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MILLE ET UN PLIS
 
 

(Matière de rêves 5)

(120 nuages)

1)
         Traces de dinosaures dans la boue le long des fleuves de laves parmi les cendres de sigillaires dévastées par la tornade, nuages.

2)
         L‘horizon fait le gros dos comme un fauve tandis que les troupeaux dévalent parmi les haies dans les chemins creux mouchetés de touffes de laine, nuages.

3)
         Village de ruches parmi les ombelles au creux de la carrière abandonnée entre les tas de bûches qu’enlacent ronces, clématites et viornes au bord des tourbières, nuages.

4)
         Arène avec foule en chemises claires, chapeaux gris et noirs, éventails, mantilles, garçons passant plateaux de limonades et glaces, envols d’écharpes, fumées de cigares, nuages.

5)
         Villes avec dômes et flèches sur promontoires successifs battus par des raz de marée, séparées par de calmes baies et des rades resserrées avec ports et aéroports surmontés de phares et de tours de contrôle, nuages.

6)
         Arrachements, bouquets d’échardes, haillons sous lesquels rampent des hordes souffreteuses dans les bidonvilles aux tôles écartelées, avec des flaques sous les robinets des fontaines et de grands terrains d’épandage parcourus de flammes et pillards, nuages.

7)
         Filets séchant sur les quais où courent les chiens, virent les camions des cimentiers et les motos des gendarmes; les flotteurs mal peints s’amassent en bubons sur les cylindres des cordages, et les poupes montent et descendent tandis que le bras d’un jeune marin nonchalant tâte l’eau, nuages.

8)
         Veines sur de longs membres qui s’attachent à des ventres et torses qui se tordent en palpitant dans leurs nages parmi des algues et des chevelures autour de radeaux et d’îles rocheuses avec des pins tourmentés sur leurs échines, nuages.

9)
         Régates vues d’en-dessous avec les voiles et les pavillons claquants devinés à travers la surface moirée de lune; des troupes de dauphins viennent flairer les quilles, se frotter aux gouvernails, écouter intrigués les cris, les rires et les claques des humains, se rassemblent en conciles pour les interpréter, nuages.

10)
         Perruques, houlettes, falbalas, robes à paniers, chaises à porteurs, éperons, tricornes et violes dans les grottes artificielles à peine débarrassées de leurs lierres, nuages.

11)
         Rivages roulant les uns sur les autres, méandres à pirogues avec nids flottants, nénuphars, aigrettes, cygnes et spatules, chênes à grands lambeaux de lichens en allées vers les marches des péristyles où s’arrêtent les calèches d’où descendent les dames aidées par leurs domestiques noires à longues robes fleuries, nuages.

12)
         Archipels entre lesquels se faufilent phoques et orques les poursuivant parmi les récifs et les navires dont les sirènes se répercutent sur les montagnes dont les sommets n’apparaissent que par intermittence comme des vedettes de la politique ou du sport, nuages.

13)
         Balafres sur dos qui frissonnent et rampent parmi d’autres dos et des nuques et hanches qui montent sur des reins et cuisses avec éruptions et avalanches de seins et fesses qui les caressent et de lèvres qui les baisent et de langues qui les lèchent et de sexes avec giclures de sperme, nuages.

14)
         Réseaux de fibrilles, menus canaux, filaments de pylône à pylône et de transformateur à central téléphonique avec les antennes et les radars qui tournent, et dans toutes les cases de ces immeubles qui se réfléchissent l’un l’autre, les écrans de télévision qui papillotent, nuages.

15)
         Volcans de sel ou de gypse au milieu d’un désert de plâtras avec des pierres ponces qui forent des galeries comme des taupes, et des gerbes d’eaux ferrugineuses qui tournoient et balaient de grandes citernes ornées de festons qui s’écroulent, nuages.

16)
         Miroirs piqués, écaillés, irisés, ébréchés, fendus, tournant doucement suspendus par leurs lanières dans les coursives crépusculaires du château battu par les vents, et dans lesquels on aperçoit les visages des années passées, les gestes des ancêtres et de leurs enfants morts, nuages.

17)
         Voûtes suintantes avec ogives et clefs, lucarnes donnant sur d’autres voûtes avec escaliers et treuils, geôles, coffres, tonnes, chevalets, piscines, rivières souterraines où des grues chargent des chariots, des armes et des ballots d’étoffes sur de longues péniches éclairées de lanternes rondes, nuages.

18)
         Tresses de paille et de chanvre accrochées aux portails en fête avec bouquets de bleuets et marguerites, couronnes de roseaux, gui, tilleul, avec des arbres de mai chargés de banderoles, que de jeunes gens escaladent en gilet de satin, sonnant du cor sur les plus hautes branches en décrochant des chapeaux neufs, nuages.

19)
         Rose, une seule avec ses pétales qui se déroulent et tournoient, s’agitent, se détachent et s’envolent et se retournent tandis que les étamines s’ouvrent et lâchent des abeilles qui édifient leurs hexagones dans les intervalles qui bientôt dégoulinent de miel, nuages.

20)
         Battements et hennissements derrière les barrières, crinières et naseaux dans les champs d’avoine, queues et sabots qui s’envolent dans la futaie des amazones qui se laissent glisser le long de la haie devant le portail du haras, nuages.

21)
         Tapis à niches qui se multiplient en alvéoles garnis d’orangers et cyprès avec bordures à rinceaux d’églantines parmi lesquelles bondissent les biches guettées par des léopards, et auprès de la fontaine où rafraîchit le vin amarante, le jeune cavalier lève sa coupe aux lèvres de sa belle à bouche de tulipe et babouches de pêches, nuages.

22)
         Degrés avec vases garnis de romarins, sculptés de frises représentant des épisodes de l’histoire d’Ariane, colonnades, kiosques, pavillons sur le canal, toits d’ardoises à girouettes découpées en anges ou sirènes, et cheminées guillochées, avec balcons en demi-lune, avec alcôves et volières, nuages.

23)
         Aristoloches, ampélopsis, jasmins et volubilis, grimpant sur les treillis, palissades, grillages et triomphant en pergolas, rotondes, berceaux, perspectives jusqu’aux écuries, jusqu’aux prés, jusqu’aux profondes allées de tilleuls, aux étangs à bouquets d’iris et de persicaires, nuages.

24)
         Déchirures, élongations, fractures, plaies, cela violace et suppure et bourgeonne et tire avec les bandages, les attelles, brassards, crêpe et gaze, cotons et crèmes, et les taches sur les draps, avec la sueur qui s’y mêle et la larme et la bave et les débris du repas léger, nuages.

25)
         Rayures de matelas et chemises en plis qui retombent comme les draps d’un lit que l’on défait, la nappe d’une table que l’on dessert, la serviette que l’on décroche de son séchoir pour la pendre à son bras avant la piscine, les rideaux du théâtre déserté par la foule après les derniers applaudissements, nuages.

26)
         Ratures, embrouillaminis, gribouillis, griffures, corrections, repentirs, - mais c’est toue la phrase qu’il fallait reprendre -, et rajouts, accolades, flèches, béquets, panneaux supplémentaires qui se replient en accordéons ou volets; la colle s’en mêle, et la gomme, et la gouache - mais c’est toute la page qu’il fallait refaire, et que l’on froisse -, nuages.

27)
         Écheveaux de laine ou de soie parmi les boutons, les aiguilles, les travaux en cours, les chaussettes à repriser, les chemises à repasser, les galons, les volants, les mouchoirs à initiales, les patrons à découper, les journaux de mode, les armoires à glace, les piles de draps, les amas de slips ou de soutiens-gorge, nuages.

28)
         Blessures, hémorragies, lambeaux de chair, tuméfactions, gangrènes parmi les tranchées, les gravats, les ruines, le régiment qui rampe à la recherche d’infirmiers, brancardiers, ambulances, hôpitaux, une chambre, une terrasse où étendre toute cette infection, cette inflammation, cette cicatrisation, où faire couler doucement ce sang pléthorique sur des faïences, nuages.

29)
         Prairies à pommiers et pissenlits avec barrières blanches et vergers de l’autre côté, routes sinueuses, villages blottis, châteaux d’eau, ponts sur la voie ferrée, les vaches qui rentrent le soir avec leurs sonnailles, les pique-niqueurs qui dispersent leurs cendres, et la double trace d’un avion qui va  franchir la Manche, nuages.

30)
         Cascades avec arbres suspendus et bergeronnettes qui viennent boire aux bassins calmes entre les genoux de granit avec leurs ecchymoses de lichens et les feuilles de hêtre qui tombent et tourbillonnent en plongeant sous la branche qui crève de ses doigts écorcés la moire haletante, nuages.

31)
         Sources dans l’ombre avec petits toits et margelles, myrtilles et framboisiers autour, toiles d’araignées couvertes de gouttes, la cuve d’un sarcophage où l’on devine quelques restes de bas-relief, thyrses, bucranes, pour servir d’abreuvoir, puis les gouttières de bois creusé jusqu’à la cressonnière, nuages.

32)
         Navires avec mâts et vergues à voiles carguées, gaillards, cheminées, hublots, échelles de corde, cabestans, le promenoir des première classe, la passerelle du capitaine avec les cartes de navigation, compas, radar, porte-voix, la roue du gouvernail, les émigrés du pont avec valises et ballots, les paysans avec cage à poules, chèvres, enfants au sein, guitares ou transistors, nuages.

33)
         Pelages derrière les grilles, au-delà des fossés, des portières, dans la savane, le parc national, onduleux, bondissants, dormeurs, caressants, satins ou velours, peluches ou paillassons, avec rayures, ocelles ou moires; et les yeux vous surveillent au milieu de tous ces cils, moustaches, barbiches, crinières et cornes, dans les hautes herbes, derrière termitières et fourrés, nuages.

34)
         Écailles de tortues marines creusant dans le sable pour y pondre, ou de poissons volants ruisselants qui replongent, et fines de vipères à colliers, de lézards, de couleuvres, ou s’épanouissant au flanc des dorades ou rascasses en ailes de papillons, vitraux d’empreintes parmi des Allemagnes qui s’étirent, nuages.

35)
         Plumes dispersées après la razzia d’un renard, ou montées sur résilles de raphia pour colliers, bracelets, pectoraux ou diadèmes, impressionnantes couronnes dont les épaules descendent jusqu’aux bottes brodées de perles de verre, ou collées sur pipes ou les bâtons fichés devant les autels des sociétés secrètes lors des cérémonies du solstice d’hiver, nuages.

36)
         Ailes repliées, déployées par une migration par-dessus les grands lacs, les fjords, les toundras, la banquise, ailes invisibles dans leur rapidité pour une effervescence dans les forêts vierges, ailes de métal à mécanismes délicats pour régler montées ou descentes, envols ou atterrissages, aluminium rêvant d’Icares et d’anges, nuages.

37)
         Lessives dans la gelée blanche, le vent du matin cassant les plis des pantalons à l’envers, des couvertures et des torchons, nouant et dénouant les cordons des abliers, fouillant les culottes et roulant les bas, avec les grands gestes des blouses et les adieux des vestes d’été, nuages.

38)
         Feuilles se balançant, se frôlant, jaunissant, se détachant, voletant, planant, se posant, flottant, s’amassant, pourrissant, feuilles se couvrant de nervures, de parasites, chenilles, toiles et cocons, s’empilant, feuilles lues, relues, déchirées pour former l’humus de notre regard, nuages.

39)
         Montagnes paraissant, disparaissant tandis que la route file montant, descendant aux virages avec les parois de plus en plus abruptes, couvertes de forêts, d’eaux vives, de cailloux, mousses; et tout d’un coup la cime triomphante avec ses ravins, champs de neige, ses chèvres blanches ou ses chamois, nuages.

40)
         Glaciers avec leurs cordées et moraines, les crevasses les grottes bleues, les accumulations de graviers dans les creux, les fleurs sur les rives, les marches creusées au piolet, échancrures et cirques; et puis tout cela se soulève comme une énorme vague et retombe sur le village en rideaux de pluie, nuages.

41)
         Défilés entre des falaises, entre des maisons; les eaux du torrent, les poings de la foule, banderoles et branches, sauts d’écureuils, applaudissements; voici la mer ou la place, l’ours montre le museau à son balcon, les femmes escaladent les barricades, la Liberté guidant le Peuple; la sirène du bateau se répercute de chambre en chambre, et le Président sur sa tribune félicite les rennes et les loutres, nuages.

42)
         Savanes avec feulements, barrissements, barètements, de bouquets d’arbres en groupes de rocs, avec les points d’eau où se rassemblent les gazelles et les pélicans; de loin en loin les huttes d’un village, les marmites, les boucliers, les palabres et les enfants nus qui se roulent dans la poussière chaude avec les chiens roux, nuages.

43)
         Sables ou cendres, impalpables ou grossiers, à l’assaut du village abandonné, à l’assaut des routes et des jardins, s’accumulant au long des vieux murs, soulevés en colonnes par les démons du vent, cinglant une dernière vitre à l’étage, remplissant les éviers, les citernes, envahissant chaque jour une nouvelle rue condamnée où se rassemblent les coyotes et les chouettes, nuages.

44)
         Pampas à plumets, gauchos sirotant leur maté, cornes à n’en plus finir, grands feux de broussaille avec les steaks sur le gril, et la flûte de Pan de l’enfant métis qu’accompagne le violoneux aveugle dans son poncho; entre les ondulations l’hacienda, la station de chemin de fer avec son gémissement hebdomadaire, et l’église vétuste avec son clocher découpé, nuages.

45)
         Écumes soufflant, s’écroulant, s’éparpillant, s’étalant, oscillant en nappes, s’accumulant en panaches, frondaisons, diadèmes, champignons ou crêtes, explosant, jaillissant, retombant, roulant, pétillant, tournoyant, sombrant en tourbillons, inondant, lessivant, noyant la vermine et rajeunissant, nuages.

46)
         Fumées des trains d’antan parmi les fumées des usines en dents de scie, devant les fumées des incendies de forêts et des accidents de voitures, avec celles des explosions de réservoirs ou de puits de pétrole, et des éruptions volcaniques obscurcissant des nations entières pendant des mois, ou de certaines bombes - et c’est alors des continents entiers pendant des siècles-, nuages.

47)
         Rubans, courroies s’enroulant, se déroulant, transmettant les mouvements de treuils à poulies pour animer tout l’atelier qui fabrique des rubans de soie à fleurs brodées, à fleurs tissées, à inscriptions; rubans gorgés d’encre qui sautent et tournent dans les machines à écrire, laissant à chaque touche enfoncée une goutte de leur sang noir ou rouge, nuages.

48)
         Pistes sur le sable des dunes parmi les chardons bleus grignotés par les lièvres, ou les yuccas picorés par l’oiseau-coureur; la jeep s’y engage en cahotant derrière la camionnette où toute la famille se serre sous les couvertures rayées; après un redressement vertigineux, on aperçoit un bateau de pêcheur sur la mer, ou bien la ville avec ses enseignes clignotantes le long du rio, nuages.

49)
         Flammes d’abord tendres et légères, ourlant les bûches dans l’âtre tandis que l’électrophone diffuse quatuor ou clavecin au parfum du scotch ou du thé; puis l’embrasement des landes, granges, entrepôts, faubourgs, quartiers entiers, incendies de palais, de cathédrales avec mobilisation de pompiers en foule avec grandes échelles, jets d’eau, tocsin, la ville entière qui comprend qu’il s’agit du Jugement dernier, attend le passage des cavaliers, leurs trompettes et proclamations, nuages.

50)
         Cendres de vieilles lettres avec des fragments d’écritures qui apparaissent encore çà et là; on distingue: “toute ma vie”, ‘depuis la dernière fois”, “j’attendrai”; il devait y en avoir plus de cent, mais au moindre souffle cela se disperse, vole, s’échappe à travers la chambre, la fenêtre ouverte, et va rejoindre les rouleaux de la bibliothèque d’Alexandrie, nuages.

51)
         Braises sous les casseroles de cuivre où mijotent les sauces brunes près des viandes encore crues sur le billot, des légumes lavés et découpés, des couteaux affilés, des vins, des pains croustillants; par la porte ouverte les chandeliers sur la table mise, l’argenterie, les serviettes en bonnet d’évêque, les alcools sur les buffets sous les miroirs et les cartes anciennes, nuages.

52)
         Traînes de mariées et de reines avec médaillons de broderie figurant le lion et la licorne parmi des fleurs d’oranger, des grenades, des pommes de pin, la rose et le chardon, le trèfle et le poireau, des colombes se becquetant, Hercule avec sa massue, Mercure et son caducée, saint Georges transperçant le dragon, saint Martin divisant son manteau, des aigles à deux têtes, des lions à deux queues, tout le pays de satin, des paradisiers, des berceaux et des clefs, des arbres généalogiques et des sapins de Noël couverts de bougies et de girandoles, nuages.

53)
         Courroies, selles, harnais sur les poutres du corral, chapeaux et pantalons de cuir, bottes à hauts talons, coutures en fleurons, gilets à franges, col ouvert avec un foulard noué, pointes sur le côté, mains dans les poches, une herbe entre les dents, l’échancrure de la mesa, l’or des trembles, le troupeau qui passe le gué, le volet qui bat, les ronces qui roulent, les vieilles mains qui s’essuient sur le tablier, la cafetière sur les cendres chaudes, nuages.

54)
         Coquilles entre deux marées, s’ouvrant, se fermant dans leurs mares avec les crevettes, les anémones et les astéries; par-dessus, les varechs reprennent leurs quadrilles, et une vague vient ranimer tout cela, met en communication deux bassins; le bleu gagne; bientôt les nouvelles de toute la plage viendront dans ce jardin secret de quelques heures, éponges, coraux, puis de toute la mer, nuages.

55)
         Bouquets d’asters et campanules, ici pieds-d’alouette et digitales, graminées, fougères; plus loin, glaïeuls, dahlias, chrysanthèmes, des rivières de chèvrefeuille, des parterres de bégonias, pétunias, ageratums, à la française avec monogrammes, rinceaux, grecques, à l’anglaise avec massifs, effets de sous-bois, saupoudrages à la japonaise avec une corolle solitaire dans son alcôve, nuages.

56)
         Mousses escaladant troncs et rochers, vieux toits, baignoires, chevelures, senteurs marines, saveurs fruitées, champagnes et bières; mousses d’encre ou d’ancre, suspendues, suspendus aux vergues des pages, tout un équipage de mots fêtant le lancement de son navire dragueur, démineur, à la découverte des passages vierges et fiers, nuages.

57)
         Lichens, symbioses, dialogues des règnes, antiennes et répons, plaies sur les vieux murs, accrocs qui deviennent lucarnes, brouillons qui se suspendent aux arbres pour former hamacs et ponts de lianes qui franchissent ravins et frontières, la ligne de partage des langues, les charniers, les charnières entre ères et races, le mur de la lumière et la foudre des dieux, nuages.

58)
         Écorces de bouleaux se déroulant avec leurs runes à travers steppes et taïgas jusqu’aux deltas des régions polaires avec troupeaux de boeufs musqués, traîneaux, kayaks, igloos, et merveille! la mer libre, les vignes, le nouveau continent, l’Eldorado, nuages.

59)
         Nappes de minerais, populations fossiles, roches imprégnées de pétrole, galeries, mers intérieures, couches de vestiges: feuillages, ossements, coprolithes, aménagements, outillages, peintures, pictogrammes, poèmes, l’enregistrement des millénaires qui se déverse à notre vue, nuages.

60)
         Vagues, roulez-moi, vagues; emportez-moi, vagues de tours, avenues de plomb; délivrez-moi, vagues de remparts, cratères, zinc; abreuvez-moi, vagues de visages, cuivres, labours; lavez-moi, vagues de lait, palmes, caves; pénétrez-moi, éclairez-moi, éprouvez-moi, excusez-moi, nuages.

61)
         Houles de foules avec brassages dans les tunnels qui bifurquent vers des Vosges mafflues tandis que les généraux chamarrés arrachent leurs décorations et les jettent dans les piscines où plongent les dernières championnes olympiques sous les oriflammes déchiquetées, nuages.

62)
         Donjons à créneaux et meurtrières suintant leur salpêtre sur les douves et canaux à pont-levis, les étangs à carpes, les viviers, pépinières, châssis et serres, les houblonnières, vignes en pentes jusqu’au Rhin, les palefrois à chape de brocart frangées et tortillons d‘argent, les heaumes, cimiers, lances, hallebardes et cors, nuages.

63)
         Remparts chevauchant les uns sur les autres avec chemins de ronde où les archers font leurs feux de place en place pour se réchauffer en attendant le spectre du vieux roi qui vient inspecter le passage des drakkars entres les îles couvertes de troupeaux laineux et de fermes à toits de chaume, nuages.

64)
         Zincs où glissent chopes et verres avec conversations entre doigts et lèvres et le passage du torchon qui efface les cercles dans le miroitement des bouteilles et les gouttes de pluie qui frappent aux fenêtres à petits carreaux, les ombres des voitures freinant aux carrefours et les lueurs des réverbères dans le crépuscule aigre-doux, nuages.

65)
         Argent en coupes, soupières, couverts, monnaies, chandeliers, billets de banque avec leurs effigies de grands hommes, leurs monuments célèbres, labyrinthes mécanographiques, signatures, numéros, devises, avertissements; et des montagnes de courrier, journaux à bandes arrachées, enveloppes déchirées à coups d’ongle, timbres oblitérés, bulletins de recommandation, accusés de réception, télégrammes et factures, nuages.

66)
         Cratères, mers des Humeurs ou des Fidélités, vallées des espoirs ou désillusions, cimetières de villes avec fusées abandonnées, terrils de déchets que dispersent les météores et qu’écrasent les chenilles des tracteurs-détecteurs à antennes et radars, et sur lesquels se développent de nouveaux lichens qui agitent leurs arborescences en émettant de petits jets de gaz enivrants, nuages.

67)
         Lames damasquinées, guillochées, ajourées, effilées, bifides, sabres, fleurets, hallebardes, guisarmes, cimeterres, yatagans, pistolets à crosses en marqueterie de nacre, ivoire, corail, bois de rose, turquoise, chiens en chimères, carabines, arquebuses, couleuvrines, mortiers de toutes tailles dans les vitrines de l’armurier, ses râteliers, galeries, caves au fond des quelles on perçoit cibles mobiles, envols de pigeons, sangliers qui passent, nuages.

68)
         Rues entre des portiques et des halles métalliques avec quartiers de viandes pendus à leurs crocs, montagnes de choux-fleurs, étalages de fromages, mottes de beurre, oeufs sur la paille, cages de poulets et lapins, orgues de saucisses, tranches de jambons comme des palette de peintres, pâtés en croûtes, bidons de lait avec leurs séries de mesures, corbeilles de fruits et blocs de glace attaqués au pic sur lesquels frétillent les harengs, nuages.

69)
         Grille devant les pelouses, les marronniers, les étangs avec leurs écluses, les balcons, les calèches ou les hispanos, les ombrelles des bridgeuses, la table des rafraîchissements sous le parasol, les baigneuses sur leurs transats au bord de la piscine avec les peignoirs qui sèchent sur les rhododendrons déjà fanés devant les marches du perron, la véranda, les écuries, les garages, les réserves en enfilades, les orangeraies à n’en plus finir, et la chanson du triste ménestrel serinée par un gramophone à pavillon versicolore, nuages.

70)
         Visages bouffis, allongés, renversés, tatoués, balafrés, soucieux, tendus, ridés, vidés, creusés, défaits, détendus, ravivés, pâles, plus que pâles, transparents avec des cernes autour des yeux bleu de glacier, avec des cheveux blancs autour des oreilles à boucle de perle,  et des mains à ongles lavande, bagues d’améthyste ou topaze, qui arrangent des chignons à résille de soie grège, nuages.

71)
         Foules d’embruns et banderoles, fourmilières en fête avec processions de saints sacrements et reposoirs, termitières du Grand Nord couvertes d’ex-voto: navires en réduction, défenses de morse, yeux ou jambes sculptés dans des vertèbres de baleine grise, mois de la Marie-sirène avec la visitation sous les eaux, la crèche dans les madrépores, le narval et le dauphin remplaçant l’âne et le boeuf, et les rois de la mer apportant leurs trésors, nuages.

72)
         Éruptions, tremblements, solfatares, le geyser Vieux Fidèle balaie ses terrasses de calcite, vasques à bouillonnements où viennent boire les bisons, coulées parmi les ruines précolombiennes, filons dans les prairies, forges dans les falaises, les coups de marteau se répondant d’un versant à l’autre tandis que des colonne de lumière visitent les antres où tournoient les philtres et les trolls, nuages.

73)
         Chevelures à flots et coques, nattes et torsades, les blondeurs à l’assaut des rousseurs, l’aile de corbeau battant celle de la grande chouette blanche, et les ramages devant les ramures, les ramiers devant les rameuses qui ramènent leurs ors et leurs blancheurs sur leurs corsages; et les canotiers des maris, des amants fumant le cigare en humant de la bière fraîche, nuages.

74)
         Toisons arrachées aux épines de la Colchide, les argonautes qui s’en vont, derniers sillages, derniers claquements; la magicienne poignarde ses enfants dont des serpents viennent sucer les plaies, dont les anges viennent cueillir les âmes comme des roses, pour les mener à Prométhée désenchaîné parmi ses feux de joie, ses coffres, ses choeurs d’océanides, ses parcs d’attractions, ses pistes de ski, ses gratte-ciel rotatifs, ses concerts-promenades, ses moment d’humeur, nuages.

75)
         Éventails en lames de bambou et papier de Chine, peints de pivoines que viennent butiner des guêpes, ou de vols d’oies par-dessus des murailles au long des méandres d’un fleuve que passe à gué un cortège avec palanquins, chars à boeufs, porteurs à longues perches sur l’épaule avec leurs paniers suspendus; éventails qu’une vague emporte et dispose ouverts sur le sol, nuages.

76)
         Bulles à l’intérieur desquelles on voit la neige tomber sur New York ou Paris; on les retourne et les fleuves débordent, les immeubles fondent; on les retourne encore, et ce sont des navires qui accostent avec passerelles couvertes de tapis de pourpre, tribunes, fanfares, gardes à cheval, drapeaux, serpentins, feux d’artifice, et la souveraine étrangère ou le pape qui entre dans sa longue voiture qui se glisse parmi la foule comme la main dans un gant; on retourne encore, et la nuit, la guerre, la dévastation, la survie, autour de la flamme d’une bougie qui vacille, nuages.

77)
         Houille étincelante,  la mine sans couvercle avec ses gradins et ses treuils, les mille coups des pioches; et l’eau qui se précipite là-dedans pour animer les turbines, avec les mineurs qui passent dans les interminables salles de douche où ils sont lavés, massés, caressés, enveloppés, vêtus d’aluminium ou de nacre; puis ils débouchent dans des forêts de givre et de cuivre où les dryades dressent pour eux des tables et des bancs d’étain ou de nickel pour banqueter en chantant les vieux airs d’autrefois, nuages.

78)
         Festins à festons, hennins, hanaps, aiguières, des boeufs entiers, des paons en roue, des espadons, des esturgeons sur des gelées; pas de fourchettes, mais des nappes damassées, des crédences chargées e verreries, des bouffons rivalisant avec des singes, des volières d’où s’échappent des perruches dressées qui viennent attacher au cou des dames des rivières d’escarboucles, ficher dans leurs tiares des épingles à tête d’écaille et des plumes avec des clochettes accordées à toutes les notes des modes d’alors, qui tintent au moindre mouvement, épelant des thèmes sur lesquels les luths improvisent, nuages.

79)
         Concerts de cuivres avec gongs et tambours de bois ou de peaux, claviers superposés, pédaliers doubles, orgues sinuant autour des salles, cordes tendues entre des colonnes, gouttes d’eau qui tombent sur des lames de métal au milieu de rotondes qui transmettent et amplifient les échos dans les serres où des arbres virtuoses font frémir leurs feuilles d’écaille ou d’argent, attendant le tonnerre dont on guette la prestation pour la reprendre en canons délicats et sombres, nuages.

80)
         Éclats de voix, de verre, d’obus ou de silex, le terrain vague en est jonché entre le faubourg et la carrière; les hussards viennent faire boire leurs chevaux dans les flaques où les enfants dressent leurs arsenaux, lancent leurs navires de paille, simulent naufrages et bombardements, sous les naseaux qui se rétractent, les crinières qui s’agitent, les sabots agacés, les hennissements parmi les sirènes d’alarme des policiers en longues voitures automobiles blanches qui contournent ces régions incertaines en les inspectant de leurs phares, nuages.

81)
         Cuivres laissés par des dauphins sur les grèves sous les grands arbres à peine visibles au-dessus des ronces et des fougères; les corbeaux leur jettent silex et coquillages pour les marteler et les modeler en forme de loups, de chèvres, de castors, de grenouilles dont les têtes se détachent peu à peu du tronc, n’y tenant plus que par un cou pédonculaire, se couvrent de poils sombres, de grenouilles qui se dressent sur leurs pattes de derrière et commencent à frotter des bâtons les uns contre les autres pour allumer du feu, nuages.

82)
         Ors des chasubles et dalmatiques sous les voûtes où se penchent les évangélistes grimpés sur les épaules des prophètes parmi les fumées d’encens sur les mosaïques où glissent les résonances des antiennes et de leurs répons, litanies de lueurs, buissons de cierges, émaux des retables, surplis dans l’ombre, regards surpris du jubé au déambulatoire, chuchotements; une gondole d’apparat entre dans la basilique, portée sur les épaules de doges fantômes, nuages.

83)
         Rideaux d’écume devant rideaux de feuillages à nervures et toiles d’araignées avec rosée, ailes de mouches, brindilles devant rideaux de ronces, liserons, viornes, clématites et glycines à troncs tordus autour de pieux et tringles devant rideaux de peupliers ou bouleaux ou saules devant rideaux de velours, étamine ou gaze à  paillettes et plumetis, sequins, pendeloques devant rideaux de pluie, nuages.

84)
         Rubans d’écorce de bouleau couverts de runes et pictogrammes avec ratures et repentirs, racontant les premières traversées de la savane, l’escalade, le franchissement de la montagne, les grandes froidures, les puanteurs, les traquenards des rocs et des sous-bois, les sécheresses, les brûlures, la découverte de ces collines hospitalières avec ces lacs, ces rivières douces, torrents limpides, chevreuils, truites, cailles, airelles et gousses, nuages.

85)
         Fentes entre les pierres du mur, où l’on arrive à se glisser lorsqu’on s’étire et s’amincit et s’assouplit de telle sorte qu’on tourne autour des noeuds et des éperons et qu’on pénètre dans l’intimité de ces épaisseurs, qu’on devient calcaire ou granit soi-même, poreux ou granuleux, avec menus cristaux; et après des années d’adaptation à ces cieux intérieurs, on débouche soudain par la fente de la tapisserie dans une chambre où dort une jeune fille un pied sorti de la couverture et qui vous dit en ouvrant les yeux: “Mon prince, vous m’avez bien fait attendre”, nuages.

86)
         Fissures dans la porte et le chambranle, dans la boiserie et le marbre de la cheminée, en communication avec celles de la façade où le lierre insère tous ses ongles, et de la terrasse où le chiendent installe ses quartiers généraux avec es émissions de graines vers les avant-postes des bassins à sec, en communication avec celles de ce plateau qui se fendille jusqu’à des cavernes à rivières aveugles, jusqu’à des cheminées d’anciens volcans qui rêvent de se réveiller, rêvent qu’ils se réveillent, et se réveillent enfin, nuages.

87)
         Aisselles à buissons dégoulinant de résines, à ronces et framboisiers dont les baies roulent au long des bras et des seins, à euphorbes et digitales dont les sèves et latex ruissellent jusqu’au nombril puis glissent dans le sexe en y faisant jaillir des bouquets de feuilles d’acanthe bourdonnant d’abeilles et d’oiseaux-mouches avec des gémissements de nouveau-nés parmi des ronflements d’ancêtres, nuages.

88)
         Roues à yeux et ailes avec nageoires et queues et même naseaux enflammés, pattes à griffes, jantes à écailles, moyeux jetant des foudres, dents s’engrenant les unes dans les autres avec étincelles et dégoulinement d’huile remontée par pompes et pistons, et aubes et marteaux avec poignées et flèches dans le courant, le tourbillon, la tornade, d’un bout de l’horizon à l’autre avec chaudières en ébullition et palmes d’escarbilles dans les spirales de lave, nuages.

89)
         Épines au long des chemins creux avec flocons de laine et bourgeons aux naissances des menues banches au travers desquelles on devine les vergers déjà fleuris avec leurs barrières où se perche le coq pour haranguer ses poules, et les noisetiers avec leurs chatons, la lessive qui sèche, le landau du bébé, les poupées de la plus grande, le tricot de la mère, le foin dans le grenier qu’on déverse dans les mangeoires des étables, les tombereaux chargés du fumier de la nuit, nuages.

90)
         Étendards à dragons, basilics, lions rampant, châteaux, dauphins, vampires, fleurs de lys en pal, en fasce, en bande, en barre, en croix, en sautoir, en chevron, en pairle, malaxés, pétris, essorés, étirés, écartelés, avec l’hermine, le vair et leurs contres, dans la parade et la mêlée, dans l’attaque et la débandade, et le soir en faisceaux près des feux parmi les survivants, nuages.

91)
         Platine en lingots, en mailles, en anneaux, custodes et ostensoirs, en ciboires et sceptres, calices et masses d’armes, patènes et diadèmes, en couronnes, mitres, tiares, en hauberts, gorgerins, cuirasses, cuissards et gantelets, en étuis, cassettes, coffres, en portes, porches et portails, en échauguettes, girouettes et flèches, en sphères à rayons en vrilles, en soleils à flammes de lune, nuages.

92)
         Pétrole en canalisations torves parmi les derricks,  les pompes, les réservoirs sous les flammes fumeuses, coulant vers ses raffineries avec tours, passerelles, camions, administrations avec ordinateurs et clignotements, conseils, secrétaires, actionnaires, dividendes, dollars, palabres, syndicats, déclarations, tracts, supertankers, marées noires et irisations dans les caniveaux après l’accident, nuages.

93)
         Huile où baignent les rouages, où viennent se rajeunir vilebrequins et pistons, jouvence, baume dont s’enduisent les femmes sur les plages, et l’on voudrait être dans le tube ou le flacon pour qu’elle vous étendent sur leurs cuisses et leurs épaules, et qu’elles vous glissent sous le cordon de leurs soutiens-gorge; mais l’on aimerait encore mieux être le vent et surtout le Soleil qui fait pénétrer cette huile dans leurs corps, et les dore, et les dévore doucement, et les transforme en huile, nuages.

94)
         Vin qui pétille, et le rubis dans les verres, et tous les goulots l’un à côté de l’autre dans la cave avec la poussière qui s’accumule, et l’égouttoir avec ses fruits de verre sombre, et les tonneaux que l’on caresse au passage, et la lucarne avec sa projection sur la terre battue, et le miracle de l’eau de la fontaine changée en vin, et du fleuve qui charrie du vin, de la pluie de vin, des champs et des bois arrosés de vin qui enivre mais sans lourdeur ni gueule de bois, ni somnolence, ni parole pâteuse, ni bégaiement, ni colère , ni larmes, nuages.

95)
         Bave de l’escargot sur la feuille qu’il arpente, et celle du taureau quand il rumine et grommelle dans son mugissement, et du crapaud qui détourne les maraudeurs, et de l’épileptique en communication avec les sautes d’humeur des dieux; et la bave de la mer après qu’elle a léché grèves et landes; et toute la salive qui vient accueillir ce que nous mangeons, et l’accompagne jusqu’à ses métamorphoses en chaleur, sang, rêves, lait, sperme, discours, sueurs, fièvres, urine et merde, nuages.

96)
         Silence dans le navire soudain déserté, comme sur la mer plate comme une esplanade, et dans le port où plus un navire et plus un marin ni une seule mouette, et dans la ville où tous les rideaux de fer sont baissés, toutes les voitures immobiles, toutes les écoles vides comme les hôpitaux, les égouts, les casernes, les ministères, les églises et les cinémas où le spectacle s’est arrêté sur une image qui pâlit doucement, nuages.

97)
         Vent de lait parmi les moulins à encre, les chevaliers errants se battent contre leurs doubles, plantant leurs lances dans les édredons de genêts où les cailles protègent leurs petits; les ruminants remâchent leurs touffes d’herbe, les faisans détalent parmi les rocs, et les souches arrachées par la tornade lèvent leurs racines entremêlées de bruyères vers les horizons dévastés, nuages.

98)
         Semis d’ardoises devant les usines à goudron; marais salants avec leurs meules et leurs écluses, huîtrières, bouchots à moules, barques à fond plat, clochers ajourés; les lièvres filent dans la pinède entre les dunes où brillent quelques emballages de pique-niqueurs malgré les paniers proposés près des emplacements officiels; chardons bleus, carex, en descendant vers la pointe espagnole avec ses galions engloutis, ses épaves aménagées en restaurant puis abandonnées de nouveau, leurs enseignes branlant autour de clous rouillés, nuages.

99)
         Labours dans la crasse avec course de strophes; c’est l’étudiant dans sa mansarde, qui frissonne devant son radiateur parabolique et se gratte les poux ignorant son bonheur; comme il regrettera plus tard ce temps où coulaient toutes ces lignes que ses camarades acceptaient de lire en l’enviant, quand il sera bien au chaud dans sa résidence secondaire, entouré de famille, employés et flatteurs, lorsqu’il aura bien réussi à rater sa vie, nuages.

100)
         Taillis de crinières devant les planches barbouillées de craie, la classe des redoublants pour le concours d’une grande école à bicorne; leurs papiers intimes parmi les brouillons de mémoires, les fleurs séchées, photographies, cartes postales, tickets d’entrée, diplômes pour rire, médaillons en toc; démangeaisons de vacances avec dériveurs, surf, ailes delta, escalades en montagne avec le réveil à l’aube dans le sac de couchage sous la tente sombrée, nuages.

101)
         Replis de chaumes aux frontières sous les palmes, renards et chacals en conversation près des granges, les jeeps sur les pistes soulevant des tourbillons de poussière ocre et cendre; dromadaires, obélisques, pylônes, voiles de felouques, femmes sur les digues avec des jarres pleines d’eau fraîche en équilibre sur leur tête, et la huppe de la reine de Saba tressant un pavillon d’envol autour du trône de Salomon en villégiature au fil du canal, nuages.

102)
         Anneaux de haies, volutes de poitrines, de cercle en cercle élus et damnés, barbes et seins, auréoles et palmes, les bêtes avec leurs chiffres fatidiques, les astres menaçants et les coupes d’acides, les enfants avec leurs partitions à neumes et enluminures, les jeunes filles avec leurs théorbes, et même les satyres sauvés avec leurs flûtes, leurs tambourins et leurs guirlandes; au milieu d’un halo de miel, l’ange, le lion, l’aigle et le taureau avec leurs ailes constellées d’yeux, nuages.

103)
         Bosquets de vitres au milieu de respirations pressées, tout le monde attend l’éclosion de la fleur séculaire au milieu des collections d’orchidées, massifs de strelitzias, hibiscus, poinsettias, bougainvillées, glaïeuls divers, entre les parterres de cactus poilus, de mamillaires et daturas, les vergers d’avocats et de mangues; et voici qu’une première couronne de pétales s’ouvre comme les doigts d’une main, et cela va continuer jusqu’au soir où le jeune phénix s’éveille dans son nid de cendres, nuages.

104)
         Lièvres parmi les broderies de genêts et ronces, parcourant le métier à tisser des champs et des vignes à la recherche de  la tortue océane qu’ils avaient aperçue lors des grandes marées d’équinoxe, musant dans le delta parmi joncs et roseaux; chasseurs disposant leurs bouquets de plumes devant les autels du grand faisan, du grand chevreuil, du sanglier d’or, parmi les poteaux vouant à l’exécution les braconniers et les rôdeurs, nuages.

105)
         Ravins couverts de mousses et d’anémones, creusés de caves où les ermites poursuivent leurs méditations sur les crânes de leurs bien-aimées, tous les ossements de celles-ci bien rangés dans des reposoirs dont ils renouvellent chaque matin les fleurs et les inscriptions; et tous les vêtements suspendus dans des armoires de pierre, ils les lavent et réparent pour les fêtes commémoratives où ils en revêtent des mannequins d’osier avec chevelures de lin, qu’ils font défiler sur des ponts de lianes; et l’on dit que parfois des sourires en forme de papillons viennent se poser sur leurs lèvres, nuages.

106)
         Collections d’algues dans cuves à rides marquées par des brises portant les parfums des continents inattendus: Eldorado, Australasie, Antarctide; les nouveaux encens, les tabacs, les muscs, les ambres; et les crevettes tournent à l’intérieur en déchiquetant des cadavres d’oiseaux; et les phoques sautent sur les marsouins tandis que la petite sirène boit le philtre qui va séparer sa queue en deux jambes devant les marches de l’embarcadère princier, nuages.

107)
         Effervescence de crachats sur fleuves de talc où les hippopotames sautent lourdement sur les crocodiles parmi des îles flottantes caramélisées, poivrées, pimentées, voguant vers des festins de dieux clandestins dans leurs poches de superstitions, attirant les archéologues vers leurs ruines, leurs fouilles, leurs reconstitutions,  leurs publications, leurs cauchemars, leurs fièvres, leurs agonies, transmettant leurs messages dans les ricanements des anciens cultes piétinés, nuages.

108)
         Constellations d’ibis parmi les roseaux et la chaux vive dans la construction de tombeaux, c’est-à-dire de portes triomphales pour l’autre monde, apparemment impasses, mais les quelques mots indispensables sont inscrits dans les plumes et les fleurs, dans les souffles et les caresses; mais que de pèlerinages il faut pour trouver le dictionnaire et le grimoire! avec les recettes élémentaires, formules précises, conseils utiles, avec des indications sur les sites et les heures, les rencontres à éviter, les nourritures propices, nuages

109)
         Béliers lunaires dans un Var calciné parmi les iris fendus; journées de résistances muettes et lentes, ruses, murmures, intrigues scrupuleuses; la maîtresse du domaine invite les voyageurs à sa table tandis que son époux ferme les bergeries sous le crépuscule chargé de miasmes et de menaces d’incendie, la ville prochaine apeurée aiguisant ses épieux contre les hordes barbares avec leurs sangliers domestiqués, leurs aurochs et hyènes, leurs tanks et bombes, nuages.

110)
         Taureaux mercuriels joufflus et roussis dans des Finistères de tabac et de lard fumé, fonçant parmi les populages et les lianes, applaudis par les délégations de druides, serpe en main, hotte sur le dos, couronnés de gui; et c’est la précipitation dans les criques avec les jeunes filles qui nagent vers leurs cornes et leur embrassent les naseaux tandis qu’ils sombrent avec elles vers les labyrinthes des profondes étables où, sur des litières d’algues, des enfants à nageoires chanteront leurs noces dans leurs conques, nuages.

111)
         Gémeaux vénusiens enflés, frisés, explorant des Aveyrons à nénuphars et pélicans sous des ponts décorés de tapis et d’oriflammes aux applaudissements des femmes-hermines et des vieillards-loutres mâchonnant les pailles par lesquelles ils sirotent leurs infusions de menthe, roulant leurs yeux et leurs moustaches en délectation devant les prouesses de leur progéniture, pariant leurs troupeaux et leurs chais avec des claquements de paumes armées de monnaies de bronze ou d’ivoire, nuages.

112)
         Cancres martiaux, martiens goguenards, les chaussettes trouées, le nez, les tempes maculées de craie ou d’encre, bouclés comme des angelots ou des chevreaux, rieurs, séducteurs, avec des recopiages astucieux, merveilleuses abréviations à toute épreuve sur les manches de leur chemisette, l’envers de leur ceinture ou les semelles de leurs brodequins,  les poches pleines de petites armes scolaires: frondes, sarbacanes, sifflets, bombes à eau, pour saluer l’entrée du directeur décoré, prétentieux, diplômé, libidineux, vulgaire et stupide, nuages.

113)
         Lions tordus parcourant des Lozères, des Bretagnes, des Allemagnes, des Canadas à la recherche du cirque minable d’où ils se sont échappés un soir de relâche, tandis que leurs dompteurs vidaient bières et whiskies, les équilibristes jouaient aux cartes, les prestidigitateurs aux jonchets, tandis que rêvaient éléphants et clowns,  que les musiciens écrivaient des cartes postales à leurs familles dispersées dans l’Europe entière, courant de boucherie en abattoir, et de ferme en forêt, grelottant, faméliques, désespérés, tandis que les gendarmeries multiplient les appels et que les sociétés protectrices s’inquiètent, nuages.

114)
         Vierges échevelées, semant dans les Ardennes leurs pépins de pommes, leurs châtaignes à la volée, allegro, parcourant Alsaces et Autriches et lâchant des colombes et grimpant aux murailles en s’accrochant aux lierres, pathétiques, irrésistibles, surtout quand elles entrouvrent leurs tuniques en se suspendant aux branches au-dessus des méandres du fleuve qu’elles vous invitent à passer à gué pour les conduire jusqu’au manoir de nacre et d’ambre aux murs tapissés de fourrures d’ours et d’écailles de lézards énormes, où leur immense père les attend sous les torches, nuages.

115)
         Balances joviales effilochées sur les inondations de Landes, les plateaux à la dérive entre les mamelons, les taupinières, les crassiers, avec des poids de fonte ou de bronze qui dégringolent en ricochant d’enclume en margelle, de poterne en puits, de treuil en citerne; les garçons à gilet de moire apportent sur leurs épaules des hottes de grappes, des plateaux de pêches et de fromages, des filets où frétillent encore truites et saumons, tandis que les forgerons s’essuient les mains à leurs tabliers de cuir pour humer dans des petits verres gravés de rinceaux la condensation des premières vapeurs qui s’échappent de l’alambic, nuages.

116)
         Scorpions saturniens en Moselle, uraniens en Provence, ourlés, dentelés en Angleterre parmi les échos de la guerre des deux roses, les pinces poisseuses de sangs et de sèves, immenses, grandissant à chaque village, dévorant les moutons après les lapins, puis les vaches, et venant renifler la nuit aux fenêtres des chambres, s’installant dans les granges pour se protéger des intempéries, édifiant de grands bûchers sur les places pour sécher, dorer, pour rôtir leurs proies, rêvant de transformer toutes ces absurdes prairies en déserts, en dunes, d’arracher tout cet humus pour le déverser dans la mer lointaine et dormir au sec, repus de rapines, dans quelques caverne, nuages.

117)
         Sagittaires neptuniens tassés dans des Isères, des Normandies, des Chines, jaillissant au passage de gazelles feutrées, ouatées, sonnant de leurs cors à sourdine que répercutent les échos des falaises, avec leurs élèves en selle auxquels ils expliquent au passage les vertus des fleurs, baies et racines, inculquant la haine des cours, des académies et des villes, auxquels ils répètent: “fuir, fuir, ne jamais rester plus d’un an dans la même cité, plus d’un mois dans même maison, plus d’une semaine dans chaque chambre, fuir, découvrir, franchir, toujours à la recherche de la flèche qu’on vient de lancer, jusqu’au paradis de la vitesse acquise, le repos dans le cours des astres”, nuages.

118)
         Capricornes esquissés, biffés sur les parois des Dordognes futures, gambadant à la recherche de Gascognes et de Pérous dans les grondements des tornades historiques, ridiculisés par les naturalistes officiels qui en dénieront parfois jusqu’à l’existence, tandis qu’ils s’insinueront dans les amphithéâtres avec leurs chevriers complices; et voici que le professeur devant son tableau noir ou vert perd sa chaussure et laisse paraître un pied fourchu, tandis qu’un sourire fend son visage jusqu’aux oreilles qui s’effilent et aux cornes qui se dégagent et se tordent dans l’orage qui fait vibrer toutes les vitres, nuages.

119)
         Verseaux emmêlés roulant Héraults stellaires sur Dauphinés plutoniens, cardés, musclés, écorchés, touillant Danemarks et Malouines dans leurs marmites en nids de cristaux, coupant Nièvres, Savoies en tranches et les tressant avec rubans d’Espagnes et de Guinées, les saupoudrant adagio de Nouvelles Hébrides et d’Aléoutiennes en branches crayonnées sur les marges des recueils d’exercices et des classiques annotés par des inspecteurs d’académie, balbutiant gammes et sésames devant les remparts de glace et de braise, nuages.

120)
         Poissons à trompes, chenilles, béquilles, phares, tarières ou radars, à poches habitables, à salons et bibliothèques, poissons-musées des étangs tibétains, poissons-zoos des golfes de Ceylan, poissons-aquariums qu’a devinés Leibniz, poissons-écoles, poissons de l’espace avec leurs flottilles d’alevins galactiques, poissons parleurs, poissons rieurs, poissons chanteurs; et de l’autre côté du concert et du choeur, de l’autre côté des orbites et des sphères, les maîtres du silence, les poissons de l’écoute, l’au-delà de la musique dans les profondeurs, nuages.
 
 

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