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6 810 000 LITRES D’EAU PAR SECONDE
 
 

(LE VOILE DE LA MARIÉE)







     Du terminus de l’ascenseur sort une troupe hilare ruisselante de pèlerins jaune d’or.
     On entre dans un autre bâtiment tout proche.
     On paie.
     Les hommes et les femmes se séparent.
     On remet à chacun pour y renfermer papiers et monnaies, les clés de la voiture, de l’hôtel et de la maison, une petite cassette en métal dont vous devez suspendre à votre cou la menue clé par un collier de chanvre.

     On vous amène dans une cabine individuelle où l’on vous prie de vous déshabiller entièrement.
     A la rigueur vous pouvez garder votre slip.
     Puis vous revêtez un pyjama grossier, déteint, reprisé.
     Vous enfilez et lacez des chaussons de toile épaisse.
     Et vous passez enfin le grand capuchon ciré jaune d’or.

     Légèrement inquiet,
     vous confiez la cassette au bureau,
     vous sortez au soleil,
     et vous vous asseyez sur un banc parmi le groupe qui commence à se former pour attendre le prochain guide.

     Le froid du ciré sur la peau
     vous fait sentir
     que vous êtes nu,
     sans poches,
     sans pièces d’identité,
     en pyjama au milieu de ces hommes normaux qui passent avec leurs  vestons et chaussures.

     Les gens se regardent avec un sourire troublé”.
     Le guide vient chercher les pèlerins, goguenard.
     Le guide ferme les portes de l’ascenseur qui descend dans un puits du roc.
     Tous les cirés jaunes frottent les uns contre les autres.
     On tâte sa clé sur sa poitrine.
     Les portes s’ouvrent sur un long corridor en pente douce
     qui débouche au loin sur le jour éclatant mouillé;

     puis, longeant la falaise au-dessus des éboulis, sous les assises de pierrailles,
     on atteint un complexe système d’escaliers et de terrasses en bois moussu formant un circuit autour d’une énorme roche tombée de la paroi il y a des siècles.
     L’un derrière l’autre on grimpe dans des régions de plus en plus mouillées; la douche est de plus en plus violente.

     Des pancartes humoristiques ont été disposées parmi les cailloux et la végétation ruisselante:
     “méfiez-vous des pickpockets!”
     Alors on prend conscience du fait qu’on n’a pas de poches,
     qu’on est en pyjama,
     que tous ces gens sont en pyjamas sous leurs cirés jaunes.
     On les voit rire, mais on ne peut pas les entendre.

     Cela devient de plus en plus glissant.
     Une toison de mousse plaquée ondoie sur les rampes et les marches.
     Il faut lutter pour avancer.
     Une extraordinaire odeur d’ozone se dégage, monte à la tête.
     Les plus courageux présentent leur visage à la mitraille de l’eau.
     La chute dont on reçoit ainsi les ricochets en pleine figure, s’appelle “le volile de la mariée”.

     En remontant de la caverne des vents, chacun retrouve ses papiers et ses dollars dans sa cassette,
     renfile sa chemise et ses chaussettes, noue sa cravate, ou enfile sa gaine et tire ses bas,
     s’essuie encore le visage.
     Un peu de rouge peut-être.

     Tout à fait silencieux, les couples se retrouvent habillés tout à l’ordinaire, regardent les pèlerins jaunes encore secs qui attendent assis devant la porte,
     de nouveau pèlerins trempés qui reviennent,
     et s’en vont jeter un coup d’oeil sur les comptoirs à souvenirs qui s’étendent dans l’autre partie du bâtiment.
 
 

(L’ORAGE)








     Septembre.
     Encore très chaud.
     Lourd.
     Orageux.
     Nuées
     avec les reflets des illuminations.

     De plus en plus de nuages
     qui courent.
     Des nuages de plus en plus bas
     masquent la Lune.
     Des nuées de plus en plus rapides
     au-dessus des ultimes rayons des projecteurs, des ultimes nuances dans l’eau

     Tout s’est éteint.
     Un éclair peut-être...
     Le spectacle terminé, reflue vers les hôtels toute la foule.
     Les réverbères sont rallumés sur les massifs.
     Un nouvel éclair sur le fleuve qui luit,
     rongé de nuages.

     Les lumières des chambres d’hôtel s’allument des deux côtés.
     Les lumières des autres maisons sont déjà toutes éteintes.
     Les enseignes lumineuses s’éteignent une à une.
     Nuages.
     La foule sort des cinémas,
     regarde avec inquiétude le ciel noir.
     A peine une trace de Lune au milieu de la course des nuages.

     Coussins, cartes postales, tentures...
     Voici la pluie.
     Les grilles des cinémas se ferment.
     Les derniers magasins de souvenirs ferment.
     La pluie sur les fenêtres de toutes les chambres.
     Seuls fonctionnent encore quelques dancings et quelques bars.

     Une déchirure dans les nuages pour un instant.
     Les portes claquent dans les corridors des hôtels.
     Toutes les douches dans les salles de bain des hôtels.
     Tous les conditionneurs d’air qui bourdonnent comme des essaims d’énormes mouches, d’énormes oiseaux, yeux injectés, becs acérés, serres tranchantes.
     Sur les vitres cent mille torrents qui ruissellent.
     Tout ce qui ruisselle sur les fronts dans les hôtels à bon marché.

     Dans chaque table de nuit une traduction de la Bible.
     Un éclair, à travers toutes les vitres ruisselantes, jette sa lueur sur les draps,
     dans la nuit noire,
     dans la pluie noire.

     Sang,
     pluie de sang,
     pluie de sang noir,
     pluie de vieux sang noir dans la nuit,
     le sang des massacrés revenant mugissant dans la nuit noire;
     et par les fenêtres ouvertes se glisse une bouffée d’air frais.

     Calme, se calme un peu l’orage s’éloigne un peu; les nuages dégagent peu à peu la Lune, la flagellent encore, la caressent encore.
     Moins de pluie.
     Pluie très douce maintenant de plus en plus douce qui s’en va, un chant de pluie de sueur de sang de douces larmes de nuit perles noires et de Lune.

     Dans quelques chambres, les glaçons remuent encore au fond des verres.
     Toutes les branches ruisselantes lavées.
     Doucement les feuilles dans la nuit remuant au bout de leurs branches, perdant leurs gouttes, recevant les gouttes des autres feuilles et les transmettant à d’autres encore, une cascade de rosée.

     Des ombres.
     Hantise
     qui tourne
     dans la nuit mugissante.
     Les gémissements dans la nuit.
     Larmes dans la nuit.
     La nuit.
 
 

(INVOCATION DU CÉLIBATAIRE)








 La nuit déserte, les remuements des animaux dans les parcs; par les allées lavées marche un solitaire,

  O vous tous dans vos chambres enlacés deux à deux,
 dessine en son insomnie un très long chemin qui se courbe,
  ô vous tous enchaînés nu à nu, nuit à nuit,
 dans la brume se balançant tandis que respirent les fantômes,
  derrière toutes ces vitres noires attisant le vice ou l’amour,
 et tend l’oreille dans la nuit à travers le mugissement,
  tous vos coeurs battants, toutes vos respirations mêlées,  toutes vos humeurs, salives et larmes,
 la nuit mugissante
  double choeur d’eaux,
 imperturbablement impétueuse dans la nuit,
  j’écoute l’oracle,
 dans la nuit où se dispersent les nuages,
  lares du continent, plaie prophétique dans l’irruption de la bave,
 nuit à nuit, enlaçant, enserrant,
  où je me tiens seul aux aguets, ivre d’eau;
 lavant la nuit de tous ses nuages, lavant toute l’ordure de la rive,
  et vous aussi frissons des arbres, délivrez-moi!
 à pleine nuit,
  seul, mais fuyant ma solitude, seul, mais pourchassé par le démon de ma solitude,
 halètement de nuit,
  dites, qui me délivrera de mon exil,
 balbutiement de nuit, déclaration de nuit, longue inscription de nuit, long enregistrement,
  dites, quelles lèvres dénoueront enfin ces liens de vide,
 à l’embarquement dans la nuit,
  m’introduiront enfin à ce secret d’humidité, à ce malheur plus précieux que tout, à cette chaleur comme les autres hommes...
 dans la nuit.
 
 

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