OMBRES D’UNE ÎLE
Il y
avait au long des côtes de l’Europe une île où s’était
formée une cité considérable, pendant quelque temps
la plus importante de toute la Terre,
sur
les rives d’un fleuve large et lent,
avec
ses places et ses fontaines,
ses
grilles, ses balcons, ses stores,
ses
fenêtres qu’il fallait lever pour les ouvrir, ses épais rideaux
aux fins cordons, ses hautaines servantes au corsage rayé, col serré
de dentelles, tablier blanc frais repassé, coiffe impeccable tuyautée,
ses
enfilades de maisons monotonement élégantes avec leurs chaînes
de pierre et briques alternées,
et les
habitants mâles se coiffaient souvent de chapeaux cylindriques blancs,
gris, mais le plus souvent noirs, pour aller à leurs divertissements,
même les enfants parfois,
et les
riches petites filles y promenaient dans les jardins publics les voitures
de leurs poupées, accompagnées de vieilles femmes en vestons
à col de velours;
Des femmes
en robes à carreaux et grands chapeaux souples grimpaient sur des
voitures vernies pour apercevoir des chevaux courir, leurs maris braquant
leurs jumelles,
d’autres
attendaient les résultats affalés sur des pelouses jonchées
de vieux papiers,
tandis
que des hommes à col dur et chapeau noir en forme de marmite se
rongeaient les ongles et fronçaient le sourcil, s’appuyaient aux
barrières inlassablement repeintes en blanc, ou sombraient épuisés
à leur pied parmi les ordures;
et certains
se juchaient sur des caisses, les pans de leurs vestons croisés
claquant au vent, signalaient à des associés par cris et
gestes de leurs mains déployées les progrès de la
course et des paris;
Les autobus
y avaient deux étages, passaient dans la brume sur les longs ponts
devant les cheminées d’usine, au-dessus des barques échouées
sur les rives charbonneuses,
pour
mener vers des faubourgs aux minuscules jardins,
où
des bouchers à large face sérieuse aiguisaient leurs coutelas,
canotier en tête, où le long des murs de brique noircie passaient
de vieilles vendeuses de bleuets, les débris d’un paradisier noir
sur leur chapeau, et à chaque carrefour on voyait, suspendues sur
quelques façade, les trois boules cuivrées du prêteur
sur gages,
des
dames au diadème de tweed, renard au col, arpentaient les rues mouillées
pour visiter les cimetières;
Et plus
loin vers d’autres faubourgs où les enfilades de maisons lépreuses
se réfléchissaient sur les canaux huileux;
les
jeunes filles lessivant leur seuil y avaient une grâce d’autres siècles,
les enfants par les soupiraux espéraient une éclaircie dans
le ciel semblable à leurs haillons,
une
éclaircie qui leur permît de singer dans la rue les dames
et les reines , car il y avait des reines,
mais
pendant des heures et des heures, des jours et jours, la pluie fine serrée
ne cessait de tomber sur ces innombrables toits semblables, ces innombrables
cheminées;
Tandis
que les bonnes lisaient des histoires sous la lampe aux riches petites
filles mordillant leur doigt, près de leur cheval à crinière
de vrai crin, harnais de vrai cuir encadrant l’oeil de verre,
que
leurs grands-mères, un rang de perles sur la gorge, se faisaient
servir leur thé;
et quand
le temps s’éclaircissait, l’été, les favorisés
à cape d’hermine buvaient du sherry dans des jardins verts où
des oiseaux exotiques se prélassaient,
-maisons
vernies, rondes comme leurs visages, où leurs servantes en souliers
noirs à talons semblables aux pieds de la baignoire, vérifiaient
la température de l’eau pour leur toilette (une poire pendant à
son fil pour les appeler au moindre désir),
où
leurs maîtres d’hôtel, sur des tapis du Caucase, faisaient
savamment retentir des gongs d’Asie pour rappeler l’heure à laquelle
ils avaient demandé que fût prêt le dîner;
- mais
le fils ne se hâtait nullement de rentrer, accompagnant une de ses
voisines amies dans une voiture de louage capitonnée de cuir noir,
dont le cocher, haut perché derrière, les moustaches blondes
effilées à l’horizontale, laissait muser les chevaux
dans la douceur d’un beau soir sec;
Et quand
il pleuvait, pleuvait, pleuvait les soirs d’automne dabs les faubourgs,
le seul refuge n’était-ce pas ce bar bruissant, brillant, où
la patronne au corsage de velours vous tendait un verre de bière
sombre de sa main baguée, derrière son comptoir à
l’évier de zinc sur lequel pleurait le robinet rafistolé
d’une ficelle?
dehors,
dans la ruelle aveugle, l’agent de police attendait l’heure où fermeraient
tous ces lieux de rencontre, où se disperseraient lentement les
couples ou les groupes éméchés sous la pluie, ou les
solitaires,
après
l’alcool, le bal, le spectacle,
et certains
se retrouveraient au sec dans une cellule;
Tandis
que chez les plus riches la servante et son assistante jetaient un dernier
coup d’oeil tendu sur le couvert du grand dîner - n’avait-on pas
encore oublié les ciseaux à raisin?
plus
tard on passerait au salon pour jouer aux cartes,
ou au
jacquet peut-être, la robe de satin étalée sur le tapis
de Perse devant le feu?
et dans
la cuisine, au sous-sol, la cuisinière-chef aurait installé
sur la grande table un hortensia, pour l’égayer, et l’assistante
cuisinière écrirait à sa famille dans le Nord;
Chez
les plus pauvres, les enfants seraient déjà endormis dans
le grand lit, en attendant le retour du père, les vieux très
propres feraient leur toilette de nuit, les jeunes prolongeraient leur
conversation sur le seuil, encore quelques instants, quelques instants
seulement,
avant
que toutes les portes de la rue se fussent fermées, toutes les portes
de ce quartier, de presque tous les quartiers sauf au centre où
il y avait encore des théâtres, des hôtels, des promeneurs,
des racoleurs,
petites
chambres où goûter un époux d’une nuit (bel Indien
perdu dans notre île, as-tu jamais été caressé
par des mains si blanches et si longues?),
où
les taxis après le dernier film ramenaient vers leur lit les derniers
éveillés,
tous
les autres rangés, ronflant, geignant, se retournant, rêvant,
soupirant dans leurs cases;
la ville
vide,
une
mouette au petit matin;
coule
doucement, délicieuse Tamise, jusqu’à la fin de mon élégie...
Une longue
île qui s’étendait vers un Nord de villes noires, de villes
bien plus noires et pluvieuses, bien plus misérables et gluantes,
villes
de fumées,
villes
de glissements,
du fer,
du mâchefer, du coke et de la suie,
de villes
et de campagnes avec des montagnes de cendre
et de
gravats parmi lesquels on avait l’espoir de découvrir en cas de
froid et de détresse quelque pierre noire chauffeuse égarée,
villes
de cheminée, sifflets et coups,
Villes
de la lessive qui n’en finit pas de sécher, qu’on n’en finit pas
de relaver,
des
enfants qu’on n’en finit pas de relaver,
cours
si étroites, rues si étroites, chambres et lits si étroits,
et la
confiture qui tombe sur l’édredon crevé,
et comment
faire suffisamment attention pour ne pas essuyer sa main au papier peint,
en revenant
d’un jeu,
en revenant
de passer le pont ou sous le pont,
de se
faufiler dans ces rues sans fenêtres, entre ces bouteilles fumantes
de briques noires,
et lorsqu’on
se lave dans l’unique chambre, comment ne pas éclabousser encore
le linoléum qui se moisit, comment des gouttes ne gicleraient-elles
pas dans les cendres?
le cache-pot
qui vient de ta mère, le napperon cadeau de noces qui est devenu
si mince à force d’être frotté,
villes
bien plus tôt vides,
grelottantes,
calfeutrées autour de leurs rares braises;
coulez
doucement, sinistres rivières du Nord, jusqu’à la fin de
ma lamentation...
Une île
plus nocturne que toutes les îles, et que la guerre fit descendre
d’un degré dans sa connaissance de la nuit,
car
la Lune lui découvrit alors l’envers de ses solitudes, les réverbères
qui jadis lui donnaient une lumière d’heure en heure moins peuplée,
ne projetant plus qu’une ombre déserte,
et tous
les habitant de la grande ville (depuis bien des années déjà
elle n’était plus la première du monde) menacée par
les bombardiers qui déferlaient du continent, organisant leurs nuits
sous la terre, descendaient sans s’en douter tous les échelons des
sommeils d’antan, quartier par quartier,
toute
cette ville était retournée comme un vêtement, et les
habitants de toutes les poches se retrouvaient ensemble aux trous les plus
profonds,
toute
cette vie si bien compartimentée, si bien enveloppée dans
ses boîtes, dont on apercevait si peu à l’extérieur,
elle
se dénudait dans les souterrains, chacun y apportant quelques objets,
ses gestes de nuit, sa beauté de nuit, son abandon,
et sur
la surface de la Terre, vidée des lumières humaines, et presque
vidée d’habitants
(seuls
quelques audacieux ou bien chargés de surveillance ou possédés
par le démon de voir, mais tous invisibles dans les ténèbres
de leurs recoins...),
la Lune
dessinait des ombres d’une netteté oubliée; sous les vrombissements
et les explosions, la plus fine musique s’exposait;
coule
doucement, noire Tamise, jusqu’à la fin de mon thrène...
Et dans
cette île étaient des yeux, des voix, des mains,
des
ironies, des fantaisies, des attitudes,
des
ivresses, des délicatesse, des virulences,
rides,
moustaches,
nervosités,
agacements,
des
mains souples et sensuelles,
des
lèvres serrées et coupantes,
des
grains de beauté près de lèvres entrouvertes,
des
flots de cheveux sur des poitrines légères,
des
genoux développant d’immenses grèves,
les
bras de la Lune même,
Et pour
montrer quels pouvaient être les sourcils de cette île, ses
ongles, ses narines, ses écharpes ou ses chapeaux,
ses
paupières, iris, cils, pupilles et replis,
le mieux
est parfois d’aller en retrouver des exemplaires frappants sur quelque
continent ailleurs, ainsi que l’on peut étudier dans les musées
de l’île même les statuettes ou tableaux fabriqués au
delà des mers,
les
objets mêmes ou leurs copies, leurs enfants, leurs très lointains
très indirects descendants, chez qui ressurgit, après des
siècles de latence (ou des années), après d’innombrables
relais et détours, en quelque aspect, quelque détail, l’air
indubitable;
l’oeil,
cet oeil si allemand, si espagnol, vous savez bien qu’il n’aurait pas les
mêmes ombres, s’il n’y avait pas eu l’île et dans l’île...
ainsi
les pierres...
coulez
doucement, sueurs et larmes, jusqu’à la fin de ma célébration...
Et dans
cette île étaient de grandes ondulations de terre, d’herbes,
cailloux et sables,
de longs
rouleaux de brumes loin des villes, de brumes incroyablement blanches et
dorées,
des
passages d’un horizon à un autre et encore un autre horizon,
des
arbres dénudés, des lacs de brumes, des creux de brumes,
des épaisseurs, des passages d’un creusement à une découpure
et une transparence,
lichens
et reflets,
pierres
levées lavées hantées charmées,
pierres
de siècles de brumes,
île
d’arbres, désert d’herbe,
yeux
de branches, flots de pierres,
galets
de chair,
pieds
de roc,
bras
d’écume,
dos
de sable,
lobe
de falaise,
le sein
de l’air, nombril de l’eau, le fil des brumes,
les
ondulations, les herbes, cailloux et sables de la peau,
de longs
rouleaux de brumes, de longs passage d’un horizon à l’autre de la
peau à un autre et encore un autre horizon de peau de brumes incroyablement
blanches et dorées,
doigts
levés lavés,
de pierres
dénudées, de lacs d’yeux de pierres, des creux de brumes
au sein des pierres, une découpure, des passages d’un creusement
à des épaisseurs et une fissure,
l’envers
des plages,
la peau
du fer,
de grandes
ondulations de pierres, d’ossements, de métal, de peaux, de brumes
et de Lune;
coulez
doucement, vagues de la mer, jusqu’à la fin non plus de mon chant,
mais de celui qui charme toujours cette île...