OU
(Le Génie
du lieu 2)
J’AI FUI PARIS (1)
J’ai
mis entre Paris et moi toute une épaisseur de campagne: haies, chemins
creux, boucles de Seine, affluents de Loire, saules, vergers, bois et villages
où les toits commencent à peine à se hérisser
d’antennes de télévision,
puis
le ruban des plages avec leur garde d’îles, falaises, rochers, galets,
dunes, marais et ports,
l’océan
Atlantique où les grands paquebots de plus en plus rares ne changent
d’heure que tous les soirs,
(les
couples d’Américains partant pour se délivrer une bonne fois
pour toutes de leur hantise du pays des ancêtres, côtoyant
les couples d’Européens au retour d’une exploration à la
fois fascinée et un peu affolée pour savoir si vraiment on
pourrait vivre sur l’autre rive,
dans
l’étirement des heures sans rien à l’horizon, le loisir un
peu nauséeux où l’on contemple indéfiniment les vagues,
entre deux séances de cinéma, dans l’attente des repas où
l’on sait qu’on ne mangera guère malgré l’abondance des plats,
tout
étonnés de ce silence qui s’épaissit à l’intérieur
d’eux-mêmes, comme une brume blanche acide les lavant un peu du misérable
tourment de leurs préoccupations habituelles,
de ce
talisman de silence à peine entamé par les cris des mouettes,
les hurlements du vent, les rafales de gouttes, les battements des câbles
métalliques, les grondements, les tremblements des machines, qui
les pénètrent par les pieds, les heurts de vaisselle dans
les cuisines, les sonneries, les lambeaux de musique de danse écrasés
par les haut-parleurs,
et les
traînées de ronflements que laissent pendre les avions très
élevés, de l’autre côté des nuages en général,
où
les plus pressés, la plupart maintenant, serrent les poignées
de leur fauteuil avec un peu d’angoisse, après avoir exprimé
tout le jus qu’ils ont pu d’un magazine ou d’un roman glissé maintenant
dans la poche ouverte au milieu du dossier de la rangée précédente,
regardent leur montre, supputent difficultueusement le nombre d’heures
qui leur reste avant l’atterrissage),
l’Océan
traversé de son fleuve d’eaux chaudes où les bancs de poissons
rencontrent les chaluts,
-les
archipels de glace viennent fondre dans leurs dérives-,
et un
autre ruban de ports, d’énormes villes, d’estuaires marécageux
et de sables,
sonnant
d’autres cris d’hommes ou d’oiseaux,
puis
une autre campagne à pommiers et granges rouges, villages de bois,
imposantes voitures,
des
forêts se relevant peu à peu en un long plissement de terrains
fendu par les fleurets des autoroutes,
vallées
enjambées par leurs arcs de métal,
et les
plaines quadrillées, immensités de blé, maïs,
coton couvertes en ce moment de neiges et de brume,
drainées
par de grands fleuves tortueux,
et des
taches de déserts enfin, roux et fauves, s’élargissant de
plus en plus, grimpant lentement en plateaux ravinés jusqu’à
des montagnes déchiquetées parmi lesquelles le Sandia que
je contemple de ma fenêtre;
je suis
dans la ville d’Albuquerque en Amérique, au milieu de l’État
du Nouveau-Mexique, dans la vallée du Rio Grande, au milieu des
cow-boys et des Indiens, et ma maison est à 1800 mètres d’altitude,
le ciel
est presque toujours clair;
sur
l’autre horizon se dressent les cônes de cinq volcans éteints,
bien
au-delà le mont Taylor couvert de neige bleue,
je sais
que les déserts et montagnes continuent longtemps avant de s’effondrer
parmi les vignes et brouillards de Californie jusqu’aux vagues du Pacifique,
demi-sphère
liquide presque entière, piquetée d’innombrables atolls,
puis
quelle monstrueuse épaisseur d’Asie chinoise et russe, quelle concentration
de haines et d’Histoire au Moyen-Orient, en Europe centrale, avant de retrouver
les tuiles de Bourgogne, les ardoises de l’Ile-de-France et les premiers
faubourgs de Paris qui s’étale!
J’ai
fui.
Je respire.
Je me
sens un peu en sécurité parmi les épines, les éboulis,
les canyons, malgré ce grésillement dans ma tête, malgré
tout ce qui me remonte à la gorge,
en sécurité
pour un peu de temps, très peu de temps.
Je vais
essayer de vous expliquer.
Il y
a très longtemps que j’avais envie d’en parler.
Ce n’est
pas ici que j’ai commencé à en parler. C’est tout près
de Paris, en secret, dans un des replis de Paris.
Ce n’est
pas du tout cela que l’on m’avait demandé. Ce n’est pas du tout
cela que je croyais avoir à dire.
Voilà
ce que j’ai essayé de vous expliquer:
Je hais Paris. Je suis obligé de vivre à côté, d’y aller plusieurs fois par semaine, par le train, en car, en voiture; je fais partie de ces innombrables globules du sang banlieusard que pompe sans répit le coeur urbain.
Il y a quelques années encore, je n’aurais pu imaginer vivre ailleurs qu’au centre, et plus précisément rive gauche. Voyager, certes, voyager le plus possible, le plus loin possible et longtemps, mais comment avoir ailleurs son port d’attache?
-je me souviens...(Vous êtes dans le quartier des fabricants de meubles; la rue du Faubourg-Saint-Antoine, d’abord assez monotone, se charge et s’intensifie à mesure que vous approchez de la Bastille. Regardez donc à droite et à gauche: chaque porte cochère donne sur d’étroits passages tortueux, des suites de cours à l’intérieur desquelles tout un commerce se poursuit, et où l’on craint un peu de s’aventurer.)
Je hais Paris. J’en rentre fourbu; dès que j’y pars, une chape de lassitude me tombe sur les épaules. Il va falloir encore se précipiter dans le métro, le portillon automatique se refermera juste avant mon passage; il y aura tant de monde sur le quai dans la même hâte que moi, à compter comme moi les minutes de retard qui s’accumulent; il faudra se creuser un trou dans la foule compacte pour parvenir à se glisser à l’intérieur du wagon, laisser les portes se refermer pour que le train se puisse ébranler...
Dès que j’étais loin, Paris m’était comme une blessure; je languissais après le retour, après mes chères gares, chers quais, chères églises, mes librairies, galeries, bistrots, et l’allure des dames, et les nuages. Quand le train ou l’avion s’en approchait, quelle émotion!
- au départ du CHATEAU DE VINCENNES...(Porte de la Villette, suivre le canal Saint-Denis, puis celui de l’Ourcq jusqu’au bassin avec ses ponts, grues et péniches. Place Stalingrad, ancienne barrière Saint-Martin du mur des Fermiers Généraux, la ligne 2 du métropolitain, NATION-DAUPHINE, aérienne à cet endroit, s’incurve sur ses austères colonnes doriques de métal pour respecter la ruine du noble pavillon de Ledoux, au milieu d’un paysage de cheminées et de grands immeubles tristes.)
Je hais Paris. Je sais qu’il n’y aura pas de taxis aux stations lorsque j’en aurai le plus grand besoin, que les autobus seront complets, que les feux de circulation s’obstineront à rester verts pour les voitures lorsque piéton je voudrais traverser, que je serai toujours à contresens de la foule sur les trottoirs, entrant sortant des ateliers, bureaux et magasins. Je sais que je vais manquer un rendez-vous sur quatre.
Oui, souviens-toi: à l’arrivée tu te baignais dans le mouvement de ces avenues, le ronflement du trafic t’emplissait comme une brise. Oui, cela existait encore, tu vérifiais, tu n’avais donc pas fait une trop grande imprudence en partant, cela n’avait pas profité de ton absence pour disparaître comme un mirage, comme un prestige d’enchanteur.
- la délicate, je me souviens, et un autre jour entre NATION et AVRON...(L’eau passe sous la place Stalingrad, et c’est là que commence le canal Saint-Martin. Au milieu des pâtés de masures et d’ateliers, on a creusé quelques trous pour y loger des écoles ou des maternités. Série d’écluses; la dernière fois que j’y suis allé, la plupart des bassins étaient vides pour la récure, et des égoutiers en bottes s’y promenaient.)
Paris la cligneusela précise aux yeux bleus, et aussi...
Paris la vantéeentre le PONT DE LEVALLOIS et ANATOLE FRANCE, je me souviens...
Paris la chantée
Maintenant je hais ses rodomontades, son bruit de basse-cour, ses relents de gargote;
...la tendre aux cheveux bruns - LOUIS MICHEL passe...
Paris gueuse la charmeuse
la menteuse la hargneuse
la baveuse bavasseuseMaintenant je commence à me délivrer de cet attachement infantile. Je n’ai plus ce creusement quand je vis dans une autre ville, mon coeur ne bat plus aussi fort au retour, je ne suis plus obligé de réprimer comme avant cette espèce de chant ridicule qui voulait absolument jaillir, je n’affiche plus sur mon visage cet air béat qui surprenait mes camarades et faisait se poser des questions aux passants. Ah, comme il m’a fallu apprendre à te haïr, Paris!
- teint de Suédoise, l’approcher, et un autre jour...(Rue du Caire une ouverture vous fait entrer dans un silencieux passage; verrière supportée par des arcades de plâtre fort délabrées, avec des trous qui laissent filer le vent; c’est le domaine des imprimeurs pour cartes de visite ou papier à en-tête et des marchands de fournitures pour vitrines: mannequins, présentoirs, étiquettes surtout dont on peut apprécier ici toute la gamme: “soldes, fin de série, article exceptionnel, nouveauté...)
Paris paresseentre la PORTE D’ORLÉANS et ALÉSIA, je me souviens, l’empressée...
purin purée
carie caresse
caveau curée
ville méchante, avinée, éreintée, tricheuse,
...au regard d’Anglaise, aux chaussures blanches, la mieux détailler...
La voleuse venimeuseTu m’as aidé
la cagneuse caqueteuse
la véreuse vaniteuse!
- yeux verts, elle est seule, et un autre jour...(Il a certainement été fort difficile d’installer l’électricité dans les immeubles de ce bloc; il y a un enchevêtrement de fils et un nombre de boîtes de fusibles extravagants.)
des cliques des claquesentre l’ÉGLISE DE PANTIN et HOCHE, je me souviens, la douce au foulard jaune...
du fric des flaques
des briques qui craquent
les ploucs qui plaquent
la trique la traque
Paris fumeuse râleuseson teint d’Australienne, l’admirer, cheveux châtains, passe la PORTE, elle est avec une amie, une voix de rose, que lit-elle? Et un autre jour...
la crâneuse doucereuse
la lépreuse la poisseuse
- je fuis au fond de ces ravins que sont tes rues tous ces regards qui me disent coupable -
entre ÉTOILE et KLÉBER, je me souviens, la bavarde au rire de muguet, BOISSIÈRE passe...
fuis -tu m’aides chaque jour
- yeux marrons, l’entendre, son regard d’Égyptienne, elle est avec sa mère, les chaussures rouges, à quoi pense-t-elle? Un sac de rabane, la frôler, et un autre jour...(la maison du 2 place du Caire, où aboutit le passage, est probablement le monument le plus curieux de cet engouement pour l’Égypte ancienne auquel nous devons aussi la fontaine de la rue de Sèvres et le porche de l’hôtel Beauharnais; on est tout de suite frappé par les trois énormes visages au milieu de la façade, inspirés par ceux des chapiteaux hathoriques.)
-toutes ces rancoeurs et menacesentre la MAIRIE D’ISSY et PIERRE CURIE, la fière au manteau d’orlon, cheveux noirs, pouvoir m’excuser auprès d’elle...Paris chérie
crassie rancie
marrie tarie
Paris pourrie
vite vite -impitoyable maîtresse
- teint de Tahitienne, foulard vert, elle est avec son père, une voix de sel, où descendra-t-elle? Des bagues d’émail...(L’artiste français s’est appliqué à rendre avec le plus grand soin les oreilles bovines de la déesse; sur chacune de ces têtes, un petit temple carré avec deux personnages en bas-relief de chaque côté d’une porte où apparaît un animal sacré; je n’ai jamais pu distinguer s’il s’agit d’un singe ou d’un serpent.)
Paris plaisirs- je nage péniblement dans ces fleuves de poison gluant -
tapeurs tapirs
lécheurs vampires
visons vizirs
Paris mangeailleobtenir un des ses regards, obtenir un des ses sourires, et un autre jour, entre CHARENTON ÉCOLES et LIBERTÉ...
mitrons mitraille
rupins ripaille
frichti flicaille
vite vite -mais tes leçons m’ont bien profité
(Le plus étrange de l’ensemble est sans doute la corniche qui surmonte le tout, décorée de dessins gravés, thèmes égyptiens mais sur le mode caricatural, en particulier la tête-charge au centre.)
- l’élégante au
sac de lézard, passe la PORTE, yeux noirs, obtenir quelques mots
d’elle, regard d’Iranienne, des chaussures bleues...
Paris beaux-arts- je n’en finis pas d’écarter ces algues -
chicards roublards
gueulards tocards
cafards vantards
Paris palaceelle est avec un ami, un rire de sable, où vit-elle? Des ongles de porto, obtenir un geste d’adieu, la voir s’en aller, et un autre jour...
velours vinasse
mamours mélasse
virus vivaces
fuis -j’ai constaté qu’il y a des cieux de nuages et des gris et des cils ailleurs
- entre le PONT DE SÈVRES et BILLANCOURT, je me souviens, la vive à la voix de cuivre, MARCEL SEMBAT passe, cheveux roux, la voir se retourner, teint de Brésilienne...(Les vitraux du charnier de Saint-Eustache, datés de 1631, dans lesquels une architecture imaginaire redouble la réelle, suscitant une autre église bien plus vaste, lumineuse, une église céleste au centre de laquelle se creuse la nôtre, et les saints, grands personnages drapés, se penchent au bord de cette fosse pour accueillir l’encens et les chants qui vont en monter.)
Paris foliesIl y a des jours où je me dis: ce n’est pas possible, ils ne boitent pas tous, ils ne sont pas tous couverts de dartres, il doit bien y en avoir quelques-uns parmi eux dont le sourire n’est pas sinistre, dont les yeux brasillent d’autre chose que de hargne,
chairs amollies
ville avilie
Paris jolie.
- elle doit être avec son frère, un foulard violet, comment vit-elle? un manteau de tweed, la voir hésiter...
la moqueuse sérieuse- je suis maintenant tout à fait capable de m’installer loin de toi -
la morveuse artificieuse
la farceuse chatouilleuse
- et un autre jour, entre la GARE D’AUSTERLITZ et JUSSIEU, je me souviens, la timide aux chaussures noires, CARDINAL LEMOINE passe, yeux dorés...(Sortant par la grande façade, vous tournerez autour de la bourse de commerce - à la fin de l’après-midi, c’est un paysage noir et désert -, et vous verrez se dresser la colonne astrologique, seul vestige de l’hôtel de la Reine construit par Catherine de Médicis à la place du couvent des Filles repenties pour lequel les postulantes devaient fournir des preuves de leur libertinage passé.)
Rose de fatuité miroir des parlotesla suivre un instant dans la foule, regard de Mexicaine, elle est avec un enfant, un rire de nacre, de quoi vit-elle? Et un autre jour...
porte d’incompétence tour du bâclé
étoile de prétention arche d’insuffisance
échelle des hâbleurs vase des aigris
dame des faux bruits reine des nuées
impératrice d’exploitation papesse du toc
Paris pouilleuse galeuseentre la MAIRIE DES LILAS et la PORTE, je me souviens, la violente au teint d’Éthiopienne, TÉLÉGRAPHE passe, cheveux gris, la retrouver...
la rieuse soucieuse
malicieuse malheureuse
- et je m’aperçois soudain dans la glace d’une pharmacie, boiteux, boursouflé,
- un foulard à grandes fleurs, comment est-elle quand elle dort?
Paris la nuit- et un autre jour, entre la PORTE DE LA CHAPELLE et MARX-DORMOY, je me souviens...
la rue la glu
Paris la pluie
la suie le pus- loin de toi, et de venir te voir seulement de temps en temps
(Parmi les vitraux de Saint-Étienne-du-Mont, s’enchanter à loisir de ceux du charnier.)
la brumeuse ténébreusela furieuse aux yeux de fleuves, MARCADET-POISSONNIERS passe...
la rêveuse merveilleuse
la dormeuse matineuse
- ne me serais-je pas rasé ce matin?
Loin de toi. Alors la pioche des démolisseurs fer peut-être retentir dans mes os des échos moins aigus; le fantôme de l’ancienne gare Montparnasse ne viendra plus hanter de son ricanement mes songes; chaque arbre abattu sur un boulevard ne me poursuivra plus de ses bouquets d’échardes.- regard de Sénégalaise, en rêver, et aussi, entre SAINT-LAZARE et LIÈGE...(Le premier rappelle un miracle. A l’endroit où s’élève aujourd’hui, rue des Archives, l’église évangélique des Billettes, un juif, Jonathas, en 1290, obligea une pauvre femme, qui lui avait laissé ses meilleurs habits en gage et désirait les porter pour les fêtes de Pâques, à lui livrer, puisqu’elle ne pouvait le payer, l’hostie qu’elle recevrait à la communion. Il la prit, la perça de coups de canif; il en coula du sang; il appela sa femme et ses enfants pour la leur montrer; il la jeta dans le feu qui ne la consuma point, voulut la faire bouillir, l’eau devint rouge et l’hostie s’éleva au-dessus. Les cris de la famille ameutèrent les gens du quartier. Le juif fut condamné à être brûlé vif.)
Paris l’uséela sinueuse aux cheveux blonds, et un autre jour, je me souviens...
Paris rusée
Paris la mélancolieuse.)J’ai dû recevoir deux coups de poing sur mes paupières; une haine que j’ignorais se lève du fond de mes pupilles.
Loin de toi. Alors, quand je reviendrai, secrètement, les jours les plus crus et les plus criards seront comme une douce nuit de temps détendu, et tout me sera enfin rendu de Paris. Je pourrai me désaltérer de nouveau à ses pierres; les mains, les épaules, les iris, les chevelures, les genoux croisés, les arcs-en-ciel de lèvres glisseront lentement le long de mes sourcils.- en arrivant aux INVALIDES la fabuleuse...)(Le quatrième est presque effacé. Au premier plan, des malheureux qui se tordent sous les morsures.)
Et le fouet de l’heure qui passe me cingle, et j’y vais
- alors je goûterai à toi comme si j’étais un étranger, comme si je te découvrais tout d’un coup venant de l’autre côté de la Terre, et que je me disais: dans une autre existence j’ai dû vivre ici, j’ai connu tout cela, le moindre heurtoir, le moindre géranium, la moindre cheminée, la moindre flaque d’eau ou de sang
- je me souviens...)(afin de vaincre les serpents, Moïse a dressé le simulacre de l’un d’eux sur le fond d’une Égypte fantasque
- je repars au milieu des sifflets; le baume de quelque bière sur un zinc atténuera bien ces brûlures.
Je hais Paris, parce qu’elle m’empêche de voir Pris, d’être à Paris, de m’y étendre.
Je hais Paris parce qu’elle m’interdit Paris.(Quant à la place du Panthéon, chacun sait qu’elle n’est jamais si belle qu’une nuit de pleine lune en hiver, couverte de neige avec une ou deux automobiles y marquant leurs traces.)
J’ai fui.
Il fallait fuir.
A chaque instant que je passe
ici le paysage me répète: il fallait fuir.
Il fallait mettre entre elle
et moi ce mont Sandia déchiqueté, ces gradins de plateaux
déserts, ces lents fleuves boueux dans le quadrillage des cultures,
ces bois, ces ravins et ces
plages,
cette écume, ces courants
et ces migrations,
ces changements d’heure et ces
récifs,
ces quais, ces jardins, ces
étangs.
Mais je vais revenir, ce n’est
pas la peine d’insister, je sais bien que je vais revenir, tu sais bien
que je n’arriverais pas à te résister bien longtemps.
Je suis comme un plongeur qui
reprend une respiration.
Il ne me reste plus que quelques
mois d’espace.
O mont Sandia!
O laves, pueblos et pistes,
comme je serai dévoré d’impatience de vous revoir, comme
de revoir tant de lieux cloutés en moi!
Et pourtant, air que je bois
à grandes goulées qui m’enivrent,
délicieusement épicé
par la fumée des feux de pin pignon,
rien, pas même toi, élixir,
or respirable, rien,
je le sais, je m’en lamente,
je m’y résigne, rien
ne sera capable de me retenir,
je reviens.
Avec une sorte de honte et de
dégoût d’avance je reviens.
Et je sais bien qu’un immense
plaisir trompeur va m’envahir, et que je n’essaierai même pas de
lutter contre
(pas entièrement trompeur,
bien sûr, je disais cela dans un dernier sursaut d’indépendance),
et que l’exaspération
s’amassant peu à peu, j’aurai bientôt toutes les veines chargées
de ton poison, Paris, et qu’il me faudra te fuir, Paris, et je fuirai.
Mais je reviendrai.
C’est pour te faire boire que
je reviendrai.
Tous les voyages que je fais
dessinent ta palpitation.
Et c’est pour toi, pour toi
que je respire ici.
Et c’est pour toi, pour toi
que je te fuis ici.
Et c’est pour toi, pour toi,
que je te hais ici.