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Poésie au jour le jour 25

(enregistré en septembre 2013)

Sommaire







AUTOBIOGRAPHIE PRESSÉE
“la qualité est notre métier depuis 1926” (emballage d’orange)

pour Jean-Pierre Thomas
1926-1930

Lumière de Mons-en-Baroeul
le dallage d’un corridor
j’aimais jouer au cuisinier
notre installation à Paris
dans la rue du Cherche-midi

1931-1935

L’exposition coloniale
je commence à jouer du violon
mais ma mère est devenue sourde
je découvre les louveteaux
et la fontaine du Fellah

1936-1940

La guerre qui se rapprochait
le Palais de la Découverte
Évreux Collège des Jésuites
la fuite jusqu’aux Pyrénées
retour dans un Paris désert

1941-1945

Les annonces des fusillades
les étoiles jaunes des Juifs
le froid la faim l’obscurité
l’écoute de la BBC
l’arrivée des Américains

1946-1950

Une licence à la Sorbonne
les oranges d’Andalousie
essayant de faire un métier
de la qualité moi aussi
je m’embarque pour mon Égypte

1951-1955

Après le soleil de Minieh
l’épais brouillard de Manchester
cafés de Saint-Germain-des-Prés
tiens j’ai déjà écrit un livre
et je l’ai même publié
 

1956-1960

J’enseigne la philosophie
l’histoire et la géographie
dans une école de Genève
mariage première fille
et la seconde aux USA

1961-1965

Près des chutes du Niagara
j’envoie vers Paris des pliages
livres de plus en plus bizarres
une année passée à Berlin
nous permet d’oser la banlieue

1966-1970

Je mets les souvenirs en presse
et j’extrais le jus des années
pays de plus en plus lointains
la révolte des étudiants
départ pour le Nouveau-Mexique

1971-1975

On m’invite à venir à Nice
nous découvrons non loin du port
notre maison des Antipodes
encore un an dans le Far-West
et je me retrouve à Genève

1976-1980

Trains de nuit trains de jour avions
j’ai une vie coupée en deux
aussi Paris de temps en temps
car il faut bien suivre les livres
l’écriture se faufilant

1981-1985

La naissance d’un petit-fils
j’étais dans l’ouest du Canada
tandis que dans notre jardin
les oranges les clémentines
emmagasinaient le soleil

1986-1990

Les enfants partent peu à peu
pourquoi rester encore à Nice ?
nous nous installons en Savoie
tout près de mon lieu de travail
après un printemps au Japon

1991-1995

Et puis c’est déjà la retraite
nous faisons notre tour du monde
je me promène avec un chien
la découverte de la Chine
et le courrier va s’amassant

1996-2000

Je désire courir le monde
encore pendant quelque temps
même si c’est plus lentement
si je me sens de l’autre siècle
je suis curieux de celui-ci

2001


 
 
 

L’ÉCOLE DES ALGUES

pour Joël Leick

 
1

 S’étirer s’étaler flotter répondre au moindre vent à la moindre pluie au moindre rayon de soleil
 S’accrocher tapisser les recoins où nichent les poissons qui vous caressent de leurs nageoires moirées
 Se ramifier rivaliser avec les coraux et les arbres imaginer des éventails et des plumes
 Rouler revenir en charriant des coquillages et des déchets morceaux de bois ou de cordages
 Suivre les navires et leurs filets dégouliner en faisant de grands signes quand la grue vous soulève avant de vous laisser plonger
 Transformer les épaves en palais des surprises où les naïades soulèvent nos rideaux de pourpre de bave ou de sève
 

2

 Accumuler l’iode et les protéines pour nourrir non seulement les pêcheurs mais aussi leurs poissons
 Dessiner sur le sable des forêts autour de châteaux en ruines reflétés par des lacs
 Implanter des perruques sur les têtes des rochers perpétuellement shampooinées par la marée
 Gainer amoureusement les câbles transatlantiques d’un fourreau de velours avec dentelles et macramé
 Baiser les étraves mordiller les quilles sauter sur les rames enlacer les hélices
 Vêtir les sirènes enguirlander leurs tresses masser leurs jambes absentes à travers leurs écailles et recueillir leur lait d’écume
 

3

 Tracer sous la Lune de longues arabesques mouvantes que seuls les anges peuvent déchiffrer
 Étendre des lessives sur des prairies palpitantes où des oiseaux se posent en criant
 Tisser des tulles et des étoles des draps et tentures des tapis et bannières
 Broder l’ombre et le miroir imprimer des partitions glauques pour les orchestres des grands fonds
 Dévaler en cascades le long des volcans engloutis grondant avec leurs profondeurs
 Chatouiller la surface tandis que la main de la tempête nous empoigne pour nous rajeunir
 

4

 Filer un son qui se répercute depuis le golfe de Gascogne jusqu’à celui du Mexique et même au-delà du canal
 Articuler sur d’immenses plaines liquides toute une rumeur pour chanter l’émergence d’un archipel nouveau
 Préparer des drogues au fond de nos alambics vivants pour prolonger l’aventure humaine et même celle de la planète
 Inventer des ailes et des échelles pour escalader les nuages et inviter les avions à venir nous retrouver dans nos cavernes
 Dépasser les bornes nous introduire dans les estuaires répandre l’évangile du sel modifier les anciennes espèces
 Jaillir en plein espace avec des fleurs de nacre et d’opale pour séduire les astronautes et les habitants d’autres galaxies


 
 
 
 

LA CÉRÉMONIE DU CAFÉ

pour Jacques Clauzel

 
Autrefois j’ai bu du café
en particulier en Égypte
où j’aimais bien mâcher un peu
le dépôt du fond de la tasse

Aujourd’hui je dois m’abstenir
mais je recherche son odeur
qui ramène une rue d’enfance
où chantait un torréfacteur

Quand je suis allé au pays
où Rimbaud triait du café
j’ai senti la nécessité
de tenter la cérémonie

Près des églises troglodytes
dans l’exaltation du voyage
boire d’une seule gorgée
le café de toute une vie


 
 
 

LES COULISSES DE VENISE

pour Serge Assier
 
1
Il pourrait être son grand-père
touillant le rio de sa rame
menée par des chevaux marins
elle se réchauffe en ses rêves

2
Tout un arpège de chapeaux
sur le clavier des vieux palais
replis des chemises jouant
sur épaules illuminées

3
Le dur travail du gondolier
dont les cheveux sont déjà blancs
n’a pas empêché que le ventre
s’alourdisse sous les rayures

4
Entre les écorces des pieux
on met à sécher la chemise
tandis que s’enfoncent les touches
sur le pédalier des gondoles

5
Sous les guirlandes des lessives
et les suspensions végétales
voguent boîtes à documents
pour administrations locales

6
Les bouteilles d’eau minérale
vont aborder sur les arrières
des restaurants gastronomiques
proposant leurs spécialités

7
Lancer d’une péniche à l’autre
tout ce qu’il faut pour préparer
les salles des expositions
où défileront les touristes

8
On vient livrer les houppelandes
que vont endosser les choristes
exorcisant leur trac avant
la répétition générale

9
Cachés dans des sacs en plastique
les vestiges de nos repas
les chiffons inutilisables
portant le deuil de nos années

10
Ce n’est certes pas le trafic
du Grand Canal qui distraira
le lecteur surveillant le monde
depuis le balcon d’un journal

11
Le cordage a développé
des antennes comme un polype
sous les regards un peu inquiets
des clients du vaporetto

12
Longeant le mur couvert d’affiches
qui sont arrachées peu à peu
après la journée de travail
on se hâte vers un bistrot

13
La cour de la raffinerie
avait besoin d’un nettoyage
herbes et mousses arrachées
on consolide le dallage

14
La loge de Sansovino
sert de refuge aux épuisés
s’interrogeant sur quelque énorme
sarcophage d’une oeuvre d’art

15
Des tréteaux pour aménager
un palais de toile incluant
le palais véritable afin
de lui donner bain de jouvence

16
Des poutres de polystyrène
pour échafauder des palais
d’où ruisselleront des tentures
derrière ténors et divas

17
Des fenêtres pour regarder
le spectacle qu’offre la foule
et des volets pour l’empêcher
de regarder dans nos assiettes

18
Le mur de brique s’entrebâille
comme une porte pour montrer
les pneus de la grande brouette
qui sautent sur les escaliers

19
Sur la pollution des canaux
passe l’eau fraîche emmitouflée
dans des cocons où les reflets
poursuivent leurs métamorphoses

20
Transportant machine à laver
il croise des sacs de ciment
dans ces semaines de relâche
préparant la réouverture

21
La cellule des sept martyrs
de la gauche démocratique
joint son drapeau rouge aux blancheurs
des draps serviettes et chemises

22
Balais de genêt sont enseignes
du nettoyage interminable
sous le regard de l’oratoire
qui bénit le propre et le calme

23
Autour du lointain campanile
qui se dresse comme un crayon
la porte des délabrements
équilibre exclus et vestiges

24
Interdiction de pénétrer
dans le terrain d’entraînement
où sous la flèche d’une grue
jeunes rêvent de championnats

25
Sous la bannière pacifiste
ils ont déposé leurs mitrailles
pour taper dans les pentagones
d’un ballon rond comme la Terre

26
Le soir le projecteur solaire
détache en la rue du milieu
les ombres de deux demoiselles
entre les loges et rideaux

27
En direction des cours de langues
devant l’école grillagée
la mère et la fille trimballent
leur valise pédagogique

28
Près des points d’interrogation
devant la famille studieuse
une coureuse s’insinue
la main du vent dans ses cheveux

29
Sous les ombrages des jardins
une nonne mélancolique
contemple trois jeunes mamans
menant promener leurs enfants

30
Sur le théâtre de la place
le soleil réchauffe les bancs
où les spectateurs s’interrogent
avant de devenir acteurs

31
Au-dessus du col relevé
contre les griffes de l’hiver
elle regarde les pigeons
qui la transforment en archange

32
Tables et chaises retournées
le café Florian fait toilette
pour accueillir les élégantes
au sortir de la Fenice

33
Autour des cafés se disposent
de délicates vanités
les peintures sur les parois
entrent dans la conversation

34
Légèrement effervescente
sur l’épaule de son porteur
cette réserve de jouvence
vaporise les cheveux blancs

35
Inutile d’utiliser
sous le soleil de cet hiver
les passerelles conservées
de la dernière inondation

36
Avec ce luxe de fourrures
on croirait être sur les quais
de la Néva mais l’étalage
nous ramène à L’Adriatique

37
Les éventaires amovibles
sous les arcades du marché
sont les marches d’un escalier
pour escalader les saveurs

38
Soles maquereaux et rougets
font miroiter leurs uniformes
devant l’acheteuse frileuse
qui équilibre son menu

39
Sur l’échafaud de la marée
que de têtes on a coupées
pour proposer tranches et queues
à la méfiante ménagère

40
Patiemment les mouettes attendent
une pause entre deux achats
pour chiper les peaux ou reliefs
et s’envoler avec un cri

41
Devant le peigne des bouteilles
le dispensateur des boissons
consulte dernières nouvelles
rapport à la conversation

42
Il faut des cadres pour les anges
et les masques du carnaval
on glisse entre deux feuilles d’or
une page de quotidien

43
Le chalumeau fait osciller
une grosse goutte de verre
qui va se coller avec d’autres
pour un transparent bibelot

44
C’est sans doute ainsi que jadis
quelque ange alchimiste a formé
avec des plumes et des flammes
le Saint-Graal tellement cherché

45
Toutes les portes refermées
des fours où les feux sont éteints
attendant nouvelle journée
pour nourrir leur gueule embrasée

46
Les opéras de la Russie
les aventures de la Chine
les clefs de la Sérénissime
et flacons d’air de la lagune

47
S’il est dangereux d’approcher
certes plus dangereux encore
de hisser sur la palissade
un compteur à gaz usagé

48
Le pin solitaire protège
une grand-mère bicycliste
suivant son parcours habituel
dans le silence de l’hiver

49
De l’autre côté de l’arcade
un autre barbu considère
l’aquarelle sur le damier
qu’un assistant vient éclairer

50
Entre les paupières du pont
l’oeil de la boue garde les barques
dans le frémissement des cils
qui vont caresser les maisons

51
Quelques carcasses dévoyées
de pontons qui s’étaient rêvés
caravelles quittant les îles
pour découvrir une Amérique

52
Le pédoncule ferroviaire
avec son autoroute liée
d’où l’on voit passer la gondole
comme dans un petit Guardi

53
Une coquille retournée
son noir devenu lumineux
sous des balcons de chalet suisse
avec leurs pots de géraniums

54
A l’embarcadère des couples
le chapeau n’est pas de saison
je voudrais y mettre l’aumône
d’un bouquet de fleurs en papier

(supplément sous la neige)

55
La mer devenue verticale
fait sécher ses ruches d’embruns
aux vitres de l’embarcadère
d’où l’on salue la Salute

56
Minutieux comme un chirurgien
le gondolier lève le suaire
cristallisé pour savoir si
la gondole respire encore


 
 
 
 

LE VOYAGE D’HIVER
(Wilhelm Müller)

adapté pour Stéphane Oskeritzian
 et Solomon Ebere
1
Bonne nuit

Étranger suis arrivé
étranger vais m’en aller
c’était le mai favorable
en sa profusion de fleurs
fille ne parlait qu’amour
maman répondait mariage
sombre monde maintenant
chemin caché sous la neige

Je ne peux dans mes voyages
nullement choisir l’époque
c’est le sentier qui me guide
parmi cette obscurité
paraît une ombre de lune
qui me sert de compagnon
et sur le tapis de neige
j’épie traces de gibier

Pourquoi traînerais-je encore
alors qu’on m’appelle ailleurs
je laisse les chiens errants
hurler au seuil de leur maître
l’amour aime le nomade
c’est Dieu qui l’a décidé
je passe de l’une à l’autre
mon bel amour bonne nuit

Je ne veux gâcher tes rêves
ni déranger ton repos
tu n’entendras pas mon pas
tout doux je ferme la porte
et j’y inscris au passage
mon bel amour bonne nuit
pour que tu puisses bien voir
combien j’ai pensé à toi
 

2
La girouette

Le vent joue avec la girouette
sur le toit de ma belle amie
je l’entends avec ses sifflets
me huer pauvre fugitif

Si j’avais remarqué plus tôt
l’enseigne de cette maison
je n’y aurais jamais cherché
visage de fidélité

Le vent joue comme sur ce toit
avec mon coeur mais en silence
bien naturelles mes souffrances
votre fille est un beau parti
 

3
Pleurs gelés

Pleurs gelés tombent de mes joues
ainsi sans m’en apercevoir
je m’étais donc mis à pleurer

Allons mes pleurs si chaleureux
comment vous cristallisez-vous
comme au matin la rosée blanche

Quand votre source en mon coeur brûle
comme si elle voulait fondre
toute la glace de l’hiver
 

4
Congélation

Disparue sous la neige
la trace de ses pas
elle prenait mon bras
pour franchir la verdure

Je veux baiser le sol
transperçant neige et glace
avec mes larmes chaudes
jusqu’à revoir la terre

Où trouver une fleur ?
où trouver l’herbe verte ?
les plantes semblent mortes
le gazon s’est terni

Ne pourrai-je cueillir
nul souvenir ici
qui me parlerait d’elle
pendant mes accalmies ?

Au coeur paralysé
s’est gelée son image
quand il se dégourdit
la voici qui s’anime
 

5
Le tilleul

A la fontaine par devant
la grande porte est un tilleul
à son ombre j’ai tant rêvé
d’aventures délicieuses

Dans son écorce j’ai gravé
tant de déclarations d’amour
dans le malheur ou dans la  joie
il m’attire toujours autant

Devant de nouveau m’enfoncer
dans des ténèbres étrangères
encore une fois j’ai fermé
les yeux dans son obscurité

Dans le murmure de ses branches
j’ai entendu qu’il me disait
reviens près de moi camarade
pour trouver ta tranquillité

Les vents froids se sont acharnés
à me labourer le visage
ils ont emporté mon chapeau
je ne me suis pas retourné

Maintenant cela fait des heures
que je m’éloigne de ta place
mais j’entends toujours murmurer
près de moi ta tranquillité
 

6
Dégel

Nombreuses larmes de mes  yeux
se sont répandues sur la neige
ses froids flocons avidement
aspirent le feu de mon mal

Quand les herbes veulent germer
il vient leur souffler un vent tiède
se brise la glace en morceaux
et la douce neige se fond

Neige qui connais mes désirs
où t’emmène ton tourbillon ?
suis donc le trajet de mes larmes
tu retrouveras le torrent

Qui te mènera vers la ville
et ses rues de toutes couleurs
si tu sens que mes larmes brûlent
c’est que là vit ma bien-aimée
 

7
Au rivage

Toi qui bavardais si gaiement
ma rivière claire et sauvage
que tu es devenue tranquille
ne murmurant plus nul adieu

Tu t’es couverte d’une écorce
rude et raide paralysée
tu gis laminée dans le froid
en t’étirant le long du sable

Avec une pierre pointue
sur ta superficie je grave
le nom de ma meilleure aimée
les chiffres des jours et des heures

Le jour de son premier salut
celui où suis allé chez elle
tout autour de ce monogramme
je dessine un anneau brisé

Mon coeur dans cette eau prisonnière
ne reconnais-tu ton image
ainsi sous ton écorce dure
demeure l’impétuosité
 

8
Rétrovision

Ça me brûle sous les semelles
marchant même sur neige ou glace
je ne veux pas reprendre souffle
jusqu’à disparition des tours

Je me suis cogné aux cailloux
tant je veux fuir loin de la ville
de chaque maison les corneilles
me jetaient boules et glaçons

Bien autrement m’avait reçu
ville de l’instabilité
à tes fenêtres éclatantes
rivalisaient le rossignol

Et l’alouette les tilleuls
fleurissaient les clairs caniveaux
babillaient deux yeux féminins
brûlaient c’était là ton accueil

Quand me revient cette journée
je voudrais rebrousser chemin
retourner dans mon tremblement
lanterner devant sa maison
 

9 (18)
Le feu Saint-Elme

Dans les ravins les plus profonds
un leurre m’avait attiré
comment j’ai trouvé une issue
ne pèse pas sur ma conscience

Suis un habitué de l’errance
tout chemin mène quelque part
aussi bien nos joies que nos peines
tout est le jeu d’un feu follet

Dans les fissures des torrents
je veux me glisser calmement
tous les fleuves vont à la mer
toutes les passions à la tombe
 

10 (19)
Repos

C’est maintenant que je découvre
à quel point je suis fatigué
l’errance m’avait tenu gai
sur des voies inhospitalières

Mes pieds me demandaient repos
il faisait trop froid pour la pause
le dos ne sentait son fardeau
la tempête aidait mon avance

Dans la hutte d’un charbonnier
j’avais découvert un refuge
mais je ne pouvais me détendre
tant mes blessures me brûlaient

Et toi mon coeur qui dans la lutte
et la tempête était si vif
et si sauvage dans le calme
tu sens ton ver te dévorer
 

11 (21)
Printemps rêvé

Je rêvais de fleurs éclatantes
comme celles du mois de mai
je rêvais de vertes prairies
et des chansons d’oiseaux gaillards

Lorsque le coq m’a réveillé
lorsque mes yeux se sont rouverts
il faisait obscur et glacé
les corbeaux criaient sur les toits

Mais sur les vitres des fenêtres
qui donc avait peint ce feuillage ?
moquez-vous donc de ce rêveur
qui voyait des fleurs en hiver

Je rêvais d’amour et d’amours
d’une jeune fille accomplie
je rêvais de coeurs et baisers
délices à perpétuité

Lorsque le coq m’a réveillé
mon coeur a dû rouvrir les yeux
maintenant solitairement
je pense à ce que j’ai rêvé

Mais si je referme les yeux
mon coeur se remet à sauter
quand les feuilles verdiront-elles ?
quand tiendrai-je ma bien-aimée ?
 

12 (22)
Solitude

Comme un nuage sombre passe
au milieu du ciel serein
quand aux cimes des sapins
râle un souffle languissant

Ainsi je traîne les pieds
en rôdant parmi les rues
traversant la belle vie
solitaire et sans salut

Ah si serein que soit l’air
si léger que soit le monde
quand se déchaînait l’orage
mon malheur était moins lourd
 

13 (6)
La poste

Sonne en la rue le cor de poste
pourquoi mon coeur bat-il si fort ?

Mais la poste n’a rien pour toi
comme tu es serré mon coeur !

C’est qu’il arrive de la ville
où vit mon cher amour mon coeur !

Ose donc aller demander
comment nous y rendre mon coeur ?
 

14 (10)
La tête grise

Mon chef avait grise apparence
mes cheveux tout ébouriffés
j’ai cru être devenu vieux
et cela me faisait plaisir

Mais bientôt tout s’est dégelé
j’ai de nouveau ces cheveux noirs
dont j’ai horreur depuis toujours
et le requiem est bien loin

Des flammes du soir à l’aurore
bien des têtes deviennent blanches
c’est incroyable que la mienne
ne l’ait pu en tout ce voyage
 

15 (11)
La corneille

Une corneille avait quitté
la ville pour m’accompagner
jusqu’à maintenant sans arrêt
elle vole autour de ma tête

Corneille oraculaire oiseau
pourquoi ne veux-tu me laisser ?
aurais-tu déjà désigné
mon corps comme une de tes proies ?

Désormais ne t’éloigne plus
de mon bâton de pèlerin
corneille je voudrais te voir
m’accompagner jusqu’à la tombe
 

16 (12)
Dernier espoir

Ici et là pendent aux arbres
des feuilles de toutes couleurs
devant ces arbres je demeure
souvent dans ma méditation

Si je regarde une des feuilles
mon espoir veut s’y attacher
si le vent s’amuse avec elle
je tremble ce qu’on peut trembler

Si la feuille tombe par terre
tombe aussi l’espoir que j’avais
moi-même je tombe et je pleure
sur la tombe de mon espoir
 

17 (13)
Au village

Hurlent les chiens grincent les chaînes
les hommes dorment dans leurs lits
nombreux rêvent ce qui leur manque
expérimentant bien ou mal

Le lendemain tout se disperse
mais ils ont joui de leur destin
espérant que ce qui leur manque
les oreillers leur donneront

Hurlez encore ô chiens de garde
ne me laissez pas m’endormir
j’ai fini de rêver mes rêves
le sommeil n’est plus que retard
 

18 (14)
Matinée de tempête

L’orage a déchiré
les gris habits du ciel
guenilles alentour
tournent en sombres luttes

Rougeoiements s’insinuent
parmi leurs interstices
cela fait un matin
conforme à mon humeur

Mon coeur voit dans le ciel
l’image de lui-même
rien d’autre que l’hiver
l’hiver sauvage et froid
 

19 (15)
Tromperie

Aimablement un feu follet
danse devant moi je le suis
ici et là prévoyant bien
qu’il me séduira voyageur

Qui est malheureux comme moi
aime succomber à ces leurres
disant qu’après nuit glace horreur
il retrouvera la maison

Où demeure une chère amie
Mais n’ai gagné que tromperie
 

20 (16)
Le poteau indicateur

Pourquoi dois-je éviter la voie
où vont les autres voyageurs
et chercher les sentiers tapis
à travers les rochers neigeux ?

Je n’ai pourtant rien fait encore
que je doive cacher aux gens
quel désir insensé m’oblige
à me réfugier aux déserts ?

Les poteaux sur le bord des routes
indiquent le chemin des villes
dont furieusement je m’éloigne
cherchant le repos qui me fuit

Un seul poteau indicateur
se maintient devant mon regard
celui qui montre le chemin
qui ne connaît pas de retour
 

21
L’auberge

Mon chemin m’a conduit
auprès du cimetière
je me suis demandé
si j’allais y entrer

Les couronnes des morts
pourraient être l’enseigne
menant le voyageur
dans une auberge fraîche

Vous reste-t-il des chambres ?
toutes sont réservées
je suis prêt de tomber
je suis blessé à mort

Aubergiste implacable
vas-tu donc m’éconduire ?
repartons mon bâton
seul compagnon fidèle
 

22
Audace

Neige tombée sur mon visage
il me suffit de la secouer
quand mon coeur parle en ma poitrine
je chante vif et chaleureux

Je n’écoute pas ce qu’il dit
je n’ai pas d’oreilles pour lui
je suis insensible à sa plainte
qui ne concerne que les sots

Courons gaillardement le monde
en dépit de vents et tempêtes
s’il ne nous reste plus de dieu
nous deviendrons des dieux nous-mêmes
 

23
Parhélie

J’ai vu trois soleils dans le ciel
les ai regardés longuement
ils se maintenaient fixement
comme s’ils voulaient me garder

Mais vous n’êtes pas mes soleils
vous brillez pour d’autres que moi
après vous avoir vus tous trois
les deux plus beaux ont disparu

Quand se couchera le troisième
m’accueillera l’obscurité
 

 24
Le vielleux

En bas du village
se tient un vielleux
avec ses doigts raides
vielle tant qu’il peut

Pieds nus sur la glace
branle çà et là
sa menue sébile
reste sans un sou

Nul ne veut l’entendre
nul ne le regarde
et les chiens grognassent
autour du vieillard

Il laisse courir
il ne s’en soucie
il tourne et sa vielle
jamais ne se tait

Merveilleux vieillard
sois mon instructeur
veux-tu pour mes chants
remonter ta vielle ?


 
 
 
 

LE VOYAGE D’AUTOMNE

pour Anne Walker

 
Une brume sur la vallée
une première gelée blanche
un chevreuil cherchant une issue
tandis que les chasseurs approchent
rires de la récréation
car c’était la rentrée des classes
on retrouve les camarades
en examinant les nouveaux

Les montagnes ont endossé
leurs chapes de cérémonie
les vignerons cueillent les grappes
goûtant ce qu’elles deviendront
les poiriers virent au carmin
et leurs fruits tombent sur les prés
les yeux du soleil nous font signe
entre les écharpes du soir

Les villes rouvrent leurs théâtres
les députés vont se rasseoir
dans les arènes discoureuses
les jeunes étudiants furètent
dans les couloirs et librairies
avant d’embarquer pour l’année
universitaire et profitent
des derniers rayons aux terrasses

Harcèlement du téléphone
c’est la saison qui recommence
on veut m’arracher à l’Écart
nous voici compulsant horaires
au lieu de humer champignons
qui jaillissent dans les sous-bois
ou repasser diligemment
quelque leçon de japonais

Le vent fait tournoyer les feuilles
qui se disposent sur les sentes
en composant des cachemires
qui bientôt crissent sous les pas
tandis que l’orgue des ravins
réajuste ses jeux rouillés
auxquels répondent les avions
sur le bourdon des autoroutes

Les fumées montant des jardins
semblent venir d’outre-Atlantique
en nous apportant les odeurs
d’écroulements et de massacres
alors nous guettons les sirènes
et les terreurs de notre enfance
viennent glacer notre retraite
au milieu des brasiers d’érables


 
 
 
 

L’ACTION POÉTIQUE

 pour René Piniès

 
 
     Des tours s’effondrent, des usines explosent, des incendies dans les tunnels, des lancers de grenades dans les parlements des pays les plus calmes; ce nouveau siècle s’annonce mal.

     Que faire ? La solution pourrait-elle être de consommer tant que l’on peut, c’est-à-dire d’acheter de nouvelles voitures au risque d’embouteillages permanents ou de nouveaux téléphones portables pour rendre le bruit et la solitude encore plus difficiles à supporter ? Mais qui nous donnerait l’argent pour cela ? Et surtout qui le donnerait à la grande moitié du monde ? On tourne en rond. C’est un maelström infernal.

     Alors il s’agit d’inventer un nouveau regard, de définir d’autres valeurs, un avenir moins désolant.

     Nous sommes aveugles, il nous faut retrouver des yeux; donc il nous faut des peintres, et non pas ceux de la consommation, dont les cotes s’envolent brusquement pour être soutenues ensuite à bout de bras par les banques jusqu’à leur prochaine faillite.

     Nous sommes sourds; donc il nous faut des musiciens, et pas seulement des chanteurs de charme plus ou moins “vache” dans les stades.

     Nous sommes paralysés; il nous faut retrouver des mains et des pieds : il nous faut des danseurs et pas seulement des sportifs que les clubs se rachètent comme des chaînes de supermarchés; il nous faut des artisans qui nous façonnent des ouvrages et pas seulement des techniciens qui nous inondent de produits.

     Nous sommes muets; il nous faut retrouver la parole qui nous a été coupée; donc il nous faut des poètes et pas seulement des manipulateurs de slogans ou de discours électoraux.

     Et comment les poètes pourraient-ils nous rendre la parole pour que nous puissions de nouveau dire ce que nous voyons, sans l’aide des peintres, sans que les peintres leur montrent comment retrouver leurs yeux, sans l’aide des musiciens, artisans, photographes, cuisiniers, jardiniers, médecins et vétérinaires ?

     Quant à l’ingénieur qui certes rêve de soulever quelque peu le lourd couvercle phynancier, comment n’y aurions-nous pas recours, tout en l’invitant dans notre concours, dans notre secours ?

     Comme dans l’orchestre chacun doit être à l’écoute non seulement du chef, mais de tous ses collègues - dans la musique de chambre le chef est d’ailleurs mis entre parenthèses -, c’est dans le dialogue des arts au sens le plus large que nous pourrons le mieux résister à l’horreur.

     En dépit des intégrismes économiques et militaires, rien n’est plus nécessaire que ce à quoi nous réussissons parfois : chanter au bord du gouffre.


 
 
 
 
 
 

CERCLE POUR ANIA

in memoriam Ania Staritsky
 
Un souffle un serpent une pomme
une flamme entre les mains du Bateleur
un couteau une plume un coeur
une pierre sur la bague de la Papesse

Une hache un flocon de neige un fil
une racine autour des genoux de la Force
une porte une pioche un peigne
un miroir sur la potence du Pendu

Une larme une racine un miroir
un oeil sur la couronne de l’Impératrice
un bâton un dé un crâne
un souffle sur la barbe de l’Empereur

Une clef une ruche une équerre
un bâton dans la poigne de la Mort
une fourmi une boule un gond
un dé entre les seins de la Tempérance

Un clou une dent un filet
un serpent autour du cou du Pape
un poisson un cheveu une coupe
une pomme dans le panier de l’Amoureux

Une source un épi un cheval
un crâne dans l’officine du Diable
un marteau un coq une corne
un clou dans le seuil de la Maison-Dieu

Un cierge une bouteille un voile
un couteau entre les roues du Chariot
un cri une pioche un denier
une plume sur la balance de la Justice

Une abeille une oreille un aigle
une dent sur chaque rayon de l’Étoile
une vague un vis un coffre
un filet tout autour de la Lune

Un nuage un livre un arbre
un coeur dans la poitrine de l’Ermite
une table une grappe une fleur
une larme au moyeu de la Roue de Fortune

Une horloge un ange une tombe
un poisson plongeant aux flots du Soleil
une échelle un four un oeuf
un cheveu pour le jour du Jugement

Une flamme une pierre un oeil
une coupe déversée sur le Monde
un masque une flèche un trou noir
et le Mat allumant un cierge
     au souvenir de tout cela
 

16 juillet 1983

 
 
 

FIÈVRE

pour Raphaël Monticelli et Gérard Serée
 
1
Certes la Terre tourne encore
la vitesse de la lumière
pour l’instant reste une constante
la Lune et le Soleil se lèvent
aux heures prévues par les tables

Le coeur minuscule bat fidèle
dans le quartz des montres modernes
les mouches bourdonnent autour
des rebuts sur le bord des routes
et les éperviers font la ronde
 

2
Les feuilles de température
certes la Terre tourne encore
des bourses et des hôpitaux
dessinent toujours la fracture
entre quartiers des grandes villes

Entre morceaux de notre crâne
l’épouvante agite ses ailes
la scie s’enfonce dans nos os
tandis que les crocs de la faim
déchiquettent les exilés
 

3
Le sang recouvre peu à peu
le cadran des ordinateurs
certes la Terre tourne encore
et comme la septième femme
de Barbe-bleue nous essayons

De nettoyer notre trousseau
avant le retour des tyrans
mais nous entendons le galop
des chevaux hennissant de rage
sous les étendards des vengeances
 

4
On n’ose plus prendre l’avion
dans le ciel quadrillé de traces
on interdit les couteaux suisses
certes la Terre tourne encore
et les compagnies font faillite

Les banquiers et les présidents
des chaînes de télévision
observent hypocritement
une minute de silence
puis préparent leurs élections
 

5
Dans coffres-forts laboratoires
on étudie soigneusement
les plus dangereux des virus
pour tenter d’y trouver parade
certes la Terre tourne encore

Depuis plus de quatre mille ans
on nous prédit la fin du monde
les signes ne nous manquent pas
jusqu’à la prochaine secousse
depuis toujours c’est la survie
 

6
On fabrique des bombardiers
et des sous-marins atomiques
des mitrailleuses des grenades
des mines antipersonnel
et quand ce n’est pas employé

Certes la Terre tourne encore
on laisse tout cela rouiller
dans des entrepôts mal gardés
avant de le vendre en cachette
au plus offrant des égarés
 

7
Les forcenés se précipitent
de l’autre côté de l’horreur
vers un paradis espérant
que les péris ou les geishas
leur réciteront des poèmes

En leur offrant l’alcool permis
certes la Terre tourne encore
des pieds et des mains accrochés
à des barreaux électrisés
le deuil comme une inondation
 

8
Borborygmes et flatulences
les puanteurs gagnent les cimes
brûlures dans nos estomacs
il faudrait changer de régime
nous nous réveillons en sursaut

Mais devant les informations
nous voudrions nous retrouver
certes la Terre tourne encore
dans le cauchemar dissipé
par les craquements de nos murs
 

9
Le bistouri fouille la plaie
pour retrouver le projectile
les yeux s’ouvrent sur un plafond
inconnu lézardé blafard
tandis qu’on cherche qui on est

D’énormes camions se relaient
pour déblayer gravats et cendres
mais on ne sait plus où les mettre
certes la Terre tourne encore
ces tumulus de notre temps
 

10
Sisyphe on monte son rocher
de paperasse incandescente
enfermé dans des escaliers
qui nous mènent à des terrasses
d’où l’on ne peut plus que plonger

Dans ma retraite montagnarde
bénie par le miel de l’automne
les frissons gagnent mes vieux os
même si en se réchauffant
certes la Terre tourne encore


 
 
 
 

LA BAGUETTE DU SOURCIER

pour François Garnier
 
Quand l’ange avec son glaive étincelant
eut refermé les portes de l’Éden
changées en une paroi de falaise
impossible à distinguer désormais
du reste du désert où le sirocco
sifflait de toutes ses dents de fournaise
transformant le doux feuillage des arbres
en épines raides et leurs fruits en cendres

Prenant pitié de ces deux malheureux
suant sanglants hagards et stupéfaits
sur lesquels il venait d’exécuter
la première clause de la sentence
d’un dieu jaloux il sut interpréter
l’autre volet en bénédiction car
anticipant la multiplication
à chaque goutte il fit lever un pain


 
 
 
 

A FLEUR DE PEAU
(1985)

pour Anne-Marie Lyon
1

La neige de soie tombe sur les larmes en couronnes
  des rameaux de vagues montent
    parmi les étincelles des parfums

         la sueur

       le nuage tourne entre le fauve et le jaune
     le baiser vert s’agite doucement
  du cri de la mésange au sifflement des trains
la paupière des ailes s’ouvre dans la rosée

                    les baisers
                       les pétales mouillés
                          je t’aime

la source claire frémit au détour
  une liqueur sombre perle dans l’émoi
    des lueurs évasives roulent dans les vitres
      des plages de blé coulent en pétales

                                     le sexe
                                        viens avec moi
                                           sang de neige
                                              la rosée des ailes germe
                                                 respire

    tout autour de nous
  tout proche
le remuement de l’espace

                                                         respire encore

les bijoux capiteux dans les replis des langues
  de l’odeur secrète aux vrilles intimes
    les roues de l’oeil brillent aux halages
      de la fièvre qui mûrit en l’aube de neige
 
 

2

                           Le parfum brille entre les roses et le roux
                        du sursaut de la truite au vol de la colombe
                     longuement les nervures agitées transparentes
                  avec leurs sinuosités célèbrent les nuages

                           la neige

       le pollen des coquilles suinte et sèche lentement
     puis rampe sur les doigts tendres
  parmi les roues d’étamines

                                     le nuage
                                        la sueur des ailes
                                           je t’aime

l’épine moirée tourne
  autour de la langue ondulée succulente
    plane parmi les semis séducteurs
      sur les passagères griffes de lait
        s’épanouit en crêtes sensibles
          frémit en miel de corolles

                                                           la source
                                                              viens avec moi
                                                                 sueur d’épines
                                                                    les pétales mouillés s’agitent
                                                                       respire

                    tout autour de nous
                 tout proche
              le crépitement de l’horizon

                                                                                  respire encore

       le sexe troublé vibre cherche
     un asile marbré dans le foyer des phrases
   les poignets et chevilles oscillent en panaches
 des nombrils dans les ruines roucoulent en parfums
 
 

3

                                                     La rosée des ailes germe
                                                 fraîche dans les écailles tièdes
                                              entre le bronze et le jade charmeurs
                                           une sombre soie brûlante
                                        roule parmi les doigts secrets
                                     dans les palpitations des émois de la source

                           le parfum

                      l’étamine grandit sous les ongles mouillés
                   de l’odeur du café aux vrilles de la vigne
                des roues arachnéennes battent dans les veines
             des paumes qui applaudissent à l’aube des épines

                                   le pollen
                                      la neige de soie
                                         je t’aime

    le pistil tremble gonfle imperceptiblement éclate
 et vire incarnat parmi les replis mobiles des calices

                                                l’épine
                                                   viens avec moi
                                                      source d’ombre
                                                         la sueur des ailes tourne
                                                            respire

tout autour de nous
   tout proche
      le balancement des voyages

                                                                      respire encore

            la sueur poivrée pétille en lianes
               les flammes des cils jaillissent en grappes
                  où la sève se distille en alcool de soirs
                     dans le froissement des velours
                        et les préparatifs de la rosée
 
 

4

Les pétales mouillés s’agitent sur les tempes
   dans les rameaux secrets des coquilles intimes
      du clignement de l’oeil aux chemins de halage
         les courbes discourent dans les épis de la neige

                             la rosée

             le calice tendre frémit
                délicieusement entre le cuivre et l’orangé
                   dans l’écrin des paupières vertes
                      baisers de seins clairs
                         germant avec les ongles sombres
                            sur les nuques saupoudrées de pollen

                                      l’étamine
                                         le parfum brille
                                            je t’aime

                            la corolle striée grandit chante
                         les roues marbrées des veines caressantes
                      le duvet des lueurs les liqueurs d’émoi
                   rouillent dans les ruines où tremblent nos brumes

                                                     le pistil
                                                        viens avec moi
                                                           rosée de fièvre
                                                              la neige de soie tombe
                                                                 respire

       tout autour de nous
    tout proche
 le scintillement des découvertes

                                                                          respire encore

le sang vif perle
   autour du fard dans les coquilles
      caressantes entre le bronze et les rameaux
         charmeurs de soies passagères
            qui valsent en lèvres
               niellées dans la lueur des pétales
 
 

5

La sueur des ailes tourne
   délicate vertigineuse intime
      tourbillonne entre le jade séducteur
         et la sombre goutte brûlante
            mûrit parmi les pédoncules sensibles
               improvise en émois de cristaux de sang

                                                                                 les pétales

         les bijoux grandissent et s’agitent mouillés
      des rameaux du café aux coques de la vigne
   des clignements lointains aux chemins des nervures
les rubans se faufilent parmi les vagues des écailles

                                                                 le calice
                                                              la rosée des ailes
                                                           je t’aime

le sexe oscille entre le fauve et le roux
   les baisers des truites glissent dans leurs dentelles
      entre les pépiements des rives et les galets ocellés
         tandis que les cheveux se nouent dans leurs bijoux

                                               la corolle
                                            viens  avec moi
                                         vitrail d’aube
                                      le parfum brille entre les roses
                                   respire

                        tout autour de nous
                     tout proche
                  le bonheur des sommeils

                       respire encore

         l’émail tourne entre le rose et le jaune
      du sursaut vert aux volets doucement
   lentement la mésange explore les remblais
lissant ses plumes dans les flaques de sueur
 


 
 

ANTIPODES EN SUSPENSION

pour Seund Ja Rhee
 
1
Sur l’horizon du crépuscule
qu’il soit du soir ou du matin
les éventails des satellites
charment les haleines du ciel

Incomparablement discrètes
dans le roulement des saisons
ouvrant paupières et boutons
font planer regards et pétales

Sur les plages et les allées
les feuilles les accompagnant
changeant doucement leurs couleurs
disposent leurs idéogrammes

2
Bientôt relayées par la neige
qui devient le fond de la page
le givre soulignant les branches
sur les brumes du clair de Lune

Les volcans répandent leurs cendres
sur les rocs au bord des cascades
qui les emmènent jusqu’aux fleuves
pour fertiliser les rizières

Où se réfléchissent les tours
et les remparts des vieilles villes
les immeubles des plus récentes
les vols de leurs aéroports

3
Mousses fougères et lichens
dessinent au long des murailles
des continents inattendus
vivifiés d’averses de sève

Où des populations nouvelles
se souvenant d’atrocités
s’efforcent de trouver des mots
qui apaiseraient leurs angoisses

Fouillant dans les ruines fumantes
après les explosions des mines
les enfants découvrent des livres
dont quelques lignes sont intactes

4
Ils ne peuvent les déchiffrer
mais les sèment comme des graines
métamorphosant en vergers
les barbelés déchiquetés

Sous la bienveillance des ourses
sur les ondulations salées
des navires de céramique
répandent parfums et nouvelles

Les traductions se multiplient
débrouillant les malentendus
c’est le dialogue des saveurs
parmi les gongs et les tissus


 
 
 
 

CAILLOU SUR LA TOMBE DE PIERRE KLOSSOWSKI

in memoriam [Pierre Klossowski]
Mon cher Pierre dans votre absence
avez-vous retrouvé vos saints
les membres de votre famille
et les méchants que vous aimiez
main dans la main vocalisant
mariant le Ciel et l’Enfer
dans un éclair de rédemption
au théâtre d’éternité ?

Mon cher Michel en votre attente
continuez-vous de chevaucher
au long du Voyage d’Hiver
Marie-Jo vous accompagnant
dans l’exercice du départ
inscrivant sur notre planète
en des fugues interminables
les questions que nous nous posions ?


 
 
 

AU VERGER DES PARABOLES

pour Raphaël Navarro
                     Commencer à jongler le temps que durera une strophe.
                     Assez vif et bien régulier en isolant les vers et détachant les strophes :

Je cueille les fruits de l’espace
et je les ressème aussitôt
en leur faisant exécuter
une orbite autour de mes yeux
parcourant les quatre saisons
je les vois grandir et s’ouvrir
dans la floraison du solstice
jusqu’à retomber en saveurs

Je pêche les poissons des îles
que les coraux font émerger
je les fais planer sur les flots
dans un instant d’hésitation
ils se demandent s’ils ne vont
opter pour un autre élément
puis replongent dans l’océan
habillés d’une autre lumière

J’écris sur le tableau du vent
tous les zéros de ma fortune
retraçant inlassablement
le symbole de l’infini
comme si je rouvrais des trappes
toujours en train de retomber
pour garder ma respiration
dans la galère de nos vies

je cherche comme un nouveau-né
des globes pour m’entretenir
les caressant sous la chemise
des rayons qui les illuminent
je soupèse leur densité
j’aspire leur lait de croissance
invisible à travers mes doigts
qui s’insinuent entre les lèvres

Je prends les mots qui me reviennent
de tous les objets qui m’entourent
de tous les regards qui me suivent
et que je maintiens suspendus
pour les renvoyer dans ces strophes
jusqu’aux oreilles attentives
de ceux qui sauront les garder
pour les distribuer alentour

Je tourne les pages des livres
je lis les lignes de leurs mains
la vie va répondre à la chance
la fortune tire sa roue
le balancier bat sa chamade
tous les arcanes du tarot
viennent saluer dans l’horloge
chaque fois que sonnent les heures

Je donne aux coeurs prêts à flancher
la chiquenaude salvatrice
agissant en stimulateur
je fais circuler les globules
par oreillettes ventricules
par les artères et les veines
entretenant la vibration
qui nous permet d’être amoureux

Je passe d’une vie à l’autre
redonnant le sourire aux crânes
faisant repousser les cheveux
qui ondulent en arabesques
comme les dunes du désert
où je fouille couches d’oubli
interrogeant la nuit des temps
lançant des sondes pour demain

                     On termine  par un bouquet sans paroles, une strophe virtuose très rapide au cours de laquelle on abandonne les balles une par une.

             En cas de chute.
                     Immobile et beaucoup plus lentement :

Le mouvement s’est arrêté
le mécanisme s’est grippé
la constellation s’est défaite
la construction s’est effondrée

                     Aller ramasser la balle, la considérer longuement dans sa main. Un peu plus vif :

C’est la pomme du paradis
regardez comme elle était belle
dans sa pure géométrie
bondissante comme ses soeurs

C’est un ver qui l’a dévorée
un serpent qui l’a détachée
pour la faire tomber sur l’herbe
les portes se sont refermées
les anges ont tiré leurs glaives
nous voici sur un terrain vague
en fouillant les démolitions
je ne vois pas la moindre tache

Et pourtant c’est la responsable
de cet accroc dans le tissu
du pourrissement de nos chairs
de la taie qui couvre nos yeux
va-t-il falloir un tribunal
pour la passer en jugement
la punir en l’éliminant
pour éviter la contagion ?

Ou bien lui laissons-nous sa chance
en lui pardonnant son erreur
la remettons-nous dans le jeu
sous une stricte surveillance
doucement progressivement
pour retrouver son innocence
approfondie par l’expérience
qu’elle nous fera partager ?

             On reprend alors le jonglage avec la première strophe, mais très lentement. Si tout va bien, on passe à la strophe qui avait été interrompue, dans le mouvement initial.
                     S’il se produit une seconde chute, on lève la main comme pour appeler. Même mouvement assez vif :

Je veux répondre à la question
que vous vous posez sûrement
à quel point était programmé
l’accident qui est arrivé
avais-je décidé l’instant
où la chute se produirait
et savais-je pertinemment
quelle balle s’égarerait ?

                     On ramasse la balle que l’on présente au public.

Je voudrais bien cette maîtrise
mais ce n’est pas à ma portée
certes je connaissais le risque
nous y sommes tous exposés
et j’ai essayé d’y parer
tout en m’efforçant d’arriver
jusqu’à la strophe terminale
ce qui n’a pas été possible

                     On jongle très lentement.

J’ai donc préparé des recours
qui me permettent chaque soir
de réaliser un programme
légèrement différencié
lors d’une autre présentation
vous pourrez suivre sans encombre
comme sur un fleuve tranquille
tout mon verger de paraboles

             On reprend le tempo initial pour la dernière strophe.
                     S’il se produisait à ce moment une chute, tempo initial :

Et voici la troisième (ou deuxième) chute
j’aurais bien voulu l’éviter

                     On ne ramasse pas la balle; on attaque immédiatement le bouquet final.


 
 
 
 

A T T E I N T E - A T T E N T E

pour Raphaël Monticelli et Gérard Serée
 
Poudre noire et poudre blanche
le sang coulant sur les mains
les fumées sur les décombres
les fissures dans les ponts

Tremblement dans les ténèbres
on se réveille en sursaut
le plafond s’est effondré
couvrant le lit de gravats

On cherche à se renseigner
toutes les images mentent
il faudrait aller là-bas
l’aéroport est fermé

Les brouillards sur les déserts
les sables sur les moissons
les poussières sur les vitres
les épaves sous les eaux

A travers les terrains vagues
les hordes cherchent fortune
calcinées de souvenirs
sans papiers sans toits sans rien


 
 
 
 

MÉNAGERIE VOLUBILE

pour Martine Jaquemet
 
Derrière les barreaux des cages
reniflant des senteurs étranges
mélangeant les dents et les griffes
le chat rivalise avec l’aigle
le serpent se change en dragon
le rat se nettoie le museau
le vent soulève les ramures
les croisements se multiplient

Recherchant des vapeurs subtiles
caressant plumes et pelages
le rat poursuivant le serpent
l’antilope devient licorne
le coq salue le point du jour
la source continue son conte
on passe d’une espèce à l’autre
derrière les grilles des fermes

Frôlant babines et paupières
le coq monte sur l’antilope
le taureau s’étoile au zodiaque
le corbeau dit jamais encore
les ombres tournent sur les feuilles
l’évolution se précipite
derrière les fossés des zoos
se faufilant parmi les branches

Le corbeau salue le taureau
le loup se transforme en rumeur
l’agneau va se désaltérant
les nuages franchissent le col
la généalogie divague
derrière les roseaux des rives
flairant parmi les champignons
agitant la queue et les ailes

L’ours s’incruste dans un blason
le sanglier broie les racines
les fumées montent des villages
on va de surprise en surprise
derrière les bambous tigrés
se précipitant sur les pistes
ouvrant les serres et les becs
l’agneau veut regarder le loup

Le chat déploie ses élégances
la rosée imprègne les mousses
le frisson se mêle au sourire
derrière les lianes tremblantes
tournant autour des carrefours
se remémorant leurs amours
le sanglier rencontre l’ours
le cheval plonge au fond des eaux

Les rayons dorent les écorces
conciliabule des saisons
derrière les rideaux de pluie
grognant en repérant des traces
fuyant l’approche des humains
le lynx évite le cheval
la taupe illustre un oriflamme
la mouette revient vers la mer

Conversation dans la poussière
derrière les troncs des forêts
à l’affût dans une caverne
s’exerçant avec leurs petits
la mouette recherche la taupe
l’aigle devient un basilic
le lynx veille sur les sentiers
l’écho répète le tonnerre


 
 
 
 

DOUBLE FOUDRE

pour Bertrand Dorny
 
Le ciel était bleu
les adolescents
se contaient fleurette
sur les bancs des parcs
les ordinateurs
bourdonnaient tranquilles
les hommes d’affaires
se frottaient les mains
car malgré les signes
d’une récession
ils avaient conquis
de nouveaux marchés

Les hélicoptères
menaient les touristes
admirer les ombres
le long des rivières
on faisait la queue
aux aéroports
pour radiographier
armes et bagages
en d’autres couloirs
nombreux inspecteurs
flanquaient des tampons
sur les passeports

Le trafic brillait
de tous ses nickels
les grands magasins
regorgeaient de foule
bars et pizzerias
ne désemplissaient
les musées montraient
leurs derniers trésors
les publicités
clignaient sur les murs
les taxis chargeaient
achats et clients

C’est vrai que rumeurs
filtraient de pays
lointains d’où étaient
venus des collègues
ou des épiciers
dans les quartiers pauvres
et que les journaux
disaient quelquefois
que la situation
n’y était brillante
affreux dictateurs
famine extrémistes

Mais on ne pouvait
subvenir à tout
on avait élu
justement celui
qui devait fermer
l’oreille à ces plaintes
calmer les excès
des intellectuels
couvrir le pays
par un bouclier
très sophistiqué
contre les missiles

Or pendant ce temps
très sournoisement
la mort approchait
dans le ronflement
d’avions ordinaires
où les passagers
s’étaient embarqués
loin de se douter
naturellement
qu’ils allaient périr
en faisant périr
milliers d’autres gens

Choc et déchirure
un écroulement
en pleine lumière
et ça recommence
deux écroulements
flammes et poussières
deux tours de fumée
un marquage au fer
dans le cuir de l’île
un gémissement
de stupéfaction
dans l’accroc du siècle


 
 
 
 

LETTRE À ISHTAR

pour Himat

 
Je préfère t’écrire Ishtar
car je sens que si je parlais
avec toi si je te laissais
me parler si je t’écoutais
je ne pourrais pas résister
au magnétisme de ta voix
qui me remplirait d’illusions

J’imaginerais devenir
un dieu entre tes bras d’écaille
et tu m’accorderais c’est sûr
des enlacements délectables
qui me sembleraient des promesses
alors qu’une fois satisfaite
tu me rejetterais en bas

Je puis ainsi te déclarer
je ne veux pas de ton amour
sauf si tu t’incarnes dans celle
rencontrée lors de ton service
vers qui je pourrai revenir
tous les matins lorsque ton astre
enchantera notre horizon

Tous les matins après la joie
que tu nous auras dispensée
à tous deux ce peu de lumière
que tu nous auras révélé
ce peu de paradis gagné
métamorphosant la poussière
de nos journées loin de ton ciel

En t’écrivant je prends la force
de refuser d’être emporté
par la violence de ton choix
et je sais que t’amusera
cette ruse d’un simple scribe
pour te séduire et te garder
tout au long de sa pauvre vie

C’est pourquoi je te remercie
de prendre le temps de me lire
un atome d’éternité
puis revenant vers nos vallées
riant de mon outrecuidance
de nous montrer ta bienveillance
en favorisant nos amours


 
 

TOCSIN

pour Henri Maccheroni
                 Cette bête accomplit des prodiges étonnants jusqu’à faire descendre aux yeux de tous le feu du Ciel sur la Terre.
 
 Venus de nulle part
 les exterminateurs
 enivrés de leur dieu
 se sont précipités
 dans les prismes d’enfer
 pour semer leur désastre
                 Et par ces prodiges elle fourvoie les habitants de la Terre leur conseillant de dresser une image de la bête antérieure qui frappée du glaive a repris vie.
 
 Hennissant déchirant
 le métal de leurs ailes
 hippogriffes menés
 par cavaliers pirates
 offrant à leur vengeur
 des chariots de victimes


                 Il lui est même donné d’animer l’image de cette bête antérieure pour la faire parler.
 

 Comme fétus de paille
 brassés par un cyclone
 poutres vitres et gens
 s’effondrent en criant
 dans la paralysie
 des passants médusés


                Et de préparer la mise à mort de tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de cette bête.
 

Du ventre de l’horreur
la puanteur s’élève
puis rampe dans les rues
léchant de ses babines
les falaises trouées
d’innombrables orbites


                Tous petits et grands, riches ou pauvres, libres et esclaves, doivent se faire marquer sur la main droite ou sur le front.
 

Tel un vol d’étourneaux
changeant de direction
sur un signal d’alarme
les brandons et gravats
tournoient dans les canyons
avant de s’écraser


               Et nul ne pourra rien acheter ni vendre s’il n’est marqué au nom de cette bête ou au chiffre de son nom.
 

Poussière sur poussière
les châteaux de papier
où les dents des graphiques
escaladaient l’Olympe
sont recroquevillés
comme une feuille morte


                C’est ici qu’il faut de la finesse ! Que l’homme astucieux devine qui est cette bête à partir de son chiffre 666.

Apocalypse  XIII, 11-18

 
 
 
 

SOMMEILS D’AFRIQUE

pour Jean-Pierre Thomas
1

 Des chiffons noués les uns aux autres, déchirés, ravaudés, effrangés, délavés, bordent la route accrochés à des piquets tourmentés, pour fêter le retour de la noce depuis la lointaine église, la lointaine mairie, la lointaine caverne où ronflent les vieux dieux.

2

 Le feulement des lianes dans la teinture outre-émeraude, brodé par le double choeur des moustiques et des criquets, reprenant ses mélodies de sable et de poussière tandis qu’un éclaboussement trouble la flaque.

3

 La fourrure de la savane vient nous flairer, palper, recouvrir, nous rouler dans sa bave, nous transporter de l’autre côté du ravin, nous tremper dans les sources chaudes, nous frictionner sur les rochers où elle nous laisse pour repartir à la découverte d’autres animaux ou humains à séduire, envahir et quitter.

4

 Les anguilles de la Lune tournoient et plongent devant les bambous indigo frémissant au passage d’un jeune hippo mauve et dodu qui se précipite affolé pour retrouver la trace de sa troupe.

5

 Le sifflement de la locomotive sur sa voie étroite unique dans le brinquebalement des outils et les saluts des passagers agrippés aux portières des wagons, tampons et marchepieds, à chaque rencontre d’un piéton, d’un cavalier, d’un conducteur de jeep ou de bus scolaire.

6

 Coups de marteaux et de ciseaux dans la serpentine ou le marbre noirs, puis le souffle qui disperse les escarbilles, et le frottement du dos de la main sur le front pour faire tomber les gouttes de sueur.

7

 Une camionnette cahin-caha sur la piste caillouteuse vire autour d’un arbre ventru qui écarte ses doigts ligneux sur le ciel d’orage comme pour  indiquer le nombre d’accidents mortels déjà ce mois-ci dans le secteur.

8

 La pluie tambourine sur la tôle de notre abri de fortune et creuse des rigoles autour de nos genoux de chaque côté du réchaud à butane sur lequel nous faisons bouillir de l’eau pour un peu de café réconfortant.

9

 En battant de ses larges ailes noires dépenaillées, un vautour s’installe impérial sur un poteau qui a perdu ses fils électriques depuis des années, puis après quelques hoquets au long de son cou décharné, s’immobilise en attendant le passage des lions sur la piste des impalas.

10

 L’équivalent d’un rossignol commente le crépuscule avec l’applaudissement de toutes les feuilles de l’oasis, puis leur chuchotement comme si elles se murmuraient l’une à l’autre : “taisez-vous” pour qu’il puisse reprendre.

11

 Alors que je continue de transpirer en contemplant les dernières escarboucles entre cimes et planètes, une langue de froid s’insinue dans ma chemise pour me lécher les épaules autour desquelles je replie ma couverture trop mince.

12

 Quand j’éteins ma lampe de poche après avoir sondé quelque peu les buissons, la respiration de mes compagnons s’équilibre et se répond comme des vagues à marée basse  sur une plage parcourue de cormorans, avec les étoiles qui deviennent immenses.

13

 Les ombres s’allongent dans la clairière de charbon velouté tout autour des dernières flammes, comme des pattes de fauves nonchalants, des queues de singes ou de serpents, des museaux de chacals curieux.

14

 Les toits de paille du village donnent l’impression qu’ils se soulèvent pour encourager les fumées odorantes, les bûcherons qui taillent leurs pieux, leurs tabourets, leurs gaules, les enfants qui rôdent, et les femmes qui pilent leur mil ou leur maïs.

15

 Le camion multicolore bâché à la diable, freine brusquement à grand bruit pour débarquer au carrefour nébuleux quelques voyageurs avec leurs valises ficelées, un ou deux matelas neufs dans leur plastique, un poste à transistors, et quelques rouleaux de barbelés.

16

 Un arc-en-ciel d’oiseaux dont j’ignore le nom - car ce ne sont pas des perruches - jaillit d’un buisson dont j’ignore le nom - car il ne s’agit pas d’un hibiscus - pour aller se percher sur un grand arbre qui est sans doute du genre acacia - mais il y en a tant d’espèces... - en forme de coupe de Champagne.

17

 Une ligne de falaises à l’horizon, puis une autre et encore une autre, comme si elles se frottaient les mains les unes contres les autres, se congratulaient sous les nuées semblables à un essaim de poissons chez qui les écailles d’argent laisseraient progressivement place à celles d’or puis de cuivre.

18

 Des entassements de feuilles mortes et de branchages obligent le torrent à se cabrer, bouillonner et sauter avant de se répandre en un superbe abreuvoir en forme d’huître fine, au bord duquel les espèces, les unes après les autres, s’assemblent pour tenir leurs conseils.

19

 Sur la vase sèche, parmi les racines et les ossements, quelques épaves rouillées, certaines envahies de lierre bicolore ou de clématites floribondes, témoignent du déplacement du cours du fleuve tout au long du siècle passé.

20

 L’incendie couve encore après avoir dévasté cette région de la forêt;  au moindre coup de vent, fût-ce après des semaines, les tisons se raniment en lançant des poignées d’étincelles depuis les creux des troncs encore debout.

21

 La rue sinue en poussant des protubérances dans toutes les directions parmi les cages de poulets, les échoppes où l’on vend des boissons gazeuses, des pointes bic, des photos jaunies de stars du sport ou de l’écran, et des boîtes d’allumettes souvent déjà presque vides, parmi les meules de canne à sucre et les maisons de pisé aux terrasses couvertes de jarres pansues et de réserves de bois mort.

22

 Sur des bidons d’essence et des boîtes de conserve ingénieusement transformés en instruments de musique, avec des éclats de miroirs entre les traces de peinture, non seulement tambours mais guitares, lyres, rebecs, shamisens adaptés, les adolescents médusés accompagnent le conteur dans sa récapitulation mordante des événements de l’année.


 
 
 
 
 

LE MAITRE-MOT

pour Titi Parant

 
 Certains (certaines) n’ont qu’un seul mot à dire. Dans la vie quotidienne évidemment ils ont tout un vocabulaire pour faire les courses, répondre à des questionnaires administratifs, veiller à l’éducation des enfants. Mais dans la solitude, dans l’expression, c’est toujours le même mot qui revient.

 D’autres ont à délivrer des discours interminables, extraordinairement compliqués. Il leur faudra des pages et des pages, toute une bibliothèque dont la moindre ligne sera utile, à des degrés divers certes, nécessaire pourtant.

 L’auteur d’un seul mot ne l’a même pas inventé. Il était là; nous l’utilisions, on l’utilisait depuis des années, des siècles même. Il était parfois très fréquent. Tout le monde l’avait employé, au moins une fois, avec plus ou moins de sincérité, de passion, d’accent.

 Or voici que quelqu’un l’isole, l’inscrit au bon endroit, le prononce au bon moment, le fait entendre de mille façons, si bien que c’est comme s’il (elle) l’avait inventé. Toutes les autres occurrences sont alors rafraîchies, rajeunies.

 Et cela nous montre que ce mot devrait être présent derrière tous les autres mots, que son absence les rend opaques et creux, les fait ronronner avec élégance ou sottise.

 Cet auteur devient alors un idéogramme vivant. Lorsqu’il (elle) entre dans une réunion, toutes les conversations s’en ressentent. Inutile de le prononcer, ce mot est là, en chair et en os, imprégnant tous les autres, les rendant risibles ou merveilleux.

 C’est le cas pour certains philosophes; ils ont l’air de multiplier les phrases; ils entassent les volumes; mais ils en reviennent toujours à leur bénéfique obsession. Pour un tel, c’est voir, pour un autre entendre, savoir ou chercher, être ou imaginer.

 Or il y a des mots plus actifs que d’autres. Certains nous laissent en contemplation nostalgique devant d’inaccessibles horizons, nous étalent des océans vertigineux et glacés. Bienheureux celui (celle) qui trouve le mot qui vous emporte, qui se réfléchit sur autrui, sur des yeux, des lèvres, des voix, se répercute peu à peu sur tous les yeux, toutes les lèvres, toutes les respirations délicatement. C’est l’universelle attraction des corps et la gravitation de leurs âmes.

 Alors les mots se mettent à dire “je t’aime” à toutes les phrases et à toutes les formes; une possibilité s’annonce que le monde se remette (ou se mette) à tourner rond.


 
 
 
 

A L’AIR LIBRE

pour Georges Badin

 
     On étouffe. Ouvrez la fenêtre ! Mais on étouffe dans la rue. La rue n’a-t-elle pas de fenêtre ? Ne peut-on ouvrir sur la campagne, sur la montagne, sur la mer ? Mais le nuage de pollution, de corruption gagne partout. Les usines explosent, les tours s’écroulent et les bombes dévastent en dispersant poussière et pestilence.

     L’espace, le grand espace au-delà de la stratosphère ? Pour l’instant c’est là qu’on est le plus confiné.

     Alors distiller un élément à étendre sur des surfaces, une matière dernière qui respire et qui nous fasse respirer, la semer comme sur un champ, la faire frissonner de vagues et d’avalanches, d’éruptions et de raz-de-marée, l’animer de telle sorte que les limites de la feuille, de la toile, de l’horizon deviennent poreuses, aspiratrices, inspiratrices, et tracer le signe d’Éole qui déchaîne les orages désirés.

     Et à côté un autre élément son frère, le feu par exemple près du sable, la neige au long de la forêt, la flûte sur le gong, le soufre dialoguant avec le mercure, la lave courtisant le sel, le roc applaudissant le mimosa.

     Les thèmes s’approchent en foule, venant s’abreuver à la source régénérée : la vallée, la rencontre, la conversation, la déclaration, la distance et l’intimité, l’ouverture et la sécurité, l’émerveillement, l’inscription.

     Venue de l’écriture, mais en ayant traversé des Saharas de silence et de retrait,  cette peinture donne sur l’écriture, appelle une écriture qui y retrouve son souffle après tant d’oppression, sa voix après tant de censure, et la générosité de son oxygène après tant de comptabilité méphitique.

     Le livre de la toile s’offre à l’ivresse de la voile, se déroule sous les mains du vent salubre qui déchiffre l’orgue du temps.


 
 
 
 

LE SULTAN DE LA SOUE

pour Maxime Godard

 
Nombreuses femelles
grognant dans le foin
faites défiler
vos beautés porcines
pour que je décide
qui viendra coucher
sous moi cette nuit
et dans quelque temps
donnera naissance
à jolis gorets
couinant reniflant
tétant ses mamelles

 
 
 
Sommaire n°25 :
AUTOBIOGRAPHIE PRESSÉE,
L’ÉCOLE DES ALGUES,
LA CÉRÉMONIE DU CAFÉ,
LES COULISSES DE VENISE,
LE VOYAGE D’HIVER,
LE VOYAGE D’AUTOMNE,
L’ACTION POÉTIQUE,
CERCLE POUR ANIA,
FIÈVRE,
LA BAGUETTE DU SOURCIER,
A FLEUR DE PEAU,
ANTIPODES EN SUSPENSION,
CAILLOU SUR LA TOMBE DE PIERRE KLOSSOWSKI,
AU VERGER DES PARABOLES,
A T T E I N T E - A T T E N T E,
MÉNAGERIE VOLUBILE,
DOUBLE FOUDRE,
LETTRE À ISHTAR,
TOCSIN,
SOMMEILS D’AFRIQUE,
LE MAITRE-MOT,
A L’AIR LIBRE et
LE SULTAN DE LA SOUE.

 
 

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