Textes de Bernard Teulon-Nouailles
1) MICHEL BUTOR, UN OISEAU MIGRATEUR
3) POUR SUIVRE LE PARCOURS D’UN OISEAU
1) Ce texte était
une esquisse de scénario que Charlotte Slovak voulait proposer à
Bernard Rapp pour sa défunte émission Un siècle d'écrivains,
qui avait curieusement oublié Michel Butor de la liste des 100 élus
pressentis.
MICHEL BUTOR, UN OISEAU MIGRATEUR
(L'ECRITURE EN VOYAGE)
Ouvrons le dictionnaire :
"butor : n.m. Ornith. Genre de ciconiiforme au
cri retentissant.
Fig : Homme grossier, stupide, brutal."
"Butor Michel (Mons en Baroeul, 1966), écrivain
franç. représentant du "nouveau roman". L'emploi du temps
(1956); La Modification (1957); Degrés (1960). Critique
: Histoire Extraordinaire (1961)."
I) Un nom d'oiseau
Dans Histoire Extraordinaire, essai sur un rêve
de Baudelaire, Michel Butor s'interroge sur le nom d'oiseau de l'illustre
auteur des Fleurs du mal. A ce propos il écrit : "Je sais
ce qu'un enfant peut souffrir des plaisanteries faites sur son nom. En
ce qui concerne notre poète, rappelons-nous quelle fureur provoquaient
chez lui les fautes d'impression transformant Baudelaire en Beaudelaire."
En fin de livre, il précise, en guise d'envoi :"Certains estimeront
peut-être que, désirant parler de Baudelaire, je n'ai réussi
à parler que de moi-même. Il vaudrait certainement mieux dire
que c'est Baudelaire qui parlait de moi." Identification significative,
à l'instar de celle qu'entretenaît par delà la mort
le traducteur des Histoires extraordinaires avec leur auteur, son
frère spirituel d'outre Atlantique, Edgar Poe.
Mais que pense donc l'intéressé, Michel
Butor, de son propre nom et de l'importance du nom propre, du nom du père,
dans la carrière d'un jeune écrivain.
(Butor raconte sa première rencontre avec Jean
Paulhan).
Michel Butor naît dans une petite ville du nord de la France où son père travaille dans les chemins de fer. L'écrivain n'a que trois ans quand sa famille s'installe à Paris. Le voyage en train sert de prétexte à des livres comme La Modification qui nous conduit de Paris à Rome et de Rome à Paris ou dans un ouvrage moins connu comme Intervalle dont l'action se situe dans la gare Lyon-Perrache, en direction de la petite province française.
Les parents de Michel Butor ont sept enfants. Michel Butor,
lui se limitera à quatre filles, de l'unique femme de sa vie, Marie-Jo.
Il est curieux de constater combien les chiffres jouent un particulier
dans la structure de ses écrits. Le premier volume d'Illustrations
par exemple comporte sept textes, le Génie du Lieu
commente sept villes du bassin méditérranéen, les
Improvisations
sur Flaubert sont divisées en sept propos. Michel Butor aime
jouer avec la valeur symbolique des chiffres, le cinq notamment pour ses
vertus englobantes, à l'instar de son prédécesseur
Rabelais, à propos de qui il écrit : "Lorsqu'on étudie
une culture, une des questions les plus importantes est celle des groupements
en séries... Le 7 par exemple : jours de la semaine, couleurs de
l'arc-en-ciel, notes de la gamme... Si la valeur opératoire du 7
est encore considérable pour notre culture, elle était bien
plus grande encore au Moyen Age et à la Renaissance, car il contrôlait
aussi les planètes, métaux et autres groupes.".
Michel Butor, qui jongle avec les planètes dans
La
rose des vents ou avec les métaux dans Le portrait de l'artiste
en jeune singe, semble recourir lui aussi à ce qu'il appelle
une "hiéroglyphique numérale". Les nombres permettent de
baliser, de quadriller le monde qu'il entend observer... Ainsi les animaux
marquent-ils leur territoire. A ce propos, la première page de Boomerang
s'ouvre sur l'évocation des grands fauves d'Afrique tels que les
concevait Buffon. Butor y a malicieusement introduit son animal-totem :
"malgré l'espèce d'insulte attachée à son nom
moins stupide que le héron mais encore plus sauvage..."écrit-il,
avant de s'intéresser aux jungles urbaines. Les oiseaux, les vues
aériennes, tiennent une grande place dans le livre majeur de Butor,
Mobile,
essai pour une représentation des Etats-Unis, dédié
à Jackson Pollock, l'homme qui survolait la toile, Mobile
où Butor décrit les planches ornithologiques du naturaliste
Audubon.
Deux activités artistiques ont traversé
l'enfance de Michel Butor : la musique, la peinture.
Le jeune Butor joue du violon. Sa mère, atteinte
de surdité, ne pouvant plus l'entendre, venait poser sa main sur
l'instrument pour le sentir vibrer.
La formation musicale de Michel Butor occupe une place
prépondérante dans sa conception de la littérature.
La plupart des oeuvres de Butor sont écrites à partir d'une
composition pré-établie. L'emploi du temps par exemple
relève de la structure du canon musical, et l'aspect sériel
ne fait aucun doute dans Degrés ou dans 6810000 litres
d'eau par seconde, Mobile s'inscrit comme une vaste partition,
dans la postérité aussi de Mallarmé, Description
de San Marco rend hommage à Igor Stravinsky, etc. Michel Butor
a écrit également un ouvrage de musicologie tout à
fait original : Dialogue avec 33 variations de Beethoven sur une valse
de Diabelli. Et que dire de sa prolifique collaboration avec le compositeur
belge Henri Pousseur, dont il rédige le livret de Votre Faust
notamment ? (entretien avec Pousseur sur la génèse et
l'élaboration de l'oeuvre).
Quant à la peinture, Michel Butor prétend
avoir toujours eu un oeil ouvert sur elle. Son père déjà
lui donnait le goût du dessin, de la peinture, de la gravure. Jamais
un auteur n'aura collaboré autant avec les artistes que Michel Butor
que ce soit par le biais d'articles critiques, de poèmes et textes
de circonstances, de livres illustrés, à tirage limité,
de luxe ou ce que l'on appelle les livres-objets. Par ailleurs Michel Butor
a consacré des études à Delacroix, Caravage, Rembrandt,
Van der Goes, Monet, le peintre japonais Hokusaï, Rothko, Max Ernst,
Picasso dont il admire la capacité créative ainsi qu'un essai
sur Les mots dans la peinture. Il a aussi écrit un très
curieux ouvrage en lequel il anime littéralement de sa prose narrative
le tableau du Lorrain sur L'embarquement de la reine de Saba. Le
titre même de Mobile fait référence au sculpteur
Calder. La plupart des volumes d'Illustrations, d'Envois,
d'Avant-Goût et deux des cinq Matière de Rêves
prennent pour pré-textes des artistes contemporains et leurs oeuvres
et pas des moindres : Bran Van Velde, Delvaux, Masson, Alechinsky, Bryen,
Vieira da Silva, Herold pour ne citer que les plus connus.
Collégien au début de la guerre chez les
jésuites d'Evreux, Michel Butor revient à Paris et rentre
au lycée Louis le Grand. On retrouve des allusions précises
à cette période dans Degrés.
En hypokhâgne, il se met à pratiquer la
poésie, en cachette, en classe, comme pour contrecarrer l'enseignement
des mauvais professeurs. Michel Butor occultera des années durant,
celles où sa vocation de romancier et d'essayiste prend le pas,
son goût prononcé pour la pratique poétique. Il n'y
reviendra que grâce aux rencontres de peintres. Récemment,
il a publié un volume théorique sur "L'utilité
poétique".
Inscrit à la Sorbonne où il suit des études
de philosophie, il rencontre par l'intermédiaire de Michel Carrouges,
auteur d'un essai sur Breton et les données fondamentales du surréalisme.
Breton et les surréalistes d'après-guerre. Pendant la guerre
déjà, il avait feuilleté quelque revue sur les éventaires
du quartier latin. Très attiré par les expériences
et les thématiques exaltées par le groupe en particulier
par la poésie urbaine, le rêve ou la recherche du point suprême
il refuse néanmoins de se laisser embrigader. L'ironie du sort voudra
qu'on l'embrigade - on : les journalistes, critiques et universitaires
- dans une prétendue école du nouveau roman, alors qu'il
est déjà parti sur de nouvelles voies, pour de nouvelles
expériences "post-romanesques". Dans Passage de milan, une
réunion chez l'égyptologue Samuel Léonard s'inspire
des réunions auxquelles il a pu assister. Toutefois, il publiera
ses premiers articles, grâce à Michel Carrouges, auteur d'un
essai sur André Breton et les données fondamentales du
surréalisme. Sur le point suprême et l'âge d'or
à travers quelques oeuvres de Jules Verne, sur la science-fiction,
les contes de fée et, première contrevenance à l'orthodoxie
stricte du groupe : James Joyce.
Portier à l'entrée du château de
Fontelle, où s'organisent des conférences, il est invité
en Allemagne par un docteur hongrois (Butor signifie mobilier dans cette
langue) qui met à sa disposition bon nombre de volumes de littérature
alchimique. Des années plus tard il extraira de cette expérience
son Portrait de l'artiste en jeune singe en lequel le thème
du rêve est prépondérant déjà.
Il soutient un mémoire sur les mathématiques
et l'Idée de nécessité sous la direction de Gaston
Bachelard. Il prépare l'agrégation de philosophie avec Roger
Laporte et Jean François Lyotard. (entretien J.F. Lyotard).
Malheureusement il échoue. Des années plus
tard l'université française lui refusera sa thèse
sur travaux à partir de ses oeuvres critiques publiées (Répertoire
a obtenu le prix de la critique) et il devra s'expatrier en Suisse. Dans
l'immédiate après-guerre, il est très marqué
par la pensée de Jean Paul Sartre grâce à qui il découvre
le roman américain et la phénoménologie de la perception.
Il a d'ailleurs Merleau Ponty et Gabriel Marcel, chefs de file de l'existentialisme,
comme professeurs. Sartre saluera son cadet dans un entretien avec Madeleine
Chapsal, le considérant comme l'écrivain français
le plus important de l'après-guerre. Il est alors fin prêt
pour partir en Egypte, comme le héros de son premier roman, Louis
Lécuyer, voyage professionnel qu'il relatera dans le premier Génie
du lieu.
II) Le voyage, les réseaux.
(images de B. impermable sur le bras, de la statue de Genève etc...).
Après son premier poste de professeur en Egypte,
à Mineh, Michel Butor ne cessera de voyager au fur et à mesure
de ses obligations professorales et de ses tournées de conférence
intimement liées à sa notoriété grandissante.
Ainsi le retrouve-t-on lecteur à l'université
de Manchester, qui lui inspirera L'Emploi du temps, roman qui se
déroule dans l'univers clos d'une ville anglaise. Passage de
milan déjà, son premier roman publié, avait pour
cadre un lieu clos, un immeuble parisien des années 50. Plus tard
il séjourne en Grèce, séjour dont se ressent le Génie
du lieu. Il fait également des séries de conférence
en Allemagne, en Hollande, au Maroc. Il se définira lui-même
comme un commis voyageur en culture française, d'autant que ses
déplacements l'entraînent dans la plupart es pays de monde
qui fourniront matière aux cinq volumes de Génie du lieu,
Où,
Boomerang,
Transit,
Gyroscope. Citons les pays de l'est, le Brésil, le Mexique,
l'Extrême-orient Chine comprise, l'Australie, une incursion en Afrique
noire et naturellement l'Amérique du nord d'où il rapporte
deux livres fondamentaux : Mobile,
6810000 litres d'eau par seconde,
allusion au débit des chutes du Niagara.
(cartes postales de
tous les pays).
Le voyage est capital dans l'oeuvre de Michel Butor pour
qui tout livre propose un voyage. Dans le quatrième volume de ses
Repertoire(s),
Butor écrit à ce sujet : "La terre est une page et l'on y
laisse son empreinte. Le pays inconnu est déjà travaillé
comme un texte. L'explorateur recouvre de sa langue la terre qu'il parcourt."
L'écrivain tel que le conçoit Butor n'est-il pas justement
un explorateur ?"
Un explorateur de nouvelles formes édictées
par la spécificité de la réalité étudiée.
Car la forme, la composition, ce qu'il appelle dans ses Répertoire
une prosodie généralisée qui soit à même
d'intégrer les formidables mutations auxquelles le monde doit se
préparer.
Ainsi pour La modification, Michel Butor se sert
du découpage spatio-temporel proposé par les indicateurs
de chemins de fer.
Dans Degrés, il recourt à l'emploi
du temps strict, avec changement de classe ou de lieu d'étude, des
professeurs et lycéens.
Dans Mobile surtout, il effectue un voyage dans
l'espace
et dans le temps américain en se servant de l'ordre alphabétique
des divers états et des homonymies de noms de villes. On survole
la page comme on survole un état, ses caractéristiques, son
histoire, ce qui le relie aux autres ou le différencie des autres
états.
Dans 6810000 litres d'eau par seconde la structure
est favorisée par l'évolution des mois de l'année.
Comment un même site est-il perçu par ses multiples types
de visiteurs selon la saison et les moments de la journée. On comprend
mieux l'intérêt de Butor pour la série des Cathédrales
de Rouen de Claude Monet, peintes à diffférentes saisons,
moments de la journée...
Au demeurant, Michel Butor innove et dérange en
ne respectant pas le classement traditionnel par genre. Réseau
aérien est sous-titré "étude radiophonique", 6810000
litres d'eau par seconde, "étude stéréophonique",
Intervalle
écrit au départ pour le cinéma, "anecdote en expansion",
le Portrait de l'artiste en jeune singe "capriccio" et La rose
des vents", 32 rhumbs pour Charles Fourier".
On notera la volonté butorienne d'incorporer à
l'écriture les moyens techniques offerts par le monde contemporain
: audio-visuels en l'occurrence qu'il s'agisse de la radio, de la chaîne
stéréo, du cinéma, de la télévision,
le zapping...
Le voyage. Le livre le plus connu de Michel Butor, prix
Renaudot, La modification est précisément un récit
de voyage.
Léon Delmont, 40 ans, représentant d'une
marque de machine à écrire, a pris la décision inopinée
de quitter sa femme Hentiette à Paris et de rejoindre sa maîtresse,
une jeune et jolie veuve, pour lui proposer la vie commune. Toutefois au
fur et à mesure que se déroule son voyage de Paris à
Rome, des souvenirs de séjours précédents le hantent,
des anticipations des semaines à venir le préoccupent, des
rêves l'obsèdent pour ne rien dire de la présence insistance,
dans son compartiment, de couples plus ou moins jeunes, plus ou moins vieux,
avec ou sans enfants, d'hommes solitaires, de femmes seules, de soldats,
d'un prêtre... Au moment de passer la frontière franco-italienne,
Delmont prend la décision de renoncer à son projet. Vers
la fin du livre il décide de ne point surprendre Cécile,
ignorante de ce voyage quelque peu inédit, et de se mettre à
écrire, à Rome, toute l'histoire de cette "modification".
Il est amusant de constater que Butor épouse Marie-Jo, qu'il a rencontré
à l'école internationale de Genève, au moment même
où le succès de La modification, dont un quadragénaire
est le héros, bat son plein. C'est qu'il est bien plus jeune que
le narrateur-protagoniste Léon Delmont. D'ailleurs les deux femmes
fonctionnenet comme des symboles du christianisme et du paganisme, du passé
et du présent.
L'histoire est divisée en trois parties. Le découpage
n'est certes pas dû au hasard. Vers la même époque Butor
écrit des articles critiques dans lesquels il explique sa conception
du roman. Pour lui, le roman, laboratoire du récit, permet d'explorer,
de dénoncer et de transformer, en dernière instance la réalité.
La
modification suit ce cheminement tripartite, la décision finale
de Léon Delmont nous indiquant la confiance de Butor en la littérature
comme moyen de transformation du réel. Car dénoncer ne suffit
pas. Il faut trouver des formes adaptées à la spécificité
du problème. Les découvrir c'est mettre le doigt sur le point
sensible et participer à l'évolution des mentalités
qui aboutit à la transformation espérée.
Voilà dans ses grandes lignes la conception romanesque
de Butor. Elle est ambitieuse, optimiste, pragmatique.
(Images du film adapté de la Modification).
Ce qui a beaucoup surpris les lecteurs des années
50, hormis l'emploi de phrases longues, c'est l'utilisation du pronom personnel
"vous" au lieu de la traditionnelle troisième personne du singulier,
souvent supplantée par la première. C'est que le vous appelle
le lecteur à participer activement à ce qu'il lit. C'est
aussi le jugement inquisitorial que le narrateur porte sur lui-même,
comme s'il se sentait jugé, lui qui se dit pétri de culpabilité
judéo-chrétienne, pour l'adutère et les erreurs d'appréciation
qu'il a commises. Le vous c'est un peu Delmont qui se parle à lui-même
et se voit revivre par l'écriture tout ce qu'il a pensé dans
le train. L'écriture permet la reconstitution de pans entiers de
mémoire, individuelle mais aussi collective.
Un metteur en scène de cinéma est venu un
jour proposer à Michel Butor l'anecdote suivante :
" Un homme et une femme qui ne se sont jamais vus se
rencontrent entre deux trains dans la salle d'attente de Lyon-Perrache,
ont une demi-heure de conversation et repartent chacun de leur côté."
Le film ne pourra se faire mais Michel Butor écrit Intervalle,
qui sera adapté pour la télévision avec le regretté
Giani Esposito dans le rôle principal. Au-delà de l'anecdote
ce petit livre est très important dans l'oeuvre butorienne car il
bouleverse radicalement les lois du genre romanesque. Il n'est d'ailleurs
pas baptisé roman mais anecdote en expansion. Michel Butor y joue
avec la mise en page, assigne à la typographie une fonction signifiante
et répertorie les innombrables types de discours, interieurs ou
extérieurs, qui peuplent notre conscience perceptive.
Si bien qu'on aboutit à une véritable symphonie,
avec des accords de mots et de phrases en guise de notes de musique. L'écriture
est discontinue, les différents types de discours s'entrecroisent
selon un ordre et une progression prédéterminée. Michel
Butor est un des auteurs qui sollicitent le plus la participation active
de ses lecteurs.
(image téléfilm).
Avec ses premiers romans, et malgré l'hostilité d'une certaine critique, Michel Butor est devenu l'un des chefs de file de ce que l'on nommait jadis nouveau roman dans lequel on fourrait pêle-mêle Beckett et Nathalie Sarraute,.Robbe-Grillet et Marguerite Duras, Claude Simon, Claude Mauriac et quelques autres. En fait rien ne lui est plus étranger que le type de récit autarcique prôné par Robbe Grillet ou le théoricien du groupe, Jean Ricardou. Si les structures spatio-temporelles de ses livres font penser à des univers clos sur eux-mêmes, il s'agit en dernière instance chez Michel Butor de représenter la réalité et d'opérer une action sur elle. Il ne s'agit pas donc d'esthétisme purement formel mais, à sa manière, et l'on retrouve l'influence paradoxale de Sartre, d'une écriture essentiellement engagée. Butor abandonne d'ailleurs le roman quand il réalise combien le statut de romancier l'enferme dans une estampille qui ne correspond pas à sa conception de l'oeuvre littéraire, telle qu'il la pratique et la conçoit. Après Degrés, son quatrième ouvrage, il ne reviendra plus au roman en tant que tel.
Son premier grand voyage hors de l'Europe, Butor l'effectue
en Egypte.
(Extraits du Génie du lieu ou questions
à Butor à ce sujet).
En Egypte découvre de ces monuments qui défient
la mort. Les livres ne sont-ils pas à leur façon les pendants
verbaux de l'architecture ? Butor rappelle d'ailleurs les propos de Victor
Hugo à ce sujet : "Sous la forme imprimerie, la pensée est
plus impérissable que jamais. Le genre humain a deux livres, deux
registres, deux testaments, la maçonnerie et l'imprimerie. Le livre
c'est la seconde tour de Babel du genre humain." (Répertoire
II , p.239).
Mais les livres selon Butor sont ouverts à la
ralité, aux technologies nouvelles, aux moyens modernes de transport
et de communication.
Ainsi en est-il de Réseau aérien,
pièce radiophonique.
(Images aériennes. Extraits en puisant ans
des archives radiophoniques).
On voit que le voyage pour Butor, s'il est source d'enrichissement
et de transformation, n'est pas un simple divertissement.
L'exemple de Jacques Revel, le protagoniste de L'emploi
du Temps, en est un exemple :
Durant les douze mois que dure le séjour de cet
employé français en la ville de Bleston, on ne sort pas du
cadre de la ville. Revel est en prison dans le labyrinthe urbain. Il se
compare d'ailleurs à Thésée. La ville, symbole de
la civilisation, est ressentie comme hostile par le travailleur immigré
temporaire, terriblement solitaire. Revel va y nouer des relations, y entretenir
des connaissances, y connaître l'amour, l'amitié, la trahison.
une partie de bras de fer va s'engager entre lui et la ville de Bleston
contre laquelle il écrit un journal, qui se complique au fur et
à mesure de sa rédaction, le présent gagnant petit
à petit sur le passé. Revel se sentira responsable d'un drame,
accident ou homicide peu importe. C'est la ville qui continue d'exercer
sur lui sa toute-puissance écrasante. Revel, maudit comme Caïn,
l'ancêtre de toutes les villes, en repartira meurtri mais triomphant.
N'a-t-il pas écrit ce journal qui met le doigt sur un point sensible
de notre malaise, partant de notre civilisation afin de réveler
les maux dont elle souffre. Il part avec la conscience d'être parmi
les pionniers explorant l'évolution d'un malaise dans l'espoir d'en
guérir notre civilisation.
(plan de ville, plan de prison...Interroger Butor
sur la solitude ou Marie-Jo qui a des confidences à faire sur ces
impressions de jeune femme face à l'homme de sa vie).
3) Toutefois, les voyages aux Etats-Unis semble avoir
joué, plus que les autres, un rôle fondamental. Sa première
fille, Cécile, du nom de l'héroïne de La modification,
y naît d'ailleurs en 59. Parti avec un projet de roman sur la gemelléité
intitulé provisoirement "Les jumeaux", Butor en revient avec Mobile,
ouvrage déconcertant qui sera très mal accueilli par la critique.
C'est qu'il s'agit d'une histoire sans personnage en ce siècle où
chacun se raccroche à l'individualisme malmené par les totalitarismes
de toute confession. Plus exactement il s'agit d'une histoire dont le héros
serait collectif, le peuple américain et l'épopée
de la constitution progressive des Etats-Unis. Butor en donne une représentation
toute personnelle, à la fois géographique, historique et
culturelle. Il s'agit en quelque sorte d'un équivalent livresque
d'un de ses microcosmes dont sont friands les américains, pour leur
divertissement dominical, et qui consiste à montrer leur pays ou
telle ville en miniature. La vision butorienne est toutefois dénuée
de concessions. Les pères fondateurs de la nation sont passés
au crible de l'esprit critique du "butor stellaris", qui survole d'ailleurs
le continent, et les vices fondamentaux du pays se révèlent
plus ou moins implicitement à travers des textes, des comportements,
des manières d'être. Au fond il s'agit d'un voyage dans la
mentalité américaine, dans ses contradictions, dans ses rêves
aussi voire dans ses cauchemars. Car l'Amérique, c'est un peu de
l'avenir du monde en marche. Il est selon lui urgent de s'en approprier
les leçons et de rectifier les erreurs.
(Citations de Jefferson et de Franklin).
Dans ce livre, d'une richesse inouïe, une constante
s'impose : la nécessité, pour l'américain moyen, du
mouvement. Anti pascalien autant qu'il est possible Michel Butor sait que
sa nature pousse l'homme à se déplacer continuellement, en
quête d'un exutoire dont il n'aura jamais le fin mot.
Un héros éponyme fascine Butor, qui lui
a consacré plusieurs poèmes, à partir d'une structure
mathématique simple, des cartes perforées, permettant de
produire du texte à l'infini. Il s'agit de Don Juan, l'éternel
conquérant, un rapace à sa façon ou un fauve, migrateur,
ô combien. (Manipulations de Matériel pour un Don Juan).
Autre aspect essentiel sur lequel insiste Mobile
: la standardisation des produits, et surtout l'unification des références
culturelles. On comprend dès lors pourquoi Butor l'histoire dans
ce livre ne pouvait être que collective. C'est le sujet qui impose
la forme avec laquelle on va tenter de l'aborder. Les multiples possibilirtés
typographiques favoriseront divers parcours possibles de lecture, la sacro-sainte
linéarité, ainsi que le rappela pertinemment Roland Barthes,
se voyant bafouée au grand dam des traditionalistes. Enfin, on pense
à un immense collage, un patchwork, un kilt et l'on sait combien
Butor affectionne les cartes postales découpées qu'il expédie
aux quatre coins du monde.
(images).
Dans 681000 litres d'eau par seconde, Butor fera
appel à l'un de ces illustres prédécesseurs, le vicomte
F.R. de Chateaubriand, à propos duquel il écrit dans un Répertoire
: "Il est un Chateaubriand, certes contradictoire mais ô combien
proche de nous, déchiré entre sa compassion pour les Indiens
d'Amérique et sa culpabilité de traître à sa
foi, aggravée par la mort de sa mère et de sa soeur. Un Chateaubriand
conscient du passage d'un monde à l'autre, la vieille Europe ayant
la possibilité de transformer son gâtisme en nouvelle enfance,
un Chateaubriand pour qui l'amérique est bien cette troisième
région du monde, inconnue jusqu'alors, qui permet comme le disait
Voltaire, de réunir l'Orient à l'Occident." Peut-être
que grâce aux conditions naturelles particulières du continent
américain, cette civilisation aurait réussi ce miracle de
s'accroître sans vieillir, sans perdre son harmonie, sans qu'intervienne
cette scission fatale entre eux-mêmes et le reste du monde, et donc
faire jaillir des lumières inconnues d'une source encore ignorée.
En ce cas, un Christophe Colomb américain serait un jour venu nous
civiliser. Et c'est cette possibilité que l'invention européenne
a étouffée dans l'oeuf."
On est loin des petites histoires d'adultère justifiant
le succès de La modification.
Dans Le Génie du lieu II, intitulé
simplement Où, avec un accent barré, ce qui lui donne
la forme d'une croix ou d'un oiseau, Michel Butor relate son séjour
à Albuquerque, au Nouveau Mexique. Face à lui, le mont Sandia
dont il s'applique à nous fournir 35 vues, le mont Sandia, le soir,
l'hiver (puis 9 autres vues), en hommage aux 36 vues du Fuji, chef d'oeuvre
du japonais Hokusaï, à qui Butor a consacré un texte
des Répertoire. Butor s'applique à tourner autour
de la montagne, passant d'une face cachée à une autre. De
même dans le livre, toujours avec la science numérologique
qui le particularise, il passe d'un continent à l'autre selon un
procédé qui rappelle le zapping. Parmi les voyages autobiographiques
recensés, trois concernent l'Amérique du nord : la brume
à Santa Barbara, la neige entre Bloomfield et Bernalillo, le froid
à Zuni... En fait, encore plus systématiquement que dans
Mobile,
Butor joue de l'espace de la page comme d'un moyen d'avancer par degrés
au coeur d'un phénomène. Mais il nous montre que l'évolution
technologique permet de se situer à la fois en un lieu et en un
autre. Soit qu'un lieu en appelle un autre : une montagne à Cauterets
me rappelle une autre montagne au nouveau Mexique, le Sandia (qui lui-même
me rappelle le mont Fuji et les petites montagnes coréennes où
se font enterrer les familles riches), soit que les conditions météorologiques
d'un lieu en appellent un autre (la boue qui nous renvoie à Séoul,
la pluie qui nous renvoie à Angkor etc.). Ainsi, en même temps
qu'on tourne les pages, on tourne autour de l'hémisphère
nord dont on prend connaissance progressivement, sans perdre le référent
français : Cauterets, où l'on vient pour se soigner. A Santa
Barbara, Butor et Marie-Jo sont réveillés en pleine nuit
de brume par une bombe après avoir cru au grand cataclysme californien,
attendu et craint de tout un peuple. A moins qu'il ne s'agisse d'un signe
avant-coureur de la fin du monde, tout bonnement, prophétisée
par les mormons omniprésents parmi tant de sectes. La neige entre
Bloomfield et Bernalillo permet à Butor des'adonner à l'un
des procédés caractéristiques de sa production : l'emploi
de la citation. Ici Apollinaire et Marcel Schwob sont sollicités.
Butor montre qu'un lieu n'en appelle pas seulement un autre mais qu'il
réveille un lieu mental faisant appel à nos référence
culturelles. Les lieux sont couverts de références artistiques
et culturelles. Passer par celles-ci c'est se donner des chances de mieux
cerner le génie du lieu. Et puis, cele permet de confronter l'histoire
des approches passées à l'expérience que l'on a soi-même
dudit lieu. L'oeuvre de Michel Butor est hantée par l'emploi de
la citation voire de l'autocitation..
Par ailleurs, Butor est très impressionné,
après Levi-Strauss et Breton, dans la réserve Zuni, par les
cérémonies du Shalako, prêtre indien déguisé.
Les indiens dansent en fonction de règles très strictes mettant
en exergue les directions de l'espace, la course du soleil et la nécessité
de la nourriture. Il existe donc encore des traces de rapport primitif
à l'espace et à l'univers cosmique. Le second volume du Génie
du lieu, sur le modèle des huit maisons utilisées par
les maîtres de cérémonie, fait intervenir précisément
huit lieux différents. Au-dessus du masque, la maison, au-dessus
de la maison, l'univers. Qui ne voit que Butor rêve de faire du livre
un équivalent desdites maisons ? Architecture, littérature
ne sont-elles pas les deux activités constructives fondamentale
de la civilisation ? Les tatouages font des danseurs des êtres à
part, des sortes de dandies. Certes Butor se sent en phase avec ces êtres
à part dans la réserve du monde contemporain, mais contraints
de s'y adapter tout comme le poète. Et que fait-il de différent,
en s'appropriant les textes sur le sujet qui forment sur la peau de ses
écrits comme un magistral tatouage !
Dans Boomerang, Bicenternaire Kit, qui rend hommage
à l'inventeur du ready-made Marcel Duchamp, nous fait revenir à
la réalité de la civilisation blanche. Des objets significatifs
du mode de vie américain y sont énumérés, décrits.
C'est que pour Butor si les mots sont des signes, si les lieux nous parlent
comme des livres, les objets nous en apprennent énormément
sur nous-mêmes puisque le rêve américain n'est qu'une
composante de cet être universel qui dort au fond de nous-même
et qui, à la suite de Montaigne, ne saurait nous apparaître
jamais comme étranger. Nous touchons là à l'une des
idées directrices de la production butorienne. Toute chose existant
au monde est comme prise dans un tissu de relations complexes qu'il convient
précisément de dénouer. Tout mot, tout signe, tout
lieu, tout événement est au centre d'une véritable
géographie mentale et culturelle qui lui sert en quelque sorte d'environnement,
de fond, d'arrière-plan sans lequel il deviendrait incompréhensible.
Cet arrière plan est à la mesure de l'univers. C'est la raison
pour laquelle tant dans Boomerang que dans la Rose des vents,
en hommage à l'utopiste et visionnaire Charles Fourier, Butor fait
de plus en plus intervenir des références à l'astronomie,
aux constellations astrales. Les prochaines conquêtes humaines ne
s'opéreront-elles pas en premier che fans l'espace. Le cinquième
et dernier volume du Génie du lieu, Gyroscope, leur
accorderont une grande place ainsi qu'au thème du voyage bien sûr,
incarné par l'infatigable Rimbaud.
Dans Boomerang revient sur les cérémonies
du Shalako mais c'est pour évoquer La fête en mon absence,
où il est question d'un potlatch annulé en Colombie britannique
tandis que le reste de la tribu-Butor s'est rendue à Zuni. S'y confirme
l'intérêt pour des manifestations codées qui visent
à concilier le caractère fini de nos possibilités
humaines et le caractère infini de l'univers. Et le livre tel que
le conçoit Butor, avec sa notable discontinuité, cette impression
de dispersion contrôlée, d'éparpillement savamment
orchestré, n'est-il pas une sorte de potlatch auquel nous convie
ce généreux auteur ?
Butor réserve l'hémisphère sud pour
Boomerang,
troisième volume du Génie du lieu, dans lequel il
relate son voyage en Australie et sa découverte du continent australien.
A cette époque-là il vit aux Antipodes, à Nice qu'il
évoque, alternativement avec Rio, à l'occasion d'un carnaval
transatlantique.
Le livre est volumineux, d'un grand format et il présente
la particularité de faire intervenir une signalétique inédite
: trois couleurs, le bleu pour la partie américaine, le rouge pour
l'Océanie, le noir pour les autres lieux textuels.
L'Australie se paie la part du gâteau, ce dont
on se doute à la lecture du titre. L'oeuvre butorienne s'ouvre ainsi
à l'hémisphère sud, à de nouvelles constellations,
à une faune et une flore sidérantes. Mais on ne perd pas
de vue la havre occidental. En témoigne ce courrier des Antipodes
adressé à Marie-Jo, à interpréter à
double sens puisque Marie-Jo vit précisément dans une maison
niçoise appelée Les Antipodes, près du musée
anthropologique de Terra Amata. C'est à l'épopée de
la découverte progressive du continent par ses pionniers successifs,
par la race blanche donc que nous assistons et bien sûr à
celle des écrivains, de l'écrivain en premier chef. Butor
nous fait découvrir les croyances aborigènes et le remodèlement
du mode de vie imposé par les européens, leurs excès
à leur accoutumée. Mais aussi la présence du désert,
si forte encore qu'il semble indomptable.
Butor, de façon encore plus radicale que dans
Où
conçoit une composition telle que nous pouvons entrer dans une des
sept parties du livre un peu à partir de n'importe où. Les
choses finiront par se mettre en ordre d'elles-mêmes grâce
à la structure forte prévue. Les textes sont disposés
en un certain nombre prédéterminé et par séries
de couleurs soit au centre de la page, soit en haut, soit en bas ce qui
décuple les parcours de lecture. Si l'on veut parler d'œuvre ouverte
c'est bien celle-là, mais Mobile déjà...
Au milieu, en haut, en bas, se déroule l'énumération
des états, des constellations ce qui nous permet de nous repérer
tout de go : soit nous sommes sur le cancer, soit sur le capricorne, ou
de part et d'autres de l'Equateur. Comme on le voit la sphéricité
de la planète importe énormément à cet auteur
qui renouvelle complètement le genre même du récit
de voyage, ce que marquait déjà une oeuvre comme Réseau
aérien, bribes de conversations ordonnées au-dessus de
pays qu'on ne foule même plus. La recherche de Butor se veut planétaire,
tournée vers le plus lointain passé (aborigènes, indiens
zunis) comme vers une possible représentation de l'avenir (système
fouriériste, La Rose des vents, publié comme en écho
aux utopies de Mai 68 durant lequel Butor a présidé quelque
comité d'écrivains revendicatifs).
(Témoignage de JP Faye ou Maurice Roche).
Dans Transit, Butor évoquera le Mexique,
les Aztèques et leurs rites cruels, leur fascination pour le sang
en rapport avec le cultedu soleil, leur sens du cosmique encore et toujours.
On pourrait multiplier les exemples de cette véritable ethnologie
textuelle à laquelle se livre Butor dans les cinq volumes du Génie
du lieu. Transit propose également un pique-nique au
pied des pyramides qui ne manque pas de sel ni d'ironie, nous rappelant
incidemment que Le Caire et Mexico sont des monstres tentaculaires qui
deviendront vite incontrôlables, ce qu'annonçaient déjà
certains propos prophétiques de Boomerang sur Los Angeles
et qui prennent toute leur actualité à l'heure où
l'on parle tant des problèmes de banlieue. La ville, foyer organisateur,
est-elle en train d'exploser d'un excès de force attractive ?
Transit, plus sobre que Boomerang, cauchemar
des éditeurs et typographes, est divisé en deux parties :
Transit A et Transit B disposés à l'inverse l'un de l'autre.
Ainsi Butor nous amène-t-il à changer symboliquement d'hémisphère
et donc à éprouver physiquement et mentalement la rotondité
du globe terrestre. Une fois n'est pas coutume, la table des matières
est au centre qui annonce sept lieux dont le Japon et le Canada.
Toutefois, le voyage chez Butor n'est pas seulement réel.
Il se fait souvent imaginaire comme quand il prolongede quelques périodes
le système cosmique délirant de Charles Fourier. Il se fait
durant quelques années onirique, avec les cinq volumes de Matière
de Rêve, dont l'un, Le rêve de l'ammonite a été
édité sous forme de cassette.
(audition de la cassette)
Voyage aussi dans le rêve des autres puisqu'il
sollicite de grands rêveurs tel Nerval et surtout Baudelaire à
qui il consacre un extraordinaire essai : Histoire Extraordinaire.
Voyage avant tout et surtout dans notre culture, nos
grand auteurs dont il propose toujours une interprétation originale.
Et ce sont les cinq volumes de Réperoire, où se succèdent
cent-cinq essais, un peu moins que les Essais de Montaigne. Butor
y explique ses conceptions romanesques, analyse les différents paramètres
entrant en jeu dans l'élaboration d'un livre, étudie un certain
nombre de thèmes privilégiés (la nuit, le voyage,
la mort...) et renouvelle notre approche 'un grand nombre d'auteurs que
nous imaginions fossilisés dans le savoir universitaire et dont
il montre, de façon paradoxale l'incroyable modernité : de
Villon, Racine ou Rabelais à Breton en passant par Diderot, Rousseau,
Hugo, Balzac, Stendhal, Verne, Zola, Apollinaire, Proust...; d'autres
dont il fut l'un des premiers à parler Joyce, Leiris, Faulkner,
Pound, Klossowski, Parant etc. Plus des peintres, placés sur le
même plan (Dürer, Caravage, Monet, Rothko, Hokusaï, Mondrian,
Holbein...) et un peu de musique avec Beethoven, Boulez ou Pousseur. Et
puis des sujets plus ou moins inattendus sur la mode, le visage, les contes
de fée, l'alchimie...
L'université française ne lui pardonnera
ces dons de touche-à-tout génial. Ainsi alors qu'il est invité
un peu partout dans le monde, lui refusera-t-elle ses portes. Heureusement,
Jean Starobinski, trop content de l'aubaine l'accueillera à
l'université de Genève. Deux auteurs étaient au programme
chaque année. De tous ces cours, Butor a à ce jour tiré
cinq volumes d'Improvisations : sur Michaux, Flaubert, Rimbaud, sur Michel
Butor lui-même et sur Molière inédites à ce
jour. D'autres sont en réserve : Artaud, Ponge, les écrivains
et l'Orient...
(interview Starobinski)
Essais sur les Essais (de Montaigne) insiste sur
le nécessaire respect dû à la disposition conçue
par leur auteur, faisant de l'auteur des essais un précurseur des
structures fortes et signifiantes.
Depuis le premier tome des Illustrations, au début
des années 60 (quatre sont parus à ce jour), Michel Butor
n'aura cessé de collaborer avec les peintres. Soit qu'il écrive
sur eux, soit qu'il écrive des textes poétiques à
leur demande, soit qu'il intervienne carrément à l'intérieur
de leurs oeuvres. Ce sont essentiellement des poèmes en vers blanc
ou en prose qui nous sont alors proposés et qui aboutissent à
de véritables livres-objets…
(images et interview d'un peintre : Alechinky, Macchéroni,
Masurovskyi…).
Par là même il revient à la poésie
qu'il avait abandonné pour suivre son exploration romanesque suivie
de nouvelles formes inédites.
La répartition par genre traditionnel ne convient
pas à cet écrivain qui les brasse tous et qui s'intéresse
à un art total comme l'opéra (Nouvelles indes galantes
dans Boomerang).
Enfin, toujours à partir des années 60, il amorce une collaboration fructueuse avec le compositeur de musique contemporaine, Henri Pousseur, en particulier un opéra intitulé Votre Faust à caractère ludique, ultra citationnel pour lequel est recommandée la participation des auditeurs ou spectateurs. Plusieurs oeuvres suivont, dont Répons 3, pour les 70 ans de l'intéressé (interview Pousseur).
De tout ceci il ressort une oeuvre forte, cohérente, ambitieuse à la dimension d'une époque en pleine mutation. Une oeuvre difficile certes, et qui ne cède en rien aux phénomènes de mode mais poursuit sa voie à la recherche d'un but qui ne se révèlera peut-être jamais mais qu'il importe à chaque être humain de chercher. Car le but est hors.
Une oeuvre quis'est aventuré dans la recherche
de l'anonymat collectif que pour mieux trouver son identité propre.
D'où ce "je" qui finit par émerger et qui conjoint celui
qui vit et celui qui écrit, comme s'il s'agissait de faire de sa
vie une oeuvre d'art.
(interview Butor, citation de Montaigne et film de
Favart).
Quant à nous, fidèle à cet écrivain
qui n'a jamais cessé de nous promettre de nouvelles amériques,
jouant avec les titres de ces livres nous espérons avoir donné
un Avant-goût, d'une Patience en Liminaires et Préliminaires
à une Collation en Chantier.
(possible citation prophétique d'Intervalle
lue par MB.)
Pour Michel Butor, en sa quatre-vingtième année
J’ai donné prime signe de vie
En trouant la cruciale tour
Qui m’avait exclu de la fête
Où mes sombres ailes dansaientDans le dédale urbain des longs jours
Où s’engluait mon emploi d’exil
La rose aux nuits de feu m’a piqué
Et j’ai craché le venin des loups noirsNiché sur les fiers monts vénériens
J’ai survolé les éternelles cimes
D’amour mais le train de la raison
M’a livré aux voies de la machineEmule des anges du futur
Guide qui convie aux Amériques
On m’a désigné du doigt mauvais
Gris intrus des quartiers de l’espritAlors j’ai pris la voie de l’orient
Hôte des fils du minotaure
Et j’ai fait la nique à la mort
Dans l’amont des vallées fertilesJ’ai dans la malle de mon ventre
Le miel brut du céleste butin
Et soufflé dans la vase des autorités
Un e lumière d’or comme un poison béniJ’ai sillonné les brillants états
Sondé leurs vives références
Et déterré la plume blanche
Pour forer les insignes dorésJ’ai plongé mon plumage étoilé
Aux bains rugissants de la chute
Et c’est toujours la goutte d’encre
Qui germait au bout de mon becJ’ai reconnu les futiles besoins
Sur la terrasse des eaux mortes
Quand je pointais d’un oeil perçant
Les sources de pierre de nos mauxJ’ai mis les mots dans les paysages
Grâce aux roseaux qui m’abritaient
Et puisant la liqueur des marais
L’invisible a pris corps sous mes serresDans la chambre d’un musée bien beau
J’ai rencontré l’alter ego de l’air
Qui traduisait mes chants idéaux
Braqués sur la partition du sexe
J’ai chéri les solives seigneuriales
Lisant dessus l’épaule du maître
A déchiffrer les mystères du nombre
Et les vertus de l’antique amitiéFasciné par le violon d’enfance
Je plongeais dans la jouvence des songes
Jonglant avec les arcanes du démon
Qui scande du désir la savante musiqueJe dépassais l’aigle en montagnes
Pour humer l’air de nos guérisons
Et j’ai vu l’indien danser d’espérance
Au rythme d’une céleste révolutionJ’ai suscité maintes rencontres
Comme on se fait son cinéma
Au fin fond des provinces profondes
Que les villes n’imaginent même pasJ’ai subi la malédiction des châteaux
Hantés par les singeries alchimistes
Qui m’ont rendu clairs les joyaux
Et les mystères de l’ibisPassé le seuil des portes d’ivoire
J’ai restauré l’ordre chthonien
Où erraient les oiseaux maudits
Du regard de l’oreille et du verbeJe n’avais plus peur des grands fauves
Ni des rouges rêves des fantômes
Des errances marines au soleil levant
Et l’œuvre au noir a viré au bluesJ’ai dévoré le cœur de consentantes proies
En goûtant les propos des pilleurs de tombe
Conduit au pays interdit du sourire
Par ma rapacité paradisiaqueTel l’enfant aux semelles de vent
Je plongeais enfin dans le poème
De la mer dont maint compagnon
Du signe me livrait les riches rives
3) POUR SUIVRE LE PARCOURS D’UN OISEAU
L’oiseau du paradis a rejoint le pays des ombres
Hier encore
Il tournoyait tout près des tours et immeubles du Paris des années 50
Et sacrifiait au confort bourgeois
L’heureuse élue qui portait sa croixOn l’a vu raser les murs des ruelles impures
Du dédale urbain
Et susciter de temps à autre quelque salutaire incendie
Du côté de baraques forainesOn dit qu’il suit souvent les vieux trains transalpins
Telle une voie via vallée des merveilles
Où il fait son nid entre mer et montagne
Et qu’il ne s’arrête qu’en la ville éternelleJe l’ai vu moi qui vous parle en son nom
Frapper au carreau de la tristesse en classe
Et me fournir le rythme d’un vers
Qui m’ouvrît la route du rêve et de la vraie vieOn l’aurait aperçu dans la Haute-Égypte en quête de l’ibis frère
D’aucuns l’auraient repéré en Grèce traquant le génie de quelque hauteur
On l’a vu s’ébattre de joie mosquée-cathédrale de Cordoue
Mais on l’a senti très présent au dessus de ces États dont on espérait tant
Et que l’on a baptisé du nom de Nouveau monde
Sans réaliser qu’il nous éloignait davantage du jardin d’Éden
Et nous précipitait vers la fatale chute
Au mépris du sauvage et du primitif
On l’a vu virevolter près des Indes galantes
Jouer les roitelets sur les pentes du Soleil levant
Battre des ailes au carnaval de Rio tout en pensant aux réjouissances niçoises
Visiter les temples sanglants des brillants aztèques
Se mêler à tous les babils près des canaux San Marco
Se rafraîchir la mémoire au lunatique pays d’Hamlet et des ours polaires
Et se transformer en singe dans un château germain
(« Ainsi ceint-je signe »)
En Afrique même où il émigre annuellement
Il s’est glissé parmi tous les grands fauves résistantsOn l’a vu partout dans le monde
Dont il s’est voulu citoyen
Chevalier de l’ordre de St Michel
Et possesseur de la clé des songesIl a picoré dans la cour des grands
Jusqu’à remplir à bloc la valise du ventre
Afin de nettoyer les classiques
De leur crasse de suieIl a laissé de grands enfants venir à lui
Et c’était sa façon de multiplier les peintsEnfin fatigué mais non repu
Il a tourné la tête vers le ciel
Poussé un dernier barrissement
Emporté avec lui sa vision paradisiaque
Et dans les constellations nouvelles
Qu’on découvrira dans un proche futur
Brille à jamais
Utopique
Le butor étoilé