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Poésie au jour le jour 27

(enregistré en novembre 2013)

Sommaire




RÉCRÉATION

pour Paul Trajman
 
1
Don Diego vient délivrer
le pauvre sergent Garcia

2
Le roi d’Espagne retarde
l’embarquement de Colomb

3
L’homme-araignée fait un saut
sur les tours de Manhattan

4
Les gendarmes font des rondes
pour débusquer les voleurs

5
Robin des bois tend un  piège
pour le shérif malhonnête

6
La femme de Barbe-bleue
a fait monter sa soeur Anne

7
La maîtresse réprimande
une élève dissipée

8
Charlemagne fait partir
ses missi dominici

9
Le vilain petit canard
s’aperçoit qu’il est un cygne

10
Tarzan survient juste à temps
pour sauver la tendre Jane

11
Le petit Poucet émiette
son quignon sur le sentier

12
Roland sonne l’oliphant
en songeant à la belle Aude

13
Les marins de Bougainville
rencontrent des vahinés

14
Solitaire dames go
échecs jeu de l’oie croquet

15
Le chevalier de Hadoque
arraisonne les pirates

16
Gulliver prend dans ses mains
le vaisseau de Lilliput

17
Les Indiens creusent la trappe
où tomberont les cow-boys

18
L’armada des frelons noirs
se faufile entre les blocs

19
Chéri-bibi se désole
en criant Fatalitas !

20
Alice tourne les pages
des illustrés du miroir

21
Le cosmonaute revisse
les écrous de son scaphandre

22
Guy l’éclair s’est enfilé
entre les lianes géantes

23
Le marquis de Lafayette
vient en aide aux insurgés

24
Contrepèteries charades
devinettes mots croisés

25
Ulysse entend son histoire
racontée lors du festin

26
Les tribus déjouent les tours
des chevaliers ténébreux

27
Le galop des mousquetaires
intercepte Milady

28
La bête attend patiemment
le baiser de la beauté

29
Vercingétorix dépose
ses armes devant César

30
Blanche-Neige enseigne aux nains
les délices du ménage

31
Le gardien de but détourne
les tirs les plus ingénieux

32
Le prince Charmant pénètre
au profond de la hêtraie

33
Tintin recherche Milou
disparu dans la tourmente

34
Déguisements comédies
rondes concours et tournois

35
Virgile dirige Dante
dans le monde souterrain

36
Hercule Poirot remarque
certaine dissymétrie

37
Le chat botté recommande
le marquis de Carabas

38
Le petit extraterrestre
a retrouvé ses parents

39
François Ier se passionne
pour Léonard de Vinci

40
Avant le lever du jour
Shéhérazade raconte

41
Arsène Lupin devine
la combinaison secrète

42
Du fond de sa porcherie
Peau-d’Âne charme le roi

43
Robinson tourne ses pouces
en surveillant Vendredi

44
La bataille la crapette
belote bridge tarots

45
Le loup se faufile vite
dans le lit de la grand-mère

46
Napoléon Bonaparte
fait un voyage en Égypte

47
Dans la mer près d’Elseneur
la sirène veut des jambes

48
Saute-mouton volley-ball
ping-pong tennis karaté

49
Les chats contrôlent les rats
qui font frémir leurs moustaches

50
Danaé rêve en sa tour
des orages désirés

51
Le jeune savant mélange
des jus dans ses éprouvettes

52
Panoramix Obélix
Astérix et compagnie

53
Au QG du général
on planifie l’invasion

54
Énée transporte son père
parmi les ruines de Troie

55
Nous retournerons au bois
les lauriers ont repoussé

56
Dans son chaudron la sorcière
prépare un philtre d’amour

57
Sindbad le marin s’échoue
sur le rocher magnétique

58
Le capitaine s’assure
que c’est bien l’Île au trésor

59
Lucky Luke sort son colt
pour tirer avant son ombre

60
L’infante Marie-Thérèse
aborde à l’Île aux faisans

61
Dans la forêt Boucle d’Or
pousse la porte des ours

62
Le toboggan la marelle
tournent les chevaux de bois

63
Les croisés prennent d’assaut
les tours de Constantinople

64
Tu es Serbe moi Bosniaque
nous changerons tout à l’heure

65
Tandis que les blessés râlent
les infirmières s’affairent

66
Billes de verre ou d’agate
petits soldats de plastique

67
Balkis de Saba débarque
pour intriguer Salomon

68
On organise Hollywood
avec stars et caméras

69
Nous nous serons la mission
de Médecins Sans Frontières

70
Et nous les spéléologues
qui découvrirons Lascaux

71
Arthur autour de sa table
convoque les chevaliers

72
Attentats palestiniens
et chars des Israéliens

73
Saint Louis rendant la justice
adossé au tronc d’un chêne

74
Noé lâchant sa colombe
voit émerger l’Ararat

75
Marjolaine et romarin
pour le chevalier du guet

76
Le bureau d’Al Qaïda
se réunit en secret

77
Jean Renaud revient de guerre
ses tripes dedans sa main

78
Saint Nicolas se promène
avec les petits enfants

79
En tenue de camouflage
rampant sous les barbelés

80
Nous irons aux provisions
dans notre supermarché

81
L’apprenti vétérinaire
vaccine sa bergerie

82
Zig et Puce Bécassine
Babar et Pieds nickelés

83
Les vieillards libidineux
épient Suzanne en son bain

84
La fermière en sa carriole
dispose fruits et légumes

85
Ariane donne à Thésée
le fil pour se délivrer

86
Loïs et Clark se retrouvent
dans le bureau du journal

87
Quasimodo se balance
au bourdon de Notre-Dame

88
Le pilote se concentre
aux vingt-quatre heures du Mans

89
Dans la forêt de Noël
les rennes cherchent leur voie

90
A travers mers et déserts
les mages portent cadeaux

91
Nous irons chez la grand-mère
pour crêpes de Chandeleur

92
Sur mon petit établi
je cloue parois de chariot

93
Au milieu du choeur des autres
j’improvise allègrement

94
J’apprivoise les corbeaux
qui frappent à la fenêtre

95
Je revêts des poils de loup
mes dents et mon nez s’allongent

96
Sur les marges du cahier
je gribouille des châteaux

97
Avec une branche d’arbre
je barbouille mes idées

98
J’ouvre le coffre aux épices
pour trouver de nouveaux goûts

99
Je chevauche à perdre haleine
dans les canyons et mesas

100
Je remonte les pendules
pour les entendre sonner

101
J’écoute les coquillages
recueillis l’été passé

102
Je me transforme en motrice
pour tirer le TGV

103
Caché derrière un pilier
j’espionne tous les espions

104
J’ai replié dans ma poche
le plan du temple perdu

105
Je cherche de nouveaux noms
pour les copains de la bande

106
Nous inventons un langage
avec nouvelle écriture

107
L’un d’entre nous fait la Mort
qui nous appelle soudain

108
Nous prenons de tristes mines
pour suivre l’enterrement

109
La princesse à sa fenêtre
voit la rose du tambour

110
Les immeubles de la rue
sont les murs de la mer Rouge

111
Le grondement du métro
nous annonce les cyclones

112
Le guetteur depuis sa hune
crie qu’il aperçoit des îles

113
Dans l’hôpital des insectes
les lits sont coques de noix

114
La pluie vient nous raconter
la croissance des érables

115
Notre trousse de crayons
fait téléphone portable

116
Bien qu’il n’y ait plus de pile
le robot nous parle encore

117
Harry Potter nous emmène
à l’école des sorciers

118
Frodo réchauffe ses mains
à l’anneau très dangereux

119
Je dessine les portraits
de tous les gars de la classe

120
Des poèmes pour les filles
dans un tout petit carnet


 
 
 
 

PANIER PERCÉ
(piège pour les cosmonautes)

pour Patrice Pouperon
Le marché de l’espace
       ZÉNITH
la fugue des astres

L’étoile des marins
       SEPTENTRION
le chariot du froid

L’origine du jour
       ORIENT
la caravane aux épices

       ici
       je pense
       à vous

Le berceau de la nuit
       PONANT
l’incendie des nuages

Au-delà de l’équateur
       MIDI
la croix du Sud

Le centre de la Terre
       NADIR
le coeur des ténèbres


 
 
 

ARIOSO

Pour Bertrand Dorny et Henri Pousseur
 
Une syllabe sur le silence
une résonance dans la nuit
débordant un peu sur la chanson
qui remonte dans le souvenir

Les séries de Fourier s’entremêlent
dans une syncope nouveau siècle
nouveau millénaire balbutiant
dans le crépuscule du matin

Brumeux tourmenté que nous avons
du mal à distinguer de celui
du soir avec tous ses tourbillons
ses tonnerres et déflagrations

L’écroulement des tours et marchés
l’incompétence des dirigeants
dans la politique ou l’entreprise
et la sécheresse de leurs coeurs

Les grands yeux des enfants affamés
implorant quelque sollicitude
entre deux pages publicitaires
vantant des plages ensoleillées

De la musique avant toute chose
disait le jeune Verlaine en une
fin de siècle antérieure cherchant
la formule avec son compagnon

D’infortune et d’anticipation
rêvant d’Apocalypse et d’Orient
sur les routes anglaises et belges
entre militaires et marchands

Avant que celui-ci parte entendre
claquant les portes de l’Occident
dans les solitudes d’Éthiopie
de la musique après toute chose


 
 
 
 
 
 
 

ÉTIAGE 44

pour Marie-Jo
Quand nous nous sommes rencontrés
à l’École internationale
j’étais souvent mal boutonné
et tu t’effaçais dans les coins

Nous nous offrions des décis
dans le bistrot face à l’entrée
et nous montions sur le Salève
pour nous raconter nos enfances

Puis nous sommes allés en Grèce
cueillir des fleurs parmi les ruines
manquant le bateau du retour
ce qui nous fit voir d’autres îles

J’attrapais des prix littéraires
comme des maladies de gosse
ce qui en dépit des envieux
nous a permis de nous loger

Nous avions l’air bien empruntés
lors du mariage à Saint-Étienne
nous sommes allés à Venise
dormir dans un immense lit

Il fallait conquérir Paris
pour réussir à y survivre
dans le tourbillon des amis
sur le volcan des ennemis

Nous avons traversé la mer
pour découvrir notre Amérique
y menant un premier bébé
pour en revenir avec deux

De-ci de-là cahin-caha
toujours défaisant les valises
et les refaisant pour capter
les messages d’outre-frontière

Par le train de Nice à Genève
nos pas revenant sur nos pas
puis par avion cherchant toujours
la référence et l’inconnu

Par toute une vie de silences
grouillant de chansons inventées
qui n’arrivant pas jusqu’aux lèvres
se diffusaient tels des parfums

Mon corps ne réagit plus guère
et ma chandelle est quasi morte
nous nous contentons de caresses
mais mon âme est toujours éprise


 
 
 
 
 

NOTES APRÈS COUP SUR DES LIVRES D’ÉPOQUE DIVERSE

pour Joël Leick
1
# RESPIRATION  1994

 Quand je regarde des livres manuscrits un peu anciens, il m’est difficile de savoir si l’image, l’enluminure, est antérieure à l’écriture. C’est ce qui fait pour moi leur réussite. Pour en savoir plus il me faut scruter des indices. Ainsi, dans celui-ci, je suis venu après coup. Sur la couverture une photographie reprise, avec nos deux noms manuscrits par Joël, sans le titre. Certains détails me font penser que c’est une vue de Madère où j’étais allé moi aussi quelque temps auparavant. Mais je revenais de Jérusalem et tout paysage rocheux, avec des maisons à toitures basses pressées dans le coins, me faisait penser à cette ville, d’autant plus qu’un signe peint en noir et rouille, combinant triangle, croissant et poteau, pouvait rappeler les trois religions qui s’y sont superposées, tout en figurant comme une antenne pour capter une autre façon de voir. A l’intérieur, des images de grains de blé, celui qui doit mourir pour renaître et germer, des itinéraires au crayon, à la fois décidés et méditatifs comme ceux d’un pèlerinage, et à la fin trois lettres “O I R” sur un fragment d’autre papier, qu’il me fallait absolument intégrer à mon texte pour le finir, ce qui m’a fourni le mot “savoir”.
 

2
# ÉLOGE DE PARMENTIER   1998

 Ce qui est venu d’abord, c’est évidemment l’emboîtage en carton, rescapé de quelque livre, sur lequel étaient imprimé : “les pommes de terre”, avec un chiffre “2150” pour lequel je regrette de ne pas avoir su trouver une meilleure utilisation. C’est sans doute un numéro d’ordre dans un catalogue; il aurait été merveilleux pour moi de pouvoir le faire correspondre à celui de mon catalogue de l’Écart, mais je n’en étais qu’à 767 (je n’en suis aujourd’hui qu’à 1070). Comme nous devions bientôt changer de siècle, j’ai certainement pensé à la date encore lointaine où malgré les éventuels progrès de la médecine, nous aurons vraisemblablement disparu tous deux. A l’intérieur, non seulement des formes de tubercules, mais des impressions faites avec lui et des collages de textes encyclopédiques illustrés en allemand le concernant. Je les ai accompagnés d’une contrepartie française centrée sur son enthousiaste propagateur, en y ajoutant quelques recettes de cuisine.
 

3
# ÉLOGE D’UN VERT  2000

 Cette fois je n’avais que des échantillons d’une couleur que je n’avais pas encore vue dans des oeuvres lesquelles se cantonnaient pour moi dans les roux et les noirs; et aussi le titre qui me contraignait. C’est donc en méditant sur la façon dont ces autres couleurs fonctionnaient avec coulures, imprégnations, écrasements, traces, transparences, et sur les significations qu’elles développaient de mieux en mieux, que j’ai cherché à discerner la nécessité de l’apparition de ce pigment nouveau. Puis le texte a été imprimé et la peinture l’a orné comme je l’avais imaginé, mais en me surprenant heureusement à chaque page comme je l’avais imaginé aussi.
 

4
PERPETUUM MOBILE  2002

 J’avais à ma disposition un livre d’assez petit format à double dos. Les expérimentations sur la forme du livre, ses dimensions, m’intéressent toujours. On ouvre normalement à l’européenne, à droite, puis on arrive à une épaisseur, et si l’on tourne encore, on s’aperçoit qu’on est devant un nouveau livre. Si on continue à le feuilleter de la même façon, on retrouve une autre épaisseur et la couverture d’où l’on était parti, ce qui peut continuer indéfiniment. J’ai donc voulu ourler l’ensemble d’une ligne de texte continue tout en haut qui, lorsqu’elle arrive de nouveau au premier cahier, à son dos, descend le long de la couture pour repartir dans l’autre sens sur ce qui était auparavant le bas de la page et en est maintenant le haut; ceci jusqu’à ce que l’on retrouve la couverture d’où l’on était parti, où le texte redescend le long de la couture pour se raccorder à son début et reprendre son orientation primitive. On y trouve au centre, entre les deux lignes de sens contraire, le titre et le nom des auteurs, ce qui est repris dans la page de rotation interne, traduit et inversé. Au lieu de “perpetuum mobile”, “mouvement perpétuel”. Cela m’a donné l’idée de mettre des titres à toutes les pages, tirés du texte, entouré par des pseudonymes pour les auteurs, composant ainsi une suite de calligrammes en perpétuel balancement, à l’intérieur desquels les peintures s’amusent à traverser le papier.


 
 
 
 

LES LARMES DU CROCODILE

pour Joël Leick
Au marigot
où je lézarde
j’ai découvert
deux jeunes filles
crocodilettes

Je suis fort vieux
mais puis encore
croquer l’oiseau
qui s’aventure
dans mes roseaux

N’ayez pas peur
mes demoiselles
je ne veux que
vous regarder
quand vous nagez

Car je sais bien
que je ne puis
vous demander
de m’approcher
avec tendresse

Peut-être si
j’étais blessé
viendriez-vous
pour me soigner
gracieusement

Faut-il que je
morde mes pattes
pour que le sang
en jaillissant
vous apitoie

Pourtant si vous
veniez me voir
dans ma tanière
au crépuscule
sans préjugés

Je saurais bien
vous proposer
rongeurs et algues
pour un dîner
en tête à tête

En tout bien et
en tout honneur
faites venir
si vous voulez
votre maman

Et votre père
je les invite
à déguster
mon eau-de-vie
de l’an passé

S’ils ont besoin
d’un petit somme
j’ai des rochers
près d’un bassin
bien séparé

Venez ensemble
toutes les deux
ce sera plus
intéressant
pour tout le monde

Nous y voilà
bonsoir madame
bonsoir monsieur
installez-vous
je suis à vous

Votre fille est
vraiment charmante
avez-vous des
projets pour elle
racontez-moi

Et vous aussi
mais quelle aubaine
vous n’êtes pas
trop fatigués
par ce voyage

Voici le coin
tout préparé
où vous pourrez
vous retirer
quand vous voudrez

Le vôtre est de
l’autre côté
ah vous ne vous
connaissez pas
quelle aventure

Ces deux enfants
sont camarades
depuis longtemps
vous auriez dû
vous fréquenter

Mesdemoiselles
si vous vouliez
m’aider un peu
à préparer
l’apéritif

Voici des glands
à la démone
et du poisson
avec des mûres
sauce vase

Dans cette crique
les eaux fermentent
excellemment
remplissez gourdes
et saladiers

Il suffit de
secouer la branche
pour que descendent
épices poivres
aphrodisiaques

Vos parents vont
se régaler
ils dormiront
tranquillement
toute la nuit

Après avoir
plaint ma vieillesse
et ma faiblesse
mon impuissance
et mes douleurs

Mais vous verrez
quand nous serons
seuls tous les trois
mes pattes vont
devenir bras

Et mes babines
douces lèvres
pour vous baiser
au clair de lune
furieusement


 
 
 
 

BERCEUSE POUR SACHA

      et pour toute sa nouvelle famille
Tes grands yeux vont dévorer
la couleur d’un ciel nouveau
et les yeux de tes parents
dans un autre continent

Quand ils seront rassasiés
de briques et de vapeurs
de plafonds et de sourires
il te faudra les fermer

Pour conserver tout au fond
de ton sommeil d’exilé
le souvenir des phonèmes
qu’entendaient tes premiers jours

Les odeurs et les saveurs
qui tournoyaient dans la nuit
le chant des oiseaux le bruit
qu’ils faisaient en s’envolant

Et quand tu t’éveilleras
Sacha tu retrouveras
ceux qui t’ont tant désiré
par-delà mers et déserts

Et ta grande soeur Lidia
qui sera ton interprète
et ton guide à l’opéra
des orphelins rescapés

Chaque matin chaque soir
l’humidité de leurs yeux
pleuvra sur l’aridité
de ta patrie préservée

Pour y faire germer fleurs
de couleurs inattendues
et les doux balbutiements
d’un langage à l’aventure


 
 
 
 
 

LA NAGE DU SALTIMBANQUE

pour Jean-Pierre Thomas
Une fois le chapiteau remonté
sur la place du village
avant la grande prestation du soir
nous avons le droit de nous détendre un peu

Alors je vais dans une crique entre les falaises
et je fais lentement dans l’eau
devant la fille d’un pêcheur
toutes les figures qu’il me faudra exécuter
très vite avec les trapèzes
quelques instants plus tard


 
 
 
 
 

L’OCRE ET L’ENCRE

pour Jean-Pierre Thomas

 
Au moment où j’allais quitter la piste
pour m’enfoncer loin de toute herbe
rageusement dans la poussière colorante
j’ai découvert une source de ténèbres
où venaient s’abreuver les chacals
qui aussitôt se teignaient de deuil

 
 
 
 
 
 

LES PAUPIÈRES DE L’HORIZON

pour Julius B.
Avec toutes ses vrilles de grains de sable
au bout de ses milliers d’haleines
la tramontane chantourne les clochers de calcaire
pour y aménager un kiosque-phare
destiné au prince des elfes
pour qu’il s’exerce à plonger en apnée
car il a découvert à travers la surface
un sourire qui le fait rêver toutes les nuits

Avec tous les ongles de ses coquillages
au bout de ses milliers de mains
la marée attaque la base de la falaise
pour y creuser chambres et portiques
destinés à la princesse des sirènes
pour qu’elle s’exerce à respirer l’air
car elle a deviné de l’autre côté du miroir
un regard qui la fait soupirer toute la journée


 
 
 
 
 
 

LA BASILIQUE AU RETOUR

pour Gregory Masurovsky

 
Après une année de pèlerinage
avec effroyables péripéties
ayant rencontré non seulement des loups
mais des sorciers galiciens
qui avaient le pouvoir de se changer en loups
sans parler des éboulements et grêles
des sécheresses et des inondations
chantant les aventures de Saint Jacques
pour maintenir notre courage
à travers défilés et combats

Encore émerveillés par la cathédrale
portail polyphonie et ornements
nous retrouvons enfin des régions
où nous pouvons parler autrement que latin
même avec les moines dans leurs abbayes
et nous avons décidé d’offrir à la Madeleine
toutes les coquilles que nous avions glanées
au long des grèves et des chemins
afin de réaliser des reliures de nacre
pour en envelopper son Apocalypse


 
 
 
 
 

LE SALON DES REFUSÉS

pour Julius B.
Prenant dans ses vagues les objets abandonnés
par les randonneurs et baigneurs

Sacs de plastique ou boîtes de carton
la mer les mêle aux vestiges

De quelque naufrage ou démolition
et à quelque-uns de ses propres ingrédients

Algues et astéries poissons frétillants
et soudain jette le tout sur la grève

Comme pour nous proposer une peinture
et se gausser de nos essais dans ce domaine

Mais c’est déjà la fin des vacances
souvent il n’y a personne pour regarder

Pourtant même lorsque quelqu’un s’attarde
elle reprend tout pour le combiner autrement

Comme s’il lui manquait toujours un élément
et un lecteur essentiel pour s’en apercevoir


 
 
 
 
 

L’ÉCOLE DES MÉDUSES

pour Graziella Borghesi
Toute la classe est invitée
pour un voyage d’études
aux Açores

Il ne faut pas rater le courant
les wagons sont transparents
comme des aquariums

Celui-ci est rempli d’hippocampes
qui nichent au rocher d’à-côté
en allure de fête

Ici des poissons de diverses couleurs
qui se racontent des souvenirs
en se tapant les nageoires

Quelques-uns sont comme des miroirs
ils se renvoient
les images des autres

Certains phosphorescents
luisent en somnolant
parmi les oursins

On rencontre des nuages de sardines
on passe sous des dauphins
et même des baleines

La maîtresse en profite
pour nous expliquer
comment elles se nourrissent

Donc pas question de s’approcher
mais nous avons pu assister de loin
à la naissance d’un bébé

Il nous a même été donné d’apercevoir
un plongeur humain
avec vitre et palmes

Pour le pique-nique nous avons choisi
un balcon fleuri d’anémones
avec balustres de coquilles

Qui donne sur une clairière d’algues
où nous avons le droit de jouer
quelques instants à cache-cache

Attention ne pas s’aventurer
dans les broussailles obscures
il faut se rassembler à la moindre alerte

Le paysage est tellement beau
que rien qu’à le sentir
nous nous multiplions


 
 
 
 
 

LE RAMEAU SENSIBLE

         pour Jacquie Barral
L’oiseau sur la branche
comme un accent grave
sur le pronom où
il s’est envolé
il ne reste plus
que le balancement
qui projette sur le sol
quelques feuilles mortes
accompagnées par
des gouttes de pluie

Et quand le soleil
perce entre les nuages
une ombre qui vibre
parmi les racines
comme la corde
d’une contrebasse
de plus en plus doucement
en attendant
qu’un autre oiseau
vienne se poser


 
 
 
 
 

PERFORMANCE D’UNE BRANCHE

pour Jacquie Barral
Saisissant de ses mains de lichen
les poignées des portes de l’espace
elle les ouvre à deux battants
ce qui fait rentrer à la fois
proche et lointain
le seuil et l’horizon

L’écume de la mer avec son iode
le sable du désert avec son sifflement
les brins d’herbes avec leurs fragrances
à l’intérieur de l’arbre généalogique
où nous cherchons notre chemin
parmi les fibres


 
 
 
 
 

LA MAISON DU PRINCE

pour Thierry Lambert
1)
le grand panetier

Je soupèse les épis
dans les champs au long de l’eau
je surveille la moisson
puis le transport aux greniers
et aux moulins doucement
je fais passer la farine
entre mes doigts pour palper
sa finesse et préciser
le degré de sa blancheur
ses promesses de saveurs

Je dispense aux boulangères
que je choisis pour leurs mains
les sacs que j’ouvre moi-même
je les regarde mêler
pâte et levain pétrissant
les galettes et les miches
qui vont dorer dans les fours
chauffés par les charbonniers
lever fleurer croustiller
juste au moment du repas
 

2)
le grand échanson

Je vais étudier les vignes
jusqu’en des nomes lointains
j’en fais venir par bateaux
des ceps qui seront plantés
pour que leurs branches recouvrent
les allées et pergolas
les pavillons et les cours
où l’on humera les grappes
protégées par des filets
contre les oiseaux voraces

J’enseigne à mes assistants
à désherber les talus
tailler délicatement
arroser chaque matin
désengorger les canaux
surveiller la floraison
croissance et maturité
cueillir un grain pour goûter
et conserver les pépins
pour les semer dans des pots

Quand approche l’équinoxe
de septembre c’est l’époque
où parcourir les marais
pour y repérer l’osier
avec lequel tresserons
les hottes et les paniers
dans lesquels entasserons
les grappes pour les verser
dans les cuves du cellier
où elles fermenteront

Puis les vignerons tout nus
commencent à piétiner
le moût de toutes leurs forces
encouragés par le chant
de leurs femmes musiciennes
mais bientôt montent vapeurs
alcoolisées déjà
si bien que leurs mouvements
deviennent danses lascives
tandis que la nuit descend

Ils vont retrouver leurs femmes
et le lendemain matin
péniblement réveillés
la tête toute embrumée
de leurs rêves d’abondance
encore un peu titubants
ils portent les grandes jarres
où l’on va faire couler
le jus métamorphosé
que je leur fais déguster

Avant d’apposer le sceau
spécifique de l’année
pour pouvoir identifier
le vin que je vais servir
lors des festins et des rites
pour accompagner les pains
viandes légumes et fruits
quand il aura bien vieilli
dûment comptabilisé
dans chais à perte de vue
 

3)
le grand jardinier

Chaque année après la crue
je retrace les canaux
pour pouvoir bien irriguer
le terrain qui lentement
sèche où nous allons semer
les plantes les plus variées
en entretenant humides
les cuvettes réservées
aux oliviers et pommiers
palmiers figuiers grenadiers

Par ici voici des fleurs
qui embelliront le soir
les tempes de nos épouses
et dont nous distillerons
les parfums pour leur offrir
dans des flacons minuscules
de ce côté les viviers
où nous regardons les carpes
et les anguilles grossir
jusqu’au moment de la pêche

Un peu plus loin les étangs
où se cachent les canards
et les prés où les brebis
donnent naissance aux agneaux
que l’on rentrera le soir
dans leurs sûres bergeries
prés dont nous fauchons le foin
pour engraisser les taureaux
et vaches dans leurs étables
chevaux dans leurs écuries

Dans cette région les cages
où nous gardons les oiseaux
les fauves et les serpents
venus de pays lointains
très souvent ils dépérissent
car nous ne savons au juste
comment il faut les nourrir
mais quelques-uns s’acclimatent
et quand ils se reproduisent
nous cherchons s’ils sont mangeables

Car je ne suis seulement
jardinier mais cuisinier
certes j’ai toute une troupe
pour entretenir les feux
à côté des fours à pain
et ce sont mes bûcherons
qui fournissent les fagots
leurs femmes lavent épluchent
coupent en petits morceaux
puis font bouillir ou griller

Mais c’est moi seul qui décide
ce qu’il convient de cueillir
et quels animaux abattre
dépecer et découper
et comment il faut les cuire
je compose les repas
comme je dessine et soigne
mes parterres et volières
en bosquets et promenades
pour dégager les esprits
 

4)
le grand couturier

Je demande au jardinier
de me cultiver du lin
je fais tondre les toisons
de ses troupeaux et carder
filer puis tisser la laine
et la teindre quelquefois
dans mes ateliers multiples
ramasser toutes les plumes
de ses oiseaux et les peaux
que détachent ses bouchers

Ce sont pagnes par centaines
qu’il faut couper puis ourler
laver sécher repasser
et les robes transparentes
qu’il faut plisser savamment
pour maintes cérémonies
les tuniques et manteaux
pour les moments de fraîcheur
les étoles et les châles
dont on peut s’emmitoufler

Pour certains rites spéciaux
ou pour quelques fantaisies
il faut des peaux d’antilopes
fines comme des pétales
transformées par des entailles
en souples filets de sable
caressant comme des souffles
ou des pelages de fauves
avec leurs poils et leurs griffes
leurs crinières et leurs dents

Ou des plumages entiers
de faucon vautour ibis
que l’on porte sur la tête
pour relayer la parole
des dieux terribles ou tendres
qui rôdent à la lisière
de notre val de travail
de prière et de misère
pour nous arroger leurs ailes
pour voir le monde comme eux

En ajoutant sur la toile
peintures et broderies
je suggère à mes orfèvres
d’éterniser ces plumages
en plaques d’or émaillé
les yeux en cristal de roche
et pour la vie quotidienne
je demande aux céramistes
métallurges et verriers
des perles pour les colliers

Il faut aussi des chaussures
que ce soit botte ou sandale
pour nous protéger les pieds
des scorpions ou des silex
il nous faut aussi des coiffes
pour les coups du dieu Soleil
éventails et chasse-mouches
les artisans que j’emploie
remplissent tout un quartier
de notre immense village
 

5)
le grand archiviste

Nous cueillons les papyrus
pour en détacher les fibres
puis nous les entrecroisons
en les tapant et collant
pour inscrire les prières
proclamations et décrets
car pour la vie quotidienne
des planches de bois suffisent
et pour les devoirs de classe
des morceaux de poterie

Ainsi je fais recopier
aux élèves de l’école
des chansons et des romans
surtout les enseignements
des grands scribes d’autrefois
qui nous disent à quel point
c’est le métier d’avenir
le seul moyen d’avancer
quand on n’est pas héritier
d’une des grandes familles

Nous enregistrons les champs
où l’on a semé le blé
les gerbes de la moisson
les boisseaux dans les greniers
et la quantité de pain
que fournit le panetier
comme le nombre de pieds
de vigne dans chaque arpent
et de jarres cachetées
sous l’oeil du grand échanson

Nous connaissons beaucoup mieux
que le plus grand jardinier
ce qu’a produit la récolte
par rapport à l’an dernier
le rendement de nos ruches
ou la surface des draps
de lin de laine ou de poil
qui sont en circulation
dans les lits et les armoires
ou dans les buanderies

Lorsque nous nous promenons
au milieu de nos rouleaux
de nos planches et tessons
c’est comme si nous faisions
le tour de tout le domaine
par la vertu de nos signes
tout nous passe entre les mains
il suffit que nous fassions
quelques calculs pour montrer
ce qu’il faut améliorer

Si un seigneur veut savoir
comment son sang communique
avec la maison royale
ou telle autre dynastie
nous allons lui dénicher
les documents de naissance
permettant de remonter
jusqu’à de lointains ancêtres
que nous pouvons préciser
par un réseau d’amitiés

Dans le secret de nos chambres
nous établissons ainsi
la liste des souverains
avec les péripéties
des successions difficiles
en essayant d’apporter
quelques éclaircissements
sur les périodes obscures
où tout semblait s’engloutir
ce que tels voudraient cacher

Quand des prêtres nous visitent
pour bénir quelque naissance
quelque mariage ou surtout
régler les cérémonies
qu’impliquent tous les décès
ils nous font enregistrer
leurs prières les plus longues
de peur de les oublier
aussi dans la nuit suivante
nous les recopions pour nous

Ce qui fait qu’en cas d’urgence
nous pouvons les remplacer
en attendant qu’ils arrivent
pour les rites officiels
nous parons au plus pressé
ce qui ne leur plairait guère
s’ils en étaient informés
nous pouvons être tranquilles
nul ne nous dénoncera
on a trop besoin de nous

Les médecins eux aussi
nous demandent assistance
ce qui nous permet parfois
d’intervenir avant eux
mais nous n’avons pas le temps
de quérir les ingrédients
ni de mijoter leurs drogues
nous n’avons que trop à faire
à classer nos documents
et surtout à les produire

Chaque fois qu’un des puissants
s’arrête de respirer
embaumeurs de s’empresser
mais vivants savaient déjà
qu’au-delà des portes sombres
pour franchir toutes les douanes
et voyager chez les morts
parmi les dieux et les monstres
il faut connaître les règles
et préparer les réponses

C’est pourquoi ils nous demandent
de leur fournir plans et guides
pour démêler leur chemin
dans l’embrouillamini noir
de leurs souterrains intimes
et des litanies d’excuses
pour les réciter devant
les inquisiteurs gardiens
des juges et des bourreaux
relais de sérénité

Ils nous fournissent ainsi
presqu’à leur insu des clefs
qui viennent on ne sait d’où
prophètes songes visions
ou ruines des sépultures
violées lors des incursions
des barbares victorieux
dont ils nous font relever
les inscriptions lacunaires
pour renforcer leur viatique

Et nous pouvons pour nous-mêmes
dans le silence des nuits
dans le secret d’une lampe
protégée par des tessons
rédiger des instructions
sur lambeaux de papyrus
pour déjouer les embûches
beaucoup plus subtilement
afin de participer
aux festins d’éternité
 

6)
le grand architecte

Avec tous mes forestiers
mes charpentiers et maçons
tailleurs de pierre et bronziers
je bâtis moulins et fours
utiles aux panetiers
les celliers et les fabriques
dont a besoin l’échanson
les bergeries écuries
les pigeonniers et les granges
pour les soins du jardinier

Les ateliers de tissage
tannerie raccommodage
lessivage repassage
pour l’art du grand couturier
les silos pour les archives
des scribes et leurs écoles
secrétariats dévorants
encreries papyrothèques
et alentour les maisons
pour les grouillantes familles

Il faut aussi maintenir
les palais des héritiers
chaque jour entretenant
la splendeur qui se fendille
depuis le temps qu’elle est là
et qu’il faut pertinemment
reconstruire aménager
agrandir améliorer
renouvelant ses colonnes
carrelages et peintures

Dans la cour j’ai installé
un bassin rectangulaire
où j’ai disposé des plantes
sélectionnées aux étangs
avec les plus beaux poissons
qui se jouent dans l’eau courante
le voici en mosaïque
dans la salle principale
avec sur les quatre murs
tout le reste du domaine

Et même corniches mâts
d’autres palais du quartier
les cimes de quelques arbres
et les pylônes des temples
devant les grandes falaises
et dans d’autres salles j’ai
voulu laisser une image
de ce qu’étaient le domaine
la ville et le paysage
avant telle construction

N’oublions pas les prisons
où il faut qu’un jeune hébreu
retrouvé dans le désert
et vendu comme valet
au service de la femme
d’un des ministres suprêmes
injustement enfermé
suite à quelque calomnie
puisse interpréter les rêves
de grands officiers punis

Mon travail ne se cantonne
dans les abris des vivants
qu’il faut continuellement
refaire ou consolider
comme ils pensent à leur mort
je dois leur aménager
une chambre de passage
où demeurera leur corps
serré dans ses bandelettes
quand l’âme voyagera

Auprès des immenses tombes
des souverains il me faut
creuser des demeures pièges
pour dérouter les voleurs
qui voudraient prendre les meubles
les bijoux et les rouleaux
pour les vendre quelquefois
mais surtout pour s’en servir
dans leurs tombes misérables
à escroquer leur survie
 

7)
le grand amiral

Sur le quai le long du Nil
je fais bâtir des vaisseaux
nombreuses petites barques
pour transporter matériaux
le bois la pierre la terre
et d’autres beaucoup plus grandes
pour conduire les seigneurs
aux fêtes d’autres seigneurs
et pour les célébrations
des dieux les plus vénérés

Pour celles-ci de grandes voiles
et un pavillon fermé
par des rideaux ondulant
selon les bras des rameurs
et le chant des musiciennes
s’accompagnant par la harpe
la flûte et le tambourin
des corbeilles de fruits mûrs
et des scribes pour noter
les événements du jour

Navires plus grands encore
servent aux expéditions
que je dirige glissant
par les branches du delta
jusqu’à la mer dangereuse
me remplissant le regard
des jardins et des palais
des parures de nos femmes
sachant que pour quelque temps
je verrai tout autre chose

Longeant rivages sauvages
je suis allé en Libye
en Syrie même en Carie
j’ai vu peuples inconnus
j’ai ramené des tissus
des plumes et des écailles
des fruits que j’ai fait confire
dans le miel pour les garder
et montrer à mon retour
l’étrangeté de leur goût

Une fois étant monté
jusqu’à la première chute
avec des rouleaux de bois
et des efforts surhumains
nous avons pu transporter
notre navire au-delà
de cette marche géante
d’eau furieuse comme si
j’étais en train de violer
une frontière sacrée

Mais je savais que bédouins
et caravanes venaient
à travers ces défilés
apporter jusqu’à nos villes
les plus méridionales
des ivoires des coquilles
épices cornes semences
et des cristaux lumineux
dont nous avons au domaine
des exemples surprenants

Donc nous avons continué
de remonter le courant
nous avons vu les villages
et les armes des Nubiens
qui venaient examiner
tout le détail du navire
certains parlaient notre langue
et nous servaient d’interprètes
comme aux voyages du Nord
certains même savaient lire

Puis une autre cataracte
nous a barré le chemin
les marins se souvenaient
des efforts que la première
avait exigés de nous
ils voyaient que le navire
se détériorait très vite
et ne trouvaient plus de bois
pour en réparer les brèches
je n’ai pu les décider

Mais nous avons rapporté
tant d’or en poudre et pépites
malachites et lapis
qu’on m’a chargé de former
une expédition nouvelle
ce sera toute une flotte
avec marins charpentiers
des poutres à suffisance
réserves de cordes et
naturellement des scribes

J’ai voulu auparavant
visiter une autre mer
bleue mais qu’on appelle Rouge
à cause de ses coraux
dans l’arsenal du domaine
nous avons préfabriqué
toutes pièces du navire
que nous avons convoyé
d’oasis en oasis
pour l’assembler sur la rive

Et nous avons rencontré
des bateaux tout différents
dont les marins nous parlaient
à travers les interprètes
d’interminables voyages
vers des pays si lointains
que nous ne pouvions savoir
s’ils étaient sur la surface
de la Terre ou bien dessous
îles du pays des morts

J’ai ramené de l’encens
et le désir de chercher
si au loin sur l’autre mer
à l’occident des Libyens
s’élèvent ces deux colonnes
dont ils nous parlent tremblant
et si par delà mugissent
d’autres murs d’eau à franchir
pour trouver de nouveaux mondes
chez les vivants ou les morts


 
 
 
 
 

TENIR DEBOUT

pour Mathias Pérez
Sous les oripeaux de ma chair
mon épouvantail grince au vent
les termites de la fatigue
creusent des trappes sous mes pas
entouré de dunes de sable
qui glissent comme bulldozers
j’essaie de fuir entre les lignes
pour éviter d’être écrasé

Tremblement de Terre ou quoi
le sol se dérobe sous
mes pieds je suis obligé
de me tenir au chambranle
ce sont sans doute mes jambes
soudain qui m’auront lâché
fissure dans tout mon corps

C’est comme dans un navire
je parcours en titubant
les corridors où le vent
s’engouffre entre les relents
que diffusent les cuisines
et ceux pires des machines
la ville est un océan

En m’agrippant aux rambardes
je parviens à dévaler
les coursives qui ondulent
parfois des paquets d’écume
giflent mes hésitations
et le rire des oiseaux
m’oblige à me redresser

Je croyais que l’ascenseur
où je viens de pénétrer
me conduirait d’un seul trait
aux étages supérieurs
mais voilà qu’il se balance
comme un palmier dans le vent
le temps se met à vibrer

Tandis que passent les nuages
le long des hublots j’essaie
de me réveiller après
un sommeil très perturbé
en enjambant mes voisins
dont certains dorment encore
sans pouvoir m’en excuser

M’appuyant sur les dossiers
d’une rangée après l’autre
comme en tirant sur des rames
je remonte le courant
pour aller jusqu’au miroir
au-dessus du lavabo
tenter de me reconnaître

Virant dans le deltaplane
je raidis tant que je peux
mes genoux et mes chevilles
le sol tourne sous les brumes
lorsque je m’y poserai
comme un échassier j’aurai
le vol dans mon attitude

La Terre est loin maintenant
nous la voyons toute bleue
depuis notre satellite
où nous nageons pour franchir
les sas et dormons debout
nous accrochant aux parois
pour ne pas trop dériver

Lorsque nous retrouverons
l’illusion de l’immobile
le vrombissement des sphères
retentira dans nos os
si bien que notre démarche
gardera toujours l’ivresse
de la Terre en rotation

Respirant des pieds à la tête
j’aspire le vent qui me porte
je m’enracine comme un chêne
pour fouiller ventres des abîmes
ou je relève mes rameaux
comme des ailes de cigognes
pour survoler déserts et villes
les yeux germant dans l’air du soir


 
 
 
 
 

LE CRABE -MANGOUSTE DES AURORES

pour Thierry Lambert

 
Cuit dans le bouillon de la nuit
qui lui redonne sa jouvence
cousin du scarabée d’Égypte
le crabe ouvre ses pinces d’or
pour lâcher le bébé Soleil
qui jette ses rayons de cris
jusqu’au fond des ravins de brume

Perdant ses anneaux un par un
sur les sillons et les villages
il les remplace par des poils
mangouste ennemie des serpents
qu’elle dévore accumulant
leur venin qui devient lumière
puis replonge dans l’océan


 
 
 
 

LA SAGESSE DES IMAGES

pour Boris Lejeune
Regarde le cheval et le loup
mon enfant ils ne bougeront pas
tu peux les examiner tranquille
tandis qu’un grand-parent te détaille
les parties et les noms de chacun
mais s’il te prend envie de les voir
ouvrir la gueule ou remuer leur queue
leur crinière leurs yeux leurs oreilles
ou même d’entendre leur cris

Ton imagination va les prendre
et les détacher très doucement
ils t’obéiront plus ou moins vite
puis tu les immobiliseras
dans le silence de leur papier
tout en refermant leur couverture
mais leurs ombres ayant conservé
leurs couleurs si elles en avaient
s’échapperont en grande douceur

Pour t’accompagner non seulement
dans ton lit mais au fond du sommeil
c’est alors que leurs cris deviendront
paroles pour te réconforter
après les crises de la journée
admis dans leur conciliabule
tu expérimenteras les mots
plus ou moins mystérieux rencontrés
pour les employer le lendemain

Alors si les grands ne les comprennent
tu retourneras les consulter
dans le livre où elles t’attendront
pour recommencer d’autres voyages
ce ne sont pas forcément des bêtes
il y a quelquefois des maisons
des autos des arbres le Soleil
la Lune quelquefois des humains
dont tu peux transformer la taille

Sur les murs entourés par des cadres
accrochés trop haut pour que tu puisses
les interroger sauf si quelqu’un
te hisse dans ses bras ce qui fait
qu’elles ruissellent d’autorité
c’est comme un tribunal quotidien
qui vous intimide d’autant plus
que ces lucarnes sont protégées
souvent par des vitres miroitantes

Peu à peu l’on maîtrise les lettres
et les histoires qu’on écoutait
on devient capable de les lire
les images sont accompagnées
dans les rêves par leurs phylactères
ce qui leur donne encor plus de force
et quand tu sortiras dans la rue
t’interpelleront hommes et femmes
de papier pour te circonvenir

Cela se nomme publicité
rentré chez toi tu verras les grands
feuilleter des journaux à images
sur lesquelles leurs yeux glisseront
sans qu’ils leur accordent d’attention
mais des fumées semblables à celles
du tabac s’en dégageront telles
qu’ils ne pourront plus s’en détacher
leurs cauchemars s’approfondissant

La télévision et le cinéma
multipliant leur harcèlement
le brouhaha deviendra si fort
dans leur tête qu’ils ne pourront plus
regarder calmement ces images
qui seront en guerres perpétuelles
grinçant hurlant ricanant brouillant
jusqu’à ce que l’âge quelquefois
permette au silence de revenir

Or il y a des lieux où l’on sait
élaborer des images pures
pour nous protéger des contagions
détériorations et turbulences
des gargouilles de l’avidité
où donc les images redécouvrent
la sagesse qu’elles possédaient
dans notre enfance et nous rajeunissent
en nous rouvrant les yeux et les rêves


 
 
 
 

LA BANDE MOUCHETÉE

pour Maxime Godard
      Comme je me déshabillais tranquillement sur le tapis je me suis allongée soudain tournée vers le mur pour y déchiffrer l’inscription qui progressait tel un serpent d’odeurs et qui se love maintenant contre ma poitrine puis poursuit doucement tendrement voluptueusement son exploration jusqu’au tréfonds de mes ombres pour y décharger son venin de jouvence

 
 
 
 
 
 

L’ESPRIT DES LOISIRS DES OIES

pour Maxime Godard
Quant à moi
cantate oie
foie ni loi
garons-nous
garde-à-vous
parade oeufs

 
 
 
 
 

ALICE RETROUVE ULYSSE
ou la berceuse du CERN

pour Madeleine Santschi

 
1

Les protons et les neutrons
entraînent les adjectifs
pour former mondes et phrases
dans leurs accélérations

Le bouquet des particules
passant d’une langue à l’autre
découvre une floraison
de verbes et de noyaux

Ainsi grammaire et physique
échangent leurs réflexions
maintes théories se suivent
et ne se ressemblent pas

Les démarches s'entrecroisent
dépassant et repassant
métaphores se bousculent
réseaux chargés d’énergies

2

Alice et le chapelier
entraînent les étudiants
pour une valse cosmique
dans le jardin des beautés

Aussi le loir et le charme
comparent leurs perspectives
de souterrains lumineux
entre des orgues d’idées

Le quadrille des tortues
pleurant des larmes de quarks
suit celui des électrons
dans la chambre des vapeurs

Les griffons des épilogues
se moquent de nos calculs
l’atlas des microsystèmes
augmente à chaque moment

3

Les épaules des sirènes
plongent dans lacs magnétiques
les moutons de Polyphème
se faufilent sous les grilles

Et les seins de Pénélope
attendent le voyageur
qui découvre les tissus
qu’elle a brodés dans la nuit

À l’ombre des séminaires
les flots de l’Antiquité
se mêlent à ceux des songes
de l’époque victorienne

Et des gerbes de sourires
saluent les explorateurs
qui reviennent de leurs fouilles
des bosons plein leurs paniers

4

Ce que l’on croyait hier
est mis en doute aujourd’hui
les récits de l’univers
se reprennent constamment

Ce que l’on saura demain
situera nos hypothèses
dans l’histoire des erreurs
qui nous auront délivrés

Ainsi le discours des sciences
est un immense poème
une Odyssée de surprises
chaque vers s’ouvrant en strophes

Une sphère de langage
roulant d’un extrême à l’autre
de l’échelle des grandeurs
pour bondir encor plus loin


 
 
 
 
 

UN GOUVERNEMENT DE SALUT PUBLIC

pour Youl
 Ne vous inquiétez pas, murmure le renard de l’Intérieur, nous allons construire tant de prisons que vous y aurez bientôt votre place.

 Dormez tranquille, croasse le marabout des Affaires étrangères, dès demain matin toutes les traces du conflit seront effacées.

 Payez vos impôts, grogne l’hippopotame des Finances, et vous recevrez en échange une pluie de bonnes paroles.

 Laissez-nous faire, grimace le crocodile de l’Agriculture, nous allons bientôt réussir à éliminer toutes ces vaches qui font des bouses dans vos prés.

 N’écoutez pas les alarmistes, braie l’âne de l’Éducation nationale, il suffit de ne plus rien faire et tout s’arrangera tout seul.

 Achetez davantage, hurle l’orfraie de la Guerre, pour qu’il y ait plus à détruire et à remplacer.

 Faites-nous confiance, minaude l’otarie de l’Écologie, nos services préparent l’éjection de vos déchets dans l’espace.

 Suivez-nos conseils, clame le pélican des Transports, le nombre des accidents mortels augmente tellement que vous aurez de la place pour rouler plus vite.

 Ne craignez rien, pateline le rat de la Santé publique, nous avons si bien accéléré nos services, qu’une urne sera prête pour vos cendres.


 
 
 
 
 

BLUES DE LA CINQUANTAINE

pour Mathias Pérez

 
Cinq décennies de tentatives
avec oublis superposés
on se souvient qu’on avait su
et cela doit encor traîner
dans les celliers de la mémoire
mais on ne peut le retrouver

Sept semaines d’années plus une
comme si c’était chaque jour
un lundi de rentrée des classes
beaucoup plus de quatre saisons
s’enlaçant dans leurs prévisions
leurs déceptions et leurs promesses

Un tourbillon de paysages
voyages déménagements
les amusements de l’enfance
les émois de l’adolescence
les rencontres les aventures
l’enfermement dans les horaires

Et voici quelques cheveux gris
une tendance à l’embonpoint
vous devriez faire du sport
on essaie on n’a pas le temps
allons ça ne va pas si mal
le démon de midi s’amuse

On se sent à moitié de vie
comme au sommet d’une colline
beaucoup d’orages sont calmés
mais des ravins inattendus
pourtant l’on était prévenu
s’entrouvrent de tous les côtés

Les enfants ont déjà grandi
une génération nouvelle
perle dans les maternités
tout ce qu’on croyait si nouveau
se recouvre de nostalgie
dans les brumes de l’autre siècle

Les années vont rouler plus vite
mais le corps lui va ralentir
les yeux vont se porter plus loin
il faut profiter du sursis
pour exprimer le mieux possible
la tendresse de ses entrailles

Huit fois six vers de huit syllabes
deux de plus pour boucher les trous
tout juste cinquante partout
mais si l’on faisait le produit
on verrait sous cette apparence
filer la poussière des mondes

Le parfum monte des corolles
quand les feuilles tombent déjà


 
 
 
 
 
 

LA CONQUÊTE DE LA LUMIÈRE

pour Jean-Luc Parant
Je ne te vois plus
         je ne t’entends plus
j’ai perdu mes yeux
         je cherche mes pas
j’allonge les mains
         je tombe de haut
la tête me tourne
         je roule dans l’ombre
je nage en aveugle
         je fuis dans la nuit

J’ai trouvé ta main
         l’écho me répond
perçant le brouillard
         j’émerge sur l’eau
je te tire à moi
         j’atteins le rivage
ta respiration
         ma stupéfaction
humant ta chaleur
         buvant ta fraîcheur

J’ouvre les paupières
         je sens ton haleine
je tends les oreilles
         je plie les genoux
je me tiens debout
         je me mets en marche
je cherche fortune
         changeant d’horizon
la nuit se déplie
         le jour se déploie

Je lis dans tes mains
         planant dans les nuages
la bonne aventure
         l’orbe de ta voix
la ligne de vie
         la maison des songes
les filets d’espoir
         la chance amoureuse
l’orgue des rencontres
         la chanson du soir

Je lis dans tes yeux
         j’écoute en ton coeur
je tourne tes pages
         les cloches du vent
je reprends courage
         ouvrant tes fenêtres
traversant ta peau
         lissant tes cheveux
je fuis dans ta voix
         je vis dans ta vue


 
 
 
 

JE DÉPOSE MON COEUR À VOS PIEDS

pour Mylène Besson

 
A peine effleurée votre main
voici que nos doigts s’entrelacent
votre visage devient larme
qui roule autour de vos cheveux
pour mettre ma tête à l’envers

Je nage dans votre aquarium
entre les algues de vos cils
et je feuillette vos regards
entre les ailes de vos paumes

Quant à la rudesse des miennes
noires du sang de mes erreurs
comme les plantes de mes pieds
arpentant les déserts des rues
elle se lisse à votre approche
pour venir coucher vos fatigues
au bout des doigts de mes soupirs


 
 
Sommaire n°27 :
RÉCRÉATION
PANIER PERCÉ
ARIOSO
ÉTIAGE 44
NOTES APRÈS COUP SUR DES LIVRES D’ÉPOQUE DIVERSE
LES LARMES DU CROCODILE
BERCEUSE POUR SACHA
LA NAGE DU SALTIMBANQUE
L’OCRE ET L’ENCRE
LES PAUPIÈRES DE L’HORIZON
LA BASILIQUE AU RETOUR
LE SALON DES REFUSÉS
L’ÉCOLE DES MÉDUSES
LE RAMEAU SENSIBLE
PERFORMANCE D’UNE BRANCHE
LA MAISON DU PRINCE
TENIR DEBOUT
LE CRABE -MANGOUSTE DES AURORES
LA SAGESSE DES IMAGES
LA BANDE MOUCHETÉE
L’ESPRIT DES LOISIRS DES OIES
ALICE RETROUVE ULYSSE
UN GOUVERNEMENT DE SALUT PUBLIC
BLUES DE LA CINQUANTAINE
LA CONQUÊTE DE LA LUMIÈRE
JE DÉPOSE MON COEUR À VOS PIEDS
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