Anthologie
nomade
Page
d'accueil
Table des index
1962
(LES NOIRS)
Noir.Noire.
Noirs.
Noires.
Des noirs.
Il est noir.
Très noir.
D’un beau noir.
N’est-ce pas? Une statue d’ébène.
Elle est à peine noire.
A la voir, on ne dirait pas qu’elle est noire.
Mais elle est noire...
Une épaule, un bras, un poignet noirs ruisselants...
Sous le pantalon qu’il soulève pour se gratter, un genou noir ruisselant...
La peau noire grumeleuse de son cou...
Le téton noir, mais d’un autre noir, sur le sein noir.
Le noir de son ventre par l’ouverture de son corsage déboutonné.
Le noir à l’intérieur de son ventre...
Sous sa jupe, cette cuisse noire...
Une chevelure crépue de Noire...
Ces énormes tresses noires, d'où les tient-elle? Métissée d’Indien?
Cet ouragan de cheveux noirs...
Le serveur noir du wagon-restaurant.
Le valet noir du wagon-lit.
Les porteurs noirs sur le quai de la gare.
Le chauffeur noir du taxi.
Le porteur noir en livrée devant l’hôtel.
Un Noir ivre mort.
C’est un bistrot pour Noirs.
C’est une église pour Noirs.
C’est une école pour Noirs.
C’est un quartier de Noirs.
Dans le parthénon de Nashville, les Noirs qui regardent ces sculptures blanches
C’est l’arrivée d’un prédicateur noir.
Dans le parthénon de Nashville, les Noirs qui regardent ces chevaux blancs.
Sans doute une nouvelle secte noire.
C’est un baptême de Noirs, encore un nouvel enfant noir.
Noirs vieux serviles.
Noirs jeunes arrogants.
Les sourcils blancs des vieux sur leurs yeux noirs.
Des cheveux blancs sur leurs fronts noirs.
Une langue rouge qui sort d’entre leurs lèvres noires.
Des dents blanches qui brillent dans leurs bouches noires.
Ils sentent noir.
Leurs yeux brûlent noir.
Même quand ils n’ont pas l’air noir, ils sont noirs.
Ils sont encore plus noirs que le noir.
Ils avaient des chaussures noires à boutons noirs.
Des guêtres noires à lacets noirs.
Ils avaient des pantalons noirs à reprises noires.
On leur donna des chapeaux noirs à rubans noirs.
Leurs pasteurs noirs à Bible noire.
Leurs prêtres noirs à soutane noire.
Notre religion si blanche, comme ils ont réussi à la rendre noire, dans leurs églises peintes d’un blanc plus noir que le noir.
Nous leur avons appris à écrire, pris d’un accès de bonté d’âme, et ils se plaisaient à se tacher d’encre.
Tous les livres pour nous se sont teints de noir.
Les couleurs ont commencé à fleurir sur leurs chemises, mais le mot couleur s’était mis à vouloir dire noir.
Les Européens ont laminé la grande prairie.
Les Européens ont épucé la prairie de ses bisons et de ses Indiens.
Les Européens ont tracé sur la prairie de grandes lignes perpendiculaires.
Les Européens ont recouvert la prairie d’une mince pellicule comme une couche de peinture, sur laquelle les réserves font des accrocs.
Et dans la terreur,
les Européens ont commencé d’attendre leur récolte.
Ils n’étaient nullement les ambassadeurs de l’Europe.
Ils n’étaient point envoyés par leurs princes en grand équipage.
Ils venaient chassés de l’Europe par les guerres de religion...
Ils venaient chassés de l’Europe richissime par la misère, par la tyrannie de l’argent...
Et ils n’avaient qu’une idée en tête, c’était revenir en Europe pour ce venger grâce à l’argent, et rire alors de ceux qui les avaient chassés...
Ah, dès les
premiers débarqués, comme ils attendaient la révolte!...
Ils ne cherchaient point à connaître ce pays, ils ne désiraient point s’y installer. Ils se contentaient d’habitations provisoires. Ils ne désiraient que survivre et s’enrichir pour pouvoir retourner...
En attendant ce triomphal retour, ne fallait-il point reconstituer autour de soi une nouvelle Europe, effacer le plus possible de son esprit ce continent qui nous accueillait mais nous effrayait?
Ne suis-je point encore, ou plutôt ne suis-je point déjà en Europe, puisque je suis bien à Milford?
Et la nouvelle Europe
se comportant exactement comme l’ancienne, ils l’ont fuie, chassés
par un vent de haine, d’intolérance, de misère et de tyrannie,
avec l’espoir ferme d’y revenir en faisant sonner leurs dollars...
Ils ont traversé le New York pour entrer en Pennsylvanie...
Ils ont traversé la Virginie pour entrer dans le Kentucky...
Chassés, fuyant, ils ont traversé la Pennsylvanie pour entrer dans l’Ohio.
Ils ont traversé le Kentucky pour entrer dans le Tennessee.
Ils ont traversé l’Ohio pour entrer dans l’Indiana.
Ils ont traversé le Tennessee pour entrer dans l’Arkansas...
Ils ont traversé l’Indiana et l’Illinois pour entrer dans le Missouri.
Chassés,
ils ont traversé l’Indiana et l’Illinois pour entrer dans l’Iowa,
chassant devant eux les Indiens; aussi, quand ils ont vu la première
moisson de leur blé, quel sourire!
Ce qu’il y avait d’effrayant dans ce continent, ce n’était pas seulement ses lianes empoisonnées...
Ses chênes empoisonnés, sumacs empoisonnés, serpents venimeux, flèches d’Indiens empoisonnées...
Ce qu’il y avait d’effrayant, avant toute expérience, c’était l’existence même de ce continent, surgi d’au-delà l’horizon, là où il n’aurait pas dû être...
Et l’Indien, expression,
visage, langage de ce continent scandaleux, inspirait trop de terreur pour
pût le faire travailler autrement que dans certains cas de prosélytisme
ou d’utopie (il aurait fallu toute l’autorité splendide du roi d’Espagne
ou du Pape derrière); aussi, comme on avait été chassé
de l’Europe ou de nouvelle Europe par une injuste misère, et que
l’on voulait renverser cette inégalité qui vous avait chassés
de votre pays, afin d’avoir auprès de soi un plus pauvre que soi
vous enrichissant, plutôt que de tenter de domestiquer l’Indien,
on préféra importer de faux indigènes...
Ils ont traversé
l’Iowa pour entrer dans le Nebraska.
Bien sûr que le continent africain aurait eu de quoi effrayer, mais au moins en avait-on connu l’existence depuis des siècles, et surtout ces Noirs que l’on amenait, que nous recevions là-bas, ils étaient sevrés de toute communication avec cette inquiétante réserve de puissance; ils étaient entièrement démunis, purs de toute connivence avec ces nouveaux fleuves, ces nouveaux oiseaux; ils étaient plus dépaysés encore que nous; la domination sur eux était des plus simples; on pouvait en faire des inférieurs absolus, l’image même de cette inégalité dont nous rêvions qu’elle se rétablît en notre faveur en Europe...
Aussi ils nous ont servi à nous masquer ces yeux indiens, le regard indien, le scandale indien. Entre cette terre qui nous disait: non, vous n’êtes pas en Europe, et nous qui voulions que ce fût l’Europe, nous avons étendu cet écran noir...
Cet écran ne s’est pas interposé seulement entre l’Amérique et nous; il s’est interposé aussi entre l’Europe et nous, entre notre religion et nous...
Hypocrite Europe, n’était-ce pas elle qui profitait avant tout du trafic des esclaves? Nous ne profitions que de leur travail. Mais elle se scandalisait quand elle entendait parler de ses propres œuvres. Elle se disait: "comme nous avons bien fait de les chasser!"...
Écran qui nous a même séparés de cette nouvelle Europe qui s’était installée au Nord-Est. Ils criaient: "nous sommes purs, ce sont eux les coupables de ces abominations!" Dont ils profitaient.
Ils sont devenus
multitude, et ils ont commencé à pousser des racines; il
s’est établi entre ce continent et eux une sorte de connivence...
La mer,lave,
rince,
relave,
rince,
délivre,
que la mer me lave,
que la mer me purifie,
que la mer m’emporte,
que la mer me retourne,
que la mer me change,
que la mer me débarrasse,
de toute cette boue,
de toute cette graisse,
de toute cette suie,
de tout ce sucre.
La mer,
papiers sales,
mégots,
assiettes en carton,
sandales dépareillées,
bouchons de tubes,
la grande lessive de la mer,
que la mer me frappe,
que la mer me pénètre,
que la mer me guérisse,
que la mer m’ouvre les yeux,
îles
chenaux,
goulets,
détroits,
récifs.
La mer,
hors-bord,
ski nautique,
plongeoirs,
toboggans
bouées,
montée,
détour,
retombée,
grondements,
éclaboussement,
chapeaux blancs,
poignets,
chapeaux paille,
cuisses,
chapeaux sable.
La mer,
sandales vertes,
chevilles,
sandales couleur de suie,
talons,
sandales neigeuses,
sacs,
chapeaux noirs,
chaises longues,
jambes tachetées
foulards blancs,
petits seaux,
petites pelles,
petits râteaux,
petits moules,
petits tamis noirs.
La mer,
serviettes à raies,
serviettes vert uni,
serviettes à carreaux verts et noirs,
serviettes à inscriptions,
serviettes à aigle américain,
crèmes,
huiles,
tubes,
bouteilles,
pommades,
lunettes noires,
lunettes vertes,
lunettes violettes,
lunettes brunes,
lunettes miroirs.
La mer,
pique-niques,
frites,
Coca-cola,
journaux,
boîtes de conserve,
les feux sur la plage,
la fumée,
les cendres,
les fumets,
les arêtes,
le sel,
gouttes,
la bruine,
rides,
miroitement.
La mer,
que la mer me prenne,
que la mer se venge de moi,
que la mer m’engloutisse,
qu’il n’y ait plus trace de moi,
que la mer me noie...
canards en plastique
phoques en plastique,
dragons en plastique,
cygnes en plastique,
baleines en plastique,
la blanchisseuse,
mousses,
linges,
dentelles,
étendards de plumes.
La mer,
lape,
lèche,
ronge,
polit,
étale,
coquilles Saint-Jacques du Pacifique,
boîtes à bijoux du Pacifique,
coquilles lunes de Lewis,
bigorneaux érodés,
palourdes coucher de soleil;
anchois du Nord,
morues ling,
perches à queue rouge,
éléphants de mer,
maquereaux du Pacifique.
La mer,
baleines grises,
baleines bossues,
baleines bleues,
rorquals,
baleines sei,
anses,
rochers,
criques,
bassins,
flaques,
varechs,
slips,
cabines,
canots,
courants.
La mer,
les pas sur le sable,
le sable sur les cuisses,
les ruisseaux dans le sable,
le sable dans les chaussures,
les pattes d’oiseaux sur le sable,
un paon de gouttes,
un aigle d’écume,
une rose de verre,
un éventail de sel,
une crinière de bruit,
tout ce qu’elle cache,
rejette,
imbibe,
transforme,
reprend.
La mer,
tous ceux qu’elle tente,
poursuit,
séduit,
emporte,
change,
milliers de griffes,
milliers de crocs,
milliers de langues,
milliers de ventouses,
milliers de suçoirs,
milliers de suaires,
de corridors mouvants,
de salles de soie,
d’étouffements,
d’épaves.
La mer,
écailles d’argent,
plumes d’argent,
perles d’argent,
nuages d’argent,
lèvres d’argent,
écailles d’or,
tuiles d’or,
mailles d’or,
cils d’or,
pupilles d’or
écailles pourpres,
écheveaux pourpres,
émaux pourpres,
coquilles pourpres,
tissus de pourpre.
La mer,
écailles de verre,
cascades de jade,
lits d’émeraude,
pages d’onyx,
iris de menthe,
écailles de saphir,
voiles d’outremer,
ramages d’indigo,
damas de cobalt,
carreaux de lapis,
écailles d’obsidienne,
plumages de jais,
labours de houille,
plaines d’encre fraîche,
coques de palissandre.
La mer,
tout ce qu’on laisse sur la plage,
les traces,
les emballages,
les vêtements oubliés,
quelqu’un,
nos pas dans la nuit,
qui vient de la mer,
effacés par la mer,
seuls,
dans le vent chaud
tu es noire,
tu es humide,
tel un poisson,
personne ne peut nous voir,
la plage est déserte.
La mer,
elle étouffe nos voix
elle remue,
baise nos pieds,
atteint nos chevilles,
et nous laisse,
milliers de lèvres noires,
milliers de langues sombres,
innombrable salive,
innombrable sueur,
inépuisable bain,
milliers de pages noires,
milliers de draps sombres,
milliers de chevelures d’ombre,
milliers de mamelles obscures,
innombrable vitrail dans la nuit.
La mer,
vitres noires liquides,
glacier de billes noires,
four de fraîcheur,
prairie d’ongles verts et noirs,
grappes de velours noir tremblant,
parasols repliés,
dos bronzés dans leurs hôtels,
chaises longues rangées,
piscines illuminées,
quais surpeuplés,
bleu noir,
vert noir,
éclaboussement noir,
creux noir,
écume noire.
La mer,
milliers d’yeux noirs,
milliers d’iris noirs,
milliers de pupilles noires,
milliers de cornées jaunes,
milliers de larmes,
rames alignées,
ballons sur le carrelage,
peignoirs sur les cintres,
tentes vides,
paréos qui égouttent,
milliers d’écailles,
de nageoires noires,
de valves,
de branchies,
de gueules noires.
La mer,
peaux tendues,
peaux soulevées,
peaux huilées,
peaux luisantes,
peaux vernissées,
le fleuve,
les plis de la mer et du fleuve,
leurs replis leurs effondrements,
épanchements et tourbillons,
toute la conspiration des eaux noires,
qui me permettra de t’approcher,
de te sentir,
de te frôler,
de te caresser,
de te prendre.
La mer,
notre automobile abandonnée sur le sable,
le vent qui balaie les traces de nos pas,
la mer qui couvre notre voix,
les odeurs venant de la terre,
tes doigts qui se crispent dans ma main,
les flammes des raffineries derrière nous,
les damiers lumineux des grands hôtels,
les signaux des avions dans le ciel,
le bruit du vent dans les derricks,
oublie ta blancheur dans la nuit,
tu n’as pas envie de te baigner,
tu ne t’es jamais baignée dans la nuit?
la mer est plus chaude la nuit,
les requins sont loin,
personne ne peut nous voir.
La mer,
ton transistor,
pourquoi le fais-tu marcher si fort?
ce n’est pas la peine,
nous sommes trop loin maintenant,
étends-toi
ils ne sauront pas,
personne ne saura,
personne ne se doutera,
ils croiront que c’était un rendez-vous,
comme tous les soirs,
il faudrait que tu leur dises,
mais tu ne leur diras rien,
cela ferait une telle histoire,
que tu es venue toute seule avec moi,
si loin le long de la mer.
La mer,
tes larmes sont salées comme la mer,
n’aie pas peur,
il ne t’arrivera presque rien,
je vais te passer un peu de ma noirceur,
il restera un peu de sable dans tes cheveux,
cigarette,
comme tu tremblais !
comme tu te serrais contre moi !
on aurait dit que tu me prenais pour un...
le transistor s’est arrêté,
nous sommes si loin de la mer,
nous n’avons jamais vu la mer,
que par images,
un jour je t’amènerai jusqu’à la mer,
mais je sais qu’il sera trop tard.
Noires voix.
Noirs chants.
Nos paroles qu’ils ont rendues noires.
Ils ont pris nos pianos pour en tirer une musique noire, une musique si l’on peut dire...
Ils nous enchantent, nous enchaînent par cette mélopée noire.
Il n’est pas un
de nos airs qu’ils ne nous prennent, qu’ils ne nous déforment, qu’ils
ne nous obligent peu à peu à chanter comme eux.
Une démarche noire.
Noirs ils longent nos murs.
Noirs ils regardent nos vitrines.
Noirs ils traînent parmi nos rues.
Noirs ils dorment sur les trottoirs.
Leurs bras noirs,
leurs fronts noirs couverts de poussière...
Noirs ils s’assemblent.
Noirs ils murmurent.
Noirs ils se mettent à rire.
Ces Noirs, je vous dis que c’est de nous qu’ils rient!
Noirs ils déshabillent
toutes nos filles d’un regard nostalgique.
Noirs ils ont un ricanement qui découvre leurs dents.
Le rire de leurs enfants noirs.
Une attirance noire.
Une hantise noire.
Vous dites que nous les haïssons, mais regardez-les! Ne voyez-vous pas qu’ils nous envahissent et qu’ils ne nous pardonneront point?
Tel un arroi de
nuages noirs.
Vous nous reprochez de la haïr, mais notre haine n’est rien à côté de celle qui monte dans le soir de leurs yeux noirs.
Et si nous nous acharnons tant à maintenir les barrières, c’est parce que nous ne sentons que trop la puissance qui croît dans leurs ténèbres.
Car ces Noirs, vous savez, ce n’est pas vrai qu’ils préfèrent nos femmes blanches, en vérité ce sont nos femmes blanches qui...
Et ces Noirs, ils sentent très bien quelle complicité dans le ventre de nos femmes blanches éveillent à la tombée du soir la braise de leur haleine et leurs yeux de boue...
Et s’ils marchent ainsi, ces Noirs, s’ils rient, s’ils murmurent ainsi, c’est pour bien leur faire sentir cette domination sournoise dans laquelle nous ne savons que trop bien qu’ils les tiennent...
Nous ne sommes pas
de ceux qui les croient faibles ces Noirs, nous ne sommes pas de ceux qui
croient qu’ils vont disparaître, se mêler comme un petit fleuve
dans l’océan de la blancheur...
Aussi, quand ils font trop les fiers, ces Noirs, quand ils nous font par trop sentir cette puissance à venir dont nous avons si peur, un peu de leur propre colère explose en nous, et c’est une émeute, un meurtre parfois, comme l’éclaboussement d’une tache d’encre noire sur notre Sud...
Bien sûr que ce sont des erreurs, puisque finalement ce sont eux, ces Noirs, qui en tirent tout le profit, puisque l’opinion mondiale s’alarme, puisque le Nord même commence à nous regarder comme des chiens, mais c’est leur propre contagion qui nous possède alors comme un esprit démoniaque dans lequel ils s’amusent à nous faire respirer...
Mais au moins, pendant quelque temps, ils se tiennent plus à l’ombre, ils savent que leur heure n’est pas encore venue, ils ne plastronnent plus de la même façon, pendant peu de temps, très peu de temps; ils se nourrissent de cette ombre...
Alors ils prennent des regards de martyrs, et nos femmes,c elles de nos femmes qui étaient les plus acharnées, qui hurlaient le plus fort, tremblent plus encore d’approcher des quartiers noirs, et l’on voit peu à peu un nouveau sourire très secret relever le coin de leurs lèvres noires, car ils n’ont même plus besoin de les regarder, leurs dos, leurs mains sécrètent ce venin, ce trouble...
Ainsi, malgré ces coups de barre, nous perdons tous les jours du terrain devant cette menace immense, et si nous nous couvrons ainsi d’opprobre, cela oblige du moins nos gouvernement à raffermir les lois de ségrégation qui nous protègent...
Les gens du Nord
qui nous déclarent: il faut être gentil avec les Noirs; et
ils leur envoient des missions, des secours; et ils proclament ensuite:
voyez comme ils sont bien disposés, ils ne demanderaient qu’un peu
de bonne volonté. Ils ne soupçonnent point cette insondable
ruse...
Ils ne soupçonnent point ce désir de vengeance...
Ils s’imaginent qu’il suffirait de leur accorder généreusement l’égalité, et qu’alors tout s’arrangerait, mais ce qu’ils ne comprennent pas c’est que les Noirs ne veulent absolument pas de cette égalité-là....
Ils s’imaginent, de l’autre côté du Mississipi, mais plus au nord, dans l’Illinois, qu’il leur suffirait à ces Noirs que l’homme blanc, qui s’est considéré leur supérieur pendant des siècles, du haut de la supériorité actuelle qui lui reste, comme d’un balcon, dans son immense générosité envers ce pauvre petit frère plus sombre, condescende à dérouler jusqu’au fond de sa misère une sorte d’échelle de corde pour lui permettre d’accéder à son niveau, sous-entendant ainsi qu’il n’aurait jamais pu y accéder tout seul, qu’il est donc véritablement inférieur et que l’on a eu bien raison de le traiter comme on l’a traité...
Mais ils ne veulent point de cela, ces Noirs, et nous savons, nous, qu’ils sont beaucoup plus fort que ceux du Nord l’imaginent...
Nous savons bien que la charité ne leur suffit point...
Certes, ils acceptent
de grand coeur ce que vous leur donnez, ils l’utiliseront à leur
manière, mais il est vain d’espérer de leur part, surtout
de celle de leurs enfants, cette gratitude que vous escomptez...
Ils veulent arriver un jour à vous faire sentir que la situation s’est renversée. Ils veulent un jour, eux, vous admettre à cette civilisation que vous leur envierez...
C’est pourquoi cette civilisation future de nos États-Unis dans laquelle nous serions leurs égaux ne pourrait être inventée que par eux...
Ah, gens du Nord, envers ces Noirs, il n’est vraiment plus temps d’être gentils!...
Ils attendent, ces Noirs, ils n’ont même pas besoin de parler entre eux, il leur suffit de voir leur couleur, une goutte de leur couleur dans tout le lait d’une peau blanche suffit à leur faire un allié...
Bien sûr qu’il y a des traîtres chez eux, et cela devrait nous donner bon espoir, dites-vous; bien sûr, vous les aidez, ces traîtres, et nous avons bien tort au Sud de ne pas les encourager dans l’ombre, dites-vous, tout en hurlant, le jour, le soir, avec les loups; mais ne vous fiez point à ces traîtres...
C’est qu’ils sont
si profondément traîtres, ces Noirs qui font les innocents,
ces Noirs qui font les corrompus, les dociles ou les scandalisés
selon l’interlocuteur qu’ils séduisent; c’est qu’ils sont si sûrs
de leur puissance quand ils s’assemblent dans la tombée de la nuit
sur leurs porches qui se délabrent, si sûrs du feu de leurs
regards, si sûrs de l’attrait de leur peau...
Avouez-le donc, gens du Nord, que vous aussi, dans la tombée de la nuit, vous commencez à les trouver beaux, qu’il y a des moments où vous êtes moins sûrs de la supériorité de votre peau blanche, où votre regard ne peut s’empêcher de suivre leur démarche, de s’attarder, avant que votre esprit se ressaisisse dans la pensée des bonnes oeuvres...
Ils ne s’élèveront pas avec vous, mais contre vous, contre ce qui est maintenant, ce qu’est l’Amérique maintenant, ce qui ne les empêchera nullement de prendre tout ce que vous mettrez à leur disposition et, pensez-y, gens du Nord, tout ce que vous voudriez vous réserver...
Vous n’arrivez pas à imaginer leur règne, gens du Nord; tous les peuples d’autre couleur, vous pensez qu’ils resteront sous votre aile blanche...
Tandis que nous, dans le Sud, nous éprouvons tous les jours cette lente force invincible; nous ne les méprisons point, nous, ne les jugeons point faibles, nous, les voyons croître, se développer, et frémissons quand nous pensons à ce qu’il adviendra de notre Washington, de notre Capitole, de nos monuments...
Car vous vous imaginez, gens du Nord, que ce sont de bons citoyens américains, ah! comme ils sont rusés! ils en ont trop vu, croyez-nous, ils ne vous offrirons pas la moindre prise...
S’il était
possible d’arranger tout cela par la gentillesse, ne croyez-vous pas, gens
du Nord, que nous aurions été bien capables d’essayer? Que
nous en aurions fait nos gendres de ces Noirs, que nous aurions eu bien
plaisir à les entendre chanter le soir, que nous aurions fait sauter
sur nos genoux nos petits enfants d’or? Mais nous les connaissons, et l’idée
seule de ce sourire qu’ils auraient eu, de cette arrogance...
Bien avant d’avoir
été vaincus par vous, nous étions déjà
vaincus par les Noirs; mais quand vous verrez se lever les Noirs, alors
nous aurons nous aussi cet instant de vengeance qu’ils nous ont appris
à attendre, et fermant les yeux nous ricanerons...
25OOO Antillais,psst!
uuuiie!
Les Ukrainiens qui lisent "Svoboda",
chut!
baby!
Pressbox, steaks,
vous venez?
il est tard...
Le Bistro, cuisine française,
vous entrez?
nous rentrons...
Les avions qui vont à Paris,
laissez-moi!
ma chérie!
à Rome,
permettez-moi...
je vous en prie...
WEVD, émissions yiddish,
il n'est pas tard,
vous descendez?
WWRL, hongroises,
je vous offre?
non merci...
cinéma York,
tu as vu les programmes?
rien,
cinéma 68ème rue Playhouse,
je vous ramène?
j'ai ma voiture...
Les bateaux qui vont au Havre,
sois prudente,
ne traîne pas,
à Porto Rico,
psst!
cigarette?
Bank of Manhattan, 71 étages,
éteins, veux-tu?
non, non, je vais rentrer,
Radio Corporation of America, 70,
toute seule?
oui, je t'en prie...
les métros qui descendent Manhattan:
86ème rue,
tu es choquée?
mais non, tu ne comprends rien...
il me regarde...
79ème rue,
pourquoi me regarde-t-il comme ça?
72ème rue,
Volez...
Fumez...
Attention,
attention,
un meurtre à Central Park,
pourquoi me poursuit-il?
Les Suédois qui lisent "Nordtjerman",
ne me laissez pas toute seule...
seule ce soir, baby?
Les Russes, "Novoye Russkoye Slovo",
tu n'as pas soif?
horriblement soif!
Three Crowns, cuisine suédoise,
tu les connais?
je n'arrive plus à retrouver leur nom...
Al Schacht's, steaks,
excellent!
pas mal...
Les avions qui viennent de Londres,
pas trop fatiguée?
oh! c'est encore loin...
de Stockholm,
j'ai fait retenir une chambre,
il doit y avoir une erreur,
WHOM, émissions ukrainiennes,
ferme ça!
tu as entendu?
WWRL, lithuaniennes,
elle n'est pas encore rentrée,
que peut-elle faire?
Cinéma Loews 72ème rue,
je me suis rarement autant ennuyé,
vous trouvez?
Cinéma Trans-Lux, 72ème rue,
nous n'allons pas nous quitter comme ça,
un instant seulement,
Les bateaux qui viennent de Brème,
il y a longtemps que vous êtes là?
j'étais en retard,
de Rotterdam,
vous partez quand?
un dernier verre?
Flatiron building,
je n'en puis plus,
nous arrivons,
Woolworth building,
et qu'est-ce que vous pensez de...
je n'aurais jamais cru...
Les métros qui remontent Manhattan:
Rond-point de Christophe Colomb,
vraiment?
vous n'en avez pas l'air...
et qu'a dit votre médecin?
66ème rue,
je crois que je vais tomber sur place,
72ème rue,
ce n'est pas loin,
vous me plaisez,
Buvez...
Mangez...
Danger,
Prudence,
je t'avais dit,
je t'avais bien dit,
j'ai peur,
si seulement il y avait un agent!
il va de plus en plus vite...
hep!
volez...
Mademoiselle!
fumez...
ce n'est pas à vous?
buvez...
oh, merci...
mangez...
vous vous sentez mal?
rentrer,
rentrez,
dormez,
dormir,
Avez-vous pensez à acheter vos Kleenex?
Si vous pensez que toutes les soupes concentrées...
avez-vous pensé...
si vous pensez...
uiiie,
uuiiie,
vez-vous pensé,
vous pensé,
olez,
umez,
cacola,
sicola,
clic,
clac,
qu'est-ce que c'est?
ce n'est rien,
vraiment rien,
rien,
uvez,
angez,
mal?
merci,
c'est là,
bonsoir,
je t'aime,
entrez,
ormez,
ormir,
respirer,
respirez,
spirez,
pirez,
irez,
les bruits de la nuit.
(l’avion numéro
8)
BANGKOK
f S’enfonce derrière nous avec toutes ses pointes d’or.g Avec ses toits de tuiles d’or.
Avec ses monstres émaillés.
Leurs ongles verts.
Leurs ailes d’or.
Leurs yeux de rubis, saphir, foudre.
L’eau.Outremer.
Nous n’aurons plus cette couleur en Europe.
Quand j’étais petite, le golfe du Bengale.
Cela te faisait penser aux feux.
J’imaginais qu’on les voyait fuser sur la mer.
Au fond tu n’as personne à Paris.Ma famille.
Tu ne connais personne à Paris.
Tu veux dire: je n’ai pas d’amis hommes à Paris?
Il n’y a pas d’homme à Paris que tu vas regarder ou éviter de regarder comme
certains jeunes gens de Bangkok.Je ne les connais pas encore.
Du thé.Du thé de Ceylan.
Il ne vaudra pas celui que nous avions à Bangkok.
Nous allons retrouver le pain français.
L’Inde passe.
Le soleil qui baisse sur l’Inde.
La journée dure.L’Inde passe.
Ces étoffes indiennes.
Saris.
Ces soies changeantes, transparentes.
Ces soies épaisses, lourdes, ces cachemires.
KARACHI
L’Inde est passée.Le delta de l’Indus s"enfonce.
Nous suivons une côte basse avec de grandes grèves.
Nous nous enfonçons dans les terres.
Adieu rajahs, cornacs, brahmines!
Je ne pense plus qu’à Paris.
D Ton Paris.j Mon Paris.
J’y suis toujours dépaysé.
Tu es chez toi partout ailleurs.
Tous tes amis, toute ta famille.
Et mon bel Oriental d’Ile-de-France que toutes m’envient.
f ça ne te dirait rien, toi, la Perse?g Garder encore des enfants...
Ce n’est pas si désagréable.
Le tour du monde en quatre-vingt familles.
J’imagine des palais aux tentures de perles.
J’imagine beaucoup de poussière.
D Le thé.
j Le soleil baisse.
Les montagnes couleur de thé.
Les ombres des montagnes couleur d’héliotrope.
Les neiges des montagnes couleur de femme blanche.
Que le soleil commence à dorer.
f Doucement, doucement, le soleil qui touche doucement l’horizon, remonte et
qui retombe doucement.g Un ciel de paon, sol de faisans, un lointain d’ailes de pintades.
Douce fournaise, douce terre tendue de peaux, douce fourrure de poussières.
Un ciel d’agate, un ciel d’opales, teintes de roses.
Tout est braise, tout est adoration du feu, tout est lèvres, lèvres qui t’attendent.
Avec les yeux verts, avec les yeux d’or vert, avec les yeux d’or calciné
qui vous épient.D Tes longues lèvres, tes douces lèvres, tes chaudes lèvres.
j Ta peau de sable, ta peau d’argile, ta peau de douces tuiles d’or.
Le vert de tes yeux, vivier de tes yeux, les roses vertes de tes yeux.
L’île de tes yeux, la ville de tes yeux, les rues ombreuses de tes yeux.
Perdus au milieu d’oiseaux criards, d’oiseaux parleurs, d’oiseaux chanteurs et
murmurants, d’oiseaux fourmillant dans le soir,qui pleurent et se calment et se délivrent d’une dernière note dans le soir
qui tombe doucement rapidement qui envahit, qui charme Téhéran.
TÉHÉRAN
f Sombre paon persan.g Lueur encore.
Une aile d’insecte, transparente, d’une grande mante.
L’impression qu’elle va se refermer.
L’outremer monte.
Et s’infiltre dans les nervures de cette aile qui disparaît.
D L’hôtesse apporte les plateaux.
j Imaginez tout cela persan.
D’argent.
Ciselé.
Incrusté.
Avec inscriptions et oiseaux.
E Quand reviendrons-nous dîner au Darbend?
i Au Firdousi.
Au Moonlight.
Les couverts bien enveloppés dans leur cellophane.
Une tasse de bouillon.
Buvons à nos derniers regards sur Téhéran.
f S’installer pour dormir?g Déjà?
Après ce si long jour...
S’étendre mais garder les yeux ouverts.
Pour la Méditerranée, pour Athènes?
Tu pourras dormir à Paris.
D Sombre doucement de plus en plus je sombre.
j Dors.
Je dors.
T’endors.
Je sombre sombre.
M’endors.
E Lorsque l’Espagnol Clavijo,
i Ambassadeur auprès de Tamerlan,
Visita la ville,
Que Karim Khan Zend,
Se fit construire un pavillon de chasse,
Dans le style des palais de Chiraz...
f Tourne.g Vertige?
Non, je sens la Terre qui tourne.
Dors. Sur les trottoirs de Paris, dans les salons de Paris,
Dans les cinémas de Paris, dans les restaurants, dans les cafés de Paris.
Des hommes avec qui nous pourrons parler.
D Je te parle, ma chérie, je te parle dans un sommeil constellé d’oiseaux
cramoisis.j Je t’entends, mon chéri, je t’écoute dans un jardin tout chantant de
fontaines et de rossignols.Je rencontre une grille, ma chérie, une grille d’argent ciselé, toute
constellée de fleurs de nacre.Je t’attends au milieu des narcisses, mon chéri, en feuilletant un
livre aux pages toutes constellées.Il suffit du chant d’un rossignol pour que les spirales d’argent s’élargissent
en tintant.Et les allées de mon jardin s’aplanissent devant tes pas, et les fleurs
peintes sur mon livre s’ouvrent au toucher de mes doigts.E A la fin du XVIIIème siècle, quand Aga Mohammed Qadjar,
i Une haute muraille entourant son palais,
Sous l’escalier duquel, dit-on,
Il fit enterrer le cadavre de Loft Ali Khan,
Afin d’avoir la satisfaction de fouler aux pieds
La tête de son ennemi.
f Tu es belle, ils vont te trouver belle.g Ils vont m’inviter à danser.
Ils vont rester avec toi longuement sans parler.
Ils vont se troubler, bégayer.
Ils vont attendre, attendre, attendre.
Et ma gorge sera toute sèche de cette attente.
D Tu me parles, ma chérie, tu me parles dans ton sommeil hanté de sables.
j Des pavillons e chasse s’élèvent au bruit de tes pas.
Est-ce le matin ou le soir? Toutes les fleurs tremblent.
C’est la nuit, le plus clair de la nuit; tu ne connais pas mes hêtres
phosphorescents, mes ormes de braise.Des enluminures de ton livre s’envolent des plumes et des flammes
Qui viennent se coller sur ta poitrine, brûler tes vêtements
européens, te faire une cuirasse d’or.E Ispahan.
i Tchéhar-Bagh.
Les quatre jardins.
Après le pont aux trente-trois arches.
Un petit canal d’eau courante
Reliait les viviers.
f Cyclades la nuit.g Lampes de Naxos.
Veilleuses.
Cierges de Paros.
Flambeaux de procession.
Brocarts de popes sous la lune.
D Tu m’accueilles, tu chantes pour moi.
j C’est toi qui fais chanter les pages de mon livre.
Toute une ville murmurante cachée dans les jardins autour de nous.
Milliers de maisons doucement grises qui s’élèvent pierre par pierre.
Le long des rues toutes bruyantes d’arbres en fleurs et de fontaines.
Paris transparaît dans mon rêve.
E Le Hacht Behecht à Ispahan, huit paradis.
i "Quand on se promène dans cet endroit,
Fait exprès pour les délices de l’amour,
Et qu’on passe par ces cabinets et toutes ces niches,
On a le coeur si attendri que , pour parler ingénument,
on sort toujours de là malgré soi."
ATHÈNES
f Après Bangkok et le Siam,g Après Karachi et le Pakistan,
Après la Perse et Téhéran,
Voici Athènes qui s’enfonce avec la Grèce.
Plus aucun arrêt jusqu’à notre Orly.
Nous ne pensons plus qu’à notre Paris.
D Nous dormions, nous n’allons plus pouvoir nous rendormir jusqu’à Paris.
j Rêvions.
Rêvais de toi.
Je rêvais toi.
C’était une Perse et une Inde.
Où transparaissait peu à peu Paris.
E Le Tchehel-Sotoun d’Ispahan, pavillon aux quarante colonnes.
i Peintures.
Des princes et de jeunes seigneurs aux allures un peu équivoques.
Des princesses et des courtisanes.
Qui leur servent du vin.
Ou qui leur jouent de la guitare.
f Les garçons de café de Paris.
h Les joueurs de guitare à Paris.
Les étudiants en conversations animées.
Autour de quelques verres de bière.
Les étudiants très indolents du Luxembourg.
Qui rêvent de pays plus chauds.
f Nous retournerons dans la nuit des Halles,g Pour sentir l’odeur du cresson.
Nous retournerons dans les Tuileries,
Pour entendre les cris des enfants au Guignol.
Nous retournerons dans les halls des gares,
Pour entendre les soupirs de la vapeur.
D Au Jardin des Plantes,
j Nous irons reconnaître les oiseaux de l’Inde.
Dans le soir, dans la soie du soir, la moire du soir.
Dans l’eau ruisselante d’un soir de lune.
Dans l’odeur d’essence, dans la lassitude de toute la foule du soir,
A hauteur de mes yeux tu feras éclore toutes les fleurs dont nous a
donné à rêver l’Inde.E Le roi revêtu de brocarts rehaussés d’or,
i Accroupi devant une nappe.
Verres et flacons.
Liqueurs, parfums.
Musicien jouant du santour.
Danseuses aux gestes précieux.
f Les restaurants, boutiques hors taxes.
h Liqueurs, parfums, articles de Paris.
Horlogerie, appareils de photographie, coiffeurs.
Librairies, journaux, commerces divers.
Bureaux de change, hôtesses de l’aéroport de Paris.
Nous approchons.
HONOLULU
D Cet océan de jais.E Cette fonte qui tremble.
Cette lune immobile, presque immobile, qui baisse un peu.
Nous venons de traverser le tropique du Cancer.
Un bateau tout illuminé tout seul avec un grand sillage lamé de lune.
Le Pacifique noir va durer encore des heures.
Tu dors?
Je rêve des îles.
Des îles d’autrefois?
L’Européen qui le premier vint dans ces îles...
Le capitaine Cook?
Qui vit ces beaux sauvages.
La lune tourne.
Terre tourne.
L’heure de minuit balaie doucement les États-Unis.
J’ai encore en tête l’odeur des fleurs.
La lune doit étinceler sur les criques.
La mer remue encore au-dessous de nous toute noire avec ses
traînées de neige de lune.
L’eau.
Le noir de l’eau, je dors, je rêve.
Nous avons dépassé minuit.
Tout le continent qui sommeille.
Les heures de mardi touchent l’une après l’autre toutes les villes des
États-Unis.Dans tant de lits de toutes ces villes tant de jeunes gens qui rêvent
des îles, qui rêvent au Pacifique et aux beaux sauvages pour
toujours perdus.
Nous allons arriver à Los Angeles bien avant l’aube.
Mais l’aube, l’aube, l’eau blanche de l’aube...
Des milliers d’yeux qui s’entrouvrent les uns après les autres.
Mes yeux qui s’entrouvrent mais le lait de l’aube...
Je vois les lumières de Los Angeles de l’autre côté du noir de la mer.
Les aubes des anges tachées de pétrole.
LOS ANGELES
S’enfonce.Brume d’enseignes.
Réseau de phares.
Les anges, les fantômes qui s’affaissent et se dégonflent.
Leurs suaires, toutes leurs aubes, toutes leurs ailes, leurs plumes qui se
déposent.Sur les bungalows surchargés de fleurs.
A Les fleurs des anges qui se fanent.
g Une odeur de roses malades.
Un mouvement de palmes doucement fiévreux.
La rosée de la sueur des anges.
Le fard des anges qui déteint.
Dans un moisissement de noirceur juste avant l’aube.
D L’aube.
E Le Grand Canyon cette ravine toute noire où descend l’aube.
Violette et mauve et rose.
Soleil qui perle.
Monte.
Énorme flaque de lumière qui coule sur tout.
A Comme une lessive d’or.
g Sur tout ce cuivre.
Sur ces tourelles de rubis.
Fonds de grenat.
Profondeurs d’améthyste.
Où descend cette rosée d’or.
D Jour.
E Le grand jour.
Les déserts.
Mesa Verde.
La table verte.
Le plateau vert.
A Thé?
g Oui, toujours thé.
Les ruines des pueblos sous les falaises.
Le parc national de Mesa Verde.
L’Amérique fantôme.
Avant l’invasion des Blancs.
D Nuages.
E Sur la plaine quadrillée les ombres des nuages.
Un peu plus loin la pluie.
Un arc-en-ciel.
La pluie qui passe.
Les flaques qui sèchent.
A Un carré vert.
g Un carré brun.
Un autre carré vert plus sombre.
Au croisement de deux routes quelques maisons.
Un lac.
Où passe l’ombre d’un nuage.
D Gorge de nuages.
E Torse de nuages.
Tous les métaux dans les nuages.
Casques d’acier.
Coulées de plomb.
Flaque de mercure.
A Par une lucarne, un hublot de nuages, les gratte-ciel de Chicago.
g Fumées du port.
Lac Michigan.
Traînées de pluie.
Un arc-en-ciel.
Une tache noire sur l’eau.
D Soleil qui baisse.
E Dessus les nuages.
Métaux de nuages.
Limaille de fer.
Sphères de fonte.
Lames de tôle.
A Par un regard, par un oculus de ces nuages, les grues et les usines de Detroit.
g Fumées de houille.
Le lac Saint-Clair.
Le lac Érié.
Windsor au Canada.
Une traînée de pluie.
D Le soleil.
E Baisse sur nuages.
Métaux en nuages.
Poudre d’étain.
Fils de platine.
Filons de zinc.
A Par un voyant, par une trappe des nuages les quais et les bassins de Montréal.
g Gares et parcs.
Traînées de pluie.
Virage.
L’aérodrome.
Pistes luisantes.
MONTRÉAL
D Soleil qui baisse dans les nuages.E Cuves d’alliages.
Choeurs de métaux.
Bulles de chrome.
Billes d’aluminium.
Boules de nickel.
A Par un viseur de ces nuages, la péninsule de Gaspé.
g Falaises de pierre.
Falaises de nuages.
Toutes les pierres dans les nuages.
Pans de calcaire.
Parois de craie.
B A Paris, nous déjeunerons sur la tour Eiffel.
f Nous irons un soir de ballets à l’Opéra.
Nous découvrirons les Folies-Bergère.
Le Printemps, les Trois-Quartiers, les Galeries Lafayette.
Aux petites heures nous irons aux Halles y goûter enfin
La vraie soupe à l’oignon.
D Soleil.
E Bas nuages.
Lourds métaux.
Filaments de tungstène.
Traces de manganèse.
Copeaux de sodium.
A Par un pertuis de ces nuages, Terre-Neuve.
g Nues neuves de neiges.
Névés de nuages.
Nuées de glaces sur les rives.
Glaciers dérivant dans le ciel.
Avec des flaques et des crevasses et des bassins dans les cavernes
bleues comme le ciel.B Bleu sur les toits.
f Bleu sur les ponts.
Sur les paratonnerres et leurs girouettes.
Les tours, les clochers et les dômes.
Bleu et blanc, bleu et gris-bleu, à peine bleu, doucement bleu.
Lavé de blanc, lavé de gris, lavé de lait lavant les toits, lavant les bruits.
D Le soleil.
E Effondré.
Débâcle de métaux.
Paille de cuivre.
Haillons d’argent.
Rognures d’or.
A Par une fissure de ces nuages.
g Le vert.
Qui file et fonce, la mer de verre.
Déjà plus verte, l’huile de la mer.
Qui devient noire, verte et noire, violette et noire, et opaque.
Et luisante comme une peau.
B Ils disent d’Orly...
f Dis-moi Orly.
Ils disent qu’il y a une chapelle-oratoire.
Mais quel genre de chapelle, dis-moi Orly.
Ouverte à tous les cultes, disent-ils.
Le jour et la nuit?
D Le soleil qui s’est enfoncé dans les nuages.
E Dans la mer au-dessous des nuages.
Toutes les scories des hauts-fournaux dans les nuages.
Roulant fumeuses noires obscurcissantes.
Et des gouttes de métal clair soudain se figeant parmi les nuages.
Autour de la lune roulant sur ces monceaux de cendres.
A L’hôtesse.
g Les plateaux.
Tous les vins coulaient parmi les nuages.
Après les Chablis, les Sauternes.
Rosés, Médocs, Nuits et Portos. Pas seulement les vins, les bières.
La mer de Guinness et de café noir.
B Ils disent qu’il y a une nursery.
f Ce n’est pas pour nous. Orly, ah! Orly!
Salle d’oxygénothérapie.
Mange, tout en lisant Orly!
Talon-minute pour les dames.
Nous approchons, nous approchons d’Orly, Orly!
D Sur la mer, sur le noir de la mer, dans les nuages.
E Dans la pluie de nuit.
Nous approchons du restaurant de luxe les trois soleils, Orly !
Hors-d’oeuvre, les vins et les viandes.
Les fruits de mer et le gibier.
Les fromages, alcools et cigares.
A Dans le noir, dans la mer du noir, sous les nuages.
g Les fouets de pluie.
Nous approchons des sommeliers,
Des restaurateurs et des rôtisseurs,
Des serviettes amidonnées plissées en éventails ronds dans leurs verres à
pied,Des belles nappes damassées, brodées.
B Dans les nuages, dans la mer de nuages, au milieu du noir.
f Croulant de pluie.
Nous approchons des antiquaires,
Fleuristes et maroquiniers,
Des modistes et confiseurs,
Des bijoutiers, des visagistes.
D Nues.
E Nuées.
Noire nuit.
Apre noire.
Frôle nuit.
Pleine pluie.
A Bave lave.
g Roche noire.
Dors, endors.
D’heure en heure.
Proche terre.
Luit en nuit.
B Proches lueurs.
f Nous en nuées.
En dormeurs, en noirs dormants.
En nuées endormies.
Nageurs.
Nous approchons la nuit d’Orly.
D Vertige.
E Virage.
Virent.
Villages.
Banlieues.
La ville.
A Tiens-moi.
g Ce n’est rien.
Nous approchons.
Nous arrivons.
...rivons.
Virons.
B Proche.
f Volte.
Approche.
Vire.
Terre luit d’or vert et rouge luit d’or.
Luit.