Poésie ... 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 19a, 20, 21, 22, 23-23a, 23b, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 37a, 38, 39 ...


Page d'accueil                                                                  Table des index
 

Poésie au jour le jour 7

Sommaire






GÉOGRAPHIE PARALLELE

pour Marc Jurt

 
 
1) MENACE POLAIRE
 

Les vagues énormes

sur les brisants de la mer antarctique

répondent à celles qui font l'assaut du Groenland

ou du Spitzberg

dessinent des monstres apocalyptiques

se faufilant parmi les icebergs

qui éclatent

sous des tempêtes de rires électriques
 
 

Et tout au long des méridiens

se propagent les commentaires

parmi les troupes de cétacés

que poursuivent les massacreurs

sur ce conciliabule de cataclysmes

des deux côtés de l'équateur

pour organiser la vengeance

et préserver les innocents
 
 

Il s'agirait donc de remplacer

notre race humaine par une autre

meilleure nageuse

et mieux adaptée aux intempéries

qui n'aurait donc nul besoin

de s'emmitoufler de fourrures

et pourrait participer aux conversations

des animaux volcans et nuages


 
 

2) LA FORTERESSE ENTRE LES FLEUVES
 
 

C'est aujourd'hui une ville pour soldats de plomb où déferlent les cars de touristes qui examinent les vitrines pour se choisir des souvenirs. Mais au temps de sa splendeur stratégique, lorsque du haut des tours on guettait les flottes de drakkars ou de jonques qui cherchaient à s'infiltrer dans l'Empire pour faire main basse sur les minerais déjà extraits, les étoffes déjà tissées, les céréales déjà moissonnées, ce n'étaient pas seulement les généraux qui faisaient sonner leurs bottes, sabres et ceintures, mais le moindre novice dans ce monastère militaire. Quand ils descendaient aux parades ou se délassaient aux tavernes, les femmes les plus réservées les accompagnaient de leurs cils. Les fanfares brillaient aux créneaux toutes les heures et les torches remplaçaient les oriflammes toute la nuit. Des canaux maintenaient fraîcheur et propreté dans les caravansérails, écuries, étables. Mais qui trouverait un cheval aujourd'hui dans ces avenues et faubourgs? Il règne une étrange paix grise, à la fois bruyante et vide. Les capitales se sont déplacées. Les langues et techniques sont oubliées. Ce sont les étrangers désormais qui connaissent le mieux l'histoire de ces murs.
 
 
 
 

3) LE TREMBLEMENT DES GRILLES
 
 

Les intempéries les plus violentes ont secoué l'ancienne ordonnance. Le bonnet phrygien s'accroche aux piques tordues. Les rubans flottent au fil du fleuve qui garde pour l'instant son calme en attendant l'inondation. Les visages grincent dans les mailles distendues du côté de la grande ville dont les fumées s'épaississent parmi les nuages, et les enfants privilégiés dans les salons où tintent les cristaux autour des chandelles qu'il avait fallu allumer déjà, interrompent leur leçon d'histoire naturelle pour demander à leurs institutrices ce qui peut bien provoquer ce glas, ces rumeurs et cette agitation de toute la domesticité.
 
 
 
 

4) NEPTUNE À MARSEILLE
 
 

Cela a dû fort mal se passer lors du dernier festin dans l'Olympe. Avec son trident dédoublé le dieu furieux aiguillonne ses chevaux dégoulinant d'arcs-en-ciel. Crinières et barbe sont hérissées d'embruns et de feux Saint-Elme. Le sel saupoudre les vieilles rues. Des poissons frétillants glissent le long des toits sans que les familles affamées puissent les retenir au passage. On promet des neuvaines à Notre-Dame de la Garde qui se souvient soudain qu'elle était Amphitrite, agite ses voiles pour fabriquer un chemin d'écume et fait briller toute sa ville dans un sourire de nacre tandis que son époux calmé retourne et se retourne dans son lit d'algues parmi voiliers, dauphins, cargos et plongeurs.
 
 
 
 

5) NOUVEAU BRABANT
 
 

Le siècle d'or dialogue avec ses antipodes: fougères arborescentes oscillent parmi les ailes des moulins sur les canaux; geysers et glaciers naviguent au-dessus des beffrois. Des maoris tatoués en spirales déchargent des caisses de porcelaine ou de jade en abordant les quais de brique avec leurs pirogues. Cygnes noirs et blancs prennent leur essor sur des vagues de bière au son des flûtes et carillons. Les astronomes observent le transit de Vénus, les naturalistes remplissent leurs cages et leurs herbiers. Quant aux compagnies de gardes installant leurs bivouacs sur les atolls, comment interdiraient-elles aux beautés ruisselantes de draper leurs poitrines dans les plis de leurs oriflammes?
 
 
 
 

6) LES TISONS DES SOULEVEMENTS
 
 

On aura beau détruire, aplanir, araser, creuser pour des étages de parkings, puis reconstruire en nouveau style, aguicheur ou sévère, post- ou pré-; rôderont toujours dans ces avenues et parvis les escarbilles incandescentes, attendant la moindre accumulation de déchets, guettant la moindre négligence ou grogne de la force publique pour embraser foules et greniers, saper les socles des idoles du jour avec leurs psaumes de millions dans toutes les monnaies de la planète. En dépit des métaux et vitres, des haut-parleurs et des enseignes, des protestations d'abondance et de progrès, des jeux du cirque sur les ondes et des distributions de rubans, la révolte couve, les poings se préparent, les torches passent de fin de siècle en tournant de millénaire, de plus en plus grondantes et désinvoltes, de plus en plus instruites et voyageuses, pour essaimer au vent des migrations remémorées ou entrevues les pétales du livre des rues, incendier l'horizon, ébranler l'univers.
 
 
 
 

7) TEMPS DE GUERRE
 
 

Les vieux champs, les vieilles plages, les vieilles villes et même les vieilles montagnes, tout cela s'est recroquevillé sous l'orage de fer et de cendres. Un filet d'amertume et de résignation empiège tous les survivants terrés dans les caves. Parfois ils rampent jusqu'aux soupiraux pour assister à la dissolution en fumées et poussière des dernières épaves de bâtiments célèbres. Au milieu des moignons et des râles on compare les projets pour les nuits qui viennent, sans oser regarder plus loin, sans parvenir à espérer qu'un jour on pourra de nouveau respirer sans masque sous le ciel dégagé de sa tourbillonnante ordure et commencer enfin l'inventaire des vestiges.
 
 
 
 

8) L'AMÉRIQUE LATINE EN PROIE AUX LAVES
 
 

Salut, cordillères de fumées, plateaux de braises, fibres nerveuses en pleine excitation d'étincelles, ganglions en samba torride! Les forêts d'hévéas font couler leurs latex parmi les ruines cyclopéennes où l'or fleurit dans les failles. C'est comme une orange que l'on pèle pour en extraire pulpe historique et jus musical. Caméras en plein fonctionnement les escadres journalistiques reconnaissent les nouvelles côtes, sondent leurs fonds. Les cloches sonnent à toute volée dans les églises coloniales qui penchent sans rompre, déployant chandeliers, cantiques et tentures. Avec leurs lassos siffleurs les gauchos arrêtent les boeufs en pleine course pour les sacrifier sur le barbecue général qu'alimentent monnaies dévaluées et drogues désuètes. Le ciel s'éclaircit en nous découvrant économies et politiques surprenantes, aurore qui va gagner les autres continents enlisés dans leurs miasmes et mensonges.
 
 
 
 

9) LA DÉRIVE DES CONTINENTS
 
 

Depuis les hublots électroniques de notre satellite à orbite variable, nous suivons à travers les nuages les mouvements de nos anciennes patries. Non seulement elles ont largué leurs amarres et sillonnent les océans méconnaissables, mais leurs proportions ont changé. D'immenses villes se sont développées où il n'y avait que villages, et les montagnes ont grandi en proportion, dépassant largement l'ancien Himalaya. Par contre certains déserts se sont amenuisés jusqu'à devenir des terrains de jeux parmi vignes et vergers arrosés par les nouveaux courants. L'évolution des espèces végétales s'est furieusement accélérée. Botanistes et jardiniers s'épuisent dans leurs essais de classement et d'utilisation. Les animaux vont sûrement suivre. Quant aux hommes de la surface leurs réactions diffèrent de plus en plus des nôtres. C'est chez eux l'aventure et chez nous la stabilité.
 
 
 
 

10) L'ARCHIPEL SUISSE
 
 

Battus par l'écume, cantons rocheux sommés de glaciers escaladés par de longues cordées de touristes qu'attend leur somptueux navire enguirlandé d'ampoules multicolores dans sa crique brumeuse. Vallées et détroits jonchés d'arbres morts au pied des forêts tourmentées avec leurs cascades, téléphériques et rapaces, abritent les énormes demeures à balcons chantournés fleuris de géraniums. D'une île à l'autre se répondent les trompes enluminées, sonnailles des troupeaux, clarinettes des pâtres marins. La république édifie des ponts très élevés sous lesquels passent à l'aise les plus lourds navires et même, certains jours de vent favorable, les plus gros avions quittant ou rejoignant les pistes des aéroports sur pilotis. Comme claquent les étendards à ces passages! çà et là de téméraires gratte-ciel qui servent de phares et d'horloges. Et il y a des oasis de calme autour de leurs lacs d'eaux chaudes bordés de rivieras à palmiers et agrumes.
 
 
 
 

11) L'ÉCHELLE DE LA FLORAISON
 
 

Lorsque le jardinier municipal de Brunswick, après une si longue attente, a vu son bouton s'ouvrir, il n'imaginait certes pas que l'orchidée impériale -ne communiquant bientôt plus avec sa mousse d'origine que par un mince pédoncule extraordinairement résistant au travers duquel passait une intense circulation de sève ultra-rapide, franchissant une brèche sans cesse élargie dans le vitrage à cause de l'agitation provoquée- allait déployer ses pétales d'abord sur tout le parc et le palais, puis sur la ville entière et peu à peu sa campagne, remplaçant les nuages avec leurs ocelles et nervures, tout le ciel avec leurs phosphorescences, ni qu'un blizzard polaire devait les arracher pour les disperser dans l'espace, voiles à la recherche de leurs navires, signaux d'adieux se renversant en bienvenue.
 
 
 
 

12) LES COLIS EN SOUFFRANCE DEVANT LE PASSAGE NORD-OUEST
 
 

Les vantaux de glace se s'ouvriront-ils jamais? N'entendra-t-on jamais grincer les gonds de roc? Toute la flotte immobilisée contemple sa cargaison sous la neige, désespérant peu à peu de l'échange prévu. Où sont-elles ces fourrures contre notre sucre? Et ces métaux contre nos bois, cristaux contre nos céréales? Sans doute les impressionnants indigènes que l'on apercevait vaguement à travers les brumes lors des expéditions précédentes, que l'on entendait hennir et cliqueter dans leur parler plus obscur encore que leur hiver, ont-ils trouvé d'autres sources et passages plus avantageux. Ils se gaussent de nous dans leurs igloos immenses avec aurores boréales captives, brasiers d'encens polaires, piscines thermales et jardins d'escarboucles, curieux de savoir quels détours nous serons capables d'accomplir pour les aborder par un autre détroit, mériter enfin leur conversation.
 
 
 
 

13) L'ÉTHIOPIE EN LIASSES
 
 

Anthracites et granits repliés sur leurs trésors d'empreintes, sur les pistes des premiers hommes, leurs campements, leurs cavernes, leurs entrepôts, temples, cimetières et cités. Des improvisations sur la lyre font retentir les parois des canyons. Aux objurgations des muezzins répondent les glas des églises. Des fumées de torréfaction obombrent les abords des cultures. Dans sa boutique l'ancien poète de sept ans, l'ancien marcheur et navigateur, l'ancien photographe et contremaître compulse lettres et factures en se demandant si cette douleur qu'il ressent à la jambe n'est pas en train de s'aggraver. Le mugissement des buffles à la tombée de la nuit est comme une lamentation sur l'Histoire, tyrannie bousculant tyrannie dans un retournement convulsif d'ères fiévreuses à la fois obsédantes et englouties.
 
 
 
 

14) LA SERRE DES ENVIRONS
 
 

Tous les murs sont couverts de capteurs solaires. A tous les angles des antennes paraboliques, et sur les places d'immenses corolles de miroirs. Les laves chauffent des piscines balsamiques. Alors que déferlent dans les hauteurs la grêle et la neige, nous nous rafraîchissons entre des palmiers en admirant une coulée qui va sculpter la banquise en falaises incarnadines. A un premier niveau les aras, les quetzals. Plus haut les condors et même, dit-on, quelques archéoptéryx ayant échappé au désastre. Dans certaines rues les dalles sont des touches commandant des tuyaux d'orgue; dans d'autres elles mettent en branle carillons ou magnétophones; dans certaines ce sont les parfums. Enfants et vieillards allument des veilleuses devant les niches de leurs idéogrammes préférés avant d'aller joncher de fleurs les escaliers des cosmonautes.
 
 
 

15) VÉRITÉ EN DECA DU PACIFIQUE ERREUR AU-DELA

 
 

La carte qu'on m'a montrée

au palais de l'Empereur

celles que j'ai étudiées

dans les galeries du Pape
 
 

nominations dédoublées

s'entrecroisent dans ma tête

îles et détroits possibles

tourbillons d'incertitudes
 
 

rades où navigateurs

confrontent leurs ignorances

gestes vêtements produits

à renfort de mots obscurs
 
 

et dans déserts et vallées

ce que les Indiens errants

décrivent aux Franciscains

venus porter la Parole
 
 

qu'ils perdent la traduisant

des deux côtés cités d'or

que cherchait l'aventurier

gênois payé par l'Espagne
 
 

cèdres palmiers cerisiers

cérémonies éclatantes

ou troubles sous le soleil

la neige la pluie la brume
 
 

les archipels des caresses

les galions sur les sargasses

les ombres des cormorans

et l'endurance partout
 
 

moi j'aurai beau revenir

jamais je ne reverrai

la Terre de mon enfance

ni le Ciel de mes parents
 
 

ballotté par grandes vagues

malmené sur les courants

de l'Océan mal nommé

je cherche le grand passage
 
 

d'un paradis entrevu

à des enfers constatés

écoutant toutes rumeurs

chantant veille et lendemain
 
 

quand le calme s'établit

je replie voiles et câbles

et m'enferme en la cabine

avec plumes et compas
 
 

un peu de thé sous la lampe

et des rames de papier

pour travailler à l'atlas

qu'enfants et petits-enfants
 
 

corrigeront bifferont

pour découvrir la formule

des explorations nouvelles

et le lieu où résider


 
 

16) LE MERCURE DES GORGES
 
 

Dans les caves des vignerons l'or du lac est mis en bouteilles. Les oiseaux tournent de village en village en collectant des brins de laine pour leurs nids. Le chemin de fer s'enfonce dans son tunnel. Sur l'autoroute les camionneurs cherchent leur voie. Forêts et glaciers, nuages et navires.

Les anges se retrouvent aux tavernes des premières constellations pour discuter sur les moyens de mieux nous protéger contre nous-mêmes le lendemain. Navrés de leur impuissance ils se consolent par quelques arrangements de plumes incandescentes qui nous arrachent parfois des cris d'admiration nostalgique.
 
 
 
 

17) PARADE MÉTÉOROLOGIQUE
 
 

Empreintes digitales de la planète qui en change chaque jour. Pas seulement les pluies, grêles et neiges, mais aussi les cyclones d'informations, ouragans d'images, dérives cinématographiques ou télévisuelles, raz-de-marée publicitaires, migrations touristiques, et les exodes, menaces, terreurs, les hurlements. Dans leurs observatoires calfeutrés les spécialistes décodent les messages et s'efforcent de les rassembler en graphiques de prévoyance. Mais il est toujours trop tard. Une trombe imprévue fait voler en éclats les écrans que d'autres vents dispersent et combinent pour d'autres surprises.
 
 
 
 

18) OPÉRATION LOTHARINGIE
 
 

A force de regarder parois et frontières, les photons renvoyés par mes yeux les ont perforées de mille pores par lesquels j'ai pu me faufiler, filtrer, transvaser, transfuser de couleur en couleur et de langue en cuisine, de montagnes en plaines et de cascades en fleuves, de zone en zone, enfin de mer en Océan. Royaumes d'antan, je vous retrace de nos jours, multipliant les ambassades et les présents dont j'orne les salles de vos palais rendus à leur fonction de faste. Les gouvernements actuels s'agitent et recroquevillent sous cette bénéfique invasion de fantômes, et l'on sent que bientôt les armées si lourdement subsistantes les auront rejoints dans leurs nuages.
 
 
 
 

19) BITUMES DANS LE PROCHE-ORIENT
 
 

Limons du Nil, baumes de Judée, quelles tourmentes remuent vos marécages en agitant roseaux et papyrus, sagaies et hallebardes, étendards et haut-parleurs, mitrailleuses et lance-grenades! Sur le sommet du Sinaï ne nous est plus révélée que la loi noire: tu devras tuer ou être tué, voler ou être dépossédé, mentir ou être ridiculisé, que les scribes enchaînés transmettent par tous leurs ordinateurs. O ville de Minieh ma nourricière que je retrouve sous l'encre, comment réussis-tu à respirer dans ces miasmes que les vents du désert ne parviennent plus à disperser?
 
 
 
 

20) LA VILLE DES LAMENTATIONS
 
 

Hélas toutes les voies ne sont-elles pas devenues douloureuses? Quelle épaisseur de ruines, quels tourbillons de bruits, quel conservatoire de plaies! Gibets à tous les carrefours, poteaux de torture sur toutes les éminences; et l'on a beau avoir déblayé parpaings et barbelés dans la vallée de la géhenne, fumées, râles et puanteurs hantent ses jardins aux exquises roses. Des dieux déchiquetés tordent leurs lambeaux dans les piscines sèches parmi gravats et immondices. Le soir l'enchanteresse lumière se met à saigner sur le sable. Heureusement les pierres de la nuit escaladent et recouvrent peu à peu les murailles écorchées en escaliers vertigineux pour nous faire accéder aux psaumes, palmes et torrents des plantations célestes que sauront développer nos descendants, oasis tant cherchés où les orgues et harpes vibreront à toutes nos misères, leur donnant enfin le sens dont elles manquent si horriblement.
 
 
 
 

21) COURBES DE NIVEAU
 
 

Le long du lac le givre sur les vignes en terrasses avec les logis semi-troglodytes qui enfoncent leurs longues caves entre les replis du terrain. Les routes serpentent parmi les cascades, et les aubergistes profitent du moindre plateau pour aménager des parkings. Quelques piétons aussi, havresac sur le dos, poussent la porte pour venir trinquer au comptoir, comparer les crus et les années. Pendant les quelques jours de grosse chaleur on met les bouteilles au frais dans les torrents sous les glaciers, et le soir on regarde brûler sarments et bruyères en coupant le son de la télé où le reflet des flammes lèche le visage des présentateurs.
 
 
 
 

22) BRISE-GLACES
 
 

L'étrave, sous le brouillard saumâtre, fait jaillir des gerbes de ténèbres grumeleuses. Ici et là des hordes de cétacés -les anglais diraient des "écoles"- saluent nos harpons avec leurs évents. Les nations féroces nous suivent en criant le long de rivages presque indiscernables. Certaines, croit-on, n'ont pas encore la maîtrise du feu, et ne se préservent de l'engourdissement et du gel, à part la chaleur de leurs congénères -comme ils se serrent dans leurs yourtes de fourrures!- et celle des animaux vivants ou fraîchement tués, que grâce à l'irradiation des sources thermales, solfatares et laves. Leurs migrations les mènent de volcans en geysers à travers des toundras sans un arbre. Ils parviennent à déplacer d'énormes pierres pour aménager cratères et bassins. S'ils ont des prêtres, ceux-ci doivent décrire le paradis dans leurs oraisons comme une rose de flammes; s'ils ont des prophètes, ils leur promettent un messie qui leur en apprivoisera quelque pétale.
 
 
 
 

23) PLAQUE TOURNANTE
 
 

Corolle de câbles attirant, captant puis relançant des messages par-delà murailles, moissons et déserts. Tout un grouillement de conversations parmi les essaims d'abeilles humaines, frottant leurs antennes en fouillant les cargaisons de sucs, archives et sillons, rayons d'écumes, collections de sables et galets, briques et coquilles. Un fleuve d'encre électrique abreuve toutes ces étamines calculatrices d'arômes. Au cliquetis des anciens télégraphes est venu s'ajouter celui des compteurs de radiations. Autrefois c'étaient les planètes, croyait-on, qui influençaient nos conduites. On sait bien que maintenant ce sont les ondes rebondissant de satellites en paraboles. Les instituts de sondage nous proposent leurs horoscopes, et nous avons le plus grand mal à démêler les écheveaux de ces filatures nouvelles.
 
 
 
 

24) TROMBES D'ORCHIDÉES SUR LE PACIFIQUE
 
 

Marquises, Maréchales, Mariannes, Carolines, vos robes de récifs à paniers, vos perruques à palmes se soulèvent en tumulte pour une énorme ronde. Vos joues sont poudrées de pollen, vos éventails sont les ailes vivantes d'oiseaux dont vous tenez délicatement la gorge entre vos doigts, et vous délacez vos corsets pour l'émerveillement des beaux sauvages tatoués de spirales et d'entrelacs. Sillages de parfums et de goélettes autour de vos orteils qui s'éclaboussent dans les passes et lagons. Vous distribuez langoureusement vos moires et brocarts aux enfants qui vous apportent sorbets à la vanille et lait de coco dans vos ottomanes de corail pour qu'ils en fassent des cerfs-volants pouvant rivaliser avec les ornithoptères dans les canyons et les pélicans sur les vagues. Les explosions lointaines sur l'autre côté de la Terre troublent à peine votre sieste. Il y a déjà des années que vous avez quitté toute illusion de retour.
 
 
 
 

25) LA DISPERSION DES FILS DE NOÉ
 
 

Il y avait déjà des mois que les eaux du déluge s'étaient retirées. Dans leurs explorations les rescapés butaient sur des squelettes exhumés des cimetières d'antan près des villes où séchaient des algues. Ils déblayaient les ruines pour s'y installer, étayaient leurs murs ravinés, reconstituaient leurs toits, y allumaient des feux pour se réchauffer, cuire leurs viandes et fondre des métaux pour leurs instruments de musique. Bientôt ce fut comme si rien n'avait interrompu les constructions; et le seigneur du ciel se mit à douter de lui-même, à se demander s'il était bien cet unique dieu tout-puissant qu'il croyait, et c'est pourquoi, lorsqu'il vit s'élever la tour de Babel, il fut pris d'une telle inquiétude.
 
 
 
 

26) LA RÉVÉLATION DU SAPHIR
 
 

Les irisations des ténèbres se sont multipliées en émail. Les vagues, les nuages, les dunes palpitent sur le plat de la reliure qui protège et célèbre les inscriptions des voix prophétiques. Reniflements, grondements, froissements de hautes herbes et de palmes se faufilent entre les lignes où les points et accents s'éparpillent en envols d'oiseaux. Le tambour scande la déclamation tandis que trompes et flûtes prolongent les appels dans la nuit lumineuse où passent les anges pour conduire nos multitudes altérées vers les sources des quatre fleuves arrosant les forêts du savoir et de l'émerveillement. Toboggans de soies et senteurs font communiquer les eaux secrètes de la Lune avec le berceau de l'humanité pour aider nos balbutiants ancêtres à dresser l'échine, allumer des feux, diversifier leurs cris et marques jusqu'à ce palimpseste en parchemin qui se replie et déploie inépuisablement entre ces vantaux frissonnants de marbre liquide et d'encens frais. Invitation à parcourir ces escaliers et colonnades, claviers et registres pour retrouver la clef perdue, le mot qu'on avait depuis des années sur la langue, et le sourire de l'être enfant.
 
 
 
 

27) LA PECHE AUX ÎLES DES NUAGES
 
 

Avec des foules sur leurs bastingages comme des navires au retour d'expéditions lointaines, en saluant d'autres sur les quais oscillant au point qu'on ne sait plus ce qui est vaisseau, ce qui est rivage, pavoisées de flammes et vapeurs, escortées de mouettes et dauphins pour le congrès des archipels, les terres translucides rivalisent de chants et saluts, acclamations et salves en accrochant leurs grappins aux mailles des méridiens et parallèles, comme les mousses leurs mains dans les haubans. Les gardiens écailleux des rois des profondeurs allument leurs torches glauques pour examiner ces nouvelles venues dont ils couvrent les ponts d'algues et de perles, échangeant avec leurs équipages les gibiers de terre et de mer, les nouvelles des diverses strates et des procédés de résolution pour des équations exotiques.
 
 
 
 

28) LE PAPILLON RUGISSANT
 
 

Dans les miroirs des quatre points collatéraux les détroits accélèrent leurs tourbillons au grand dam des navigateurs assez imprudents pour tenter l'épreuve. De gigantesques antennes explorent les courants et les migrations. La sève des forêts tropicales s'accumule en ocelles tandis que les volcans répercutent leurs explosions. Des yeux réticulés enregistrent raz-de-marée, séismes, naufrages et sauvetages pour l'instruction des générations futures, et les ailes barattent les cyclones pour émulsionner l'or du temps, l'élixir de métamorphose et la nourriture des nouveaux dieux.
 
 
 
 

29) LA CITADELLE DES FANTÔMES
 
 

Dans le cliquetis de leurs chaînes et le crissement de leurs suaires métalliques, ils montent encore fièrement la garde sur les remparts, faisant sonner les voûtes avec leurs hallebardes ajourées. Au lever du jour ils se réfugient dans des souterrains aux parois gluantes et festoient autour des puits, sifflant des airs de leur siècle en grignotant racines, branches salpêtrées, anguilles et cristaux qu'ils arrosent de grandes rasades de bière verte dont on voit briller les bulles entre leurs côtes. Mais les murailles s'effritent, la poussière s'accumule, les ronces élargissent les brèches, les douves se comblent. Dans quelques dizaines d'années ils ne garderont plus qu'une citadelle fantôme et ne pourront plus déguster dans leurs orgies blêmes que des racines et anguilles fantômes arrosées de bière fantôme, n'étant eux-mêmes bientôt plus que des fantômes de fantômes.
 
 
 
 

30) L'ÉBLOUISSEMENT DU DÉSERT
 
 

Les feux du sable et des pierres dans les pyramides qui creusent le ciel cru, ont tellement calciné mon regard qu'au retour dans la vallée, dans ses villages bourdonnant de mouches malgré la ventilation des palmiers, dans les ruelles de la ville qui ne sait pas encore qu'elle n'est que le germe splendide d'une autre énorme et décourageante, dans le cube d'azur de ses mosquées, j'ai importé mes colonnes de ténèbres, mes ouvertures sur l'abîme où tout renaît incandescent.
 
 
 
 

31) L'EXIL DU BOURREAU
 
 

Je n'ai gardé de mon ancien état que ma cagoule qui oscille au vent des tropiques, tel un drapeau de pirates déchiqueté par les corbeaux. Que d'îles j'ai abordées avant qu'un vaisseau hollandais me dépose dans une crique de celle-ci où j'espère trouver l'apaisement aussi loin que possible non seulement des commerçants européens qui m'ont d'abord toléré, doivent maintenant m'avoir oublié, mais aussi des naturels aimables que ma conduite étonne. Sans m'avoir jamais dit un seul mot ils font de longs trajets pour venir m'apporter respectueusement et régulièrement de quoi manger, comme si j'étais un de leurs dieux condamné à la relégation parmi eux pour quelque insigne faute. J'ai brûlé tous mes vêtements et en ai dispersé les cendres dans la mer. Je tisse maintenant les toiles dont je me couvre avec des fibres d'écorce que je teins en les éclaboussant d'huile de palme, mais la température est si douce que je n'en ai guère besoin. Je passe le plus clair de mes journées accroupi devant ma grotte à me frotter les mains avec du sable pour les laver d'un sang imaginaire dont je ne parviens pas à me purifier, tandis que dans la nuit les cauchemars ressassent mes anciennes exécutions.
 
 
 
 

32) LES PIONS DU MONDE
 
 

Les dieux inférieurs chargés de la fabrication de notre planète ont dû jouer aux dés la figure de nos continents dans leurs cavernes de pirates stellaires. Chaque jet nouveau faisait changer l'ensemble. C'était parfois assez heureux; le plus souvent l'assemblée s'esclaffait. Certains cherchaient le plus habitable, d'autres le plus drôle, biscornu possible. Bientôt ils se sont organisés en deux camps, les uns pour, les autres contre les terriens futurs que nous sommes. Les océans montaient et descendaient selon que les calottes glaciaires fondaient ou se reconstituaient. Un peu plus de dérive par-ci, une déchirure par-là. Plissements et volcans, quelques météores bien ajustés. Trafiquant l'or des nébuleuses en trinquant le saké de l'espace, ivres-morts ils ont abandonné la partie nous laissant avec ces rivages.
 
 
 
 

33) LA TENTURE DES AUSTRALIES
 
 

Les habitants de Melbourne et Sidney sont pour la plupart bien loin de se douter qu'il existe une autre île aussi grande que la leur et de même figure à quelques centaines de kilomètres dans une doublure du Pacifique. Le régime des vents et courants, la nature même des approches en masque les rives, montagnes et déserts aux navigateurs aériens et marins. Seuls les spécialistes du parapente ou deltaplane peuvent passer de l'une à l'autre lors de coups de vent favorables. Tous les citoyens ont leur répondant à quelques détails près: nuance de cheveux différente, quelques centimètres de plus ou de moins, une autre lettre dans leur nom, une chambre supplémentaire ou manquante dans leur maison. Et ces habitants de Melbuirne ou Sodney sont eux-mêmes pour la plupart bien loin de se douter qu'à quelques centaines de kilomètres de leurs côtes de l'autre côté il existe encore une autre Australie qui déploie ses splendeurs sur les pages de l'espace où se retourne perpétuellement notre planète dans ses songes en essaimant de nouvelles variantes de ses continents. Et ainsi de suite dans la vibration des mines du temps.
 
 
 
 

34) AUX PLOMBS DE VENISE
 
 

Sous les jours de souffrance inondant le salpêtre des moirures du Styx, les clous et les ongles sèment les graines des gazons lointains, cueillent les fruits dans les vergers des montagnes. Ces stries, ce sont les rames des galères que nous aurions dû commander; ces ondulations, les oriflammes qui auraient dû claquer pour nous. C'est toute la ville qui est devenue prison; un filet aux mailles de fer s'est abattu sur les canaux. Le conseil des dix n'est plus formé que de tortionnaires et geôliers. C'est dans nos greniers que les moisissures préparent la lèpre qui les dévorera, rouvrant nos quais aux navires de la Chine, et le trésor de notre Basilique à l'or venu d'outre-Atlantique.
 
 
 
 

35) TIRS DE BARRAGE
 
 

Il y a si longtemps que nous sommes en guerre et l'on nous dit toujours que la guerre va venir. Il y a des années que c'est de pire en pire et ceux qui ont le front de prétendre nous représenter, nous menacent d'un pire encore. Plus une rue reconnaissable, plus un logement où se réfugier. Tout est déchiré. Tout est à refaire. Retailler, rapetasser, ravauder. Les routes se rouvrent et se referment. Parfois les camions, plus souvent les tanks. Plus moyen de dormir la nuit. Tout ce qui reste de la ville s'est transformé en hôpital précaire tandis que les milices et contre-milices rechargent leurs canons avec des obus dont le transport défie tous les embargos et blocus et dans lesquels s'engouffre tout ce qui reste de finances. Pendant ce temps les diplomates remplacent les observateurs; les délégations se succèdent. Les commissions d'enquête installent leurs bureaux avec vue sur la mer ou le fleuve. Les discours continuent; on filme des poignées de main; et les intellectuels apposent leurs vaines signatures au bas de semblants de protestation. Quels ouragans réussiront à laver le ciel au-dessus de chez nous? Il n'y a plus que dans les sursauts des éléments que nous puissions mettre quelque espoir. Mais que font ces cyclones dans la ceinture équatoriale à terroriser des îles, alors que chez nous ils n'auraient plus qu'à déblayer, rien à détruire?
 
 
 
 

36) SOUCOUPES VOLANTES SUR L'INDONÉSIE
 
 

Ces forêts, ces montagnes, ces temples, ces ports avec leurs flottilles, quelle vie délicieuse nous y attend! Nous installerons nos aires de débarquement avec leurs tours et souterrains en dérangeant le moins possible ces populations primitives dont nous viendrons observer les pittoresques cérémonies depuis nos balcons invisibles. Sans évidemment leur permettre d'entrer dans nos quartiers proprement dits, nous leur fournirons du travail dans nos entrepôts; nous les utiliserons pour le service de nos banquets dans nos jardins; et les plus aventureux d'entre nous pourront devenir gouverneurs pour les empêcher de trop s'écarter de leurs usages traditionnels. Ils auront des amours exotiques et nous les feront partager dans leurs mémoires. Ce havre que nous avons tant cherché d'astre en astre, se peut-il que nous l'ayons enfin trouvé pour une éternité de tranquille domination? L'essentiel est de réussir à nous protéger d'une éventuelle invasion. Il s'agit donc de boucler notre conquête entière dans une immense bulle de verre impénétrable qui semblera désert de glace aux navires éclaireurs.

-Nous sommes venus bien avant vous, et nous vous avons attirés sans que vous vous en doutiez. Nous facilitons votre approche et favoriserons votre installation. Nous ne chercherons nullement à pénétrer dans vos quartiers proprement dits, car toutes vos parois sont transparentes pour nos techniques de rêve. Ainsi vos prétentions seront pour nous une inépuisable source de comique d'autant plus que nous communiquerons nos virus d'éveil à vos gouverneurs qui deviendront nos alliés les plus sûrs. C'est grâce à eux que nous aménagerons des cratères dans la surface nouvelle pour attirer une troisième vague d'envahisseurs qui transformera le spectacle que vous nous aurez donné au moment où il risquerait de devenir monotone.
 
 
 
 

37) LA CHINE AUX PIEDS DU TIBET
 
 

Les femmes ont descendu les ravins vertigineux, lavant leurs pieds dans les bassins d'eau glaciale sous le soleil poignardant, étanchant leur faim et leur soif aux pis des yaks, dormant dans des monastères ou cavernes, rejoignant aux confluents leurs amies revendicatrices inconnues. Le chant des trompes les accompagne relayé par échos et cascades. Les jeunes militaires les admirent dans les vallées, préférant s'abstenir d'interroger leurs supérieurs dans les villes basses sur l'attitude à adopter. Ceux-ci s'étonnent de tels rassemblements, mais se disent qu'ils sont sûrement autorisés par les responsables de la province pour avoir atteint cette ampleur. Bientôt les offrandes se multiplient, les hébergements, les adhésions. Les officiels s'inclinent. C'est une immense vague de femmes qui déferle jusqu'à Pékin pour y rappeler, devant la cité interdite, ce que signifient les mots "paix céleste".
 
 
 
 

38) LE SEXE D'ARTÉMIS OU LA DÉVOREUSE DE NAUFRAGÉS
 
 

Entre ces marais et ces vignes ensanglantés par tant de guerres, les étrangers perdus dans le brouillard cherchent le fameux sanctuaire de la déesse cannibale. Comme la nuit tombe ils se hâtent d'édifier une cabane de roseaux devant laquelle ils allument un grand feu pour se sécher avant de s'endormir. A leur réveil l'un d'eux raconte que sa soeur Iphigénie qu'il croyait morte, lui est apparue en songe et qu'elle serait dans les parages. L'autre se tait car il l'a vue aussi mais comme sacrificatrice devant la statue colossale couchée de cette déesse nue dont elle arroserait le sexe avec le sang de ses victimes humaines. Comme le soleil dissipe les brumes, ils s'aperçoivent qu'ils ont dormi près d'un charnier dans lequel ils identifient indubitablement le squelette d'Iphigénie par un bracelet d'ambre qui lui avait été attaché au bras dans l'île d'Eubée, avant la guerre de Troie, lors d'un sacrifice à la même déesse dont elle devait être alors la victime, mais auquel elle avait miraculeusement échappé. Le majestueux temple de bois a été détruit par un incendie il y a déjà fort longtemps, et ses vestiges sont déserts. Il ne reste plus de l'immense icône de terre que les deux pieds et des fragments de chevelure épandue. Après avoir fouillé les décombres et découvert des fragments de vêtements et d'autres bijoux, ils réparent tant bien que mal leur navire et s'embarquent avec leurs trouvailles pour porter la nouvelle dans la ville natale de l'infortunée.
 
 
 
 

39) LES PLAIES DE L'ÉGYPTE VIENNENT JUSQU'À L'INDE
 
 

Ici aussi l'eau des fleuves s'est changée en sang avec des caillots et des croûtes. Les grenouilles sont arrivées, énormes et coassantes. Les chaussées en étaient pleines et les voitures en écrasaient par milliers. Les moustiques se sont répandus en nuages tels qu'il faisait nuit en plein midi; dès qu'on allumait une lampe, ils tournoyaient autour avec un bruit d'hélicoptère. Les insecticides rendaient l'air irrespirable bien avant qu'on en vienne à bout. Puis ce furent les taons qui ont couvert les murs et les meubles, la peste du bétail et la rouille des machines, les ulcères qui déchiquetaient le cuir et la peau; taons et moustiques y venaient boire. Heureusement la grêle les a exterminés, mais il ne reste rien de nos vitres ni de nos champs, et ils ont été relayés par les sauterelles métalliques dévastatrices qui ont éliminé nos quelques réserves, puis les épaisses ténèbres où nous nous débattons. Certains prétendent qu'une fois mort le premier-né de chaque famille nous serons délivrés de tout cela; mais nous ne pouvons admettre qu'un de nos dieux veuille vraiment chose pareille et préférons croire qu'ils ont tous péri dans la tourmente. Nous espérons que leurs enfants survivent et qu'ils seront plus efficaces; mais quand pourrons-nous connaître leurs noms pour commencer à leur rendre hommage?
 
 
 
 

40) À LA RECHERCHE DE L'ATLANTIDE
 
 

Platon la situait au large des Colonnes d'Hercule et la déclarait plus vaste que la Libye et l'Asie mineure tout ensemble. Le capitaine Nemo l'explore au fond de la mer. Un certain nombre d'archéologues actuels imaginent qu'il s'agissait d'un satellite transparent dont l'orbite n'était pas tout à fait géostationnaire d'où des oscillations complexes que l'on n'a pas réussi encore à calculer de façon satisfaisante, qui lui permettaient de monter et descendre un peu comme l'île de Laputa; mais il ne projetait pas d'ombre. C'était un astéroïde de verre en forme d'immense bulle, capté doucement par notre planète et qui se serait rempli d'air en s'enfonçant dans l'atmosphère, d'un peu d'eau en plongeant dans l'Océan. Des navigateurs auraient pénétré à l'intérieur presque sans s'en apercevoir lors de la haute antiquité, auraient conservé des relations épisodiques avec les riverains des deux côtés, ce qui résoudrait certaines énigmes historiques. Quelque collision, avec une grosse météorite sans doute, a produit son explosion en morceaux si petits que les courants les ont charriés sur toutes les plages. Il subsiste quelques fragments d'étoffes qui tournoient dans la stratosphère et que l'on ne sait pour l'instant expliquer autrement.
 
 
 
 

41) L'ÉVOLUTION DU CIEL
 
 

Les fantômes des aviateurs tués lors de cette guerre que l'on croyait bien naïvement la dernière, viennent tournoyer au-dessus des lieux de leur naissance et parmi les nuages rencontrent tous les Indiens de père en fils qui chassent des fantômes de chevreuils. Les dernières générations montées sur des fantômes de chevaux font partager les plaisirs de l'équitation céleste aussi bien à leurs ancêtres qu'à leurs successeurs. Le soir, autour des feux de bûches transparentes, ils se transmettent enseignements et découvertes en essayant d'en faire passer quelques reflets dans les rêves de leurs descendants.
 
 
 
 

42) L'ARCHIPEL DES MONTGOLFIERES
 
 

C'est l'immémorial dessein de toutes les îles que de s'arracher à leur ancrage. Le plus difficile n'est pas de fabriquer les sphères de soie auxquelles se suspendre avec leurs filets et haubans, ce qui nécessite pourtant des années d'élevage, dévidage, filage et tissage, mais de creuser correctement les souterrains indispensables en réservant une épaisseur de roc suffisante pour que l'envol s'effectue sans fracture. Certains peuples imprudents ont dû ainsi abandonner une partie de leur territoire désormais irrémédiablement dévasté par la secousse. Un jour certes on viendra récupérer ces vestiges qui, bien aménagés, remplaceront les navires d'antan pour aller d'un rivage à l'autre, bien plus sensibles aux caprices des vents, bien mieux adaptés pour les déjouer avec leurs voiles orientables, pour descendre aussi jusqu'aux continents qui pourront difficilement suivre notre exemple. Ainsi croisant sur Paris ou Londres nous y expédierons les enfants des écoles pour y visiter les musées.
 
 
 
 

43) LE PÔLE DES VENTS
 
 

Filer au long de ces pentes vertigineuses au travers desquelles nous devinons le Groenland et les îles britanniques. La rotation de la Terre nous entraîne dans sa valse avec toutes ces oriflammes d'averses et d'éclairs dont la palpitation accompagne le moindre de nos virages. Dans les clameurs de ces canyons mobiles, les éruptions de ces cratères et les crissants forages de ces puits, aucun tumulte urbain ne saurait parvenir, aucune explosion même nucléaire. Nous écoutons les nouvelles avec nos casques, regardons les images sur les écrans en grappes qui sont comme l'écume de nos vagues, et nous essayons de crier à nos frères dans leur geôle de géhenne: "pourquoi ne venez-vous pas nous rejoindre sur notre planète de paisibles orages, beaucoup plus vaste que la vôtre qu'elle entoure, dont nous voyons que les rivages ont été dessinés par les musiciens d'une autre ère pour produire lors de nos passages l'hymne d'un orgue souverain? Mais ils font tant de bruit à leur niveau que seuls quelques adolescents nous entendent que les adultes ne comprennent pas.
 
 
 
 

44) LA NOIRCEUR DES SOURCES
 
 

Dans ce profond miroir au fond de la ravine, agité par tous ces courants, algues et monstres, mais seulement au-dessous de la surface qui reste inaltérablement huileuse et lisse, nous découvrons le visage de l'aborigène que notre pâleur habituelle ne réussit plus à masquer. Nos vêtements se dissolvent dans notre image et plus rien ne nous empêche de constater notre faiblesse, la maigreur de nos bras, la hideur de notre ventre enflé, la fatigue de notre sexe. Heureusement quelques poissons compatissants nous prêtent leurs écailles pour moins frissonner. Comme nous voudrions aussi le pelage des lièvres et les plumes des mouettes! Il faut boire quelques gorgées pour que malgré les vêtements qui naturellement nous couvrent toujours, malgré cette pâleur que nous retrouverons dans les autres miroirs, nous conservions intacte la conscience de notre noirceur intime. Le dieu modeleur qui nous a insufflé la parole, a imprégné son argile de naphte et de poussier. Le sang fondamental est noir et ce n'est que dans la blessure qu'il prend la couleur de la braise.
 
 
 
 

45) LA PYRAMIDE DES ÂGES
 
 

Parmi les couturières de l'Apocalypse qui tranchent dans le tissu de nos vies pour nous faire des ailes, le cygne du déluge enroule la sienne autour de l'Amérique du Sud, va chercher au-delà de l'arête ruisselante les pyramides de Tikal et Teotihuacan pour les rabattre sur celles de Djeser et de Snefrou. De même Tihuanaco et Pisac viennent entourer le grand Zimbabwe; les orgies paradisiaques de l'Inde envahissent nos cathédrales. Ainsi l'esprit de l'Histoire planait sur le pentaèdre des eaux dont un Chinois d'Amérique a implanté l'icône dans la cour de notre Louvre. Ainsi les défilés de mode, à l'insu de tous leurs auteurs, acteurs, assistants et clients, convoquent dans leur liturgie, parmi nos chantiers et nos ruines, des hiéroglyphes venus de partout qui s'installent pour banqueter dans notre sommeil, remplissant leurs verres avec nos soucis quotidiens et se racontant leurs souvenirs d'enfance dont nous saisissons quelques bribes par le trou d'une serrure dont nous n'avons jamais vu la clef.
 
 
 
 

46) LE PARADIS DES VIKINGS
 
 

Depuis les plateformes de neige noire ou blanche, nous descendons tour à tour pour accompagner Leif l'heureux dans son voyage perpétuellement recommencé depuis la Norvège, les Hébrides ou le Groenland, à la recherche des terres qu'il avait découvertes et qu'il n'est plus jamais sûr de retrouver. Pendant des siècles cela n'avait pour ainsi dire pas changé: toujours les pierres plates avec les renards argentés, les forêts giboyeuses, les fleuves poissonneux, la vigne et le froment, les superbes falaises et les tribus étranges. Mais depuis les derniers quelle invasion de lumières, d'énormes maisons, de navires de métal dont certains volent avec un bruit de tonnerre! Rêveur il longe les côtes en invoquant non seulement le crucifié dont il était un sectateur, mais les anciens dieux de ses pères, espérant des explications. Jamais ils ne se sont montrés et il continue inlassablement à nous faire parcourir l'énigme changeante, invisible comme nous à ces foules modernes, sans vouloir nous accompagner quand nous remontons à nos banquets pour y chanter nos émerveillements.
 
 
 
 

47) LE PARAPHE DE CORAIL
 
 

Nous ne conserverons pas longtemps ces îles en coup de fouet. Les puissances du Sud vont les atteler à leurs chars pour leur faire balayer les rivages de l'Antarctide à la grande joie des épaulards et des pingouins, puis remonter au long des cordillères et Californies avec un butin d'iceberg pour fertiliser les déserts. Cognant aux vitres du réel comme des moustiques pris au piège, nous assisterons aux noces des blizzards et des alizés, devenant îles nous-mêmes en coup de fouet sur l'océan des foules exaspérées, refuges pour les uns, récifs pour d'autres, occasions de naufrage ou salut, traversant la frontière du siècle pour nous faire inonder de paix.
 
 
 
 

48) LE DRAGON ET SA FAMILLE
 
 

Toujours planant entre les strates, entre les siècles, toujours explorant les moindres recoins pour en extraire les réfugiés avec leurs manuscrits et carnets d'esquisses, faire sauter les cadenas de leurs terreurs, leur proposer monts et merveilles, leur déchiffrer glaciers, moraines et constellations, leur donner des griffes et des ailes, leur enseigner l'art des flammes et des tourbillons pour les adopter enfin, les faire participer aux migrations de la smala, aux perpétuelles opérations de sauvetage, aux chants de la rescousse et de la guérison.
 
 
 
 

49) EN PENTE DOUCE
 
 

Une flûte de Pan pour charmer ces falaises, les claviers d'un orgue pour les renverser. Une gaze sur ces ravins, ces rochers, ces villages pour les faire mijoter dans la marmite de nos lacs sorciers. Les filles de l'arc-en-ciel essaient les pistes pour leurs atterrissages à la poursuite des chevreuils et des adolescents solitaires qui fuient l'école. Des fleurs adoptent leurs couleurs à leur passage et il leur suffit de toucher les murs pour que les affiches les pavoisent avant que la pluie les adoucisse au cours des longues soirées d'automne. Le sari de la Terre se relève en plis soyeux dans un abandon provisoire avant les prochaines tempêtes.
 
 
 
 

50) LA DERNIERE FOIS
 
 

C'est promis; nous ne recommencerons plus. La cueillette de ces champignons est trop dangereuse. Il suffit d'une fausse manoeuvre. Nous n'avons que trop d'exemples. D'ailleurs, vous le savez bien, nous les avons ramassés, mais c'était en jurant de n'y pas goûter. Si d'autres veulent nous en acheter, nous ne pouvons les en empêcher; les temps sont durs; et s'ils ne sont pas capables de s'apercevoir qu'ils sont mortels, tant pis pour eux; nous avions d'excellents manuels à leur disposition. De même nous mettons au point des bombes, mais c'est pour ne pas les faire éclater. Sauf dans quelques années naturellement, car il faudra bien s'en débarrasser si nous n'avons pas trouvé preneur d'ici là. Serait-il juste que seuls nos territoires soient interdits à la navigation? Bientôt ce seront tous les océans. Alors, c'est promis; nous ne recommencerons plus.
 


 
 

CITY LIMITS

pour Dorny

 
 
Dans un jardin de jeunes filles

bonjour!

qui se laissaient photographier

chemins

au bord des cascades et lacs

cheveux

devant le vitrail de l'automne

érables

en compagnie d'un vieux héron

rayons

tel un indien méditatif

reflets

une exposition de beaux livres

sourires

en américain et français
 
 

Une autre en la ville à côté

plus tard

dans un autre jardin d'études

questions

purement féminin jadis

fêlures

lui aussi mais dorénavant

fissures

lui aussi dédale d'amours

secrets

où muse une minorité

lectures

de jeunes hommes ne sachant

miroirs

dans quels regards perdre les leurs
 
 

Dans une séduisante auto

espace

avec bar près du conducteur

azur

louée à Boston mais marquée

détours

d'une plaque du centre nord

valises

Minnesota état de lacs

oiseaux

ce qui nous caractérisait

envers

comme gens venus de fort loin

misères

excusant un peu nos impairs
 
 

Après mainte solennité

soirées

festivités d'ébriété

photos

trinquant vins de Californie

essence

et même des Côtes du Rhône

regards

nous avons enfilé les routes

clochers

comme aiguilles perçant les plis

silos

du paysage forestier

colonnes

à clairières de beaux villages
 
 
 
 

Nous arrêtant à l'un d'entre eux

jardins

bâti par une secte ancienne

fraîcheur

furieusement célibataire

détails

et féministe en même temps

salut

adoptant les enfants d'autrui

maïs

pour les éduquer dans le goût

fenêtres

de l'ouvrage simple et bien fait

lumières

jusqu'à la proche fin du monde
 
 

Aussi un musée dans les bois

virages

avant de franchir la rivière

drapeaux

tandis que le soir descendait

affiches

rapidement sur la banlieue

camions

entre Albany et Troy la neuve

enseignes

où nous avons trouvé refuge

homards

pour notre voiture et nous-mêmes

sommeil

aux limites d'une cité
 
 
 
 

Au matin faisant infuser

faubourgs

les sachets de thé dans nos tasses

usines

nous considérions les dégâts

chaleur

laissés par la passion d'un match

boissons

qu'avait retransmis la télé

tabac

au milieu du décor fluo

moirures

évoquant les splendides villes

étoiles

avant de reprendre la route
 
 

Nous enfonçant toujours vers l'Ouest

serpents

dégustant raisonnablement

torrents

les vins délicats du New York

chevaux

nous avons fini par atteindre

tableaux

la pauvre bourgade où Mark Twain

barrières

a écrit Huckleberry Finn

fumées

et nous rêvions à la frontière

déserts

en longeant la prison vétuste
 
 

Nous avons profité d'un jour

feuillage

encore de liberté pour voir

vitrail

l'étincelant musée du verre

dédale

c'était là notre pointe extrême

aiguilles

puis après devoirs de colloque

discours

il a fallu se séparer

automne

deux par deux par divers chemins

adieux

vers nos gîtes cisatlantiques
 


 

IRIS AMÉRICAIN

pour Dorny

 
 
Un arc-en-ciel de chevelures

voguant d'un bâtiment à l'autre

parmi les derniers chrysanthèmes

et les étoiles écarlates

des feuilles d'érable tombant

sur les trottoirs et les pelouses
 
 

Un arc-en-ciel d'yeux grands ouverts

fouillant la montée du matin

en révisant dans les manuels

les séminaires de la veille

où les souvenirs de vacances

estompaient la voix magistrale
 
 

Un arc-en-ciel de pull-overs

d'écharpes et de pantalons

en conversations et fous rires

en mélancolie de saison

passant de gymnase en piscine

en frôlant les bibliothèques
 
 

Un arc-en-ciel de sports et jeux

souvent les plus inattendus

photos d'équipes souriantes

victoires et trophées d'antan

libertés durement conquises

autour des ballons et maillots
 
 

Un arc-en-ciel d'années passées

évolution des vêtements

des coiffures et des boissons

danses plaisanteries chansons

qu'on répétait sans se lasser

fermentant au fumier d'oubli
 
 

Un arc-en-ciel d'événements

campagnes inaugurations

les guerres de l'autre côté

des océans bombardements

des nouvelles à n'y pas croire

occupations libérations
 
 

Un arc-en-ciel de glas et deuils

commémorations testaments

retour des quelques survivantes

rides blancheurs et tremblements

hochements de tête ironiques

avec sourires attendris
 
 
 
 
 

ALLER-RETOUR D'AUTOMNE
pour Joël Leick

 
 
Signal du départ: bien protégé dans son tabernacle de toile préparée pour la peinture, le ciboire avec l'hostie-soleil brouillé parmi les volutes d'encens.
 
 

Érables et trembles.
 
 

L'aéroport de Luxembourg, vols directs pour New-York; timbre: paysage de Joseph Kutter, pressentiment de l'hiver avec traces de voitures dans la neige fondante, et ciel plombé; tampon: protégeons les poissons d'eau douce; devise: (heureux) comme un poisson dans l'eau.
 
 

Galoches et capuchons.
 
 

Pause au bar-restaurant la Promenade à Toulon-sur-Arroux, Saône-et-Loire, en direction de Clermont-Ferrand, avec vue sur l'église XIXème.
 
 

Un rayon lavé dans l'écume.
 
 

L'Auvergne pittoresque: vue aérienne sur la chaîne des dômes; la voix cherchant sa voie - la voie trouvant sa voix.
 
 

Les bulles des volcans réveillent les chansons.
 
 

Leçons de flûte à Paris avec un concertiste anglais de renommée internationale.
 
 

Pan réchauffe Syrinx avec son souffle indien.
 
 

Piétinement créatif d'oeuvres en gestation, sur le puy de Lassolas, tel le foulage des grappes autrefois après la vendange.
 
 

Bourrée en bourrasques, martèlement d'encre et de moût.
 
 

Un vieux bureau catalan assailli de paille récente; l'administration des chaumes et chômages.
 
 

L'effervescence des glaneuses sous l'averse des formulaires.
 
 

Empreinte avec arborescences, accompagnant les quatre exemplaires encore vides d'écriture, de l'ouvrage au retour de New-York. Sur la couverture un poisson à la recherche de sa forme. A l'intérieur un nuage entre deux fleurs plus ou moins couvertes de rosée. Puis le confort de l'âtre au retour de la chasse avec un sceau de cire blanche juste tombée de la bougie.
 
 

La rose des vents nous conduit au port moussu de fourrures salées.
 
 

Se dégageant à grand-peine du cauchemar des négriers, le coeur ouvre une fenêtre dans la serrure nantaise. C'est le chemin de la maison.
 


 
 

SURPRISE

pour André Villers

 
 
Sûrement je l'ai rencontré

ce personnage quelque part

m'interpellant insolemment

comme si nous étions intimes
 
 

Narquois fredonnant dans sa barbe

il veut défaire mes cheveux

habitant miroirs et silences

cherche à m'attirer dans leurs draps
 
 

Maintenant je suis protégée

par les honneurs du vernissage

mais quand Michel s'endormira

je le rejoindrai sous la vitre


 
 
 

L'OMBRE D'UN DOUTE

à l'eubage

 
 
Après tant d'efforts pour changer

l'accablant train de nos affaires

merci aux pierres d'être là

pour la pause qu'elles proposent
 
 

Les révolutions maritimes

fouillent les menhirs de mon crâne

pour activer le feu Saint-Elme

explorant l'âtre des cavernes
 
 

Et je traduis les labyrinthes

du salpêtre divinatoire

arpenteur d'astre terraqué

ours transformant l'énigme en miel


 
 
 
 

LA FLEUR DE L'ÂGE

pour Urbain d'Orlhac

 
 
Comme dans le septième cercle

de l'Enfer au second giron

s'échappent des arbres humains

sang et paroles à la fois
 
 

Ainsi tout au long des parois

du château des livres blessés

perlent des lames et des souffles

venus d'avant les alphabets
 
 

Mais des pétales d'inscriptions

s'ouvrant dans les bourgeons poisseux

montent les parfums des rivages

par tant de naufrages rêvés


 
 
 

SOLEIL MÉNAGER

pour Pierre Leloup

 
 
Idole de zinc vénérée

dans les buanderies d'antan

sur les braises entretenues

par les vestales tournoyant

dans les bras des brouillards acides

ombilic de la propreté

tressaillant aux bouillonnements

comme sur un ventre danseur

dont les entrailles emmêlées

fouillaient leurs douleurs et noirceurs
 
 

Puis la chaleur s'adoucissait

les sages-femmes enfonçaient

leurs mains dans les eaux maternelles

pour dégager tordre et détordre

linges rideaux et vêtements

vieillards décrépits rajeunis

dans la fontaine des soupirs

se balançant dans les vergers

souriant comme des bébés

aux baisers de l'astre phénix
 


 
 

POINT DE FUITE

pour Pierre Leloup

 
 
Si je sors par la porte je vais jusqu'à la ville

je reviens par derrière pour apporter les provisions
 
 

Si je contourne le décor j'admire la machinerie

quand je me retrouve à ma place j'imagine un autre spectacle
 
 

Si je traverse l'horizon je trouve mers forêts déserts

ainsi poursuivant le matin je me baigne dans le miroir
 
 

Après océans d'horizons forêts de patries foules de déserts

je découvre mon origine avec les yeux du lendemain


 
 

TOASTS

pour Mylène Besson

 
 
1)

Je lève mon verre

au jour qui passe

au soir qui tombe

à la nuit qui vient
 
 

au bon matin

au lendemain

à la semaine qui tourne

au jour suivant
 
 

à la semaine qui s'achève

au mois qui s'effeuille

à la saison qui passe

à la semaine prochaine
 
 

au mois qui s'achève

à la saison qui tourne

à l'an qui passe

à la semaine suivante
 
 

au mois prochain

à la saison qui s'effeuille

à l'an qui tourne

au siècle qui passe
 
 

à la saison qui s'achève

à l'an qui s'effeuille

au siècle qui tourne

au millénaire qui vient
 
 

2)

A la santé

des nouveau-nés

des nouveaux rieurs

des nouveaux marcheurs
 
 

des nouveaux parleurs

des nouveaux joueurs

des nouveaux écoliers

des nouveaux lecteurs
 
 

des nouveaux étudiants

des nouveaux conducteurs

des nouveaux voyageurs

des nouveaux découvreurs
 
 

des nouveaux amoureux

des nouveaux enlacés

des nouveaux parents

des nouveaux grands-parents
 
 

des nouveaux sages
 
 

3)

Pour célébrer

la distillation

l'agriculture

la verrerie
 
 

la cartonnerie

l'impression

la passementerie

la teinture
 
 

la peinture

l'écriture

l'encadrement

l'exposition
 
 

4)

En attendant

l'annonce

le signal

le démarrage
 
 

l'essor

l'envol

l'inspiration

la guérison
 
 

la délivrance

la libération

la transformation

la métamorphose
 
 
 
 

CHEMIN DE TABLE
pour Mylène Besson

 
 
Depuis les cuisines profondes

nous parviennent les processions

de jeunes filles aux seins nus

apportant des coeurs de palmier
 
 

Dans les citrouilles évidées

pour un potage à la cannelle

frétillent encore hippocampes

harnachés de noix et piments
 
 

Marmitons au pagne ocellé

la queue de renard sur l'oreille

comme dans Riquet à la houppe

font rôtir daims et phacochères
 
 

Accordéons et marimbas

encouragent leurs mouvements

parmi les orages de plumes

et les batteries embrasées
 
 

De petits wagons pour les sauces

tirés par des locomotives

où l'on fait brûler de l'encens

sous des chaudières de genièvre
 
 

Depuis les vignobles ambrés

roulent doucement des tonneaux

que percent jeunes échansons

pour emplir gobelets d'étain
 
 

Une fois le soleil couché

ci-devant serveurs et convives

échangeront leurs tabliers

pour le chapitre des douceurs
 
 

Tandis que les instrumentistes

s'approcheront du bord du lac

relayant chanteurs et diseurs

aux échos des feux d'artifice
 
 

Le sommeil se mêle aux vapeurs

tous les fantômes s'attendrissent

la Lune emporte les reliefs

pour paître les troupeaux du ciel
 
 

L'ange de la gastronomie

passe entre deux arrière-goûts

et les chiens de l'astronomie

pourlèchent leurs mathématiques


 
 
 

LA DEMOISELLE À LA SERRURE

pour Joël Leick

 
 
Par une belle journée de la fin du dix-septième siècle à Delft

tandis que Jan Vermeer peignait son Astronome et son Géographe

que d'aucuns appellent philosophe, géomètre, astrologue ou mathématicien

Antoni van Leeuwenhoek découvreur du spermatozoïde

eut l'idée d'adapter à l'un de ses microscopes à lentille unique

pour lesquels il a conservé son secret de fabrication

l'oeil d'une libellule à travers lequel il observa la vieille église

qui se multiplia sous son regard comme si elle agitait ses ailes et s'envolait
 
 

Par une belle journée de la fin du vingtième siècle à Lucinges

arpenteur de la planète et de ses interrogations

nommé par d'aucuns oiseau des marais, ermite à mi-hauteur, antifantôme ou quasimodo

j'ai adapté à l'un de mes stylos des morceaux de cartes postales plus ou moins anciennes

perforés de trous circulaires sonde acoustique

pour tenter de décrire quelques-unes au moins des surprenantes réminiscences éparses dans la langue et l'air

qui venaient tournoyer autour de mes oreilles devenues mobiles et sensibles comme celles des chiens

obsédantes et caressantes, illuminatrices et incitatrices

comme si elles m'adoptaient


 
 

GLANES SUR LA GRANDE BARRIERE

pour Thierry Bourquin

 
 
 
 
Si loin que je sois allé

algues archipels et barques

dans mes périples sur Terre

colonnes filets et nuages

d'un océan dans un autre

bulles tiges et triangles

en longeant les continents

visages torses et lustres

sous toutes constellations

plumes chevaux gouttes verres
 
 

Dans mes périples sur Terre

archipels rochers empreintes

en longeant les continents

gouttes nodosités fleurs

réchappant de maint péril

pédoncules chants et voiles

au cours de mes aventures

danses nacres et chevaux

je n'ai jamais rencontré

tels détours vagues fourrés
 
 

D'un océan dans un autre

barques masques et bouquets

sous toutes constellations

verres écorces rosées

en longeant les continents

cordes vagues et sentiers

au cours de mes aventures

coquilles rouilles et soies

je n'ai jamais navigué

parmi tels éclairs et dômes
 
 

En longeant les continents

nuages plages et fenêtres

dans mes périples sur Terre

orgues rochers et cristaux

réchappant de maint péril

rouages fourrés signaux

je n'ai jamais déchiffré

tels dômes perles vapeurs

sous toutes constellations

refuges bourgeons filets
 
 

Je n'ai jamais pu nager

parmi tels rayons et flûtes

en longeant les continents

cordes empreintes et mains

au cours de mes aventures

masques épines cadrans

d'un océan dans un autre

plages lames et reflets

je n'ai jamais retrouvé

tels ombres ailes passages
 
 

Dans mes périples sur Terre

tiges trilles et murailles

réchappant de maint péril

nodosités déchirures

je n'ai jamais exploré

tels fourrures et bouquets

sous toutes constellations

flûtes écritures foules

au cours de mes aventures

bourgeons envols et drapés
 
 

En longeant les continents

triangles fougères braises

au cours de mes aventures

fleurs lichens algues échelles

d'un océan dans un autre

rosée houilles et torrents

je n'ai jamais pu plonger

parmi tels lagons fenêtres

si loin que je sois allé

parmi nageoires et palmes
 
 

Réchappant de maint péril

torses feuilles et regards

je n'ai jamais rencontré

tels chants ongles et virages

sous toutes constellations

écorces moires sursauts

au cours de mes aventures

astéries orgues ivoires

en longeant les continents

émaux chevelures bruits
 
 

Je n'ai jamais contemplé

tels échos miroirs et lustres

au cours de mes aventures

voiles anémones jades

en longeant les continents

cordes émeraudes algues

je n'ai jamais débarqué

parmi tels archipels pluies

dans mes périples sur Terre

cristaux filets barques nuages
 
 

Je n'ai jamais délivré

tels oiseaux tiges triangles

sous toutes constellations

chevaux torses lustres bulles

au cours de mes aventures

sentiers gouttes dômes verres

en longeant les continents

cavalcades et signaux

si loin que je sois allé

chants fenêtres mains sursauts
 
 
 
 

AU FIL DES ANNÉES
pour Dorny

 
 
Un petit réveillon campagnard

pour aider à fermer la porte

de l'an passé

où l'on nous a tant répété

que frémissait la reprise

mais en se gardant bien

de préciser laquelle
 
 

Bûches dans l'âtre

tintements de verres

bêlements au petit matin
 
 

De retour dans notre métro

nous voyons se précipiter

la fin du siècle

tandis que la paix

craque de partout
 
 

Un fil de notre sang suture

les blessures du calendrier
 
 

Voici nos voeux pour de justes machines

qui aboliraient le fouet du travail

après des millénaires de tuerie

un frémissement différent
 
 
 
 

PULSATION
pour Joël Leick

 
 
La nuit le jour la nuit

trois cent soixante-cinq fois

la ville se remplit et se vide

les vagues du rêve

lissent les plages du cerveau

lueurs et plaisirs

puis le millésime tombe

comme un glas
 
 
 
 

IN ICTU OCULI

in memoriam Gustave Flaubert et Juan Valdès Léal

pour Henri Maccheroni

 
 
I)
 
 

S'étalant toute une longue vie

qu'on aimerait plus longue encore

la paresse déroule ses tentations
 
 

Crissements
 
 

Du côté du désert

comme des plages

qui se succéderaient
 
 

La nappe de byssus striée

comme les bandelettes des sphinx

produit d'elle-même
 
 

D'immenses ondulations

parallèles

d'un blond cendré
 
 

Débordement de convoitises

viandes vins étuves

esclaves et honneurs
 
 

S'étirent

les uns derrière les autres

en montant toujours
 
 

Les lions passent et reviennent

d'un rapide mouvement

continu
 
 

Au-delà des sables tout au loin

la chaîne libyque

forme un mur
 
 

Au ras du sol des feuilles

des pierres des coquilles

des branches d'arbres
 
 

Couleur de craie

estompées légèrement

par des vapeurs violettes
 
 

Etendu comme un nageur

deux grandes ailes ouvertes

semblant un nuage
 
 

Le soleil s'abaisse

le ciel dans le Nord

est d'une teinte gris perle
 
 

Des phosphorescences brillent

à la moustache des phoques

aux écailles des poissons
 
 

Au zénith des nuages de pourpre

disposés comme les flocons

d'une chevelure gigantesque
 
 

Chuchotements
 
 

Brusquement

le couperet tombe

au milieu d'un soupir
 
 

II)
 
 

Ruisselant toute une longue minute

qu'on espérerait plus durable

la gourmandise distille ses salives
 
 

Craquements
 
 

Des ondulations lumineuses

d'énormes quartiers

de viandes rouges
 
 

Banquets parfums

des femmes nues

et des foules applaudissant
 
 

De grands poissons

des oiseaux avec leurs plumes

des quadrupèdes avec leurs poils
 
 

Le plus grand lion

se met à rugir

une vapeur sort de sa gueule
 
 

Des fruits

d'une coloration

presque humaine
 
 

Des idoles de toutes les nations

et de tous les âges

les plus vieilles antérieures au déluge
 
 

Des morceaux de glace blanche

et des buires de cristal violet

se renvoient leurs feux
 
 

Le foudre éclate

l'horizon s'élargit

les fleuves s'entrecroisent
 
 

Au milieu de la table

un sanglier fumant

par tous ses pores
 
 

Des oursins

tournent

comme des roues
 
 

Les pattes sous le ventre

les yeux à demi clos

et l'idée de pouvoir manger
 
 

S'allongeant sous la voûte bleue

les rais de flammes

se rembrunissent
 
 

Des choses jamais vues

des hachis noirs

des gelées couleur d'or
 
 

Roucoulements
 
 

Traîtreusement

le verre se brise

au milieu d'une gorgée
 
 

III)
 
 

Thésaurisant toute une longue respiration

qu'on désirerait inépuisable

l'avarice attise ses braises
 
 

Grincements
 
 

Des barreaux

font des lignes noires

sur un fond bleu
 
 

D'autres lions un ours trois panthères

qui se dispersent

comme un troupeau dans la prairie
 
 

Le bourdonnement d'une foule

et la splendeur d'un jour d'été

des voix aiguës
 
 

En bois en métal en granit

en plumes en peaux cousues

avec de hauts panaches
 
 

Des pastèques de l'eau

des boissons à la glace

des coussins d'herbe pour s'asseoir
 
 

Cette tache blonde

c'est le désert

cette flaque d'eau l'Océan
 
 

Un long mugissement

fort et caverneux

comme le bruit de l'eau dans un aqueduc
 
 

Des cornes d'Ammon

se déroulent

comme des câbles
 
 

Une ligne de sandales

des jambes nues

et des franges de pourpre
 
 

Les parties d'azur

prennent un pâleur nacrée

les buissons les cailloux la terre
 
 

Des couronnes de mondes

étagées symétriquement

vont s'élargissant
 
 

Des ragoûts où flottent des champignons

comme des nénufars

sur des étangs
 
 

Des escaliers qui rayonnent vers le centre

coupent à intervalles égaux

les grands cercles de pierre
 
 

Tintements
 
 

Sournoisement

le coffre se vide

au milieu d'un chiffre
 
 

IV)
 
 

Tonitruant tout un long moment

que l'on penserait séculaire

la colère brandit ses fureurs
 
 

Rugissements
 
 

Une plaine aride et mamelonneuse

comme on en voit

autour des carrières abandonnées
 
 

Des yeux en boules

des bras terminés par des griffes

et des mâchoires de requins
 
 

Des formes blanches

plus indécises que des nuages

entre les tombes
 
 

Voici les pays noirs

qui fument

comme des brasiers
 
 

Des yeux brillent

dans la fente des longs voiles

au-dessus des pas nonchalants
 
 

Des huîtres

font crier

leurs charnières
 
 

Le front dans les mains

le corps tout à plat

les bras étendus
 
 

Tout

paraît dur

comme du bronze
 
 

Les sanglots qu'ils retiennent

soulèvent leur poitrine

à la briser
 
 

Des mousses si légères

qu'elles ressemblent

à des nuages
 
 

Parfums qui s'exhalent

ils se racontent les histoires

de leurs martyres
 
 

Chevaliers sénateurs

soldats plébéiens

vestales et courtisanes
 
 

La douleur s'exalte

les libations redoublent

on balbutie d'ivresse et de désolation
 
 

Éclatements
 
 

Impitoyablement

le fouet claque

au milieu d'un cri
 
 

V
 
 

Épiant toute une longue seconde

que l'on voudrait croire millénaire

l'envie électrise ses aiguilles
 
 

Aboiements
 
 

Devant des dieux

on égorge des hommes

sur des autels de pierre
 
 

Voici la zone des neiges

toujours obscurcie

par des brouillards
 
 

D'autres broyés dans des cuves

écrasés sous des chariots

cloués dans des arbres
 
 

Des polypes

déploient

leurs tentacules
 
 

La vallée devient

une mer de lait

immobile et sans bornes
 
 

Et dans l'espace

flotte une poudre d'or

tellement fine qu'on en respire
 
 

Au milieu se balance un berceau

composé par les enroulements

d'un long serpent
 
 

L'arome de tout cela

apporte l'odeur salée

de l'Océan
 
 

Toutes les têtes

s'inclinant à la fois

ombragent un dieu endormi
 
 

En capuchons de laine

en manipules de soie

en tuniques fauves
 
 

Un jeune dieu imberbe

plus beau qu'une fille

et couvert de voiles
 
 

Peu à peu

les yeux noyés de larmes

se fixent les uns sur les autres
 
 

Une femme

accroupie devant ses pieds

attend son éveil
 
 

Balbutiements
 
 

Insidieusement

le câble se rompt

au milieu d'un mot
 
 

VI)
 
 

Se pavanant tout un long instant

que l'on voudrait bien perpétuel

l'orgueil agite ses éventails
 
 

Grésillements
 
 

La Terre une boule d'azur

qui tourne sur ses pôles

en tournant autour du Soleil
 
 

Des méduses

frémissent pareilles

à des boules de cristal
 
 

La Lune morceau

de glace tout rond

plein d'une lumière immobile
 
 

Le ciel est rouge

la Terre est complètement noire

sous les rafales du vent
 
 

Des bords du Soleil s'échappent

de hautes flammes à étincelles

qui se dispersent en mondes
 
 

La fraîcheur des fontaines

le grand parfum des bois

les vins se mettent à couler
 
 

Les astres se multiplient

la Voie lactée se développe

comme une immense ceinture
 
 

Avec des aigrettes de pierreries

des panaches de plumes

des faisceaux de licteurs
 
 

Des trous par intervalles

des espaces de ténèbres

des pluies d'étoiles
 
 

Les mains se touchent

les lèvres s'unissent

les voiles s'entrouvrent
 
 

Des traînées de poussière d'or

des vapeurs lumineuses

qui flottent et se dissolvent
 
 

Se décuplent se multiplient

des bras au bout de leurs bras

des mains tendant des étendards
 
 

La Croix du Sud et la grande Ourse

le Lynx et le Centaure

la nébuleuse de la Dorade
 
 

Applaudissements
 
 

Implacablement

le navire sombre

au milieu du rire
 
 

VII)
 
 

Transpirant tout un long clin d'oeil

que l'on ne peut croire éternel

la luxure diversifie ses caresses
 
 

Grondements
 
 

Des éponges flottent

des anémones

crachent de l'eau
 
 

Des traînées de sable se lèvent

comme de grands linceuls

puis retombent
 
 

Des mousses des varechs ont poussé

toutes sortes de plantes

s'étendent en rameaux
 
 

Le sang dans les plats bouillonne

la pulpe des fruits s'avance

comme des lèvres amoureuses
 
 

Se tordent en vrilles

s'allongent en pointes

s'arrondissent en éventails
 
 

Grouillant criant

tumultueux et furieux

comme une immense cuve bouillonnante
 
 

Des courges ont l'air de seins

des lianes s'enlacent

comme des serpents
 
 

On se mêle sur les tombes

entre les coupes et les flambeaux

le ciel commence à blanchir
 
 

Des cailloux ressemblent

à des cerveaux

des stalactites à des mamelles
 
 

Des haches des boucliers des épées

des parasols et des tambours

des fontaines jaillissant des paupières
 
 

Des fleurs de fer

semblables à des tapisseries

ornées de figures
 
 

Toutes les planètes tous les astres

que les hommes plus tard

découvriront
 
 

Les diamants clignent

comme des yeux

et les minéraux râlent
 
 

Gémissements
 
 

Ironiquement

le courant cesse

au milieu d'un spasme


 
 

BECS ET ONGLES

pour Yvan Mécif

 
 
Toute la volière en ébullition

plumes graines gouttes partout

pépiements et criailleries

sur le sable de la page sautillements
 
 

Derrière le rideau du bruit pétillant

on établit un refuge de silence

pour préciser les plans en affûtant les gestes

c'est le conciliabule de la libération
 
 

Il faut tendre l'oreille à tous les murmures

s'exercer sans relâche à toute résistance

identifier espions et traîtres

et tenter de les réconcilier
 
 

Quelques-uns seulement entrouvriront la grille

et trouveront le chemin de la fenêtre

pour prendre leur essor au-delà des murs

et renouer enfin avec la migration
 
 

Mais tous les autres jusqu'aux plus

défavorisés auront senti passer

l'aile de l'aventure et la plume du récit

tournant comme les gonds du temple de Janus
 


 
 

LE DIAMANT DU GRENIER

pour Pierre Leloup

 
 
Le rayon s'est laissé prendre

au piège des escaliers

de l'autre côté des poutres

il fouille les espaliers

où les pommes des années

mûrissent leur connaissance
 
 

Un arc-en-ciel de poussière

enrobe les souvenirs

au paradis de l'enfance

des parents et grands-parents

jouets brisés tableaux crevés

les vieux cahiers d'écriture
 
 

Tandis que le rossignol

s'installe sur la croisée

dans les ténèbres nacrées

volètements et stridences

des chauves-souris fidèles

au-dessous la maison dort
 


 
 

DÉCHANT

pour Roger Laporte

 
 
La mer de sable au milieu du Valois

des phrases de plage se faufilent

entre les bourgeons mouillés

le désenchantement s'enchante

en roulant parmi les clochers

le silence au loin se décline

en contrepoint des souvenirs

des philosophes téméraires

dans leurs académies lunaires
 
 

Le mer de blé au milieu des rochers

les mots de farine s'insinuent

entre coquelicots ardents

renversement des déceptions

en flânant parmi les collines

l'innocence au loin se récite

en confidence les extraits

des alchimistes littéraires

dans leurs labyrinthes solaires
 
 

La mer du soir au milieu des roseaux

les lettres d'écume se dispersent

entre les frondaisons rousses

l'enchanteur détourne les sorts

en voguant parmi les rayons

l'ignorance enfin se dénude

au miroir des polyphonistes

dans leurs cavalcades stellaires
 
 

La mer de neige au milieu des nuages

les signes de sel se déposent

entre les pages déchiquetées

givre et dégel des éventails

se poursuivant dans les ténèbres

l'impermanence ouvre ses ailes

au blizzard des actualités

vers les horizons réfractaires

où germent les flammes polaires
 


 
 

DE LA SIGNATURE DES CHOSES

pour Roger Druet

 
 
De même que le monde visible, selon Jacob Boehme, en la préface du Mysterium magnum, est symbole du monde invisible, ainsi l'oiseau de l'encre, lorsqu'il se pose sur la page, y fait chanter toute la forêt de l'atelier, et par le poignet de l'artiste, agitant calame ou pinceaux, passe tout le reste de son corps et jusqu'aux tréfonds de son coeur où il ne pénètre lui-même qu'avec tremblement,

tout ce qu'il pouvait voir et aurait pu nous montrer si nous avions été avec lui, mais aussi ce qui s'étendait de l'autre côté de la fenêtre ou attendait sur le seuil, ce que fermait la veille, ce qui devait s'ouvrir le lendemain, abandons du matin, sursauts du soir, ce que cachaient le sol et la Terre, le plafond et le Ciel, protubérances et protozoaires, galaxies violentes et combats virulents;

et puis le messager assoiffé repart pour lamper une nouvelle gorgée d'élixir noir ou blanc, ou de toutes les autres nuances dans l'inépuisable pharmacothèque des écritures.


 
 

LA PORTE ESPAGNOLE

pour Joël Leick

 
 
J'ai laissé deux yeux d'encre sur le dur pré de béton

où séchait la lessive d'un livre

c'est comme s'il était devenu un miroir grossissant à mémoire

voulant y conserver une partie de mon regard pendant mon voyage

non certes pour m'empêcher de voir mais au contraire

donner à la lumière d'Espagne méditerranéenne

un arrière-fond d'Ardenne sylvestre et brumeuse

pour me permettre de découvrir la fleur noire

dont l'odeur brise les verrous

à travers les pièges de la clarté

et donc d'ouvrir la porte du jardin des buissons ténébreux

où la vérité appelle à tous les sombres échos

pour retrouver son sourire énigmatique enfoncé

sous tant de sanglants oripeaux

tandis que la croix redevenue instrument de supplice aux carrefours

creuse le ciel de sa phosphorescence renouvelée

au-dessus de la vallée des ombres


 
 

L'EMPIRE DU REDOUBLEMENT

pour Gerald Minkoff et Muriel Olesen

 
 
grouillements suies myriades reflets

routes baves siècles bûchers

tombeaux sèves flambeaux fleuves
 
 

Je ne me suis jamais enfoncé dans les grouillements de l'Inde, mais ses vaches taciturnes hantent mes rêves.

Dans la nuit des bouses je cherche mon chemin vers les flambeaux.
 
 

routes myriades siècles baves

tombeaux bûchers flambeaux sèves

villages fleuves fenêtres grincements
 
 

Je n'ai jamais parcouru les routes de l'Inde, mais le tremblement de ses camions secoue mon sommeil.

Les plis des tuniques captent la lumière des fenêtres.
 
 

tombeaux baves flambeaux bûchers

villages sèves fenêtres fleuves

voiles grincements salons forêts
 
 

Je n'ai jamais vu les tombeaux de l'Inde, mais les étoiles de leurs écrans tournent dans mon ciel.

Les ombres dévorées par les rayons longent les salons funèbres.
 
 

villages bûchers fenêtres sèves

voiles fleuves salons grincements

palais forêts plumes respirations
 
 

Je n'ai jamais erré dans les villages de l'Inde, mais leurs vautours déchirent mon foie.

Les vaches les plus saintes finissent par s'effondrer parmi leurs plumes.
 
 

voiles sèves salons fleuves

palais grincements plumes forêts

tapis respirations arcades brumes
 
 

Je n'ai jamais soulevé les voiles des automobiles de l'Inde, mais le ronflement de leurs moteurs habite mon silence.

Le nain princier nous invite à nous courber pour franchir les hautes arcades.
 
 

palais fleuves plumes grincements

tapis forêts arcades respirations

labyrinthes brumes kiosques tintements
 
 

Je n'ai jamais visité les palais de l'Inde, mais les troupeaux qui les entourent broutent mes instants de répit.

Le marchand de pneus attend le passage du conducteur dans son kiosque bigarré.
 
 

tapis grincements arcades forêts

labyrinthes respirations kiosques brumes

murs tintements couleurs rêves
 
 

Je n'ai jamais traîné les pieds sur les tapis de l'Inde, mais leurs jardins se réfléchissent dans mes ruisseaux.

Le racloir et la pluie ravivent les couleurs.
 
 

labyrinthes forêts kiosques respirations

murs brumes couleurs tintements

pelages rêves verrous sommeils
 
 

Je n'ai jamais cherché l'issue des labyrinthes de l'Inde, mais certains signes déjà m'éclaircissent la voie.

La parque nous épie appuyée au verrou.
 
 

murs respirations couleurs brumes

pelages tintements verrous rêves

haleines sommeils ombres ruines
 
 

Je n'ai jamais longé les murs de boue de l'Inde, mais je retrouve leurs reliefs dans mainte région de ma peau.

Le dromadaire peint salue l'ombre de son modèle.
 
 

pelages brumes verrous tintements

haleines rêves ombres sommeils

citadelles ruines poils courses
 
 

Je n'ai jamais caressé les pelages de l'Inde, mais leurs éclairs éclatent dans ma fatigue.

L'épine dorsale dispose ses montagnes au-dessus des forêts de poils.
 
 

haleines tintements ombres rêves

citadelles sommeils poils ruines

regards courses départs palmes
 
 

Je n'ai jamais respiré les haleines de l'Inde, mais ses bijoux tintent dans mes surprises.

Les fantômes se hissent derrière le mur pour saluer celle qui part.
 
 

citadelles rêves poils sommeils

regards ruines départs courses

pépites turbans glacis soies
 
 

Je n'ai jamais approché les citadelles de l'Inde, mais leurs briques me télégraphient leurs lézardes.

La procession fait rouler ses malheurs sous les glacis.
 
 

regards sommeils départs ruines

pépites courses glacis palmes

étables turbans cérémonies soies
 
 

Je n'ai jamais plongé mes regards dans ceux de l'Inde, mais ses chauves-souris volettent autour de ma tête.

Le jeune marié serre son poignard au terme de la cérémonie.
 
 

pépites ruines glacis courses

étables palmes cérémonies turbans

étoiles soies pierrailles sandales
 
 

Je n'ai jamais flairé les étables de l'Inde, mais leurs mugissements accompagnent mes randonnées.

L'ombre s'approfondit dans les portes des cours.
 
 

étables courses cérémonies palmes

étoiles turbans pierrailles soies

bouges sandales cours mugissements
 
 

Je n'ai jamais observé les étoiles de l'Inde, mais les rayures de son ciel enveloppent ma peau.

La main caresse les cuves des sciences.
 
 

étoiles palmes pierrailles turbans

bouges soies cours sandales

vapeurs mugissements sciences franges
 
 

Je n'ai jamais flâné dans les bouges maritimes de l'Inde, mais les épices de leurs comptoirs relèvent mes attentes.

Les tours des Portugais surveillent les vagues.
 
 

bouges turbans cours soies

vapeurs sandales sciences mugissements

faubourgs franges vagues charognes
 
 

Je n'ai jamais baigné dans les vapeurs de l'Inde, mais les torsions de ses lessives essorent mes nuages.

Les linges mijotent dans leurs chaudières vibrantes.
 
 

vapeurs soies sciences sandales

faubourgs mugissements vagues franges

hôtels charognes chaudières ordures
 
 

Je n'ai jamais fait de rencontres dans les faubourgs de l'Inde, mais ses saris et blouses me font miroiter des conversations inouïes.

La route file entre les enseignes brûlantes.
 
 

faubourgs sandales vagues mugissements

hôtels franges chaudières charognes

bébés ordures enseignes sueurs
 
 

Je ne me suis jamais douché dans les hôtels de l'Inde, mais ses geckos grattent les stores de mes étés.

La goutte illuminera les yeux dans les brouillards.
 
 

hôtels mugissements chaudières franges

bébés charognes enseignes ordures

spectacles sueurs brouillards suies
 
 

Je n'ai jamais tenu dans mes bras les bébés de l'Inde, mais l'angoisse au fond de leurs yeux ronge mes pages.

Les pêcheurs hissent leurs filets pleins d'écailles.
 
 

bébés franges enseignes charognes

spectacles ordures brouillards sueurs

rivages suies écailles myriades
 
 

Je n'ai jamais assisté aux spectacles de l'Inde, mais leur maquillage ensorcelle mes miroirs.

La tête peinte tourne sur le torse ruisselant.
 
 

spectacles charognes brouillards ordures

rivages sueurs écailles suies

religions myriades torses baves
 
 

Je n'ai jamais suivi les rivages de l'Inde, mais le clapotis de leurs ondes ourle mes méditations.

La lampe maintient la nuit sur les voiles du jour.
 
 

rivages ordures écailles sueurs

religions suies torses myriades

fruits baves jours bûchers
 
 

Je n'ai jamais pratiqué les religions de l'Inde, mais les merveilles de leurs offrandes brûlent mes yeux.

Le danseur terrible fait couler ses baumes sur les dévotions.
 
 

religions sueurs torses suies

fruits myriades jours baves

trains bûchers dévotions sèves
 
 

Je n'ai jamais cueilli les fruits de l'Inde, mais leurs couleurs teignent les cuivres de mes soirs.

Le pied cherche le coeur des itinéraires de craie.
 
 

fruits suies jours myriades

trains baves dévotions bûchers

illuminations sèves itinéraires fleuves
 
 

Je n'ai jamais utilisé les trains de l'Inde, mais leurs secousses tamisent mes graviers.

Les mains dessinent le visage d'or.
 
 

trains myriades dévotions baves

illuminations bûchers itinéraires sèves

enceintes fleuves visages grincements
 
 

Je n'ai jamais contemplé les illuminations de l'Inde, mais elles envoûtent celles de nos palaces balnéaires.

L'éclat des perles de métal fait ressortir celui des yeux.
 
 

illuminations baves itinéraires bûchers

enceintes sèves visages fleuves

stèles grincements yeux forêts
 
 

Je n'ai jamais escaladé les enceintes de l'Inde, mais le sang de leurs ruelles coule sur mes mains.

Le bus traverse l'esplanade rouge dans la désolation des souvenirs.
 
 

enceintes bûchers visages sèves

stèles fleuves yeux grincements

jeux forêts souvenirs respirations
 
 

Je n'ai jamais poli les stèles grasses de l'Inde, mais leur fermeté redresse mes membres.

Les doigts se multiplient comme des branches d'arbres.
 
 

stèles sèves yeux fleuves

jeux grincements souvenirs forêts

oiseaux respirations arbres brumes
 
 

Je n'ai jamais participé aux jeux de l'Inde, mais les fuseaux de ses sanctuaires filent le coton de mes jours.

L'irrésistible fraîcheur convie les plongeurs à l'infini.
 
 

jeux fleuves souvenirs grincements

oiseaux forêts arbres respirations

sables brumes infini tintements
 
 

Je n'ai jamais apprivoisé les oiseaux de l'Inde, mais leur plumage balaie mon écriture.

Toute une famille prête à gravir les pyramides funèbres.
 
 

oiseaux grincements arbres forêts

sables respirations infini brumes

sages tintements pyramides rêves
 
 

Je ne me suis jamais étendu sur les sables de l'Inde, mais leurs grains crissent dans tous les rouages de mon cerveau.

Les buffles joueurs roulent dans les vagues le père et l'enfant.
 
 

sables forêts infini respirations

sages brumes pyramides tintements

chevaux rêves enfants sommeils
 
 

Je n'ai jamais interrogé les sages de l'Inde, mais leur patience prolonge mes questions.

La foule endimanchée agite ses prières.
 
 

sages respirations pyramides brumes

chevaux tintements enfants rêves

grèves sommeils ruines prières
 
 

Je n'ai jamais galopé sur les chevaux de l'Inde, mais leur hennissement creuse mon horizon.

Les éventails tournent comme des éoliennes.
 
 

chevaux brumes enfants tintements

grèves rêves prières sommeils

antres ruines éoliennes courses
 
 

Je n'ai jamais traversé les grèves de l'Inde, mais leurs immensités entretiennent mes orages.

La foule se disperse dans les reflets lunaires.
 
 

grèves tintements prières rêves

antres sommeils éoliennes ruines

grouillements courses reflets palmes
 
 

Je n'ai jamais pénétré dans les antres de l'Inde, mais leur géométrie profonde multiplie mes images.

Les fleurs de l'effleurement engendrent les siècles futurs.
 
 

antres rêves éoliennes sommeils

grouillements ruines reflets courses

routes palmes siècles turbans
 
 
 

Sommainre n° 7 :
GÉOGRAPHIE PARALLELE
CITY LIMITS
IRIS AMÉRICAIN
ALLER-RETOUR D'AUTOMNE
SURPRISE
L'OMBRE D'UN DOUTE
LA FLEUR DE L'ÂGE
SOLEIL MÉNAGER
POINT DE FUITE
TOASTS
CHEMIN DE TABLE
LA DEMOISELLE À LA SERRURE
GLANES SUR LA GRANDE BARRIERE
AU FIL DES ANNÉES
PULSATION
IN ICTU OCULI
BECS ET ONGLES
LE DIAMANT DU GRENIER
DÉCHANT
DE LA SIGNATURE DES CHOSES
LA PORTE ESPAGNOLE
L'EMPIRE DU REDOUBLEMENT

 

Page d'accueil                                             Table des index