau plat
retrouvant son canal
je me vois revenir
constamment vers chez vous69
Je voudrais vous apporter
la lavande sur la lande
qui sait si bien emmêler
ses affectueuses racines70
Les vagues qui sont venues
cueillir les herbes cachées
doivent-elles retourner
se dissoudre dans la mer ?71
Les herbes du bord de mer
ont été mal inspirées
de suivre l’appel des vagues
les menant on ne sait où72
En secret seul je me hâte
vers le lieu de nos rencontres
tant d’années sont écoulées
j’y suis toujours enfermé
VII
73
Bien que je semble perdu
dans les brumes de l’aurore
quand je passe votre porte
je ne puis que m’arrêter74
Si vous ne pouvez aller
alors franchissez la porte
elle n’est faite que d’herbe
et ne s’opposera pas75
Si épaisses les herbes
couvertes de rosée
que je ne puis trouver
celle que j’ai laissée76
Je ne sais ce qui peut
vous faire soupirer
ni quelle est donc cette herbe
que vous cherchez en vain77
Je soupire à son nom
bien que je ne l’ai vue
je soupire en voyant
ces lavandes galantes78
Si souvent votre silence
m’a condamné au silence
mon espoir est qu’un espoir
se mette à parler pour vous79
N’ayant aucun moyen
d’imposer le silence
mon unique réponse
sera donc un silence80
Le silence est l’aîné
de la plupart des mots
benjamin le mutisme
ne peut que nous frustrer81
Il vaudrait bien mieux me dire
que vous ne me supportez
l’incertitude m’empêtre
dans ses toiles d’araignée82
Le soir n’a dissipé
la tristesse des brumes
et maintenant la pluie
vient tout désespérer83
On attend dans mon village
que la Lune vienne ouvrir
les sombres nues autrement
terrible sera la nuit84
Au soleil du matin
les glaçons du toit fondent
pourquoi ma glace intime
ne peut les imiter ?
VIII
85
Mes larmes ont trempé
mes manches comme si
la neige du matin
m’avait couvert la tête86
Les jeunes sont nus
et les vieux ont froid
les sanglots glacés
piquent les narines87
Quel que soit le temps
toujours mes deux manches
toujours sont trempées
froides comme vous88
Chère neige s’il te plaît
ne tombe pas aujourd’hui
car ne pourrait plus sécher
mon oreiller plein de larmes89
Cette robe incarnat
impeccablement teinte
qui voudrait la souiller
irréparablement ?90
Les nuits sans vous
l’une après l’autre
et ces habits
nous séparant91
Ce matin nous attendons
le premier chant des fauvettes
annonçant du même coup
l’arrivée de l’an nouveau92
Avec le printemps voici
d’innombrables chants d’oiseaux
qui disent tout est nouveau
sauf moi qui deviens plus vieux93
Regardant lors de la fête
vos robes immaculées
je crois franchir dans un rêve
de longues steppes de neige94
A travers le mouvement
onduleux dansant des manches
ne pouviez-vous deviner
la tempête dans mon coeur ?95
Quel fardeau traînons-nous
d’une vie antérieure
pour être condamnés
à cette solitude ?96
Triste à voir son enfant
triste à ne pas le voir
le coeur de père ou mère
nage dans les ténèbres
IX
97
Cet oeillet vous ressemble
sauvage comme vous
cueilli dans la rosée
puis trempé de mes larmes98
Je sais que quand l’oeillet
sauvage fleurira
sur le bord de la haie
je penserai à vous99
Vous cachez-vous comme l’algue
couverte par la marée
que malgré tous mes soupirs
je vous vois si rarement ?100
Je voudrais que vous n’ayez
sentiment de trop me voir
comme les pêcheurs d’Isé
toujours dans les mêmes algues101
Si piétinées fanées
que soient ici les pousses
si jamais vous venez
régal pour le poney102
Si m’étaient destinées
vos pousses de bambou
je craindrais concurrence
de vos autres poneys103
L’herbe est si piétinée
qu’aucun poney ne vient
la brouter nul valet
ne vient pour la faucher104
Pour dire que ce buisson
est son gîte pour l’été
le coucou s’est décidé
à commencer sa chanson105
Pourri comme le pilier
qui soutient encor le pont
tandis que je pense à vous
les années rongent mes os.106
Tandis que la pluie fait rage
tout autour du pavillon
où j’attends en vain au sec
je suis trempé de mes larmes107
Je ne vous dirai rien
sur ce que je ressens
vagues venues ensemble
ensemble sont parties108
Je ne me plaindrai pas
de la fureur des vagues
mais du mauvais accueil
que m’a fait le rivage
X
109
Pour n’être point tancé
d’avoir pris votre prise
je vous retourne intacte
la ceinture indigo110
J’ai vu que vous preniez
la ceinture indigo
mais vous voulez aussi
le corps qu’elle enserrait111
Rumeurs aussi touffues
qu’algues par les pêcheurs
rassemblées mais tant pis
car nous nous aimons tant112
Fleuve Je n’en sais rien
à toutes les questions
pouvant nous concerner
ne répond que ton nom113
Je la vois disparaître
par derrière un brouillard
et tâte mon chemin
dans mon obscurité114
Si cette fleur était
comme les autres fleurs
alors nulle rosée
n’embrumerait mon coeur115
La brume sur la Lune
enchante notre coeur
tard la nuit nulle brume
sur ce qui nous unit116
Rien ne peut rivaliser
avec la Lune brumeuse
au printemps atténuée
sans que nul nuage la cache117
Si la solitaire allait
disparaître en la distance
iriez-vous la réclamer
clamant son nom sur la lande ?118
Je voudrais bien savoir
à qui est ce logis
scintillant de rosée
avant le vent bavard119
Pour la première fois
soudaine solitude
quand disparaît la Lune
dans le ciel de l’aurore120
Les fleurs de cerisier
perdues dans la montagne
souriront quand les autres
seront déjà fanées
XI
121
Un lointain aperçu
de la froide rivière
de purification
que devient ma tristesse122
Arrêtez-vous parmi
les bambous de la rive
votre cheval y boive
que je puisse vous voir123
Je voudrais devenir
nombreux comme les algues
dans la mer insondable
et ses milliers de brasses124
Inconstante liane
aux feuilles en coeur
qui m’as invité
puis abandonné125
Inconstante liane
de nos rendez-vous
ouverts à chacun
d’où qu’il soit venu126
Liane de nos liens
tes coeurs sont menteurs
rien de tes promesses
ne s’est accompli127
Mon coeur est devenu
semblable à ces canots
de pêcheur qui tressaillent
sans cesse et sans repos128
Dégringolant la voie
de l’amour en trempant
mes manches parvenant
jusqu’aux champs de la boue129
Vous plongez seulement
dans des eaux peu profondes
et moi je disparais
prise par le bourbier130
Dans le puits de la montagne
j’ai découvert si peu d’eau
que j’ai pu mouiller mes manches
mais non me désaltérer131
Je noue l’ourlet de ma robe
pour y tenir prisonnier
ce fantôme de moi-même
qui divaguait dans les nues132
Ces nuages seraient-ils
la fumée qui s’échappe
de son bûcher pour faire
battre si fort mon coeur ?
XII
133
Que nous resterait-il
de notre bien-aimée
s’il n’était cet enfant
qu’elle nous a laissé ?134
Nous allons nous venons
comme de la rosée
la rosée de ce monde
ne devrait nous leurrer135
En plus il a fallu
qu’il nous quitte en automne
saison qui fait pleurer
même pour ceux qui restent136
Semblable à la pluie
où dans cet orage
dois-je regarder
pour la découvrir ?137
C’est tempête dans mon coeur
les nues où je discernais
son visage bien aimé
sont maintenant emportées138
Les oeillets qui persistent
dans la haie de l’hiver
font revenir l’automne
disparu dès longtemps139
A les voir de nouveau
dans la haie dévastée
mes manches de nouveau
sont trempées par mes larmes140
J’ai connu tant d’automnes
désolés mais jamais
mes larmes n’ont coulé
autant que cette nuit141
Pendant nombreuses nuits
comme nous avons ri
des rideaux qui devaient
nous tenir séparés142
Encore une fois
nouveaux vêtements
pour le nouvel an
larmes pour l’ancien143
N’y a-t-il pas moyen
de remonter le temps
le rouler dérouler
comme écheveau de laine ?144
Le passé est le passé
je voudrais n’y plus penser
mais je ne puis dissiper
la tristesse qui demeure
1C’est entre les cadres
que les murs respirent
dans les labyrinthes
où nous parcourons
l’Histoire de l’Art
parfois en silence
solitairement
mais le plus souvent
dans la grande foule
et le brouhaha
en nous faufilant
entre chevelures
chapeaux larges manches
savants commentaires
lourdes âneries
frottements de pieds2
C’est entre les murs
que viennent chanter
toutes les couleurs
en récréation
coulant s’étendant
se vaporisant
essayant des nuances
et des éclairages
comme des actrices
devant leurs miroirs
mouvements et formes
pont de l’arc-en-ciel
trilles vocalises
vibrant au-delà
du spectre visible
pour nous envoûter3
C’est entre les salles
que les personnages
quittant leurs histoires
vont se rencontrer
pour se raconter
souvenirs projets
et chercher fortune
en vidant les lieux
pour se promener
dans les parcs les rues
les embarcadères
les navigations
mers et continents
ateliers et rêves
les nuages les livres
les autres musées
3aVous ne savez
ce que je suis
vous n’entendez
ce que je dis
vous persistez
dans votre oubli
vous m’enfoncez
dans votre ennuiSi vous osiez
suivre mon pli
persévériez
le jour la nuit
désespériez
riant aussi
franchissant haies
mutisme et cris
vous mènerais
changeant ici
vers les accès
d’un paradis
4C’est entre les âges
que mythes et sites
vont se conjuguer
pour nous emporter
dans les galeries
et les escaliers
de la courte Histoire
pleine de recoins
et de souterrains
quelques millénaires
mais si compliqués
où cherchons en vain
comment respirer
briser la vitrine
du signal d’alarme
ou la clef des champs
Sommaire n°24 :CATALOGUE DE JARRES
LES NOCES ALCHIMIQUES DES LIEUX ET DES YEUX
L’ATELIER DE MAN RAY
SOUVENIRS ILLUSOIRES D’UN JAPON TRES ANCIEN (1)
SOUVENIRS ILLUSOIRES D’UN JAPON TRES ANCIEN (2) et
ENTRE LES CADRES