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Poésie au jour le jour 23-23a

(enregistré en juin 2013)

Sommaire




ESCALES VISUELLES

pour 69 photographies de Marie-Jo
I

 MEXIQUE 1993

1
         Dans la cour de ce monastère-musée à Cuernavaca, les palmes, les dahlias, les bougainvilliers, les cactus et la lumière qui descend en rideau comme une cascade de vigne-vierge réservant une fenêtre pour la croix de fer forgé sur le mur ocre rouge, sous les épines de pierre d’où l’on espérait surveiller l’approche des démons.

2
         C’est pèlerinage toute l’année pour se plonger dans la fontaine de Chalma, qui n’a pas attendu l’arrivée des chrétiens pour se montrer miraculeuse. Elle fait merveille non seulement pour les maux d’entrailles, de poitrine, les entorses, les furoncles, mais aussi pour les cauchemars qui reviennent vous dévorer en plein jour. Quelle divinité s’y manifestait dans cette préhistoire ? Si on ne l’avait oublié, on se garderait bien de le dire. On tresse des couronnes de fleurs pour ceux qui cherchent sinon la guérison, du moins le soulagement.

3
         La ruelle mène aux premières des centaines de marches qui escaladent la montagne en forme de crâne pour parvenir enfin au sanctuaire aztèque en balcon de Malinalco. C’est là que les visiteurs rangent leurs voitures entre les tracteurs. Les tuiles romaines protègent les maisons de couleurs. Un rayon de soleil passe entre les nuages comme un clin d’oeil.

4
         Portant son petit frère ou soeur bien emmitouflé dans son châle rouge, elle monte la ruelle dallée de gros pavés rondouillards sertis de ciment gris, devant la muraille en gros blocs irréguliers à pointes plus ou moins aiguës, sertis de ciment blanc dans lequel sont enchâssés des cailloux. Pieds nus, en jupe rouge à volants brodés, elle se hâte pour apporter châles et nappes brodés jusqu’à l’éventaire de souvenirs à l’entrée du site archéologique de Malinalco, où ses parents peut-être, ou quelque exploiteur moins tendre, essaient d’intéresser les touristes.

5
         De la terrasse de Malinalco, devant la caverne où régnait la tortue-jaguar, on aperçoit toute la vallée avec son village. Les enfants des bourgs environnants y viennent en visites scolaires, mettant leurs plus belles chemises brodées ou des tee-shirts frais lessivés, pour venir interroger dans son antre explosé l’oracle de leurs origines. Et comme on va dans la Nature vertigineuse aussi bien que dans l’Histoire obscure, on a permis à celui-ci d’emmener son perroquet favori.

6
         Au long du soubassement de la cathédrale de Taxco avec ses germinations de pilastres et de fougères, voici des peintures sur papier d’agave, des cendriers en poterie, colliers, chapelets, chapeaux, boîtes de toutes tailles enluminées de bouquets et licornes. A droite on peut se glisser dans une bijouterie pour admirer couverts et bracelets en argent, la grande fortune de la ville à l’époque coloniale, décorés d’obsidienne ou de malachite. Les écoliers retrouvent en se jouant le sinueux chemin de leur logement dans le labyrinthe à trois dimensions.

7
         Un peu de conversation macabre entre deux passages de chalands. Il faut la plus grande habileté aux automobilistes de Taxco pour grimper entre ces étalages menaçants. Quel memento lors de chaque pression sur l’accélérateur ! Le rétroviseur permet de récapituler les épreuves traversées, mesurer celles qui nous attendent. Le fantôme de la vache en délire annonce les bûchers provoqués par les alimentations imprudentes, les épidémies dont se délectent les fantômes des anciens dieux dans les charniers des religions.

8
         L’ancienne capitale de l’argent est à nos pieds avec son tissu d’escaliers et de sentes zigzaguantes avec la chamarrure de ses églises. Dans le parvis de celle-ci la roue de fortune foraine permet aux enfants d’expérimenter les vicissitudes humaines dans ses balancelles bariolées, les grincements de l’ascension, les oscillations de l’apogée avec le panorama des montagnes et des nuages, nantis et miséreux grouillant dans la fourmilière, les affres de la descente jusqu’au moment où il faudra retrouver la fermeté toute relative du sol d’ici.

9
         C’est une école de roses : chemises roses pour les garçons, robes-tabliers pour les filles. On rêve de s’embarquer dans les petits avions nommés Patsy, Rafaël, Busbonny ou Zorrillo dont les ombres se détachent avec tant de précision sur le dallage qu’on aurait l’impression de survoler Taxco, partir pour Mexico, New-York ou même Londres, Paris, toute l’Europe fabuleuse, faire le tour du monde. Le marchand de gâteaux a fermé sa boutique pour aller déjeuner. Tout ce petit monde reviendra bientôt tenter sa chance.

10
         Le moulin du sang brûlant noir est au repos. Le mécanicien médite à l’ombre du velum qui protège son dragon à pétrole. Le panneau qui indique le prix de 400 pesos, identique pour écoliers et adultes, est à l’envers pour signifier l’interruption. Certes il ne doit pas y avoir beaucoup d’adultes à vouloir tenter l’expérience, le matériel n’ayant pas l’air très robuste; mais les vieillards sont souvent aussi petits que les enfants actuels qui rôdent tout autour en attendant que le bruit recommence, espérant une peu probable générosité ou inattention.

11
         A l’ombre du gommier au tronc blanchi de chaux, les adolescents font la sieste en se racontant ce qu’ils ont pu glaner des histoires du monde, de Taxco et de leur quartier. Des plateaux peints du même rose que les robes, posés sur des cartons d’emballage, forment des tables basses pour quelque goûter de boissons gazeuses et de tacos. Les nattes ou les crinières des filles leur tombent à la ceinture. La fête va bientôt commencer et durera sûrement jusque tard dans la nuit.

12
         A San Miguel de Allende, sur la terrasse de la cathédrale néo-classique dont le dôme fait penser à celui des Invalides, accoudée à la rambarde en forme de grandes arches inversées, une jeune femme en pantalon noir et chemisier blanc, après avoir vraisemblablement interpellé quelque passant dans la ruelle en bas, se retourne et jette un furtif coup d’oeil à la personne assise sur un banc avec une ombrelle un peu transparente, sa mère peut-être, pour vérifier que celle-ci est suffisamment absorbée dans son livre pour qu’elle puisse continuer sa conversation.
 

II

 BILBAO, autour du Guggenheim 1999 et 2000

13
         Sur le toit en terrasse de la gare des voyageurs regardent médusés l’atterrissage du navire venu de l’espace. Non seulement immobilisés mais laminés en plaques de rouille; et le plus étrange, c’est que chacun projette l’inverse d’une ombre, une silhouette de couleur lumineuse qui extériorise sa vie antérieure : bleu pâle pour le médecin, couleur de cernes, rose pour le magistrat, couleur d’émoi, mauve pour le professeur, couleur de crépuscule studieux. Pas une femme dans la troupe; elles ont dû beaucoup mieux résister.

14
         Depuis le viaduc qui franchit le rio Nervion les terrasses deviennent les quais d’un port et les plans d’eau des bassins de radoub. C’est qu’il faut constamment renouveler les entrailles du monstre : vider soigneusement les expositions antérieures, tout nettoyer, emballer, expédier; puis accueillir les nouvelles rations d’objets et d’images, répartir, accrocher, éclairer. C’est une fois seulement le repas terminé que les milliers de bactéries nommées touristes sont invitées à venir grouiller dans les galeries-viscères pour accomplir la lente digestion culturelle qui fera rayonner les alentours de souvenirs et d’énergie.

15
         C’est un coquillage qui ouvre ses valves métalliques, constituées elles-mêmes d’hélices nacrées, à tous les bernard-l’ermite que nous sommes, perpétuellement à la recherche d’un logement à notre mesure pour protéger notre épiderme si fragile et si frileux qu’il faut déjà le couvrir d’étoffes, logement qu’il nous faudra malheureusement abandonner avant même d’en avoir envahi tous les recoins, parce qu’ici et là des murs et des interdits commenceront à gêner par trop nos entournures mentales. Comment sortirons-nous de ce transformateur, et quel autre découvrirons-nous sur les plages du nouveau siècle ?

16
         Coiffé d’un turban de lamé à aigrettes, le fabuleux éléphant secoue ses oreilles en lissant ses défenses, tandis qu’il se désaltère en absorbant l’effervescence des abreuvoirs dont les pèlerins interprètent les remous. Le fleuve Nervion devient Gange en traversant les filtres de ses barrages, mais sa métamorphose ou transmigration n’est pas complète et l’on n’ose pas s’y baigner pour espérer une renaissance heureuse au pays des titans musiciens et des geysers de jouvence.

17
         L’automobiliste ose à peine s’engager sous l’immense portail gardé par le chien Cerbère qui superpose les oreilles, paupières et mâchoires de ses trois têtes; luisant de salives et d’yeux entrouverts, grognant de toutes les rumeurs de la ville vers laquelle il interdit le retour. Dernières tentations : par ici on pourrait retrouver les places, les gares, les entrepôts, les théâtres et les salles de bal, mais on sait bien qu’il est trop tard et qu’on va s’engouffrer dans un tunnel d’interrogatoires et de décomposition. Quelques jeunes gens se sont efforcés de laisser une trace de leur souhait avant le grand saut : tout moteur quitté, planer sur les montagnes entre les nuages.

18
         Leçon de tenue devant les réservoirs de pétrole et de gaz qui maintiennent allumée la flamme verte du voyage à l’intérieur de la salle des pas perdus. Jaillis des wagons-foudres, des jets de vapeurs couvrent de rosée les passerelles et déambulatoires où les pas retentissent comme des applaudissements entre les appels des téléphones portables. A l’intérieur, une fois payé le péage, des employés vous distribuent les indicateurs et vous proposent leur aide pour parvenir jusqu’aux rames qui devraient vous emporter vers la destination choisie. C’est alors qu’il faut savoir réagir à bon escient, se faufiler entre les groupes et garder le cap de bonne espérance.

19
         La ville est tout en haut. L’escalier déploie ses ailes de chauve-souris pour nous mener de palier en palier, de cercle en cercle tout au long des fissures de l’écorce jusqu’aux marais souterrains, aux égouts mentaux, aux bassins de décantation, aux profondes tours de cracking des raffineries funèbres, aux claviers des cavernes qui font vibrer les orgues des dictionnaires et laboratoires. Entre des prismes de ténèbres, quelques rayons éblouissants nous font perdre contenance et opacité dans la gloire de nos squelettes.
 

III

 JAPON 1989

20
         Dans ce parc vénérable de Nara les jardiniers immaculés soignent les arbres les plus âgés, les plus vulnérables, les plus inventifs. Que d’histoires qui sont maintenant du passé, venues de l’Inde ou de la Chine, venues des anciennes ères de l’archipel, peuvent nous transmettre les intonations de leurs branches, pourvu que nous sachions établir en nous un silence aussi attentif que celui de cette jeune exploratrice qui retient son souffle en offrant son chapeau de paille circulaire aux regards du voyageur d’outre-Asie.

21
        Dans le miroir de la rizière les sillons des tuiles croisent les rangs des pousses. Cela fait un treillis de maturation. Dans l’enclos de bambous et de murailles basses, les jeunes moines, les pieds dans l’eau des textes ressassés, lèvent modestement leur visage pour recevoir la chaleur de l’illumination. Il fait froid lors des premières prières du matin; il faut se dégourdir en taillant, repiquant, recopiant, dessinant, afin de pouvoir jouer de la flûte ou moudre la farine, infuser le thé, plier le papier de couleur pour en faire des colliers de grues, des guirlandes d’années, des siècles de sourires.

22
        Je ne sais qui c’est. A première vue, je l’ai pris pour Jizo à qui l’on a dressé tant de sanctuaires à Kamakura, le bodhisattva qui atténue les souffrances des enfants dans l’entre-monde, mort-nés, nouveau-nés ou tout jeunes, le grand messager de miséricorde qu’ils suivent en chantant de lande en caverne jusqu’à leur réincarnation comme animaux, fantômes parfois ou démons, rois-dragons ou même dieux, le plus souvent humains de diverses races ou conditions, selon leurs légers mérites ou méfaits si difficiles à peser sur la balance des magistrats célestes. C’est à cause de cet accoutrement dont on l’affuble souvent, casaque et bonnet. Mais il a les rides si marquées que ce doit être plutôt le secours des vieillards dont les abominations tordent jusqu’aux fléaux.

23
        A Tokyo, dans le quartier d’Asakusa, la rue, ordinairement si animée qu’il faut rappeler aux automobilistes la nécessité de respecter les piétons aux passages prévus pour eux, s’est vidée à cause de la grande procession qui va passer à quelques dizaines de mètres. Chacun a revêtu son costume le plus traditionnel à l’exception de quelques égarées qui n’habitent certainement pas dans le coin et ne comprennent pas ce qui s’y passe. “Les voilà !” signale le chef de famille avant de se précipiter avec précautions, car il serait facile de perdre en enfant dans le tumultueux fleuve urbain. Par chance il ne pleut pas; sur un balcon sèche un futon.

24
        Lors de la fête d’Asakusa on transporte de petits autels ou tabernacles sur des palanquins aux poutres fort lourdes. Il faut s’y mettre à plusieurs dizaines, car il s’agit d’être l’équipe la plus rapide. Parfois les filles se mêlent aux garçons, cuisse contre cuisse, et la sueur ruisselle jusqu’aux pieds nus. C’est un grand honneur que de participer au portage, et l’on a besoin de tous les encouragements pour ne pas devoir se faire remplacer trop tôt. Il existe aussi des autels miniatures portés par des groupes d’enfants sur des palanquins à leur taille.

25
        Tous les dimanches marché aux puces dans le jardin de quelque temple bouddhiste à Tokyo. Les journaux précisent les emplacements. On y trouve naturellement de tout, notamment des objets venus de pays lointains que personne dans le coin n’est capable d’identifier. Ici par exemple, entre une mallette de cuir rouge et un appareil de photo, voici des flèches emplumées d’Indiens du Brésil, une dame en feuilles de maïs confectionnée en Europe centrale, et une katchina hopi. Nos souvenirs du Nouveau-Mexique et de l’Arizona nous sont revenus en tempête; aussi, après l’avoir photographiée, nous avons estimé qu’elle se trouvait trop seule, et sommes revenus l’acheter pour quelques yens.

26
        Arpenter les rues, les temples, les couloirs du métro, fouiller les magasins de vêtements ou de babioles, cela épuise enfants et parents à Tokyo comme ailleurs. On profite d’une barrière qui protège un petit sanctuaire pour prendre un goûter bien gagné. Ce tout petit jeune homme va certainement déjà à l’école, car son chapeau rouge assorti à sa blouse est là pour marquer son appartenance. Pourtant sa mère le portait dans son sac à dos, car il est en chaussettes. Si délicieuse que soit sa glace, il est absorbé par le spectacle extérieur dont quelque détail le retient. Dès qu’on repartira sa tête tombera de sommeil sur son épaule comme celle de son jeune voisin dans le sac de son père.

27
        Embouteillage piétonnier comme il se doit. Le petit sanctuaire s’est immobilisé avec son phénix au sommet de son toit. Les amoureux d’Asakusa se serrent en appréciant les anatomies luisantes. Tout le monde est photographe au Japon. Aujourd'hui on vise de partout. Un peu plus tard on applaudira les splendides tatouages des membres de la mafia qui viennent se faire pardonner leurs turpitudes en dansant avec des éventails au-dessus de la foule, sur les palanquins les plus grands devant les tabernacles les plus riches.

28
        Journée de soleil à Yokohama pour le festival de la danse. L’école de ballet de l’opéra de Paris est l’invitée du grand théâtre. Le long des quais concours de danses populaires. Des porte-bonheur se balancent au bout de leurs cordons attachés aux ceintures. Un percussionniste passe avec sa grosse caisse plus mince que les nôtres. Les ombres sur le sol sablé se détachent comme des idéogrammes perpétuellement changeants. C’est donc une phrase de phrases.

29
        Les demi-cercles des grands chapeaux accompagnent les rectangles des manches roses et rouges. Il ne s’agit pas seulement de bouger les bras, mais de modeler des drapés, d’embraser des géométries. Les mains et les doigts sont mis en exergue par ce commentaire. Les spectateurs, même ceux qui vivent depuis longtemps à Yokohama, reconnaissent les gestes de leur enfance, dans leurs provinces d’origine, loin de la mégapole où il est si difficile de ne pas se toucher sur les trottoirs et surtout en traversant les rues. Les membres qu’ils faut toujours garder serrés et verticaux dans la presse des trains de banlieue, se libèrent enfin dans un espace retrouvé. Les montagnes natales descendent jusqu’au port.

30
        Le long des ruelles de Kyoto, le moindre carré de trottoir devient jardin. Il suffit qu’il manque une dalle pour qu’on fasse pousser un arbre. Le jaune éclatant de la boîte à lettres officielle donne la tonalité générale, reprise par le buisson de fleurs, adoucie par l’affiche au-dessus avec le contraste des pétunias violets. Simultanément, comme auraient dit les Delaunay, au vert profond des feuillages répond l’écarlate des géraniums, adouci lui aussi par les boutons incarnats d’un épiphyllium, souvent appelé chez nous cactus de Noël, et de son pot de terre ocre. La blancheur des autres pots allège la basse des noirs et des gris.

31
        Les carpes dans le bassin d’un restaurant, tissent perpétuellement un damas de crépuscules. Les enfants s’ingénient à les caresser. Les toucher n’est pas difficile, car elles espèrent quelques miettes de nourriture. Certaines couleurs ou bigarrures sont particulièrement recherchées. Avec l’âge elles deviennent énormes et valent des fortunes. Il faut une surveillance la nuit, car elles risquent d’être volées. C’est la petite fille la plus audacieuse, commençant peut-être une difficile carrière d’émancipation dans cette société encore si masculine. Le garçon se demande encore s’il ne doit pas la protéger.
 

IV

 ISRAËL 1994

32
        Derrière les rouleaux de pellicule dans la rue commerçante du quartier arabe dans la vieille ville, les litanies du nom d’Israël ou de Jérusalem déclinées sur des guides touristiques à photographies, en nombreuses langues et écritures. Ainsi le russe, le grec, le japonais, le coréen; mais point d’arabe ni d’hébraïque. L’image retenue pour presque toutes les couvertures, soit unique, soit équilibrée par d’autres propositions, est celle du dôme du rocher au-dessus du mur des lamentations. Comme c’est un pays de grand soleil, quelques châles palestiniens, mais surtout chapeaux de paille égayés de rubans, ou casquettes de base-ball avec le nom de la ville ou les initiales de New York.

33
        La lumière se faufile dans la ruelle de cette ville qui devrait être celle de la paix, pour détacher les broderies de la poussière sur la vitre derrière la grille lancéolée. En transparence on devine des chemises, des chapeaux, des blouses. Il sera facile de payer; on accepte diverses cartes de crédit. Les belles pierres de la façade, taillées à la diable, dont une est percée par le trou d’un chenal, augmentent l’impression d’une ouverture de caverne. Un ingénieux dispositif d’alarme fait penser qu’on y pourrait découvrir un trésor, et dans cet enchevêtrement de ruines appartenant à des civilisations superposées, de rues et de boutiques entrelaçant leurs vestiges, il est fort possible qu’elle s’enfonce fort loin et puisse déboucher sur quelque cache d’un autre temps.

34
        De quel pays d’Europe centrale ont-ils ramené leur musique jusqu’à cette rue du quartier marchand de Tel-Aviv ? Certains de leurs airs pouvaient plonger leurs racines dans cette terre où ils sont revenus après si longtemps, mais surtout c’est de leur errance qu’ils ont rapporté les accents. Ils ont côtoyé les valses de Vienne, les opéras-bouffes, les blues de Harlem. Il y a au moins deux accordéons, mais cela ne veut nullement dire qu’ils en jouent tous deux. Celui qui a les genoux croisés, avec un chapeau, pourrait bien être un tailleur, ou peut-être un violoniste. A quelques mètres de là s’exerçait un quatuor à cordes.

35
        Sur une maison médiévale de la ville triplement sainte, dont le crépi en partie arraché découvre les pierres originelles avec un linteau finement sculpté, une affiche naïve rappelle le pèlerinage en Arabie saoudite. Une seconde représentation de la Kaaba, avec une traduction perspective différente, et une face supérieure rouge pour faire ressortir le vert des parois, que l’on retrouve de chaque côté de la porte traçant les noms d’Allah et de Mohammed. Le globe d’une lampe électrique et le numéro cadastral nous ramènent à notre temps.

36
        La splendide architecture mamelouk se marie à celle des Omeyyades sur l’esplanade des mosquées : porches à stalactites, bandeaux de couleurs alternées, linteaux à marqueterie, colonnes à demi dégagées dans les angles. Sur tout cela court une végétation de rocaille et un réseau de fils électriques d’une remarquable complexité. L’ombre d’un écheveau caresse la paroi mi-restaurée mi-usée comme une chevelure qui se déploie une fois débarrassée de son voile.

37
        Il se hâte comme s’il arrivait de son désert, ayant traversé la ville haïe d’abord parce que c’est une ville bruyante, grouillante, polluée, mais aussi parce qu’elle est maintenant la capitale d’un État détesté pour des raisons qui s’enfoncent à travers les millénaires; il se hâte pour arriver sur l’esplanade comme pour s’y livrer à quelque dévotion, par exemple toucher les colonnes du dôme du rocher, lieu de la grâce d’un dieu terrible et de l’envol définitif d’un prophète vers un paradis où l’on voudrait bien le rejoindre, à de nombreux siècles de distance, qui apaisera sa soif de vengeance ou lui fera espérer la guérison d’un enfant, avant de retourner dans sa famille solitaire avec ses troupeaux au milieu de l’immensité caillouteuse avec l’herbe rare et les puits distants. A moins que ce soit un gardien qui cherche à corriger quelque impropriété de touriste; alors il est l’intercesseur du précédent.

38
        Ville de grilles; en voici une double : d’abord les épais barreaux peints en vert, fortifiés d’une boule à chaque croisement, comme pour les tombeaux des saints ou des sultans, qui projettent leur ombre sur un treillis beaucoup plus fin de couleur ocre. Auprès, de part et d’autre des fines moulures que détaille l’ombre d’un fil électrique, c’est la guerre des emblèmes religieux. En haut la Kaaba noire et verte (sic) en perspective d’angle, réalisée au pochoir, à laquelle répond plus bas le sceau de Salomon, l’étoile à six branches, tracé à grandes balafres d’indigo. D’autres raturent rageusement le nom d’Allah qui transparaît malgré l’outrage. Mais autour du croissant rouge, d’autres étoiles, à cinq branches celles-ci, se disposent en constellations au milieu d’une moucheture d’astres plus lointains. Comme si, donnant la main à des croyances seulement à demi recouvertes, une rêverie scientifique tentait de pacifier tout cela.
 

V

 CHINE 1994 et 1999

39
        En face de Xiamen, autrefois nommé Amoy par les Portugais, l’île de Gulangyu, jadis colonie étrangère internationale, est aujourd’hui un grand parc de loisirs, où les automobiles sont interdites, et même les vélos. Dans les ruelles on entend la plus grande concentration de pianos de toute la Chine; c’est une pépinière de virtuoses. Entre les commerçants de thé ou de porcelaine, une bonne partie des chaussées étaient en réfection pour la grande joie des enfants qui y trouvaient en abondance et en toute sécurité des matériaux pour leurs jeux.

40
        Le parc Lu Xun, autour d’un petit musée dédié à l’écrivain, est le lieu de détente pour les quartiers nord de Shanghai. On peut y entendre toutes sortes de musique, depuis les airs patriotiques de la période Mao, les mélodies paysannes, les extraits d’opéras anciens. De grandes leçons de danses occidentales sont organisées en plein air. Une cinquantaine de couples apprenaient le tango; en général d’un certain âge. Tous les hommes d’abord, toutes les femmes ensuite; puis chacun choisissait sa chacune avec laquelle en général il était venu. Certains profitent d’allées plus tranquilles pour expérimenter dans une certaine intimité les nouveaux pas qu’ils viennent d’acquérir, avec le son des haut-parleurs filtré par les frondaisons.

41
        Dans tous les grands parcs des villes chinoises, par exemple dans celui du Temple du Ciel à Pékin au lever du jour, on pratique le taï chi, danse de relaxation méditative bien utile pour la traversée des zones de turbulence : révolutions politiques, culturelles ou économiques. La musique n’est pas indispensable; c’est la respiration qui donne le tempo. Pourtant quelque tambour traditionnel ou même un enregistrement discret de rock-and-roll peut aider. Les employés du parc profitent des moments les plus calmes pour se livrer à leur inspiration chorégraphique, sculptant l’espace autour d’eux, luttant avec les fantômes qu’ils terrassent le plus souvent, mais qui parfois les emportent dans une ivresse de stupéfaction.

42
        Les repas de fruits de mer sont partie obligatoire d’une visite à Gulangyu. Les poissonniers ou les restaurants vous les proposent dans des étalages de bassines en plastique où bouillonnent les eaux douce ou salée. Crabes et poulpes bien vivants y agitent pinces ou tentacules en tournoyant lentement comme dans un ballet nautique. Palourdes, moules, coques ou praires s’entrouvrent et se referment comme pour vous souhaiter la bienvenue. Il y a d’énormes cafards marins qui craquent, paraît-il, délicieusement sous la dent.

43
        Sur les grandes plages de sable fin de l’île aux pianos, on vient flâner en regardant passer dans le détroit devant les autres îles dont certaines appartiennent à Taïwan, les navires transporteurs de pétrole ou de grains. Certes, l’on peut se baigner, les enfants bâtissent des châteaux, mais le plus important, c’est de composer, avec ses compagnons de promenade, des ensembles harmonieux à la rencontre d’autres ensembles avec qui dialoguer silencieusement. Les boutons de foule, si serrés dans la ville ou les navires-navettes, et encore dans les ruelles à souvenirs ou les belvédères principaux, s’ouvrent en corolles spacieuses où l’on respire aussi bien l’odeur des temps anciens que les pressentiments de siècles plus heureux.

44
        Impossible de décider si ces quatre enfants appartiennent au même père, et si celui-ci est bien le pédaleur de cette camionnette-tricycle, qui vient de s’arrêter pour aller terminer quelque expédition. Ils en profitent pour converser tranquillement, se transmettant les informations de leur âge, dans cette ruelle du vieux Canton où ils vont bientôt se faufiler de nouveau parmi les bennes d’ordures et les étalages des brocanteurs, ravis des sourires qui les accueillent au passage, des épaves qu’ils transforment en jouets, des friandises qu’ils récoltent. Au milieu de l’alphabet des objets ils balbutient leurs premiers poèmes.

45
        Dans la ville de Yangzhou, petite Venise près des rives du Yangzi dans les environs de Shanghai, certains quartiers fort délabrés entre les quais populeux des canaux où se pressent bateaux et cyclo-pousses parmi les restaurants où l’on accommode le jarret de veau, spécialité gastronomique du lieu, n’ont pas changé depuis un siècle et permettent d’imaginer ce qu’ils étaient au siècle précédent, avant l’implantation des concessions occidentales dans le pourrissement de l’Empire. On passe de cour en cour parmi les épaves, sans étonner personne, sans déranger même les animaux qui se sentent en sécurité.

46
        Un enfant par couple, telle était la règle; telle encore, théoriquement, dans les grandes villes. Inapplicable dans les campagnes, elle y a provoqué des abandons, surtout de filles, et l’apparition d’innombrables clandestins. Aujourd’hui, en particulier dans un creuset de compétition comme Shanghai, c’est un sport pour les nouveaux riches des diverses mafias, que de tourner cette loi si contraire à toutes les traditions, et de parader en voiture décapotable dans les avenues avec une progéniture nombreuse en costumes à l’américaine; une façon de montrer que l’on a de quoi payer de lourds impôts. Mais dans le parc Lu Xun on ne promène le plus souvent que le fils ou la fille unique. Aussi comme ils sont choyés par les parents ! Ou grands-parents; car ceux-ci ont déjà été soumis à cette règle. Le bambin est le centre d’un monde lézardé. S’il lui arrivait quelque malheur, tout s’écroulerait.

47
        A l’intérieur du parc Lu Xun on peut acheter boissons, repas et même médications traditionnelles de contrebande, mais c’est aux entrées que se concentrent les commerces pour les promeneurs et leurs enfants. Celui-ci, bien sapé dans son pantalon marqué golden bear, l’ourson d’or, mais qui est vraisemblablement une fabrication locale, comme son blouson à figure de dessin animé, les deux mains pourtant déjà encombrées l’une par un moulin à vent, l’autre par une curieuse fleur en plastique, ne parvient pas à détacher les yeux du grouillement des poussins vivants entassés dans un vieux carton, dans leur couleur paille naturelle, ou teints en rouge ou en vert.

48
        En arrivant aux tombeaux des Ming, après la fameuse allée des statues, on peut se faire photographier en travestissement légendaire. C’est comme dans nos foires où l’on peut devenir Superman, Roméo et Juliette ou les trois mousquetaires. Ici nous sommes évidemment dans des histoires différentes. On peut devenir une immortelle jouant du luth parmi les nuages, le couple des deux jeunes héros dans le Rêve dans le pavillon rouge, un empereur Tang avec sa bien-aimée, ou un saint taoïste chevauchant sa biche.

49
        Dans le grand parc autour du Temple du Ciel, la petite fille n’est pas perdue. Ses parents se sont reculés pour la photographier. C’est une pratique toute récente ici. Le sceptre en plastique qu’elle tient sur l’épaule, est en fait une sorte de raquette pour attraper un volant, ce qui est assez difficile; mais, comme on le voit, il est susceptible pour elle de toutes sortes d’autres interprétations : éventail si l’on se veut princesse ou courtisane, fusil, s’il s’agit de partir pour l’armée, râteau pour jouer au jardinage, ou encore une grande spatule pour retourner des raviolis.

50
        Il fait vraiment une chaleur de solstice d’été au temple des lamas de Pékin. Les étudiants ne parviennent plus à continuer leur visite. Ils ont besoin d’une pause pour reprendre haleine à l’ombre. Deux de leurs camarades se sont installés symétriquement pour dormir, emplissant le banc de métal dans la fraîcheur relative de l’auvent bigarré entre les colonnes de cinabre. On espère que des rêves révélateurs viennent les visiter, souvenirs de leurs vies antérieures, élucidations de leur karma, prémonitions de ce qu’ils vont devenir dans ce monde ou dans l’un des autres, de ce que va devenir ce monde dans cette Histoire ou l’une des autres.
 

VI

 NICE 2000
 

51
        Il y avait grande réunion de chefs d’Etat européens logés sur la Promenade des Anglais. La vieille ville était bouclée. Pas une voiture. La pluie tambourinait sur les stores si bien qu’il n’y avait presque pas de piétons. Tout était prêt pour les fêtes de Noël : illuminations dans la solitude qui se reflétaient sur l’asphalte pour leur propre plaisir et celui de quelques émerveillés qui se seraient crus à mille lieues de là, ou plutôt bien là, mais dans un autre siècle, ni antérieur ni prochain, mais parallèle; un entrebâillement dans les palissades du temps.

52
        Sens interdit pour les fantômes dont la foule doit faire la queue pour pénétrer à travers le rideau de fer du Crédit Agricole, fermé pour les seuls vivants. Quelques-uns de ceux-ci profitent de cette lumière d’ambre nocturne pour exhiber les couleurs de leurs anoraks et admirer le travail de peintre de la pluie qui anime les zébrures des passages en écrasant les citrons des lampadaires dans une soupe de poissons urbains. Les cylindres qui servent en général à empêcher les voitures de grimper sur les trottoirs, deviennent une série de stèles jalonnant la courbe qui doit nous mener vers les galeries de l’aubade.

53
        Sous le salon en fête intime le boulanger propose son pain vespéral. En général les touristes s’y bousculent pour un en-cas après le spectacle ou le bain nocturne dans les criques proches de l’autre côté du boulevard surchargé de voitures; mais ce soir tout le monde a le temps, la place, le loisir. La pluie est une bénédiction dont chaque goutte est habitée par un pépin de lumière. Les parapluies les plus noirs se nappent de transparence et le bruit des semelles battant les dalles mouillées s’entend distinctement sur la basse des vagues.

54
        “Bleu” dit le lambrequin à gauche et les rayures du store lui répondent en face, tandis que celles de ses compagnons les accompagnent avec un rouge d’émotion douce. Il devrait y avoir des étalages tout au long de cette colonnade où les poteaux métalliques alternent avec le tronc des arbres. Aucune difficulté ce matin à disposer son vélo dans le carré sur pointe du dallage en l’agrémentant de fleurs et légumes; et le pigeon blanc semble être la colombe de Noé qui revient annoncer l’apaisement de la colère divine et la proximité d’un port paisible.

55
        Quel choix ! Toutes les places sont disponibles. A nous d’élire les meilleures dans ce nuage de roues d’osier qui semblent tourner lentement pour faire passer les heures, varier les ombres, attirer les passants depuis leurs chambres, leurs cuisines, leurs ateliers ou leurs bureaux, et les amener à se côtoyer, à baigner dans le même spectacle à brouhaha. Pour une fois c’est la scène qui regarde les coulisses, qui admire les derniers préparatifs, dispositifs, éclairages. Dès que nous serons installés, la baguette du chef déclenchera l’ouverture.

56
        Dans le bain des ombres et des rayons ce qu’il y avait sur les toiles, s’atténue devant la disposition des rectangles, échelle de Jacob parcourue par les anges du paysage. C’est un neume sur une partition grégorienne, qui distille un alléluia discret. Celui que nous prenions pour un peintre, nous nous apercevons que c’est un organiste, et que tous ces flâneurs sont des chevaliers errant dans la forêt des mirages.

57
        “La petite maison”, murmure le restaurant, tandis que le cycliste prend son virage comme un skieur sous l’éperon de la falaise habitable où l’ombre arpège volets et balcons. “Vos rêves en cadeaux”, répond la boutique en face, derrière les paupières de son rideau fermé. “Sens interdit”, profère le signal, et toujours un “sens interdit”; si nous retournons ces disques et relevons ces défis, les passerelles transformeront l’immeuble en phare et la flèche du ciel séparera les pages de l’atlas du tendre pour des pérégrinations infinies.
 

VII

 ÉTHIOPIE 2000

58
        L’église entièrement sculptée dans le grès rose est détachée du reste du plateau par un ravin artificiel sur les parois duquel s’ouvrent des ermitages ou des passages vers d’autres églises excavées. C’est le dimanche des rameaux. Les musiciens commencent leur récitatif. Ceux qui sont debout, le sistre à la main, appuient une de leurs aisselles sur de longues béquilles, car il y en a pour des heures. L’enfant à droite en chemise bleue sous sa toge de laine blanche, va bientôt s’accroupir par devant pour faire sonner le tambour en forme de long tonneau.

59
        On pourrait dire que presque tout est marché dans Harrar, mais il y a des rues, souvent couvertes de toits de tôle ondulée ou de bâches, où l’activité commerciale est particulièrement intense. On y trouve non pas tout, mais de tout : fruits et légumes, épices, produits d’Amérique ou d’Europe dans leurs impressionnants emballages mis en vente aussitôt que vidés. Souvent l’étalage est laissé à la surveillance d’un enfant qui parfois prend de plus jeunes comme assistants. Le soir l’échoppe fabriquée elle aussi de matériaux de récupération, est soigneusement cadenassée jusqu’au matin.

60
        A côté de l’agitation des souks certaines rues de Harrar peuvent jouir d’un parfait silence dans une sorte de calme ancestral; on y entendra de temps à autre le chant des oiseaux, le sifflement du vent, le bruit des pas. Sur le dallage blanc cassé, lavé par les pluies rares mais violentes, les femmes bigarrées, souvent pieds nus, parfois chaussées d’épaves cordonnières ingénieusement rapetassées, transportent victuailles, meubles, linge ou vaisselle sur leur tête ou à bout de bras.

61
        Pays de soif. L’eau souvent destructrice doit être soigneusement conservée. Il faut des citernes et récipients. Les pays lointains envoient leurs bassines, bouteilles ou bidons de plastique dont les couleurs criardes et ternes à la fois ne peuvent être rendues attirantes que par de savantes compositions. L’enfant élève précautionneusement une timbale brillante que l’on croirait d’argent; mais c’est plus vraisemblablement quelque tôle empruntée à une boîte de conserve qui aura été tendrement remodelée pour lui.

62
        Harrar était la capitale du café; son moka le meilleur du monde. Pendant six ans Arthur Rimbaud avait surveillé son tri pour la maison Alfred Bardey. La plupart des cultures anciennes ont été supplantées par celle du “khat”, drogue amère dont on mâchouille les feuilles comme un chewing-gum pour se rassurer. Pourtant la cérémonie du café reste le pivot de la mondanité locale. Torréfié puis moulu devant les invités, il est ensuite porté trois fois à ébullition dans des jarres noires décorées. Il faut pour cela du charbon de bois dont on prépare méticuleusement les doses.

63
        Pour la plupart longilignes, ils entretiennent depuis l’enfance leur grande élégance corporelle par l’habitude de tenir horizontalement derrière leur nuque la longue canne indispensable dans les terrains les plus caillouteux ou boueux, une main s’y accrochant de chaque côté.  Certaines tribus nomades farouches refusent de se laisser photographier, menaçant l’indiscret avec de vieilles armes souvent aussi dangereuses pour celui qui s’en sert que pour celui qui est visé; mais les sédentaires sont remarquablement hospitaliers avec un sourire éclatant sur l’autre blancheur des murs.

64
        A l’intérieur du musée de la ville de Harrar, fermé ce jour-là, car c’était vendredi, jour de la prière pour les musulmans, et le  vendredi saint, donc férié aussi pour les chrétiens, une noce se faisait photographier. On nous avait ouvert par faveur le matin l’autre musée, la belle maison indienne du début du vingtième siècle, consacrée au souvenir de Rimbaud, mais qui n’existait pas encore de son temps. Ici la mariée dans sa robe et ses voiles rouges comme la plupart de ses compagnes, se reconnaissait non seulement à sa position centrale, à son digne silence au milieu des pépiements, mais aussi au masque de poudre d’or qui lui recouvrait le front et le nez.

65
        Depuis la terrasse d’un hôtel près des remparts intacts ou presque à l’intérieur desquels on compte cinquante mosquées pour la plupart minuscules, peintes en vert pâle, la principale au centre ayant été remplacée par une cathédrale lors de la conquête de la ville par Ménélik tandis que Rimbaud tentait de lui acheminer une commande de fusils liégeois, on découvre des faubourgs anciens et modernes qui se sont considérablement développés avec leurs propres mosquées plus récentes, jardins de calme au milieu de l’agitation de ces entrepôts à ciel ouvert où l’on converse au milieu des sommiers, des gaules et des bottes de roseaux.

66
        Sur la droite on devine la porte principale qui date de l’influence ottomane. C’est comme si la route évitait la vieille ville tapie dans ses remparts. Dans ce vestibule les paysans s’apprêtent à recharger leurs fruits et légumes, leurs fagots et leurs volailles. C’est le soir; il vient de pleuvoir après des semaines de sécheresse. Les taxis et les autobus qui ne peuvent pénétrer à l’intérieur, sont tous bleu clair comme les bâches qui colmatent les brèches des tôles ondulées. Quand celles-ci sont neuves, elles font briller au loin les villages dans la montagne surtout après la pluie; la rouille atténue leur éclat peu à peu, les troue et déchire.  Ainsi la vie change lentement de couleur.

67
        La piste caillouteuse suit la crête de la montagne tant qu’elle le peut, mais il y a souvent des suites de lacets pour négocier un ravin ou une falaise. Le paysage se déploie alternativement à droite et à gauche en immenses vagues sur lesquelles les nuages projettent un irrégulier damier d’ombres mobiles. Nous sommes dans la région où Arthur Rimbaud, la parcourant pour cette seule fois au retour de son expédition désastreuse, admirait les splendides forêts à l’ombre desquelles on pouvait marcher comme dans l’Ardenne de son enfance. Dévastées il n’en reste que quelques vestiges tordus par le vent contre lequel le marcheur doit lutter, creusant son tunnel dans l’air comme son sentier dans la broussaille ou la poussière.

68
        Dans la ville nommée “jeune fleur” (Addis-Abeba) par son fondateur Ménélik à la fin du XIXème siècle, les écoles se reconnaissent à la couleur de leurs uniformes. Comme les locaux sont insuffisants, les classes sont remplies à tour de rôle; certains étudient le matin, d’autres l’après-midi; dans l’intervalle les rues ou sentiers se remplissent d’un remue-ménage d’enfants ou d’adolescents monochromes, bleus par exemple, qui, dans tel carrefour, croisent des pourpres, des vermillon ou des verts, à l’ombre légère des eucalyptus dont les écorces pendantes et les branches mortes permettront aux vieillards d’un autre temps de chauffer leurs baraques et de cuire leurs crêpes.

69
        Dans le parc national de la rivière Awash qui, torrentielle à cet endroit, creuse un canyon impressionnant, mais n’arrivera jamais jusqu’à la mer lointaine, près du parking où l’on peut dormir en sécurité dans sa caravane ou même en louer une immobile, on boit une bière locale dans un bistrot quasi suspendu sur une falaise à pic. “Un majestueux corbeau des saints jours de jadis”, très habitué aux voyageurs, vient les saluer de son ricanement en quémandant miettes et reliefs.


 
 
 
 

RÉTROVISEUR
(Escales visuelles 2)

            [Dans cette version du texte la numérotation est alléatoire]

I

 VENISE 2002

70
        C’est la commedia dell’arte sur l’eau. Les touristes japonais cachés sous leurs parapluies comme dans le printemps de leur pays, ne se doutent pas des prouesses de leur gondolier. On croirait un danseur de corde au XIXème siècle dans un cirque parisien. Quant à son collègue, il retient impassible son esquif avec sa rame, attendant que l’autre ait terminé ses démonstrations de virtuosité pour pouvoir le suivre sous le pont.

71
        Le soleil qui baisse la fait émerger du canal en jouant la naissance d’une Vénus urbaine. L’averse n’a duré que quelques minutes, mais suffisamment pour lui permettre de déposer ses miroirs dans tous les recoins. Les assistants composent leurs gestes tranquillement laborieux pour assurer la perfection de cet instant avant de passer à d’autres débarcadères pour y décharger leurs cargaisons d’ombres dans le silence entre deux vagues de touristes. Sur les toits et les balcons un peu de la végétation dont on rêve quand on gravit les escaliers obscurs dans les profondeurs des palais vétustes loués par appartements.
 

II

 JAPON 1989

72
        Le jeune garçon en salopette a confiance dans la protection de Jizo, le compatissant spécialisé dans la gestion de l’enfance, qui l’a guidé dès avant sa renaissance, lui épargnera bien des malheurs dans ce monde et les autres, lui ouvrira les voies en cas de mort prématurée, le menant d’abord vers les tribunaux devant lesquels il aura à se présenter en dépit de son jeune âge, et qui décideront de sa réincarnation dans un des six domaines : celui des dieux, celui des rois-dragons, celui des fantômes affamés, celui des animaux, celui des démons ou celui des humains, enfer par rapport à deux autres, relatif paradis par rapport à trois, puis l’accompagnant jusqu’au ventre de sa nouvelle mère.
 

III

 HAUTERIVE 2004, 2005

73
        On se croyait dans une bourgade méridionale bien française avec ses platanes et sa mairie; soudain on se retrouve en pleine jungle débouchant sur un immense palais venu non seulement de l’Inde mais de tous les voyages imaginaires d’un facteur rural du XIXème siècle. Les enfants des écoles qui devraient paraître minuscules à côté, grandissent à son approche pour acquérir non seulement la taille des adultes qui se mettent à grandir eux aussi, mais celle de dieux qui s’amuseraient en agréant les ferventes offrandes des plus humbles, méprisant les dérisoires prétentions des puissants à diplômes, condamnés au gel de l’ennui.

93
        Dans l’univers de coquilles et galets, de larmes de béton et tresses de pierres, au milieu de monstres aux yeux tristes et clignotants qui disparaissent tandis que d’autres se manifestent, dans une grotte à piliers où pourrait dormir la pieuvre des Travailleurs de la mer, le rêve d’une pomme se tend vers nous, de celle sans doute qu’Ève avait proposée à son camarade dans un paradis maintenant en friche malgré leurs tentatives d’éternisation; à moins que ce soit celle que Paris avait offerte à la plus belle, ce qui a provoqué la guerre de Troie, avec la mort de tant de héros, lamentation de tant de mères et d’épouses. Mais à côté se tend aussi le rêve d’une figue et, si l’on cherche plus loin dans les recoins, celui de noix et d’amandes. Alors, dans l’oeil du spectateur, se rouvrent le jardin et la ville perdus.
 

IV

 ISRAËL 1994

74
        Dans le port paisible de Jaffa, deux apprentis pêcheurs savourent le temps qui passe entre deux expéditions. Autrefois il y a eu les pestiférés, les persécutions, l’exode. Ailleurs il y a les attentats, les polémiques, les destructions. Mais ici aujourd'hui c’est le bleu et le blanc des barques sur ceux de la mer. C’est l’espoir de poissons délicieux comme au lac de Tibériade, comme au temps de Tobie. C’est une conversation espiègle et douce qui se faufile dans la fissure d’un avenir très incertain.

119
        Bien après le départ des croisés, les pachas se sont installés dans leur forteresse de Saint-Jean-d’Acre en l’aménageant pour leur confort. Toute leur maisonnée avait besoin de bains où la lumière violente du plein midi pût être tamisée en averses de fraîcheur au milieu des vapeurs et des voiles. Tout devient ici grappes de neige, escaliers d’émail pour parvenir jusqu’aux balcons célestes d’où l’on contemple une mer auprès de laquelle la Méditerranée n’est qu’une flaque boueuse, un désert qui transforme le Sahara même en un tas de sable pour les enfants, préparé pour les millions d’enfants des anges qui viendront s’y répandre lors de la grande réconciliation.

120
        On continue la reconstruction de ce mur. C’est comme si tout ici était perpétuellement miné. Les vagues de l’Histoire sapent les fondations pour découvrir encore d’autres strates, d’autres malheurs anciens dont la plainte refuse de rester étouffée. Comment être sûr qu’on est là, qu’on est arrivé ? On crie silencieusement pour s’en persuader. Dans le doute on insulte, on anathémise. Alors comme les pionniers outre-Atlantique dressaient une roue de leur véhicule, emblème de leur nouvel enracinement, ici quelque immigré récent a décidé d’arborer un des souliers de son errance pour le transformer en espoir de jardin d’où ruisselle déjà le vernis d’un feuillage.
 

V

 MEXIQUE 1993

75
        Le spectacle est de l’autre côté. On se hisse pour apercevoir le défilé de l’Indépendance à San-Miguel-de-Allende, où se suivent les fanfares de toutes les écoles et corporations. Mais le jeune musicien trouve encore le temps et la place pour répéter une dernière fois sur son tambour presque immaculé tel battement particulièrement difficile dans cette petite solitude préservée à l’envers de la foule, avant de rejoindre ses confrères adultes qui commencent à se faire un peu de souci pour lui, piaffants d’impatience au moment d’entrer dans les ovations.
 

VI

 CORÉE  2002

76
        Toute la suavité du Pays du matin calme, tellement enfouie dans la nostalgie d’une enfance envolée quand il n’y avait pas encore le couperet du 38ème parallèle, très loin, car même les parents ont toujours connu ces barbelés, ces miradors et ces insultes, même les grands-parents sans doute - toute cette suavité refait surface dans la couleur citron du maillot défraîchi, tandis que la petite main essaie d’apprivoiser le menu chaton avec une cerise confite.
 

VII

 À L’ÉCART  1989, 1990, 2004, 2005

77
        Le bâtisseur d’enchantements ajuste au sommet de la tour un guetteur qui ne voit rien venir. Un certain nombre de ses compagnons escaladent les ailes du château fabriqué de cageots et cartons. Une ceinture de flotteurs, égarée d’une piscine proche, évoque les douves parmi les immenses forêts de l’herbe. À l’intérieur du donjon il doit y avoir une princesse enfermée par son beau-père, et qui attend depuis des minutes qui sont déjà des semaines, bientôt des mois et des années, le chevalier qui va déboucher entre le portique aux agrès et le cerisier. Devant lui les ponts-levis s’abaisseront, les pires soudards déposeront les armes, et l’usurpateur s’enfuira en lui remettant sa couronne.

78
        Il ne faut pas relâcher l’attention un instant pour que la pointe du couteau puisse entailler correctement les ondulations du carton. La sculpture en collages d’un ami de la famille, posée sur une revue scientifique, n’est là que pour l’inspiration. Pas question d’en imiter le détail, mais toute cette activité passionnée en découle comme d’une fontaine d’énergie joyeuse. Sur la nappe les ciseaux pour les finitions, tout un arc-en-ciel de feutres lavables qui devraient faire fleurir les rudes parois devant la fenêtre où la nuit s’épaissit.

79
        Le rosier n’a pas encore perdu ses feuilles. Le cactus de Noël montre ses boutons derrière la vitre. C’est la trêve de la Toussaint. Les fantômes venus de Bretagne et d’Irlande après un long détour par les États-Unis, seront apaisés par la mansuétude des citrouilles réchauffées par leurs veilleuses intimes que l’on vient d’allumer en plein jour. Quant aux humains qui passeraient le long de la grille, s’ils manifestaient quelque curiosité déplacée ou pire quelque animosité, les aboiements du chien auraient tôt fait de les remettre à leur place. Mais pour l’instant c’est la fierté modeste de l’oeuvre accomplie dans le silence de l’automne.

85
        On croyait le printemps installé. On avait vu non seulement les bourgeons, mais leur premier déploiement en feuilles à peine vertes. Or, fin avril, un matin on découvre au réveil qu’il est tombé pendant la nuit quarante-cinq centimètres de neige lourde. Cela fait des lambeaux de linge qui s’accrochent à tous les reliefs : grillages, murets ou buissons. Les arbres sont devenus des épouvantails qui font fuir les oiseaux qui les avaient déjà choisis pour asile. Au-dessus du petit cerisier qui a eu tant de mal à se développer, le grand bouleau hurle comme un fantôme dans son suaire déchiqueté par le vent. Il est à la limite de la rupture. Nous sommes attentifs aux moindres craquements. Mais cela commence à fondre en grosses gouttes et les branches se redressent lentement pour que le tronc retrouve, au bout de quelques heures, toute sa verticalité.
 

VIII

 AUSTRALIE 1984

80
        Comme la lumière est blanche au-dessus de la terre qui deviendra tellement plus rouge encore quand on s’enfoncera dans le centre extérieur, l’arrière antérieur, ce qui reste du temps du rêve ! Un tracteur pour défricher cette aridité, un long tuyau pour arroser les plantations fragiles symboliquement protégées par leurs légers grillages devant les bouquets d’eucalyptus qui lancent leurs grises faucilles à l’assaut des meules de l’astre rémouleur. L’héritier de millénaires d’insolation nous salue avec une petite pierre qu’il vient juste de ramasser. Après avoir failli nous la jeter au visage (on ne sait jamais ce que veulent ces intrus), il nous la propose avec un sourire.

81
        Les arbres à l’écorce grège tavelée de rousseurs devant le ciel turquoise, projettent presque verticalement sur le sol des ombres semblables aux frottis d’une serpillière. Par contre celles des enfants dans l’air sec sont tellement découpées et opaques qu’elles semblent plus réelles que les visages ou les membres qui les produisent. Tignasses en bataille, fauchées une fois l’an, leurs pieds et non leurs mains se touchent pour se donner du courage. Probablement ces robes, ces culottes, ces chemises ont eu jadis une couleur, mais c’est sans doute avant qu’ils les aient enfilées pour la première fois. Bientôt ils passeront celles de leurs aînés dans la tribu, et de plus jeunes hériteront de ce qui restera des leurs.
 

IX

 ÉTHIOPIE 2000

82
        Goguenard, le quincaillier de douze ans salue au passage le fantôme de l’enfant marcheur venu en son temps depuis les brumes de son Nord, avec son oeil bleu-blanc, trier du café, puis vendre des tissus et des ustensiles de cuisine. Devant sa caverne de tôle ondulée que la rouille et la crasse irisent de fines moirures, il dirige tout un orchestre d’écrous, de ressorts, d’antivols, de robinets et de ventilateurs. Un flot de fils électriques enrobés de couleur sert de rideau à son théâtre. “Illuminations”, lui dit le fantôme; “organisations”, répond le gardien. Et les siècles passent avec les nuages et les tractations.

83
        Dans son enfance, la reine de Saba devait avoir son allure. Il suffit qu’elle passe et la chaux des murs de Harrar devient cristal de lait, nacre d’albâtre. De quels bonheurs n’est-elle pas l’annonciatrice pour les adolescents qui la croisent, un peu plus âgés qu’elle, une petite canne tenue horizontalement à deux mains derrière leur échine. Mais il leur faudra répondre à ses énigmes, ce qui n’est pas à la portée du premier Salomon venu. Heureux celui qu’elle saura distinguer, le laissant lui fixer un masque d’or sur le visage le temps d’un baiser décisif; toutes les palissades de son enclos s’épanouiront alors en fleurs de lys.
 

X

 HENDAYE 2005

84
        Le sable est chaud, la mer est douce. On apprend à sauter à la corde. Dans ma propre enfance il s‘agissait de cordes véritables auxquelles on donnait des courbes gracieuses. Même les garçons s’exerçaient, car si c’était considéré comme un divertissement féminin, nos professeurs de culture physique nous assuraient que cette pratique était indispensable pour devenir coureur cycliste. Aujourd’hui ce sont des lanières de plastique orangé qui réagissent à la pesanteur d’une manière toute différente. Avec les bras cela forme un carré sur pointe au centre duquel l’articulation se sent victorieuse de l’attraction terrestre. Les deux barrettes sont comme les antennes de cette libellule qui jouit d’une éternité de suspens.
 

XI

 RIO DE JANEIRO 2005

86
        À l’extrémité sud de la plage de Copacabana avec les fameuses mosaïques en ondes de ses trottoirs, le poète Carlos Drummond de Andrade, assis en bronze sur un banc de béton, le coude sur un tome de ses oeuvres complètes, avec un pantalon du beau vert de l’oxydation, mais les épaules nettoyées, polies par les caresses, regarde à travers ses lunettes sans verre l’animation d’un dimanche après-midi, toute l’avenue du bord de mer rendue aux piétons. Les mères de famille aiment à s’asseoir sous sa protection, tournées vers l’océan avec ses baigneurs au-delà d’un parterre de parasols bleus et blancs. Le petit enfant dort invisible dans l’ombre de sa voiture coquille, avec le petit ours et le biberon pour le rassurer dès son réveil.

89
        Dans le monastère de saint Benoît, au-dessus du vieux port, la porte est ouverte sur les restaurations qui se font à l’abri d’une gaze glauque, ce qui donne l’impression que l’on va pénétrer dans quelque palais d’un roi de la mer. Des pyramides de bois, telles d’énormes trémies, scandent les vantaux monumentaux donnant sur un autre chambranle teint de pourpre avec guirlandes d’or ruisselant du ventre d’atlantes nus. La perspective des bancs nous entraîne jusqu’à l’autel au-delà duquel on devine échafaudages, colonnes et lampes. Un orgue au-dessus cherche à réconcilier le carnaval et l’encens, les anges et les satyres, l’Afrique fantôme et les processions de la Fête-Dieu.

90
        Cinq dos noirs, quatre bermudas blancs plus un orangé, semelles de caoutchouc, ils arpentent en conquérants l’avenue délivrée de ses voitures habituelles et de leur bruit - seules quelques-unes sont parquées au pied des falaises d’habitation. Ils cherchent la jeune fille poudrée de sable, quelle que soit sa nuance : ébène, acajou, chocolat, ocre, mordoré, soufre ou neige, avec des chevelures de jais, de flammes, de vanille ou même d’argent, la jeune fille d’autrefois miraculeusement conservée. Ils la cherchent en cinq exemplaires si possible, sortant de l’écume, jouant au volley, sirotant une caïpirinha sous les parasols couleur d’ananas ou d’orange. Ah, s’ils pouvaient les captiver jusqu’au soir, les retrouver la semaine suivante, faire des projets avec elles ! Sinon les vagues et le sport permettront de se consoler.

91
        Toute l’existence sera-t-elle comme ce sable mousseux dans lequel s’enfoncent les petits pieds hésitants dont on dirait qu’ils veulent s’en nourrir d’assurance, sable au travers duquel on aperçoit des fragments de mosaïques enfouies ? Y aura-t-il toujours des palmiers pour essuyer leurs mains de feuilles les unes contre les autres, avec un bruit de pinceaux métalliques sur des cymbales ? Un vieux fournisseur de draps de bain sera-t-il toujours à côté avec sa moustache et son galurin, pour intervenir en cas de chute ou de mauvaise rencontre, avec des bataillons de parasols rouges en cas de soleil écrasant, des marchands de glaces pour donner envie d’avoir soif ? Et la mer continuera-t-elle toujours son remue-ménage qui donne l’impression que l’on vient d’arriver, que l’on vient de naître, d’apprendre à marcher, d‘apprendre à parler, que l’on va continuer d’apprendre et grandir à perte d’âge ?

92
        Les pinces du crabe mécanique s’entrouvrent pour laisser démarrer la cabine pleine d’yeux avides qui vont sur le Pain de sucre pour voir se déployer la ville au crépuscule avec ses avenues et immeubles qui s’allument entre les montagnes dont on se demande si elles sont des nuages, et les passages de mer où défilent de gros bateaux, ou bien qui en reviennent ahuris de balancement et vertige, la tête traversée de vols d’oiseaux, de forêts escaladant les rocs qui approfondissent leurs couleurs depuis l’églantine jusqu’au pourpre. Et il faudra encore un autre téléphérique pour redescendre jusqu’au niveau des plages, des bus, des embouteillages et de la samba.

95
        Au terminus du tramway de Santa-Teresa, le seul qui subsiste dans la ville, après le passage brinqueballant sur l’ancien aqueduc, on débouche entre les colonnes métalliques et les épaules de passagers qui reprennent leurs aises après s’être serrés dans les wagons, au-dessus du largo de Carioca où une montgolfière publicitaire captive organise la foule du marché autour d’une arène imaginaire où se déroule quelque spectacle de rue. De l’autre côté, au-dessus des arbres, quelques vieilles maisons surnagent devant l’inondation des tours quadrillées d’immeubles d’affaires entourant la nouvelle cathédrale que nous avons d’abord prise pour un parking.

96
        Sur le rocher les rails serpentent entre les villas anciennes aux jardins surabondants et les boutiques tapissées de carreaux de faïence. C’est le mois de mai, c’est-à-dire l’automne ici. Le soir le Soleil descend assez vite, provoquant des balafres de lumières qui se réfléchissent de façade en façade jusqu’aux aiguillages qu’elles transforment en stylisation de l’éclair. Après le passage du tintamarre on peut de nouveau traverser. Le silence se remet à couler dans les ruelles depuis la toile d’araignée des fils électriques dont on a l’impression qu’ils sont là surtout pour préparer une sorte de treille protectrice où s’enlaceront les lianes.

97
        La douche vous débarrasse du sel et du sable. On a l’impression que la lumière vient des vagues mêmes. On s’est roulé dans des flammes fraîches, mais il est temps de rentrer. Les pigeons reprennent possession du littoral. On rassemble sacs et sandales, on replie parasols et transatlantiques. Devant les montagnes riveraines, au-delà du Pain de sucre, on devine des navires de passage. L’ombre creuse les innombrables traces de pas les unes sur les autres, qui font penser à la surface de la Lune. Encore un instant, Mesdames les lois de l’astronomie, desserrez un peu votre étau, laissez-nous profiter encore quelques minutes de cette beauté ! Vous devriez savoir que nous n’avons pas grand chose d’autre et que la semaine sera dure.
 

XII

 HERNANI 2005

87
        Dans une vieille ferme basque seigneuriale, tout a été dégagé pour accueillir les jeunes sculptures, sauf les poutres magnifiques avec leurs piliers qui dressent les bras pour les soutenir. On dirait des mâts carrés avec des vergues pour tendre un plafond de voiles que le vent pousse pour la découverte de l’Amérique. Des visages se dessinent avec leurs yeux en noeuds du bois, leurs bouches en échancrure pour chanter silencieusement la langue ancestrale, baignant le bavardage des touristes qui se dissipent dans la lumière de l’après-midi. Mais il reste suffisamment de nuit sylvestre et montagnarde pour qu’il faille allumer des falots afin de détailler les récifs dans les remous de ce passage intérieur.

88
        Les feuilles mortes viennent-elles de tomber des arbres ? C’est pourtant le début de l’été. Quant à être restées sur l’herbe depuis le dernier automne, peu vraisemblable; mais qui sait ? N’est-ce pas ici un pays d’étonnement avec ses sièges pour paresseux d’une autre race plus grande, mais qu’essaient les jeunes filles de celle-ci, ses maisons de métal où s’installent des familles entières pour une existence de quelques minutes, ses portiques invitant à la danse ? Les troncs d’arbres semblent coulés dans le bronze. Les taches de lumière nous mènent jusqu’au royaume où tout se renverse en s’épanouissant dans l’espace, avant de retomber sur ses pieds, rajeuni, vagabond des siècles, Orphée des abîmes.
 

XIII

 TERRASSON-LA-VILLEDIEU 2005

94
        Dans une cour-passage de cette petite ville aux toits d’ardoise fine, qui grimpe en escaliers au bord de la Vézère, le jeune tireur d’épine qui n’a sans doute jamais vu l’illustrissime statue du Vatican, image de la séduction même, si l’on en croit Kleist, Taine et André Breton qu’il n’a sûrement jamais lus, ne lira vraisemblablement jamais, relève soudain les yeux en nous voyant commencer notre descente prudente de vieux couple intrigué par l’étonnante composition de tuyaux de zinc et de plomb, pierres de taille, porte murée, rideaux aux fenêtres, que nous propose l’ancien mur.
 

XIV

 LOYOLA 2005

98
        En plein milieu des montagnes basques, la grande avenue plantée d’arbres vénérables, destinée aux processions pour les fêtes anniversaires du fondateur de la Compagnie de Jésus, mène aux marches solennelles de la somptueuse basilique que l’on dirait presque apportée tout d’une pièce depuis Rome avec sa coupole, jouxtant la maison natale enchâssée dans les galeries et dortoirs. Mais le ruisseau ne s’est aperçu de rien. Il continue de se faufiler entre les pierres et les herbes. Le jeune garçon a échappé à sa famille, pour lui rendre visite au péril de ses souliers vernis. Il peine à garder son équilibre sur la pente qu’il voudrait bien descendre pour tremper ses mains dans l’eau et même en boire une gorgée avant de remonter s’asseoir à la table du bistrot à pèlerins, où l’attend son verre de jus de fruits.
 

XV

 MARRAKECH 2005

101
        Une ancienne fontaine et lavoir a été transformée en atelier pour y suspendre quelques peintures, mais surtout pour donner aux enfants du quartier un espace où dessiner. Ils s’y sentent chez eux. On attend des danseurs de l’extrême-Sud, ce qui a attiré tous les habitués. Les gamins nous font les honneurs de la maison en nous régalant de saluts et grimaces. Chacun s’arrange sans s’en douter pour exprimer un sentiment différent, sincère ou joué. Il serait facile d’y projeter plaisamment les sept péchés capitaux de la tradition chrétienne; mais appelons-les plutôt : la curiosité, la défiance, l’admiration, l’avidité, la courtoisie, l’inquiétude, la générosité.

102
        Dans l’angle des parois de pourpre pâle, peut-être est-ce le passage habile d’un scooter qui a fait tomber le petit cône en carton bleu ayant dû contenir un peu de glace à la vanille. La désolation ayant provoqué quelque trouble, la jeune grande soeur se hâte de rajuster le pantalon en prodiguant ses consolations qui se concrétisent avec une barre de friandise. Mais tout va déjà beaucoup mieux. Les parents, la maison ne sont pas très loin. Tout est calme maintenant dans la ruelle. Le turquoise des sandales apporte sa fantaisie sous l’indigo délavé du jean, tandis que la crinière noire déjà splendide flotte sur la chemise blanc cassé comme un étendard sur l’écume.

103
        L’amie d’un de nos chauffeurs de taxi, seule herboriste femme de toute la ville, nous fait visiter sa bocalothèque. Voici des feuilles pour vous apaiser, des poudres pour teindre vos cheveux, vos vêtements, vos ongles, d’autres pour maquiller, des graines pour guérir, des huiles pour cicatriser, des encens pour séduire, des élixirs pour rajeunir, des écorces pour assouplir, des bourgeons pour enivrer, des pépins pour fournir des rêves, des plumes pour les interpréter, des coquilles pour se laver, des encres pour se décorer, des rouilles pour se donner des forces, des épices pour réveiller les désirs, des onguents pour les satisfaire.

104
        Le drapeau rouge sang, avec ses étoiles vertes à cinq branches, talisman royal, étendu en banderoles comme pour une manifestation au travers de la rue marchande, capte deux éclairages complémentaires : les fentes entre les lattes du plafond donnant sur le ciel éblouissant (on dirait des tubes à gaz rares), et les rayons du soleil qui viennent les croiser en obliques, baignant la mosaïque des vêtements et des voiles multicolores proposés aux chalands qui se pressent. On reconnaît un touriste de dos à la bretelle de son appareil photographique. Les dames voilées ou non portent leurs sacs à main. Quelques ampoules attendent la tombée de la nuit pour la compenser par leurs lueurs.

105
        C’était la plus belle palmeraie de tout le Maroc, mais si cela reste un pôle d’attraction pour visites guidées, ce n’est plus qu’un vestige. Autour des grands hôtels de chaînes multinationales qui grignotent chaque jour le voisinage, des jardins soignés enchantent la riche clientèle oisive. Ce terrain vaut de plus en plus cher. Les patients dromadaires, ruminant leurs anciennes caravanes, attendent les touristes que déversent les autocars ou les vieilles calèches aux inutiles lanternes astiquées avec soin, aux chevaux parfois fringants, souvent étiques, munis de sacs pour recueillir leur crottin. Hygiène et économie. Un de nos accompagnateurs, jeune élève d’une école privée, arbore ses dents de castor mélancolique au-dessus de l’inscription de son blouson qui semble venue d’une planète de science-fiction.

106
        Le Soleil a eu la bonne idée de se coucher juste au moment de la sortie des classes. Dans sa chute rapide qui va teindre de jus d’agrumes tout l’écran du ciel pour quelques instants, il accroche au passage les gamins en quadruple file qui se retournent pour saluer les visiteurs à la coursive du deuxième étage, allongeant leurs ombres pour les faire ressembler à celles qu’ils auront adultes, comme si les hommes et les femmes qu’ils seront un jour, les surveillaient silencieusement, bien plus efficaces que leurs parents ou professeurs. Quand ils seront eux-mêmes parents, et certains d’entre eux professeurs, ils auront oublié qu’ils ne seront que des relais pour les ombres très attentives de leurs enfants ou élèves, ces ombres futures qui continueront leur prospection.

107
        L’ancestral clavier des terrasses devant l’horizon de l’Atlas, s’est hérissé aujourd’hui d’antennes, comme des fantômes affamés, qui cherchent à capter des lambeaux de musiques ou d’informations, s’est fleuri de paraboles qui inondent maintenant les salons et les chambres donnant sur les cours, avec des images plus ou moins licites, diffusées par des satellites qui ignorent les frontières et les règlements locaux. La publicité, les stars, les matchs, les fusillades dans les villes américaines, les interminables romances chez les richards du Moyen-Orient, tout cela remplace les conversations d’autrefois, les récitations, les méditations, les révélations.

108
        L’ancienne propriétaire du riyad qui nous héberge, traductrice du Coran, avait deux passions, outre celle des langues et des religions sémitiques : la musique et la nage. Elle s’était fait installer un orgue dans un des salons donnant sur la cour ou plutôt le jardin intérieur, avec deux claviers et un pédalier, lequel pourrait encore être utilisé moyennant quelques révisions (on imagine quels délicieux concerts dans les nuits d’été !), et une grande piscine pour laquelle ce serait plus difficile à cause des problèmes d’eau que connaît la ville. On l’a donc recouverte d’un plancher bâché, ce qui procurait un magnifique atelier en plein air, ombré de canistres et d’une immense vigne, où régnait une merveilleuse ambiance de dialogue des arts. Malheureusement un jour il a plu du matin au soir, ce qui était une bénédiction par ailleurs; mais il a fallu se débattre pour tout sauver. Le lendemain, cela avait séché; on a pu se remettre à l’oeuvre.

109
        Un accroc dans la couverture de lattes à claire-voie, un tapis pendu par un coin prend des allures d’épouvantail; la lumière électrique vient réchauffer encore l’accumulation de vestes, sacs, tentures, poufs à remplir, si bien qu’on a l’impression d’assister à l’intrusion soudaine du plein midi à l’intérieur d’une soirée calfeutrée. Les flots moutonnant d’une rivière de têtes viennent frapper contre cette herse ou cette harpe, écumer en marchandages, retrouvailles, discussions sur l’actualité, les projets, l’urbanisme, les études des enfants, les événements étranges, toujours signes avant-coureurs de quelque apocalypse.

110
        Les danseurs sont arrivés avec leurs robes de rayonne criarde. Il manque encore un musicien, mais on va commencer sans lui. Le tambour commence à battre, les pieds à dessiner des étoiles complexes sur les briques du sol. Les assistants sont attentifs et la plupart des enfants restent immobiles. Mais voilà que celui-ci n’y tient plus. Il serre les dents. Il commence à plier les genoux, presque sans s’en apercevoir, malgré ses efforts pour se tenir bien; de plus en plus fort jusqu’à sauter de bonheur. Pour quelques instants il devient le foyer des regards. Une femme, peut-être sa mère, défait son capuchon pour mieux le voir. Le vieux gardien moustachu s’attendrit. Les visiteurs du Nord, les yeux piqués des flammèches du flash, ne savent plus où donner de la tête. Voilà, c’est parti, le spectacle a déjà commencé depuis longtemps. Les danseurs sont là non seulement pour qu’on les admire, mais pour qu’on s’aperçoive qu’il y a du spectacle partout.

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        On lave; il faut laver; on profite de la moindre accalmie dans le tourbillon des chariots, triporteurs, vélos, pour faire gicler quand il y en a, l’eau qui accroche maintenant le reflet d’une petite fille en rouge levant les yeux vers un trio de femmes en conversation. Le dallage montre ses croix. On pourrait penser qu’il y a là quelque prosélytisme de la part de l’ancienne puissance protectrice, fille aînée de l’Église; mais non, cela est trop récent. Y aurait-il alors sournois dessein de faire fouler aux pieds cet emblème souvent détesté ? Ici nul touriste; rien pour eux. Pourtant une bande blanche, enseigne minimale, nous signale la présence d’un hôtel. C’est qu’il doit y avoir d’autres types de voyageurs. C’est une tranquille rue commerçante sans précipitation, à part naturellement le vrombissement d’un deux roues qui en croise un autre en se demandant ce qu’il fait là.

112
        Descendants d’anciens esclaves, les Gnaouas viennent de l’extrême-Sud du pays, où les déserts communiquent à travers les frontières officielles avec ceux de la Mauritanie ou du Mali. Des rythmes, des pas de danse, des mythes héroïques transitent jusqu’à ces ruelles grâce à leurs transes par lesquelles ils électrisent les fêtes des mariages et guérissent les maladies. Ils font parler leurs crotales qui les entraînent à des sauts vertigineux. Celui-ci a perdu sa calotte dont il faisait tournoyer le plumet selon toutes sortes d’orbites. La représentation est mise en abîme dans le viseur d’une caméra numérique. On y retrouve le tambour rouge et le danseur vert qui attend son tour pour passer au centre.

113
        Un pied de vigne immense, bien antérieur sans doute à l’achat du riyad par la traductrice organiste; antérieur même peut-être à sa construction qui ne date que du XIXème siècle. Qu’y avait-il auparavant ? Un autre riyad qui tombait en ruine ? Ou bien quelques modestes maisons dont l’une avait dans sa courette ce pied de vigne ? La cour intérieure est distribuée en quatre bassins ou massifs en contrebas autour d’une fontaine qui les irrigue quand elle fonctionne, plantés de divers palmiers, certains très élevés, de cyprès, de rosiers, d’herbes aromatiques, de daturas et d’un choix d’agrumes. C’est dans l’un d’eux que prend naissance cette liane vénérable et mystérieuse, aux courbures enivrantes bien avant que l’on s’avise de faire fermenter le jus de ses grappes. Elle escalade le haut mur et ses tuiles vernissées vert avant de se répandre sur la piscine-atelier pour y apporter ses suggestions d’ombre.

114
        C’est le soir surtout que l’immense place est animée, mais certains marchands y restent toute la journée avec leurs étalages, au milieu des vélomoteurs au repos et des femmes affairées. C’est de l’autre côté des montagnes que vient ce camphre, de l’autre côté de la frontière qu’a été préparé ce safran, de l’autre côté de la mer que l’on a cueilli ce thé, de l’autre côté de la Terre que l’on a distillé ces parfums. Je reste assis tranquille à vous les proposer, mais ils ont fait d’immenses voyages sur le dos des dromadaires, dans les wagons des chemins de fer, les soutes des navires ou même celles des avions que l’on voit descendre vers l’aéroport et briller dans le soir comme des planètes inattendues. Des gens ont risqué leur vie pour qu’ils arrivent, se sont battus, certains sont morts; des gens qui ne parlaient pas notre langue et adoraient d’étranges dieux.

115
        Est-ce pour ce morceau de carton roulé qu’ils se battent fraternellement ? Ou pour quelque friandise ou figurine qui y serait cachée ? Le pull-over du plus petit arbore une silhouette qui est probablement celle du Charlie Brown de la série américaine Peanuts. Sur celui du plus grand est inscrit “Kayak trail, Saguenay, Québec”. On pourrait croire qu’il lui est impossible de comprendre ce que cela signifie. C’est compter sans la télévision, sans toutes ces paraboles dont l’une, fierté de ses parents, fait peut-être déferler sur lui pêle-mêle des images d’outre-Atlantique.

116
        Voici l’homme et la femme tels que nous les montrent les dernières découvertes de la science occidentale moderne. L’homme n’a pas de tête. Ils n’ont ni bras ni jambes. Mais ils sont ouverts sur ces intérieurs mystérieux qui parfois nous font tant souffrir. Le plus extraordinaire, c’est qu’on peut sortir les organes, les soupeser, les tenir dans la main comme font les grands chirurgiens dans les séries télévisées qui nous découvrent les services des urgences dans les hôpitaux. Voici les poumons, voici le coeur, le foie, l’estomac. Je les manipule pour vous les montrer, pour vous faire visualiser le lieu d’où vient votre malaise, et donc savoir quel flacon, quelles infusion, quel sinapisme vous convient. Mais la meilleure médication n’est-elle pas la contemplation du minaret de la Koutoubia que vous pourrez rapporter chez vous en miniature, afin de soigner en la regardant vos migraines et vos doutes ?

117
        Il tire les charrettes dans les rues les plus larges où son maître essaie de le faire avancer plus vite en ne ménageant ni les injures ni les coups de bâton. Dans les ruelles étroites il apporte sur son bât, par exemple, les ballots de chaussures qui vont être suspendues comme des oranges sur leurs branches, en général une seule par paire; c’est plus prudent. Elles feront rêver les femmes et les enfants, car cela s’use vite sur la poussière et le rocher. L’âne profite de cette pause pour secouer ses oreilles et ruminer confusément dans sa tête ses mémoires qu’il ne sait ni dans quelle langue, ni dans quelle écriture il pourra jamais rédiger.
 

XVI

 BEAUVAIS 2006

118
        Depuis que la flèche que l’on avait voulue la plus haute du monde, s’est effondrée, la cathédrale inachevée n’a cessé de tanguer lentement comme un immense navire à demi englouti. On a beau multiplier les étais, les tirants, les colliers pour assurer les chapiteaux au milieu du feu des verrières, des écailles tombent des voûtes et il faut préserver les visiteurs ou fidèles contre une pluie apocalyptique. Les personnages de l’horloge astronomique attendent la conjonction planétaire qui fera démarrer le glas du naufrage définitif ouvrant les pans de mur comme les sépales d’un bourgeon.
 

XVII

 METZ 2006

121
        Il avait plu toute la journée. Les chaises étaient vides. Passant sous le grand chandelier le vieil archiprêtre se demandait s’il n’allait pas déclarer aux vieilles de plus en plus rares qui viendraient écouter les vêpres comme autrefois, que ce ne serait plus la peine de revenir, qu’il fermait boutique. Soudain le Soleil a fait retentir son gong; la douceur de prier qui l’avait baigné dans son enfance a ruisselé de nouveau sur les pierres, et pendant un instant il s’est mis à chercher comment sauver quelque chose de tout cela, comment le transfigurer, traduire et transmettre, sauver ce qu’on appelait le salut. Puis la paupière du climat s’est refermée.
 

XVIII

 OXFORD 2005

122
        Dans la chapelle du très ancien Nouveau Collège de la grande université des sorciers, au-dessus du monument aux morts d’une guerre particulièrement atroce, mais nullement la dernière, le jeune organiste déchiffre des pages de Thomas Tallis ou William Byrd tandis que les fantômes profitent de la rareté des vivants pour venir l’écouter en retrouvant les stalles qu’ils avaient occupées avant les bombardements et tranchées, quand c’était encore le temps du bonheur de l’étude et des rencontres amoureuses, buvant une grande lampée d’existence douce-amère avant  de se rendormir dans l’apaisement.


 
 
 
 

RÉTROVISEUR 2
(Escales visuelles 3)
 

XIX

 LOUQSOR 2007

123
        Elles ne regardent même pas les effigies colossales du roi-dieu, ce à quoi elles ne se croient pas autorisées par les interprètes du Livre, mais elles se sentent regardées par lui, ou plutôt à travers lui par toute une succession de visiteurs au long des siècles dont les touristes d’aujourd’hui ne sont que l’écume, par elles-mêmes allant à leur propre découverte, essayant l’arc-en-ciel de leurs voiles dont les nuances, animant les vêtements noirs officiellement conservés, dans ce théâtre où tout est prêt pour les illuminations de ce soir.

134
        Attelé à sa calèche abondamment décorée de pendentifs et lanternes, le vieux cheval n’est nullement troublé par les photographes dont les ombres raient les petits carreaux du trottoir et le macadam de la chaussée constellé de taches d’huile échappée à des moteurs exténués. Fier de l’intérêt qu’il suscite, se sentant supérieurement astiqué et paré, il attend qu’un client - en général un couple de clients d’un certain âge -, se décide pour pouvoir se dégourdir les jambes, caressé par le long fouet de son cocher, le long du Nil jusqu’à l’entrée du grand temple d’Amon pour revenir à celle du reposoir de sa barque, avant de rentrer à l’écurie dans un village des environs, blotti parmi les cannes à sucre et les fèves.
135
        L’ancienne porte est solidement barricadée, car si l’un des fidèles, dans une ivresse de prière, s’égarait de ce côté, il tomberait à grand péril dans un évidement de l’Histoire, dans cette crevasse immense que l’on avait si bien su recouvrir; car si l’inscription verte sur le balcon autour du minaret proclame le nom d’Allah même en l’absence de son muezzin, d’autres appellations le traduisent en langues fort diverses dans la houle des conversations qui effleure les femmes et gicle autour des impressionnantes représentations interdites. C’était un bateau que l’on transportait dans la liesse en ces temps à peine imaginables, et c’est un bateau qui s’est échoué sur cette falaise, attendant une improbable remontée des eaux, avec une angoisse qui conduit certains marins à des violences désespérées.
137
        Pour passer de l’autre côté, voir les merveilles promises par les guides : Vallée des Rois, Temple d’Hatchepsout, Medinet Habou, le pont est beaucoup trop loin vers le Nord. Il faut traverser en bateau. Bien sûr les touristes venus dans leurs hôtels flottants qui se pressent bastingage contre bastingage, n’ont pas ce genre de souci. Pour les autres il y a les navettes encombrées et bruyantes avec des horaires approximatifs. Autrefois il n’y avait que les felouques, et aujourd’hui encore c’est ce qu’il y a de plus agréable. Certaines sont couvertes pour vous protéger du Soleil, avec pneus ou bouchons pour atténuer les chocs. S’il y a du vent, celui-ci prend la voile entre ses doigts pour vous faire gracieusement virer jusqu’au débarcadère. Parfois il n’y a que la rame, ce qui est nettement plus long, mais avec un son délicieux.
140
        À la surface on voit bien que les eaux viennent de la confluence du Nil blanc et du Nil bleu; mais dans les entrailles du fleuve elles sont mêlées de ce limon avec lequel on dit que le ou les Créateurs, quels que soient leurs noms et leurs jalousies, ont façonné les premiers hommes. Les bicyclettes le long du quai n’ont pas besoin d’être cadenassées; ce ne sont pas les touristes qui vont les prendre. Et si quelqu’un d’ici en emprunte une, grand bien lui fasse ! Il ne sera pas difficile à retrouver s’il tarde un peu à la remettre en place. Quant au vieillard qui s’apprête à descendre les marches... Mais non, ce n’est pas un vieillard; à y regarder de plus près il ne doit guère avoir dépassé la quarantaine. C’est un paysan emmitouflé à cause de la bise d’hiver, qui porte un couffin de victuailles par derrière l’épaule sur son gourdin, pour quelque visite.
146
        C’est une sortie d’école secondaire sous la conduite de son maître aux cheveux grisonnants, une plongée dans le passé prestigieux qui n’a cessé pendant des siècles d’égrener ses trésors évoquant un envers de l’Histoire enseignée à l’ombre des minarets, et que les étrangers sont venus réveiller, soulevant l’un après l’autre ses linceuls avec l’aide d’armées de nos frères, de nos pères, de nos grands-pères et déjà de nos lointains aïeux, transportant sac de terre après sac de sable, pesant sur des leviers pour détacher les blocs, tirant sur des cordages pour les installer sur des traîneaux, puis des chariots ou camions, tout cela pour aboutir à cette autre version de la mosquée à la mesure de ces géants vaincus, mais non détruits par les anges, de ces génies qui ont trouvé refuge, il n’y a pas si longtemps, dans des lampes nouvelles, dans les ampoules électriques d’où ils sont ressortis pour nous offrir des téléphones portables et des ordinateurs talismans. Ici tout est ordre et beauté. Dans cet oasis de calme, le vent qui fouette les palmiers se transforme en haleine qui caresse les pans des vestons. Un luxe inouï s’affiche sur les parois qui décrivent des fêtes difficiles à reconstituer. Quant à la volupté, les nudités royales viennent au secours des caftans et des voiles.
 

XX

 NEW-YORK 2006

124
        On a installé dans le Muséum d’Histoire Naturelle, sur Central Park, une serre où les papillons exotiques se reproduisent à profusion,  fleurissant de leur splendeur éphémère le décor de sous-bois tropical entre les plafonds et parois. Dans leur ébahissement ils confondent parfois les épaules des visiteurs avec des branches, leurs mains avec des feuilles, et si l’on reste bien immobile, peuvent s’y reposer quelques instants avant de reprendre leur volètement. Cela est si émouvant pour l’enfant qu’il a besoin de l’appui précautionneux des doigts bagués de sa mère, de ses poignets à bracelets, pour faire durer la contemplation rieuse quelques instants de plus.
 

XXI

 KARNAK 2007

125
        Le temple funéraire avec toute sa ville de greniers pour les années de vaches maigres, sert ici de cadre prestigieux à l’humble hameau niché sous la pyramide naturelle forée de centaines de tombes plus ou moins somptueuses, qui sont peut-être des milliers. Les enfants encore effarouchés malgré l’abondance parfois de visiteurs, essaient d’apprivoiser ceux-ci en leur proposant de menues poupées de chiffons, sans doute semblables à celles que perdaient autrefois les élèves des premières années de l’école des scribes qui, entre les jours de fête, devaient avoir comme récompense la permission d’admirer à la lueur des lampes à huile quelques-uns des hiéroglyphes les plus soignés.

127
        Bossuet qui avait eu vent de l’existence de la grande salle hypostyle, s’étonnait de la persistance des couleurs remarquée par les voyageurs, de ce qui pourtant, selon lui, résiste le moins bien aux attaques du temps. Il s’agit ici du Ramesseum qu’on appelait dès la fin de l’Antiquité le tombeau d’Ozymandias, et encore dans la Description de l’Égypte. La couleur verte a en effet très bien tenu sur les chapiteaux en forme de papyrus. Ce qui surprend, c’est que c’est surtout sur les parties jadis émergeant des couches de sable et de limon qu’elle est la plus fraîche, comme si l’ensevelissement, tout en préservant les détails, les avait en quelque sorte polis, poncés, lessivés, purifiés, transformés en leurs propres fantômes, comme plus tard les oeuvres des Grecs et des Romains.

132
        Impossible pour les visiteurs, même en groupes cornaqués, d’autant plus pour les solitaires ou les petits ensembles, de marcher en ligne droite parmi ces immenses colonnes désorientantes. Ils tournent, ils hésitent, ils s’arrêtent, repartent, se penchent en arrière pour escalader visuellement ces fûts jusqu’aux chapiteaux sur l’un desquels on raconte que Maspéro, lors de ses travaux de restitution, avait organisé un dîner de 25 couverts autour d’une table ronde avec crédence pour le service. Leur progression se transforme en chorégraphie. Ce n’est pas vraiment de la danse, mais une déambulation solennelle, tel un récitatif en musique. La lumière intense, baignant les pierres couleur de peau, devient une sorte de chair transfigurée, ondulant dans une caverne de renaissance.

143
        C’est dans le musée à ciel ouvert, région où l’on entrepose les pierres les plus remarquables dans un coin de l’immense quadrilatère d’Amon, sous le premier pylône, et où l’on a réussi à reconstituer certains des monuments antérieurs soigneusement déconstruits dans l’Antiquité lointaine, pour en fourrer, les conservant, l’intérieur d’autres pylônes, où on les a retrouvés, déconstruisant ceux-ci eux-mêmes parce qu’ils s’effondraient minés par le travail du sol et du fleuve. Voici un bloc divisé en compartiments où les égyptologues savent déchiffrer des tributs. Mais ce qui nous retient, ce sont les efforts d’un gamin du Moyen ou Nouvel Empire non seulement pour imiter mais pour animer la figure du lion hiéroglyphique en bas à gauche. Il y avait sans doute des couleurs qui ajoutaient certains détails. Ainsi les copies maladroites peuvent nous préciser comment était l’encolure. Mais la queue n’était certainement pas plus longue, et l’enfant en a fait discrètement la critique à ses maîtres sans doute déjà fort lointains.

144
        La grandeur de ces pieds dont Ramsès en rêve faisait retentir les profondeurs du sous-sol, traversant les couches de terrains et de roches jusqu’aux successions de cavernes dont la barque de son ka empruntait le Nil en miroir comme les autres dieux, triomphant d’une porte après l’autre sous les acclamations non seulement des monstres si soulagés d’avoir été encore une fois vaincus, après un combat douloureux et acharné, même si les puissances en avaient comme toujours décidé d’avance l’issue, mais aussi de ses ancêtres, les pharaons antérieurs, même s’ils étaient d’une autre dynastie, et même de ses descendants et successeurs à l’intérieur desquels il trouverait imperturbable une nouvelle incarnation, la grandeur de ces pieds n’a pas empêché son nom d’être effacé pendant des siècles de la mémoire des hommes avant d’être redéchiffré par Champollion. Le Soleil se lève toujours à l’est et se couche à l’ouest, mais sa navigation souterraine est en panne, et les portes du monde inférieur-intérieur sont non seulement délabrées et bouchées, mais réduites à l’état d’ombres errantes.

148
        On est en train de restaurer le temple d’Opet, déesse de l’accouchement, petit par rapport à celui de Khonsou à côté, le dieu-Lune, lui-même petit par rapport à celui de Mout, la nuit, sa mère, lui-même très petit par rapport à celui d’Amon, son époux, son père, le pharaon des dieux. À l’extérieur on tamise chaque poignée de sable pour en extraire des perles de verre, de céramique ou de métal, parfois des monnaies, des scarabées, des figurines. Ce sont comme des coquillages sur les plages du temps. À force de brosser, feuilleter, dégager, on voit émerger des assises, affleurer des états antérieurs. C’est la même chose, une fois franchie la porte encombrée d’étais, mais dans l’infra-mince. Il s’agit de débarrasser les parois de leur crasse millénaire, de la suie déposée par les foyers des hébergés dans ces somptueuses cavernes, de la graisse de leurs doigts et de leurs repars. Il faut alors des échafaudages minutieux, des machines précises : aspirateurs et ponceuses ultra-douces, des techniques sophistiquées d’enduits et de décollage, maniées par de patientes magiciennes. Peu à peu la couleur traverse, revit, éclate; le rouge d’autrefois rivalise avec celui des poutres métalliques d’aujourd’hui, le vert avec celui des entretoises, le blanc celui des mousses détergentes, et le bleu celui des fils électriques.
 

XXII

 LE CAIRE 2007

126
        Dans la ville médiévale, après quelques regards aux mosquées historiques, on peut entrer dans ce qui n’est pas une brocante, mais en quelque sorte son vestibule, un entrepôt d’objets en déshérence, mendiant un coup d’oeil, un nettoyage, une restauration. Quelque antiquaire-vautour, louvoyant dans les parages, jettera son dévolu par exemple sur un panneau de barrière en belle menuiserie à boules dont le pendant n’est peut-être pas si loin, et en exploitera fièrement toutes les possibilités commerciales. Impossible de dresser le catalogue de ces rebuts; mais si vous en remarquez un, le jeune gardien à moustache à peine naissante, écho léger de son léger sourire, saura certainement vous le retrouver lors de votre prochain passage.

128
        Les petits drapeaux triangulaires dessinent un Soleil de misère sur le rideau de tôle ondulée rabattu peut-être depuis des années, indécoinçable. La qualité de l’inscription sculptée sur le bois montre que ce devait être ici un commerce prospère. Les grands parapluies transposent en pleine ville un bosquet de palmiers. Le niveau de la rue a beaucoup évolué. Pour que les camions puissent passer, on a creusé dans les sédiments qui continuent de s’accumuler : oranges abandonnées, restes de cageots avec un peu des fanes de leurs légumes, tessons, rouleaux d’emballages variés, madriers provenant de l’écroulement progressif de constructions anciennes, cendres produites par les petits foyers autour desquels se rassemble le menu peuple du quartier quand le froid descend avec le soir; car c’est l’hiver.

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        Dans la ville copte, avec ses propres vestiges de remparts antiques, au sud de ceux du Moyen Âge, comme dans les autres quartiers vénérables, les alluvions de l’occupation humaine ont considérablement diversifié les niveaux. Ici l’on n’a pas attendu les archéologues pour fouiller, de façon d’autant plus brutale que l’on découvrait souvent des trésors, de l’or et des gemmes parfois, mais aussi des objets énigmatiques avec leurs inscriptions en diverses langues plus ou moins disparues. Cette église s’est retrouvée comme suspendue - c’est son nom -, surplombant les autres et les rues alentour parmi les plus tranquilles de la métropole immense et bruyante. Toute cérémonie familiale est prétexte à des installations provisoires où se retrouvent, autour d’un pique-nique sur les marches, les diverses générations.

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        De plus en plus profond dans les coulisses du parcours touristique. Ces murs étaient beaux du temps de la splendeur orientale, avec cette arcade dont on devine le départ. Le photographe ténébreux voudrait en savoir davantage, mais il faudrait une machete spéciale pour se tailler un sentier à l’intérieur de cette jungle urbaine, et l’hospitalité souriante de l’usager de ces lieux ne peut aller jusque là. Il est important de ne pas déranger le minutieux pesage par son collègue d’une poudre blanche qu’il répartit dans des sacs de plastique transparent. Sucre ou drogue, et laquelle ? Très vraisemblablement anodine, tout à fait innocente, mais certainement recherchée. À l’intérieur d’une architecture de bidons et de caisses se cache la bouteille d’un narghilé.

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        Sur les gradins du terrain vague en pleine ville, devant l’entrepôt des oignons et le marchand de soupe chaude, le revendeur de narghilés a disposé ses plus belles pièces. Il doit y en avoir même de neuves à l’intérieur de la boutique; mais l’haleine de nombreux fumeurs, sirotant leur café, jouant au jacquet ou aux cartes, est déjà passée par ces tuyaux et verreries. Tout a été minutieusement lavé, rafistolé. Il manque à certains spécimens leur plateau pour le tabac, leur capuchon ouvragé pour les braises; il ne sera pas difficile de les prendre sur quelque voisin où ils ne sont installés que provisoirement, et de les ajuster le mieux possible pour votre satisfaction, sur la carafe dont la couleur ou la décoration vous séduit.

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        Près des vestiges d’une église antérieure, attenante à la plus ancienne mosquée de la ville, celle d’Amr, compagnon du Prophète, le conquérant missionnaire, somptueusement restaurée grâce aux pétrodollars des émirs du Golfe, deux adolescents bleus miment une rixe. On voit bien que ce n’est qu’un  jeu. Ils en profitent; ils ont toute la place sur le macadam désert. C’est comme si le calme intérieur de la salle de prière était sorti se promener autour d’eux pour protéger leurs exercices, leur apprivoisement-transformation des combats qu’ils auront à mener, ils le savent bien; car l’avenue avec sa foule et sa respiration précipitée n’est qu’à quelques dizaines de pas.

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        Telles des bulles s’élevant des ruminations d’un dormeur dans quelque bande dessinée, les tamis proposent les différentes finesses de leurs réseaux. Voici pour la farine la plus blanche, pour la métisse, pour le son. Vous pourriez en avoir pour la poussière, le sable, les gravillons, les galets. Ou encore pour les graines; café, maïs, blé, sésame. Dans la confusion générale ils apportent la clarté de leurs classifications. Alors le vantail sculpté retrouve sa noblesse, les moulures pansent leurs brèches, les tubes pour les fils électriques découvrent des passages sûrs et discrets, dignes de leur mission lumineuse, chaleureuse, animatrice de moteurs qui aèrent, nettoient, modèlent, d’ordinateurs qui sassent messages et calculs.

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        La poussière serait-elle ce qui conserve le mieux ? Pourvu qu’elle soit abondante et suffisamment fine. Celle-ci semble à cet égard de toute première qualité. Après un bain soigneux les cristaux de ces lustres retrouveront tout leur éclat, tandis que le sable leur aurait été fatal. Ainsi capitonnés ils ne craignent plus les chutes même sur les surfaces les plus dures. Certes cela produira des nuages de cet impalpable duvet qu’il faudra des années de patience pour élever à nouveau en couches aussi épaisse, mais l’on retrouvera tout intact. Par contre le danger rôde. La moindre boîte de conserves mal ouverte, les lampes les plus usagées, les coffres qui semblent les mieux fermés, les fauteuils de bureau à l’allure la plus inoffensive, peuvent dans leur rancoeur receler des ébréchures ou des pointes; témoin la main bandée de l’employé qui passe derrière la chevelure argentée du journaliste.

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        C’est un mur de verre qui protégeait autrefois contre les regards des passants par une épaisse grumelure. Un panneau manque ici. Une fenêtre transparente s’ouvre au milieu, laissant apparaître un fragment de vitrine chez un marchand de narghilés. Devant s’appuient de longues tringles en laiton partiellement noirci, de quoi reconstituer plusieurs lits à baldaquin pour moustiquaire, fabriqués il y a au moins cent ans. Certains morceaux servent d’étendoirs pour la lessive déjà sèche depuis longtemps et qui mériterait d’être relavée en profondeur, ce à quoi elle ne résisterait sans doute pas. Les délicates volutes servent de parenthèses pour cette nature morte au coeur du grouillement.

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        C'est le grand étalage. On croirait que le linge qui sèche à la fenêtre du premier étage en fait partie. Les automobiles ralentissent pour examiner les propositions. C’est le même principe de présentation que dans les échoppes du souk, mais provisoirement développé dans une fraction de la rue entière, à savoir les vêtements serrés les uns contre les autres, avec leurs cintres suspendus à des tringles, disposés de telle sorte que les striures de couleurs soient les plus vives. Certains sont détachés de face, proclamant leurs contrastes, brandis comme des étendards grâce à des fils métalliques arrimés aux balcons ou aux branches de l’arbre auxquelles sont suspendues aussi les ampoules électriques alimentées depuis l’intérieur de l’immeuble, qui ce soir vont raser tout cela d’une lumière crue.

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        Sur les panneaux sombres, la pluie de ces jours derniers a transformé les orifices circulaires en astres entourés de couronnes ou chevelures. Certains sont striés comme des géantes gazeuses. Devant cette exposition de science improvisée, le porteur de pain qui ne peut rien en voir, à cause de l’immense plateau qu’il porte sur la tête, vérifie l’équilibre de celui-ci avant d’exécuter la figure la plus difficile de sa chorégraphie quotidienne : l’embarquement sur la bicyclette et son démarrage pour le louvoiement contrôlé d’une seule main entre les véhicules et les piétons qui ralentissent en tournant leurs narines alertées par l’odeur de ces graines gonflées, juste sorties de la coque de leur four, après semailles, moisson, meulage et pétrissage, étuis pour le déjeuner quotidien, qui continueront leurs aventures vitales à travers la machinerie digestive, pour devenir vue, audition, démarche et reproduction. L’un d’entre eux, arborant sur son écharpe une date future où l’attend sans doute quelque événement sportif, écarte une cigarette pour mieux sentir.

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        Dans une belle maison d’époque ottomane, récemment restaurée, quelques ustensiles retrouvés : plateau de cuivre pour servir le café broyé par le moulin auquel j’attribue d’abord, sans y réfléchir, une origine européenne; car il ressemble fort à ceux dont nous nous servions dans mon enfance. Mais je suis peut-être la victime d’une illusion; car si j’ai vu des moulins à café très différents dans le Proche-Orient, en forme de cylindre allongé par exemple, il n’est pas impossible que ce modèle cubique soit aussi originaire de cette région comme l’usage qui en a produit le besoin. Sans le savoir j’aurais donc imité le geste de jeunes Égyptiens aux descendants desquels j’ai essayé plus tard d’enseigner un peu ma langue, ce qui me l’apprenait par contrecoup. Il en est de même pour le fer à repasser avec son ventre ouvert pour garder les braises. Quel historien de ces techniques éclairera mais incertitudes ?

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        Tout est de guingois dans ce marché du crépuscule où sinuent cyclistes et automobilistes dans un grand tintamarre de tôles et de timbres, tandis que du minaret d’époque ottomane, droit comme un crayon bien taillé, tombe l’appel du muezzin relayé par des haut-parleurs. Quand j’arpentais ces lieux, jeune loup de l’enseignement, il y a déjà nettement plus de cinquante ans, ces vénérables quartiers bien changés, restaurés d’un côté, dégradés d’un autre, je méprisais cette période qui me semblait celle d’une occupation. Comme s’il n’y en avait pas eu bien d’autres... Je cherchais le mamelouk, l’abasside, le toulounide; je respirais avec bonheur dans leurs cours, admirant étoiles de marqueterie et porches à stalactites; et certes j’y reviendrais sans me lasser. Mais depuis mes passages par Istanbul, il me semble entendre grésiller depuis ces pointes des étincelles qui se prolongent jusqu’aux monuments de Sinan sur la Corne d’Or, tandis que le petit commerce continue ses pesages et marchandages, et que sur leur piédestal de gravats, les clients du petit café commentent les nouvelles de la journée en fumant, humant leur tabac.

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        Non, rien ici n’est fabriqué pour le touriste; ce n’est pas le quartier; même si, égaré par chance dans celui-ci, il peut certes y découvrir de quoi illustrer ses récits de voyage. Sous l’enchevêtrement de fils électriques accrochés aux branches d’un arbre mort depuis longtemps, encore enraciné dans sa lacune derrière le trottoir de béton, il s’agit de fournitures pour fêtes familiales. Il y a même des tarbouches pour rappeler au grand-père celui dont il était si fier quand il était dans l’administration lors de sa lointaine jeunesse. Voici toute la gamme des tambours de céramique, depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, des dromadaires minuscules façonnés avec les chutes du cuir dans lequel on a taillé les babouches, des résilles pour mettre en valeur le visage qu’en général on ne couvre plus, avec de longues franges frétillantes de sequins, et des voiles triangulaires avec un pompon à chaque pointe, pour aller par exemple à un mariage, avec une intensité de couleur telle qu’on a l’impression que ce sont des à-plats.
 

XXIII

 PARIS 2006

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        L’architecte chargé d’installer l’exposition à la BNF baptisée “L’écriture nomade” - on dit aujourd’hui “scénographe” -, a eu la bonne idée de diviser l’espace un peu restreint pour le sujet, par des parois formées de filets à larges mailles carrées au travers desquels on devinait les autres salles ainsi délimitées, ce qui augmentait beaucoup l’impression d’ampleur. Où que l’on fût, quelque chose vous appelait ailleurs, parfois dans un endroit que l’on croyait avoir déjà bien vu, et où l’on revenait pour vérifier. Sous les projecteurs, astres artificiels qui les nuançaient de leurs teintes, les vitrines révélaient plus ou moins les livres ouverts ou fermés à travers les reflets. Dans la distance, l’auteur de ces lignes paraît affublé d’une collerette à la Rembrandt.


 
 
 
 

RETROVISEUR 3
(Escales visuelles 4)
 

INDE 2008

XXIV

 SUR LA ROUTE

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        On roule de ville en ville dans un solide 4x4 avec un chauffeur habile qui considère un peu ses vieux clients comme de grands-parents adoptifs. On croise charrettes qui attendent avec leurs mulets, scooters vides, camionnettes au repos, câbles à demi déroulés de leurs énormes bobines, flâneurs les mains dans les poches, coursiers se hâtant dans les ruelles, immeubles à volets verts, belvédères et terrasses, balcons avec publicité, impressionnantes installations électriques d'un autre âge, depuis longtemps proie de la rouille, avec quelques pigeons perchés, en particulier sur une menue antenne de télé rajoutée là plus ou moins légitimement par un usager des environs, et tel un fanion de victoire, un cerf-volant défraîchi échoué là depuis la dernière fête.

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        Le long des routes, quand il fait très chaud et que la pluie de tombe pas, le besoin d'une sieste se fait souvent sentir. Dans les bistrots où l'on peut se rafraîchir en buvant quelque boisson gazeuse venue d'Europe ou d'Outre-Atlantique, ou se remonter avec du thé ou du café très forts, on met à la disposition du camionneur ou du piéton des lits de repos à cadre de bois posé sur quatre pieds carrés ou chantournés, avec sommiers généralement en filet de cordes de diverses couleurs. Une planche permet de poser ses affaires. Pour les fatigues moyennes, des fauteuils de plastique facilitent la conversation autour d'une table épicée de gobelets opalins qui rediffusent la lumière.

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       Ce que j'aime ici, c'est le poudroiement de la lumière tamisée par des arbres dont on voit seulement un tronc avec de magnifiques balafres de peinture. Aussi le rebord de la route, cette haute marche qui fait du trottoir une scène où la mère et l'enfant qui tient dans les mains une sorte de gaule avec laquelle il farfouille entre les pierres pour en faire sortir lézard ou souris, la chèvre et son biquet jouent leur vie quotidienne, derrière le rideau demi-tiré d'un sari qui sèche, les dalles autour du point d'eau, mais surtout cette longue plaque qui doit avoir un poids terrible et donc qu'il a dû être difficile de déposer ici sans la casser. Qui a pu s'en charger ? Et pourquoi ? Le drap publicitaire, devant l'ombre verte, nous enjoint de jouir de la vie. Obéissons-lui sans tenir compte de son commanditaire.

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       C'est une gitane; donc elle appartient à l'un des groupes les plus méprisés, à l'extérieur de cette société de castes si hiérarchisée qu'elle soit déjà, même si l'évolution économique a produit bien des renversements. Et pourtant c'est parmi son peuple que les fabricants de châles recrutent les meilleurs brodeuses. Pour l'instant son bébé la rend si heureuse, sous son capuchon de lutin ou de moine, que l'avenir semble s'ouvrir heureusement devant son regard, et qu'elle étale avec fierté ses admirables mains aux ongles soulignés d'une légère teinte de rouge. Ses dents sont aussi brillantes que le blanc de ses yeux. L'anneau de son nez lui donne comme une narine supplémentaire pour se faufiler parmi les odeurs, et son marmot est fasciné par quelque animal qui s'agite sur le trottoir.

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       Les routes sont dangereuses, les doublages impressionnants. En principe on conduit à gauche, selon l'influence britannique, mais le nombre de débordements est tel que souvent la circulation est inversée. On travaille beaucoup sur les autoroutes pour les réparer, mais, que voulez-vous, avec ces inondations tous les ans, les ravinements provoquent une débâcle du béton. Quant aux routes secondaires, il faut les prendre comme elles peuvent, avec les vaches efflanquées qui les occupent sans souci. Donc les roues sont mises à rude épreuve; il faut les redresser, les rapiécer, les regonfler souvent. D'où ces établissements de fortune, d'une extrême légèreté qui leur permet de se déplacer rapidement en cas de modification du trafic ou du réseau : juste un réservoir d'air comprimé sur son piédestal de vieux pneus, avec son tuyau élégamment accroché à une branche, à côté de l'ampoule électrique pour les interventions nocturnes, et la cahute-atelier où les outils sont soigneusement rangés.

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       Le style des rickshaws, tricycles, motopousses change selon les villes et naturellement les Etats (puisque l'Inde est une république fédérale). Partout ils sont décorés, mais de façons très diverses, avec certains styles particulièrement flamboyants. Le nickel étincelle, les bannières claquent au vent, les pompons de laine étalent la variété de leurs nuances. On en voit de longues files en attente auprès des gares de bus ou de train, des monuments publics ou des hôtels de demi-luxe. Mais quand ils sont pleins, c'est au superlatif. Ils sont en général débordants. On voit tant de têtes qu'on se demande comment tous ces corps peuvent s'arranger dans un espace aussi restreint. D'autant plus qu'il y a les bagages, et souvent les objets précieux que l'on serre contre son coeur. A chaque secousse, on se tasse un peu plus, les coudes rentrent dans les ventres, les rondeurs s'enfoncent dans les recoins. A l'arrivée chacun récupère ses membres avec une difficulté souriante.

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       L'école est finie. Nous rentrons chez nous. C'était une bonne journée : professeurs intéressants, récréations réussies. Messieurs les touristes, regardez comme nous avons gardé propres nos pantalons et chandails bleus, nos chemises blanches. Toutes nos affaires sont bien rangées au-dessus de nos têtes. Nous ne sommes pas certains que vous parviendrez à lire ce devoir que nous vous montrons, non seulement à cause des secousses, mais de notre écriture qui doit vous être étrangère; pourtant soyez assurés que la note en est excellente. Nous nous demandons de quel pays vous pouvez bien venir. D'Europe occidentale sans doute; justement, c'était la leçon de géographie. Ce qui nous intrigue surtout, c'est cette espèce de coquille en paille, juste derrière le pare-brise et les essuie-glaces, sous le rétroviseur, qui sert peut-être de couvre-chef à l'un d'entre vous. Par contre l'extincteur à votre gauche est bien de chez nous.

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       C'est à un passage à niveau. On attend le défilé des wagons, qui durera longtemps. La file des véhicules s'allongent; ils s'encastrent ingénieusement les uns dans les autres, s'imaginant à tort que gagner quelques centimètres leur épargnera quelques minutes lors du redémarrage, leur permettra de doubler celui qui les avait doublés et s'est trouvé bloqué juste par devant, alors qu'il faudra beaucoup de précautions pour démêler l'écheveau de métal, bois, tissus et chairs diverses, éviter cabossures éraflures et bleus. Sur le sac à dos vert de la jeune fille en rouge, un repliement rend un peu difficile le déchiffrage du mot « focus » qui, à première vue, semble venir d'une autre planète, mais le mot « compact » sur une pancarte fixe nous rappelle que l'Inde est aussi une championne de l'électronique.

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       Un carrefour. Les feux de signalisation sont en panne. Cela arrive si souvent qu'on a l'habitude de s'en passer comme avant. Quand ils marchent tout prend un air de fête et de modernité. Les flots tumultueux s'écoulent un peu plus vite. On a envie d'offrir une fleur au sanctuaire le plus proche. La possession d'un scooter implique un beau blouson brillant pour l'hiver où les soirées sont fraîches. La moto autorise la robe indigo et le turban d'il n'y a pas si longtemps. Avec les ânes qu'il est difficile de mener à deux de front dans ce trafic, va la blancheur traditionnelle et son drapé. Les piétons supputent leur chemin dans ce moment d'hésitation général qui va se dénouer brusquement.

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       Au-dessus de la petite famille rouge avec la chèvre noire, c'est comme une armoire en plein air où on laisse divers objets disposés en nature morte, qui ne pourraient tenter le plus démuni, le plus méprisé des innombrables vagabonds. Au-dessus, un soupirail ajouré aère le logis minuscule adossé aux remparts, les serviettes en train de sécher rebleuissent par leurs ombres l'indigo délavé proclamé par la tenture publicitaire au-dessus de l'auvent de tôle ondulée, chargé des poussières de la route, que la mousson lessivera comme chaque année. Un rayon de soleil bienvenu, renvoyé par quelque miroir, éveillait la couleur à l'intérieur de la voiture, qui habituellement paraissait noire par contraste avec la réverbération externe.

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       Le camion est réduit à sa plus simple expression. On croirait qu'il n'a plus de moteur, juste un radiateur consolidé par des planches liées par des cordes; trois petits projecteurs comme phares et la tige du volant qui sort du plancher. Son ombre paraît encore plus décharnée. Derrière le banc bleu canard, juste une plate-forme largement débordée de tous côtés par un énorme ballot formé d'un assemblage de toiles cousues et ficelées, certains se dépenaillant au vent, contenant vraisemblablement un entassement de feuilles de moutarde, fourrage destiné au bétail inventorié, le tout arrimé de haubans comme le gréement d'un navire en pleine brise. Derrière un banc provisoire, tout au bord de la chaussée, constitué d'une planche de bois sur deux piliers de briques amovibles semblables à celles maçonnées dans le rempart et le trottoir, des cyclistes, sous tôles et parasols, se détendent en jouant aux cartes et suçant des douceurs.

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       C'est une forge nomade. La femme fait tourner la vieille roue de vélo, laquelle communique sa rotation à un petit ventilateur qui l'accélère et souffle un courant d'air sur les braises accumulées au fond d'un menu cratère de cendres. L'homme martèle de la main droite une pièce métallique qu'il tient de la gauche avec une pince sur une enclume cubique d'un décimètre de côté. C'est sans doute destiné à la réparation de quelque voiture en détresse. Le gourbi par derrière abrite la famille, avec ses jarres pour l'eau à l'entrée. La mécanisation rudimentaire forme comme un pilier pour un pont temporel qui nous ramène aux débuts de l'âge du fer, lorsque les héros se forgeaient des épées qui leur permettraient de régler leur compte aux dragons et de délivrer des princesses. Un guerrier d'autrefois sourit sous la barbe de ce vagabond des âges.

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       Les avions dévoreurs de kérosène transportent les riches d'une ville à l'autre. D'interminables trains provoquent aux passages à niveau d'interminables embouteillages. D'énormes camions tentent perpétuellement de se doubler sur les autoroutes défoncées par la mousson, avec sur leur arrière des inscriptions en hindi et anglais demandant de klaxonner avant de s'engager (ce qu'on n'oublie jamais, car une telle délivrance s'exprime dans le raffut !) ou de signaler la nuit par des appels de phares. Des nuées de taxis et tricycles plus ou moins motorisés relient les différents quartiers. Le rêve de tout jeune faubourien est de posséder une moto, tout au moins un scooter. Mais à l'extrémité de cette chaîne, il faut toujours utiliser ses jambes, et si l'on risque d'avoir besoin d'un lit de repos, il est prudent de le transporter soi-même sur sa tête.
 

XXV

 JAIPUR

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        C'est un ensemble de deux demi-sphères creusées dans le sol, en lamelles de marbre blanc séparées par des souterrains en grès rouge dans lesquels pouvaient se faufiler des astrologues afin de préciser leurs observations. Elles se combinent pour donner une image complète de la voûte céleste. Ce sont comme deux mains dont les doigts s'entrecroiseraient. Un cercle ajouré de laiton, tenu au centre de chacune par quatre fils métalliques tendus, projette son ombre plus ou moins nette selon la nébulosité, ce qui permettait de mesurer les influences et d'améliorer les pronostics. Sawai Jai Singh construisit l'ensemble de son observatoire dans la première moitié du XVIIIème siècle, en briques et en stuc. Comme les instruments monumentaux se délabraient, en 1901 son successeur Madho Singh 2 décida de le reconstruire pour la plupart à l'identique, mais en matériaux plus durables.

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        C'est une des deux énormes citernes en argent, trois mètres de haut, que le rajah Madho Singh 2 fit remplir d'eau du Gange pour les amener avec lui à Londres en 1901, lors de sa visite à la reine Victoria. Il fallait bien se baigner quelquefois, mais pas dans n'importe quel fleuve. Leur poids posa des problèmes aux bateaux de la Tamise, qu'il fallut aménager spécialement. Soigneusement entretenues dans le palais royal, elles permettent aux visiteurs d'admirer leurs anamorphoses comme dans une galerie des mirages. On distingue ainsi la photographe au centre flanquée de son compagnon et de leur guide si malheureux de devoir bientôt se marier avec une jeune fille qu'il n'aurait jamais vue. A gauche plusieurs autres touristes. A droite le reflet d'un miroir sur le mur, ce qui donne à cette Inde comme un parfum de Hollande.

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        Parmi les cadrans solaires du Jantar Matar, il est un ensemble de douze, chacun consacré à un signe du zodiaque. Alors que tous les autres ont leur gnomon, la grande pente qui projette son ombre sur un arc de cercle gradué dirigé vers l'étoile Polaire à sa hauteur lors des équinoxes. Ici deux seulement, ceux du centre, dédiés au Cancer et au Capricorne, visent aussi le Nord mais plus ou moins haut, vers l'étoile Polaire lors des solstices, les autres décrivent autour comme un éventail, pour capter les ombres selon d'autres heures en relation avec d'autres saisons. Chacun d'eux est orné d'une peinture qui l'identifie. Celui-ci est dédié aux Poissons. Avec ces arcs de cercle qui traversent les murs creusés de portes lancéolées, on a l'impression de maisons (c'est aussi un terme d'astrologie) qui rentrent les unes dans les autres. D'un édifice à l'autre on navigue dans le déroulement de l'année, on surprend les ombres et les astres dans des positions d'autres moments. C'est une flotte de navires sur l'océan du temps.

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        C'est le plus grand cadran solaire jamais construit. Lorsqu'on est en bas de sa pente l'étoile Polaire apparaît, aux nuits d'équinoxe, encadrée dans le petit pavillon supérieur. On a l'impression d'une rampe de lancement pour un astronef imaginé par quelque civilisation perdue dans une Histoire parallèle. Les fenêtres lancéolées qui percent le mur du gnomon font aussi penser à un aqueduc par lequel ruisselleraient les bénédictions et les influences célestes. Au premier plan le modèle en bronze qui servit pour l'édification. Le rajah Jai Singh 2 rêvait de précision. Il voulait être dans le secret des cieux et des dieux. Malheureusement la distance parcourue par l'ombre multiplie les phénomènes de diffraction et la nébulosité de son bord. Les mesures se révélèrent moins fines que celles d'un cadran plus petit.

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        C'est une petite voûte céleste creusée dans le sol, dallée de marbre. Elle est en deux répliques : hiver et été. Le cercle de laiton fixé au centre par sa croix de fils, projette un soleil très noir, celui de la mélancolie, quand l'astre apparaît dans un ciel sans nuages. Lorsque Madho Singh 2 remplaça en 1901 le stuc originel de Jai Singh 2, qui devait être d'une blancheur éclatante, par son marbre veiné, il a en quelque sorte capté les nuages par un filet à mailles géométriques dans ces citernes magiques comme pour conjurer la sécheresse. Il s'agissait, entre autres choses, de refonder le calendrier traditionnel indien, lequel s'était peu à peu décalé, comme le nôtre, par rapport à son ancrage astronomique, de pratiquer une réforme comparable à celle de notre calendrier grégorien, lequel a été finalement adopté ici comme partout.

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        Il faut toujours entretenir, si ce n'est refaire. Le grand cadran avait besoin d'un sérieux coup de peinture. Pour cela plusieurs échafaudages en bambous géants soigneusement assemblés par des brêlages de fibres. Une expérience millénaire permet une confiance absolue. Le panneau blanc à gauche n'en est qu'à sa première couche de chaux, ce qui rend les larges coups de brosse visibles avec rythmes et nuances. Sur le reste des murs les artisans sont en train de passer l'ocre rouge qui se marie au grès des palais dans cette ville rose sombre. Un double escalier grimpe tout au long du quart de cercle pour qu'on puisse vérifier quelle gradation touche l'ombre. Une femme apporte sur sa tête une grande cuvette pour préparer la teinture. Auparavant elle s'était occupée du repas. Les énormes lambeaux de papier blanc ou bleu sur des radeaux à la dérive protègent une région de marbre qui n'a pas encore reçu son traitement.

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        Cet observatoire vénérable est en même temps un magnifique terrain de jeu. Les enfants y pratiquent l'escalade sur tout ce qui n'est pas en marbre. Les jeunes mariés profitent de tous ces piédestaux pour se faire photographier. Les questions fusent, les explications n'en finissent pas, souvent les hypothèses les plus hasardeuses. A droite on prépare une barrière pour faciliter la restauration d'un autre instrument qui permettra d'autres jeux. Des panneaux en plusieurs langues donnent des éléments historiques loin de satisfaire la curiosité. Tout devient porche d'un tunnel dérobé pour explorer, selon sa culture - véda ou bandes dessinées -, univers parallèles ou sites de réincarnation, chacun le sien, ou deux par deux si les astres ont été favorables. Le grand disque, derrière les cuves célestes, incliné sur le plan moyen de l'écliptique, face au sud, donne l'heure tout l'hiver. Pour l'été on passe de l'autre côté.

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        Tous ces instruments zodiacaux, si précisément qu'ait été calculée leur orientation, ne pouvaient en fait apporter aucune information supplémentaire sur les mouvements des astres. Mais en les prenant au piège d'autres angles, ils les tenaient en quelque sorte prisonniers de ce jardin. Quand on marche entre eux, on a l'impression qu'ils glissent les uns par rapport aux autres et que leurs ombres se répondent en joutes d'énigmes. C'est le port de plaisance de la flottille astrologique royale. Les voiles se réveillent de leur sommeil fossile au vent des dérives culturelles. Les gabiers mathématiciens parcourent les échelles et les anges vibraphonistes décrivent avec leurs marteaux planétaires sur les claviers en arc-de-cercle les destinées avec leurs dissonances et résolutions.
 

XXVI

 FATEHPUR SIKRI

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        Akbar le grand conquérant moghol avait fait bâtir près d'Agra, sa résidence antérieure, la capitale de ses rêves. Il s'agissait de montrer à ces idolâtres profondément imbus de leur culture, comment les croyants ouverts à toutes beautés et artisanats, savaient organiser l'espace. Il dessina, dans son palais de grès rouge, un résumé de son empire avec sa collection de races dans le gynécée autour des trois épouses principales : une turque, une hindoue, une chrétienne, chacune dans son palais particulier. Malheureusement il ne réussissait pas à engendrer de garçon, ce qui l'humiliait fort; jusqu'au jour où un sage versé dans divers textes sacrés plus ou moins licites, lui en indiqua la formule qui se révéla féconde. Il fit ériger une grande mosquée de grès rouge près de son palais, et lorsque le sage mourut, il le fit enterrer à l'intérieur, dans un mausolée de marbre blanc, fenêtres en claustra spécialement ouvragées, aujourd'hui lieu de pèlerinage pour les femmes en désir d'enfant, qui viennent nouer sur la grille de son cénotaphe un brin de laine rouge pour les garçons, jaune pour les filles.

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        Pendant quatorze ans le sultan Akbar régna dans son palais dédié à la victoire, au milieu de ses femmes et de ses filles, enfin même de ses garçons. L'eau, aussi rare parfois l'hiver que dans la contrée de ses ancêtres, soigneusement canalisée y ruisselait de toutes parts en irrigation, fontaines et bassins où il se plaisait à contempler les bains de sa maisonnée, diversement dévoilée, organisant concours et jeux. Mais un jour le Ciel jaloux envoya une telle sécheresse que toutes les sources tarirent dans la région. Akbar résigné transporta sa capitale à Lahore, aujourd'hui dans le Pakistan, et abandonna son chef-d'oeuvre aux oiseaux qui y régnèrent en maîtres pendant trois siècles. Les Britanniques, nouvelle vague d'envahisseurs, décidèrent sa restauration. Maîtres en hydraulique et plomberie, ils réussirent à y faire de nouveau ruisseler l'eau qui permet à la grande mosquée de retrouver son usage.
 

XXVII

 FATHEHPUR

174
        Certains des cabochons ont une lumière que je m'explique mal. Serait-ce une trace d'argent qui renverrait au passage un reflet renvoyé par quelque voiture ? Mais c'était une rue si calme ! Tout vous invitait à enjamber ce seuil pour chercher de cour en cour l'héritier actuel de cette riche demeure à peine délabrée, qui avait laissé son vélo dans le passage. Mais c'était peut-être celui d'un livreur ou d'un messager qui errait dans le labyrinthe à la recherche d'une héritière entrevue qu'il cherchait à retrouver en utilisant n'importe quel prétexte. Tout au fond, une poubelle moderne de guingois atteste que le temps a passé ici aussi, même depuis cinquante ans.
 

XXVIII

 TATEPUR

175
        La plaine est parsemée de petites montagnes très rocheuses sur lesquelles paradent de nombreuses forteresses, pour la plupart en ruines. Certaines splendides sont restaurées et font partie des programmes de voyage, souvent devenues des hôtels de luxe. Au début de notre parcours, après avoir couché dans l'une d'entre elles, nous en apercevons une assez impressionnante au-dessus d'un village. Nous demandons à notre chauffeur ce que c'est. Je transcris le nom qu'il nous a donné, mais sans la moindre certitude, car je ne l'ai retrouvé sur aucune de nos cartes trop peu précises. Il nous propose alors de nous y emmener, disant que cela allait devenir un hôtel d'une chaîne appartenant à des Sikhs, ce qui n'avait pas l'air de lui plaire. Il y a tant de castes et de sectes ! Difficile de s'y retrouver dans leurs bisbilles. Il devait avoir envie de voir où en étaient les travaux qui vont parfois très vite. Nous nous engageons dans de jolies ruelles, montons par une pente acrobatique, mais sommes obligés de nous arrêter bien avant le bâtiment. Il y a encore fort à faire. Le beau pylône rouge et blanc est un prodrome de cette métamorphose.
 

XXIX

 KESROLI

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        Les plaines du Rajasthan, surveillées par leurs forteresses-palais, sont couvertes l'hiver de champs de moutarde, qui vont bientôt fleurir d'un jaune un peu plus acide que celui du colza. On l'utilise non seulement pour le condiment, mais pour faire de l'huile avec la graine et surtout du fourrage avec les feuilles. Si les vaches à bosse, les zébus efflanqués, traînent partout sans appartenir à personne, se débrouillant comme elles peuvent, tranquilles mais misérables dans leur impunité, les bufflesses qui produisent beaucoup de lait, ont des propriétaires qui les attachent et les nourrissent. Aussi naturellement les chevaux et les ânes. Pour les porcs les ordures, pour les chèvres les buissons.

177
        Au bas de la longue et raide pente sur laquelle on monte en chaise à porteurs les dames qui ont les jambes fragiles, jusqu'au fort-palace, le vantail de la grille qui a perdu son répondant, et le globe d'une lampe qui fonctionne peut-être encore. Une bufflesse explique quelque chose à son veau sous la surveillance de la paysanne masquée de rouge. Un homme jeune rapporte un seau d'eau et, sur son bras détaché, la lessive qu'il doit étendre. Deux enfants dans l'ombre attendent qu'on les appelle. Le délabrement fait vibrer la peinture publicitaire don on ne peut plus déchiffrer le message. L'impression de calme est telle qu'on croirait que c'est le soir. En réalité, c'est le matin, juste avant que nous reprenions la route.

178
        On vit avec les animaux qu'on ne chasse plus. Certains sont tolérés, tous plus ou moins apprivoisés, d'autres sont attachés physiquement et moralement. Il y en a partout. Le monde n'est pas réservé aux hommes; il faut le partager avec d'autres espèces de plus en plus en perdition. Nous sommes dans une gigantesque arche de Noé qui flotte sur l'océan de la pollution à la recherche de son mont Ararat. Le corbeau militaire, armé de son bec et de son croassement, n'est plus revenu sur le pont. S'est-il noyé par trop de fatigue, ne voulant en aucun cas enfreindre sa mission et sa discipline, incapable d'interpréter celle-ci avec suffisamment de souplesse; ou au contraire a-t-il découvert un asile paradisiaque qui lui aura fait oublier devoir et compagnons ? Il faudrait envoyer d'autres à sa recherche. Mais on peut essayer aussi la colombe qui nous rapportera quelque rameau d'olivier. On vit en outre avec les machines qui demandent de plus en plus de prudence et de soins. Nous sommes dans un gigantesque atelier de réparation.
 

XXX

 AMBER CASTLE

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        Autrefois c'étaient les palais des grands dignitaires qui montaient majestueusement, à dos d'éléphants peints de fleurs et rosaces, faire leur cour au rajah dans ses colonnades vertigineuses, bien en sécurité au milieu de la grande enceinte escaladant les montagnes, telle une muraille de Chine, scandée de tours de garnison avec vue imprenable sur les alentours. Aujourd'hui c'est occupé par des familles diversement misérables qui ne peuvent rien contre le délabrement. Il faudrait bien sûr restaurer tout cela et ce ne sont pas les projets qui manquent ! Mais il y a tant de ruines somptueuses et vénérables que les gouvernements et même les chaînes hôtelières ne peuvent agir qu'au coup par coup.

180
        Depuis les tours de son palais, le rajah qui revenait régulièrement de Jaipur, sa nouvelle capitale, pour renforcer ses liens familiaux avec Shitala Devi, avatar de Kali, forme effrayante de Parvati, l'épouse de Shiva transformateur des mondes, contemplait une sorte d'immense cratère, image prémonitoire d'une destruction générale, nimbé de son enceinte comme d'un halo menaçant, avec d'un côté l'immense réservoir d'eau  avec son île-oasis, jardin pour la culture du safran, et de l'autre sa ville bourdonnante de serviteurs, dont il ne reste que le noyau avec ses hôtels particuliers et ses temples, ses éléphants et ses bazars, entouré des vestiges de ses élégants faubourgs où l'on s'aménage des recoins, avec çà et là des terrasses d'où l'on peut s'interpeller.

181
        Sur la terrasse du palais, respirant l'espace et se photographiant, je compte à première vue douze visiteurs, mais il y en a peut-être seize. Entre la dame en rouge sur la gauche et sa voisine en vert perroquet et châle noisette, frémit un pan de robe orange. Entre la verte et une seconde rouge, surgit une tête voilée de noir. Ensuite deux hommes, l'un assis en tailleur, l'autre à califourchon sur la rambarde, semblent oublier le paysage en s'absorbant dans une partie d'échecs. Les éléphants réels donnent une autre dimension à ceux du jeu que nous appelons fous et les Anglais évêques, les écuries anciennes aux cavaliers, les forts escaladant la crête aux tours, le sérail à la reine et la salle d'audience au roi jalousement gardé. Hommes et femmes, nous sommes tous des pions sur l'esplanade où le revêtement de béton actuel se recouvre, sous les yeux des joueurs, de grandes dalles noires et blanches sur lesquelles ils organisent nos mouvements.
 

XXXI

 MANDAWA

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        La grande porte ancienne sur laquelle les galopins du quartier ont griffonné leurs idéogrammes, vient de s'entrouvrir et l'on aperçoit dans la cour marionnettes et tentures vraisemblablement destinées aux rares touristes qui viennent flâner dans ce coin. Mais ce n'est pas encore l'heure; le chien blanc veille au sommet de la pente en dalles grises. Le béton qui a malencontreusement remplacé le crépi antérieur, laisse libre cours à son imagination de surfaces d'autres planètes. L'ocre et le noir se conjuguent en inscriptions au moins bilingues au-dessous des quelques vestiges de fresque protégés par l'encorbellement. Dans les étages supérieurs, les détails sont mieux conservés. A gauche un compteur électrique apporte sa note bleue.

183
        Le soleil et la pluie détruisent inexorablement les peintures qui couvraient entièrement non seulement l'intérieur, mais aussi l'extérieur des maisons. L'ombre en a préservé certaines. Sur la frise au-dessous de l'encorbellement on voit encore quelques cavaliers sur des chevaux dont le noir est devenu bleu, des fantassins avec leurs fusils, les deux premiers jouant du tambour, un dromadaire qui se relève, un éléphant avec son tapis et son pavillon, une voiture avec ses bancs et son cocher. Plus on descend, plus les images se dégradent pour être bientôt remplacées par des badigeonnages publicitaires, des collages d'affiches en lambeaux, des graffiti en diverses écritures et langues, avec un paysage esquissé : maison seigneuriale entre un arbre et un âne, près d'un bonhomme qui élève au-dessus de sa tête un anneau entourant un message disparu, peut-être l'original de cette traduction proche : « Bienvenue en Malaisie », témoignage d'un voyage remémoré ou rêvé.

184
        L'édifice date du temps de la jeune reine Victoria dont on voit le profil à répétitions en fer moulé dans les grilles de l'extérieur. Au milieu du patio-cuisine la maîtresse de maison prépare du café ou du thé pour les visiteurs bienvenus, de si loin qu'ils puissent venir. La tache de vert-de-gris sur la grande citerne en cuivre reprend avec une nuance les bleus qui s'échelonnent depuis l'étiquette de la glacière, en passant par les seaux en plastique, jusqu'à la lessive qui sèche. Les piments rouges dans le plat de métal répondent à la lisière du sari et à quelques lueurs mystérieuses dans l'alcôve - peut-être un morceau de vitrail - sans oublier les traces de rouille qui dégoulinent des anneaux métalliques servant à tendre un vélum en cas d'intempéries.
 

XXXII

 MATHURA

185
        Nous n'avons pu voir Mathura, la ville natale de Krishna, avatar de Vishnu, cocher d'Arjuna dans le Mahabarata. Nous y sommes allés, avons visité le musée, admiré ses statues de grès rose avec leurs plissés délicats; mais notre guide pour la région d'Agra était musulman, un peu intégriste. Il était enchanté de nous déployer les merveilles des Moghols, de nous faire apprécier leur ouverture d'esprit; mais de là à ces temples peinturlurés, grouillant de divinités inattendues... Nous avons essayé de l'amadouer; mais non, il trouvait que c'était trop dangereux pour nous, beaucoup trop fatigant pour les genoux fragiles de Madame ce qui était peut-être vrai, qu'il y avait des hordes de jeunes mendiants gitans très voleurs, des troupes de singes féroces. Les 25 ghats le long de la Yamuna, les lumignons sur l'eau à la tombée de la nuit, ce sera pour une autre existence. Notre chauffeur était shivaïte; il avait le sigle de ce dieu ambigu, à la fois destructeur et compatissant, celui-là même qui est au-dessus de l'entrée de ce temple entre les svastikas, tatoué sur le poignet gauche. Il n'aurait pas demandé mieux que de nous piloter, mais a préféré s'incliner. On ne plaisante pas avec la hiérarchie.
 

XXXIII

 SAMODE

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        Sur le patchwork matelassé quelque usager a oublié son paquet de cigarettes, vraisemblablement vide. La petite chèvre qui lui a succédé ne cherche pas à se reposer, seulement à se rapprocher de la gamine par terre, dont elle espère quelque grattouillis sur le front. Pour l'instant celle-ci est distraite par la photographe dont elle se méfie un peu; mais sans manifester peur ou hostilité, car la mère n'est pas loin et l'animal rassure. Le lit d'à côté est nettement plus confortable, car au lieu de cordes, son sommier est tressé de sangles. Les citernes conservent soigneusement l'eau de la pluie car il fait plutôt sec en cette saison. Le guidon de la moto élève son rétroviseur comme une fleur lumineuse au-dessus du bouquet de métal.

187
        Le grand-père, en costume traditionnel, est allé faire ses courses en compagnie de deux de ses petits-enfants : une fille à qui il donne la main, un peu inquiète, un garçon plus grand qui rapporte le petit bidon de lait et salue une autre fille laquelle semble crier en l'apercevant, de joie ou de dépit on ne sait, dans une échoppe qui abrite quelque atelier de mécanique. De l'autre main le grand-père tient ses emplettes que je suis incapable d'identifier, dans leur sac en plastique transparent, et aussi quelque chose entre le pouce et l'index, peut-être sa bourse. Il salue un autre garçon plus petit, éblouissant dans son costume orange et jaune déjà sali. Ce sont sans doute aussi ses petits-enfants, les cousins germains des autres.

188
        C'est la préparation d'un mariage. Ne me demandez pas ce qu'elles apportent dans leurs doubles jarres à grosses rayures d'ocre, couronnées de feuillage. Les plus habiles les tiennent en équilibre sur leur tête, avec un anneau de contact et l'assurance d'une main parfois des deux. Une les porte sur l'épaule. Fatigue ou sécurité ? Les deux premières ont le visage caché par un pan de leur sari, ce qui veut dire qu'elles sont mariées, mais pas depuis très longtemps; car on se relâche assez vite. On sent qu'elles regardent passionnément au travers, ne serait-ce que pour éviter les cailloux. Elles passent au coin d'un petit marché, avec légumes et fruits sur des charrettes, tels les marchands des quatre saisons dans le Paris de mon enfance. Nous retrouverons vraisemblablement le touriste barbu sur la droite ce soir, dans le somptueux palais à plafond de miroirs.

189
        C'est la fin de la journée. Les hommes qui ont fabriqué les bracelets de résine de toutes couleurs, incrustés de perles métalliques ou de menus éclats de verre, grande spécialité de l'endroit, dont il reste quelques piles sur l'étagère, ont laissé l'échoppe à la grand-mère qui garde la  marmaille. Tous les enfants sont bien chaussés. Elle doit être pieds nus et remettra en partant ses sandales à courroie de plastique rose. Non, ce sont plutôt celles de sa fille un peu plus grande, assise en tailleur, l'air assez soucieux, alors que les plus jeunes sont fort détendus, regardant de divers côtés, car devant le trottoir on aperçoit une autre sandale, d'une pointure nettement au-dessus, couleur de caoutchouc vulcanisé. Bientôt la porte brune va se refermer sur le minuscule atelier. Où donc ira dormir tout ce petit monde, dans quel logis, de quelle ruelle, à quel étage ?

190
        Le parking des cars qui amènent les visiteurs est aussi celui des dromadaires qui peuvent les emmener se promener dans le village en bas, juchés sur leurs couvertures multicolores, fortement balancés par l'amble négligent. Quatre attendaient sagement couchés. D'autres debout se dégourdissaient leurs maigres jambes. Les conducteurs discutent affaires, réservations, politique peut-être, des derniers clients, leurs frasques et leurs pourboires. Une paysanne, bracelet à la cheville, et son fils en pantalon de la même couleur que les dalles du chemin, ont l'air de danser en descendant leurs charges de branches sur leurs têtes. Des racines aériennes tombent des banyans; on les confondrait presque avec les poteaux qui soutiennent les fils électriques.

191
        A droite la manifestation de gitans : avaleurs de sabres et de flammes, sauts effectivement périlleux, attire une bonne partie du village. Certains montés sur une terrasse, jouissent  gratuitement du spectacle au cours duquel la quête est parfois insistante. Par temps de grand soleil ou de grande pluie on étend des bâches sur les cordes de ce chapiteau squelettique. La place est libre pour les cochons noirs, les chiens, les singes, les corbeaux, les coqs qui cherchent leur nourriture dans les ruisseaux charriant divers immondices comestibles entre les emballages de plastique ou de papier qu'un coup de vent parfois mène fleurir sur  les arbres.
 

XXXIV

 DELHI

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        C'est la salle de prière de la plus grande mosquée de l'Inde, construite en grès rose par Shah Jahan, orientée vers la Mecque, c'est-à-dire d'ici vers l'Ouest. Les temps modernes ont ajouté dans l'angle visible (comme dans tous les autres) un luminaire pour éclairer le prédicateur, un haut-parleur pour amplifier sa voix. Une cuvette de plastique recueille parfois la goutte d'eau qui tombe d'une fine lézarde après une grande pluie, symbole d'une grâce accordée par le Ciel. Mais les tapis sont déjà d'âge vénérable, et les pèlerins, avec leurs pieds nus, ont fort peu changé leur costume. Par contre l'étranger, immédiatement identifiable par les savates blanches qu'il a louées à l'entrée, ne voulant pas se séparer de ses chaussettes, casquette de panama sur ses cheveux pâles, regarde dans la mauvaise direction, vers la cour, sans se douter du déclic qui l'immobilise dans cette impropriété.

193
        La mosquée surplombe toute la vieille ville et trois escaliers monumentaux descendent vers les quartiers surpeuplés, celui-ci vers le bazar dont on aperçoit au fond les premières échoppes minuscules serrées les unes contre les autres, derrière un perpétuel embouteillage de taxis, cars et motopousses, et latéralement vers un jardin reste d'anciennes douves. Il s'agit ici de la porte du Sud. C'était l'après-midi. Les rayons du soleil venaient de l'Ouest. C'est un vestibule du lieu saint où certes l'on peut se détendre, mais en conservant une certaine tenue. Ici l'on se met à l'aise. Conversation, pique-nique, observation, un peu de lessive, un peu d'escalade. Une photographe indienne photographie la française dans sa mise au point.

194
        La mosquée est si grande qu'elle semble vide, et pourtant par les trois portes passent constamment des centaines de personnes. Elle peut en contenir 20 000 pour la prière du vendredi. Avant l'amplification électrique, des répétiteurs transmettaient la récitation principale et les sermons la commentant. De larges espaces restent libres pour les pigeons que les enfants s'amusent à nourrir et faire envoler. Ils s'en vont tournoyer quelque temps, puis reviennent assurés de trouver la provende et, la plupart du temps, tranquillité et abri dans les niches des portes altières. Tout autour les galeries donnent sur les frondaisons des collines dans les parcs, au-delà des toits et terrasses des quartiers environnants.

195
        On se sent chez soi dans la grande cour sainte, comme dans la nef d'une cathédrale au Moyen Âge, sous un regard sévère et bienveillant. Tout est propre. Tout le monde vient laver ses pieds nus. Il n'y a que les touristes qui viennent polluer avec leurs chaussures pudiquement recouvertes, ceux d'au-delà des mers ou des airs, mais aussi les plus riches parmi ceux du pays même, appartenant à tant d'autres religions, tant de métissages de religions. Car les pauvres sont aussi pieds nus et ont grand souci de leur propreté. Le long des routes dès qu'un peu de pluie était tombée pour remplir les citernes, les hommes passaient leur temps à se doucher. J'imagine que les femmes le faisaient aussi dans le secret de leurs demeures. Ici l'on dort, danse, tourne, révise ses leçons, fait des confidences, récite une prière qu'on avait sautée, cherche à sortir d'un doute, partage ses problèmes, régularise le roue du temps.
 

XXXV

 TAJ MAHAL

196
        Il faut perpétuellement entretenir le merveilleux édifice. Le moindre séisme et une plaque se détache, qu'il faut sertir à nouveau, se fissure, et il faut la remplacer. Sans parler de la pollution qui augmente de jour en jour avec la circulation les cars de touristes, les bateaux sur le fleuve, les avions dans le ciel, et qui étend sur le marbre son vernis fatal qu'il faut patiemment obstinément effacer. Aussi les grandes niches se remplissent d'échafaudages en tiges métalliques orthogonales. Les ouvriers spécialistes se disposent dans ces cages comme des notes sur une partition. Le soir, tandis que le banc se charge de rose et que les ombres deviennent de plus en plus bleues, les derniers rayons soulignent les couleurs de leurs tricots qui se mettent à chanter comme des tuyaux d'orgue.

197
        Bâti dans le marbre le plus lumineux, mais avec des nuances que les rayons frisants du soir font ressortir : des veines bleues, des vagues d'ocre, des nuées de rose, qui servent de décor pour un incessant défilé de couleurs intenses, non seulement les saris à l'ancienne : orange, pourpre, améthyste, bouton d'or frangé d'algues, mais les pantalons de quelques femmes à la page : noir, indigo, grenant, ceux des hommes : jade, bleu-roi, sépia, les blouses rose vif, chocolat, café-crème. Tout le monde se dirige du même côté; c'est l'heure du retour pour ce groupe, mais le mausolée reste ouvert jusqu'à la nuit. Le sol est formé de dalles de grès de divers roses et gris qui s'argentent dans la réverbération de la façade.

198
        Shah Jahan, inconsolable à la mort de son épouse préférée, Mumtaz Mahal, après lui avoir apporté son quatorzième enfant, lui édifia un somptueux mausolée blanc. Puis il commença les travaux pour son propre tombeau qui aurait été rouge, sur l'autre rive de la Yamuna. Il s'arrêta aux premiers soubassements, car son troisième fils, Aureng-Zeb à qui il avait déjà abandonné le pouvoir effectif ainsi qu'à ses trois frères, se consacrant dès lors seulement à sa passion des édifices, effaré des dépenses somptuaires de son père, le déposa après avoir assassiné ses concurrents, et l'enferma dans un pavillon du Fort Rouge, la plus belle prison du monde, d'où il pouvait contempler son oeuvre maîtresse au-delà des eaux.
 

XXXVI

 KEOLADEO GHANA

199
        L'image est renversée. Le véritable spectacle est en bas. L'autre est son reflet. Le bleu d'en-haut n'est pas celui du ciel, mais celui de l'eau; il est vrai que c'est quand même celui du ciel renversé; les masses vertes au premier plan ne sont pas des algues tournoyantes, mais des branches d'arbres pendantes. Celles d'en-haut, couleur d'automne – en réalité on est en hiver -, qui semblent pendre, se dressent en fait devant la rivière. On pourrait aussi interpréter le bleu comme un immense plan d'eau qui monterait jusqu'à un invisible horizon très lointain, le vert, non comme un arbre, mais comme le reflet d'un autre arbre encore qui serait dans une île au-delà du chenal. De l'autre côté du miroir les perspectives se ramifient et la lumière du soir nous emmène dans sa valse lente.

200
        Le taxi nous amène jusqu'au parking à l'entrée de la réserve. Là nous montons dans un bus qui nous dépose dans un autre parking où l'atmosphère est déjà toute différente. Après le charivari de la ville et de la grande route, on est comme inondé par un silence frétillant de bruits naturels. Les plus courageux continuent à pied. Nous avons besoin d'un cyclopousse. Un guide naturaliste nous accompagne à bicyclette, muni de ses jumelles qu'il nous propose de temps en temps. Seuls nous aurions manqué la plupart des oiseaux. De plus en plus d'eau de chaque côté du sentier; des échappées entre les branches sur de grandes nappes tranquilles auxquelles la végétation donne toutes sortes de couleurs. On pense aux Nymphéas de Claude Monet, mais dans une gamme tout autre, plus sombre, plus métallique. En même temps plus habité, car les migrateurs s'y sentent à l'aise et ne craignent pas les observateurs. C'est la grande mosquée des oiseaux.

201
        Un bataillon d'ornithologues japonais a débarqué, bardés d'un impressionnant matériel photographique. Ils ont de quoi se mettre sous le déclic, et pourront montrer au retour des images superbes. C'est que, dans cette soupe de branchages et de plantes aquatiques, la plupart des points noirs qu'on distingue, sont en fait des oiseaux dont leurs téléobjectifs développeront les mille nuances. Notre chauffeur de taxi et la plupart de nos guides détestent les Japonais très nombreux à visiter la région, les Chinois aussi. Ils leur reprochent d'être trop pressés, de vouloir se faire photographier partout, à toute vitesse. Ils apprécient, nous disent-ils, notre lenteur qui les repose. Mais cela fait peut-être partie de leur bonne éducation d'hôtes, qui sait ? Peut-être la prochaine fois qu'ils piloteront des touristes d'Extrême-Orient, se plaindront-ils plaisamment auprès d'eux, dans leur drôle d'anglais international, de la lenteur des vieux Français.

202
        C'est comme une réserve de l'inondation de l'été. Ce paysage de flottaisons et de moirures recouvrira toute la plaine, laissant les villages comme des îlots reliés par les digues des routes. Ces rousseurs auront envahi jusqu'à la région des arbres, et même on pourra se promener en barque à fond plat sous leurs frondaisons. Puis la sécheresse reviendra; les eaux se rassembleront, laissant limon à labourer, branches à ramasser pour les foyers. Les oiseaux partis pour des climats plus frais, montagnes ou déserts, lacs ou fleuves du Nord, ou même du lointain Sud à même distance de l'Equateur, après des semaines de vol, reviendront se poser dans ce refuge. Vous pouvez distinguer l'avocette au centre, et plusieurs autres volatiles que vous reconnaîtrez à leur dédoublement.

203
        Bien que la chasse soit considérée comme un vice par les Lois de Manu, c'est celui qui est le plus naturel, presque nécessaire aux guerriers. Les rajahs de Bharatpur, adeptes passionnés de ces plaisirs sanguinaires, détournèrent un canal pour transformer en réserve marécageuse une région jadis aride autour d'un ancien temple à Shiva, où se mirent à abonder toutes sortes d'oiseaux et naturellement les fauves qui s'en nourrissent. Le dernier prince, grand amateur de Rolls-Royce, a multiplié les photographies le représentant foulant les dépouilles des tigres qu'il venait d'abattre. Ceux-ci ont disparu de la région; par contre l'antilope nilgaut qui de loin pouvait être prise pour une vache, nonobstant l'élégance de son cou, subsiste en abondance. Quant aux souris qui n'ont jamais été sérieusement inquiétées, elles profitent de la paix et du silence assurés par le règlement de la réserve. Elles ne craignent même plus les hommes. Les broussailles autour du nid de celle-ci font penser aux entrelacements ligneux du dernier gothique allemand.


 
 

RÉTROVISEUR 4
(Escales visuelles 5)
 
 

ALLEMAGNE ET HOLLANDE 2008

XXXVII

 BORDS DU RHIN

204
        En approchant de la frontière hollandaise, le fleuve s'élargit de plus en plus, inondant les champs à la moindre crue. C'est pourquoi il a fallu élever des digues de terre, en contrebas desquelles se nichent les fermes. Depuis le chemin de crête horizontale on aperçoit les villes anciennes souvent juchées sur d'anciennes moraines, qui se transformaient en îles tous les printemps comme dans la vallée des pharaons et des ermites. On peut aller pendant des heures en ligne non pas droite mais très largement sinueuse le long de la rive, à pied, à cheval, ou même en voiture, en s'asseyant de temps en temps aux bancs prévus pour rêver à une mer dont il faudrait escalader les plages.

205
        Les immenses péniches se croisent dans le long crépuscule d'hiver. On dirait qu'elles grandissent en sentant diminuer la distance jusqu'à l'embouchure encore fort lointaine, comme si elles s'étiraient, sous le regard de l'aéronaute attardé, pour accueillir de nouveaux conteneurs pleins des produits des usines locales, comme si elles absorbaient, à chaque confluent, des affluents de marchandises; transformant le travail de toute une région en chapelets d'informations pour être transbordés sur d'autres navires à Rotterdam, traverser l'océan et se disperser sur l'autre rive. Celles qui remontent se vident peu à peu de conteneurs chargés de denrées exotiques qui relèveront l'ordinaire les jours pluvieux.

206
        Dans quelques semaines les saules têtards feront jaillir leurs panaches. Les prés se videront de leurs eaux pour accueillir les troupeaux sortis de leurs grandes étables après l'hibernation, les réserves de foin épuisées ou presque, dont on assurera bientôt le renouvellement. L'azur d'il y a quelques heures passe par toute une gamme de métaux : l'acier, l'agent, le zinc, le plomb, quelques traces de cuivre. Un peu d'or s'est déjà rassemblé dans ses mines subaquatiques pour poudroyer demain au réveil dans les yeux de tous les écoliers serrant leurs écharpes et consolidant le sol en le martelant de leurs galoches.

207
        Des arborescences plutôt que des arbres, de l'encre qui se propage sur un buvard mordoré, des terminaisons nerveuses cherchant des signaux venus de l'espace et les répercutant de neurones en neurones jusqu'à des miroirs de peau qui grésillent, frétillent, brasillent, mêlant hâle et lys, ébène et vermeil, des tympans ou rétines pour les transformer en sons et couleurs, en migrations de peuples et climats sur les grandes plaines mouillées, en évolutions de langues et de littératures, de religions et sciences, en modulations d'orgues parmi des forêts de colonnes, neige de commentaires sur l'océan des pages.
 

XXXVIII

 SCHLOSS MOYLAND

208
        C'est ici que Frédéric II a reçu pour la première fois Voltaire. Mais tout a bien changé. L'ancien château baroque a tenté de reculer dans le temps. Ses nouveaux propriétaires l'ont plongé dans un bain de Moyen Âge tel qu'on l'imaginait alors, dans ce XIXème siècle que nous avons déjà bien du mal à imaginer, avant le téléphone portable, les ordinateurs, la télévision, la radio, les avions, les automobiles. Il y avait déjà des trains à vapeur; les voies ferrées se répandaient sur toute l'Europe, poussaient des surgeons sur les autres continents : Orient-Express, Transsibérien. Mais au temps de la rencontre pas encore, et on était bien loin de les imaginer. Dans le parc maintenant des colonnes de métal, des souches, des coques, condensant les drames du temps présent, rivalisent avec celles de bois; et le chien les explore de la même façon.

209
        Je ne sais ce que sont ces arbres. J'ai cru d'abord à une roseraie, mais à mieux regarder les troncs, j'ai plutôt penché pour des arbres fruitiers, des poiriers par exemple, dans cet étrange espalier, qui quelques semaines plus tard exploseraient en bouquets de fleurs blanches, puis mûriraient des fruits dont on pourrait cueillir l'or gustatif, feraient rougir leurs feuilles qui tomberaient peu à peu couvrant le sol de leurs écailles. Les jardiniers viennent de balayer, ce qui permet aux ombres de broder leur réseau. On voudrait que cela continue jusqu'à l'horizon, mais un arbre d'une autre essence vient barrer la voie, à moins que ce ne soit qu'une apparence d'arbre que l'on peut traverser si on la regarde assez fixement.
 

XXXIX

 NIMÈGUE

210
        Derrière une vitre irrégulière mais irréprochable, le brocanteur, dans l'ombre de sa richesse, a déposé la tête de la poupée ancienne sur un pichet en grès au sel, ce qui lui donne un air penché propre à attirer les passants nostalgiques. Quand retrouvera-telle un corps comme ses compagnes de la fenêtre voisine ? Quel amateur s'attachera-t-il à la compléter pour une de ses petites filles ? Quelle grand-mère lui confectionnera des vêtements brodés du temps non de son enfance mais de celle de sa propre grand-mère qui lui en avait transmis une comparable, pour l'offrir lors de quelque anniversaire qui fera resurgir dans ses yeux humides les deux dernières avant-guerres, leur douceur de vivre au milieu des angoisses, attendant le pire sans se douter de ce qu'il devait être.

211
        On n'arrive pas à y croire : un soleil si chaud, si tôt dans la saison ! Il faut se hâter d'en profiter, car le soir va tomber fort vite, et qui pourrait se fier au temps du lendemain dans ces régions de passages de nuages ? On a sorti en toute hâte non seulement les tables de métal et fauteuils de rotin devant l'Hôtel de Ville, mais aussi les caisses de végétation, même si l'on n'a pas eu le temps de les nettoyer, de les replanter; car qui aurait pu imaginer ? Heureusement le lierre fait couler ses lianes. Tout en dégustant les harengs crus de la saison, on boit de la bière fraîche comme si on était dans un autre mois, dans un autre pays, au bord d'une autre mer, dans une autre langue et un autre climat.

212
        Le pignon en escalier s'inscrit dans l'arc brisé du porche qui le protège en quelque sorte de ses mains jointes. La brocante s'abrite sous l'église; ce sont deux institutions de continuité. Sortis du coffre de l'automobile, des objets, jadis transportés par des diligences, sont soigneusement suspendus à des tringles de métal pour tenter les passants. Nul supermarché, nul grand magasin ne vous proposera ce qui s'étale ici : épaves de vies antérieures, lustres qui ne retrouveront jamais leurs bougies, mais que quelque décorateur ingénieux adaptera peut-être à l'électricité; ce qui ne marche plus, mais qui pourrait marcher encore, momies à débarrasser de leurs bandelettes pour retrouver la parole et l'utilité.

213
        La lumière joue au billard dans ce carrefour préservé de tout moteur. Les queues des rayons poussent leurs boules d'éclats qui rebondissent de fenêtre en vitrine, de lampadaire en murs et trottoirs, de guidons de vélos en bottes bien cirées, épaules dénudées et chevelures nordiques. Pourtant à l'intérieur, derrière les vitraux blancs, on a négligé d'éteindre une lampe. L'aigle à deux têtes sur la façade nous rappelle la Maison d'Autriche, les guerres pour un siècle d'or bien à soi, et le fantôme d'un peintre d'alors emporte cet instant futur pour le travailler dans son atelier.
 

MAROC 2009

XL

 ATLAS

214
        Le village est massé autour de sa mosquée, tel un de Haute-Savoie autour de son église. Mais ici, au lieu des cloches qui appellent à cesser pour quelques instants le travail des champs pour réciter l'angélus (je l'ai connu dans mon enfance; cela a presque disparu), c'est le muezzin qui psalmodie pour demander que l'on s'agenouille tourné vers la Mecque pour marmonner quelques versets de sourate. On a l'impression que l'on a patiemment éclairci le paysage pour permettre à la voix de faire retentir encore plus loin le texte fondamental. Comme si les forêts avaient été créées pour préparer l'occupation de la région par des hommes d'abord de plus en plus mécréants, puis fidèles. Quand les croyants sont arrivés, leur rôle était achevé. Il fallait donc les remplacer par des oliviers, des palmeraies, des champs de blé, en conservant quelques échantillons pour les jardins, témoins savamment entretenus d'une époque antérieure à la culpabilité et aux conquêtes, préludes aux émerveillements futurs.

215
        Un gué pour passer l'oued qui s'est calmé après ses furieux travaux de creusement à la fonte des neiges, et qui va bientôt disparaître pour tout l'été. Une troupe de forains s'est arrêtée avec quelques attractions : deux dromadaires harnachés, deux chevaux et un poney sellés, avec des escabeaux proportionnés pour y monter, dans ce lieu où à l'accoutumée ne passe plus personne que des automobilistes pressés, essayant d'éviter les plaies et bosses de la route. Pourtant il y a quelques clients. La rumeur s'est répandue dans les villages alentour où les distractions ne sont pas fréquentes. Le vélo appuyé sur le rebord en béton appartient sans doute à celui qui parcourt le cirque improvisé, intéressé mais non preneur, avec sa veste brune à losanges jaunes et gris. À gauche le rétroviseur emblématique de cette série.

216
        Qu'importe que la journée ait été rude, les hommes que nous aimons bien malgré leurs bâtons et leurs cris, nous laissent maintenant en paix dans le champ qu'ils ont moissonné pour eux, dégagé pour nous. Certes les gerbes sont destinées à leurs moulins pour leur faire du pain, mais il reste tant de chaume et de grains tombés, même quelques épis de maïs par erreur dans la bordure, que nous pourrons nous régaler pendant des heures et des jours en attendant les grandes froidures pendant lesquelles il nous faudra travailler durement à dégager leurs routes, traîner leurs charges de branches mortes pour leurs feux, avant d'être enfermés dans de chaudes étables où nous serons nourris de foin conservé dans les granges. Quand nous serons bien rassasiés, nous irons gambader d'une lisière à l'autre; et peut-être les fils du patron, revenus de l'école, voudront-ils sauter sur nous, pour que nous les aidions à dégourdir leurs jambes.

217
        Les hommes minuscules dégagent la piste caillouteuse pour aider leur camion dans ses manoeuvres. Au-dessus la ville grimpe parmi le chaos rocheux, étageant ses murs de terre comme les marches d'un escalier ou les claviers d'un orgue. Sur les terrasses on peut dormir à la belle étoile par les rares nuits de grande chaleur, et on y a meilleure vue sur les champs et la route que depuis les étroites fenêtres. Les voleurs peuvent sauter d'une maison à l'autre comme dans ces histoires d'amour et d'aventure que les conteurs distillent dans les soirées d'hiver, bien emmitouflés près d'un brasero, chiens et agneaux dormant aux pieds des auditeurs. Mais leur butin à vrai dire serait si mince qu'ils préfèrent tenter leur chance dans les grandes villes. Quelques poteaux annoncent l'arrivée prochaine du courant électrique.

218
        Il ne reste plus que quelques flaques çà et là dans le lit de l'oued que le soleil des jours prochains aura tôt fait d'effacer. Mais le retour de l'eau reste assuré par les neiges qui ne fondent jamais complètement sur les sommets. Un olivier mort apporte une tache d'ocre au milieu du vert de ses frères en pleine croissance, tel un mémento de la terre fondamentale à nu sur le versant d'à côté. Quelques labours sont déjà moissonnés, dont il faudra bientôt retracer les sillons pour peu qu'on dispose d'installations pour les arroser. Le ruban de la route qui, malgré les différences de niveau, s'efforce de rester aussi proche que possible de l'horizontale, au prix d'interminables méandres dans les autres dimensions, engendre de nouveaux villages qui s'étirent au long.

219
        La route primitive s'arrête à la grande ferme isolée. Il n'est pas sûr que les bâtiments que l'on devine loin au-delà, soient encore en activité. Vraisemblablement des ruines de fermes qui, en leur temps, devaient être encore plus isolées que celle-ci. Les landes s'étendent, manifestement arides, avec des falaises de terre nues ravinées, montent indéfiniment jusqu'à un ciel fermé dans la colère de dieu que la prière peut transmuer en grâce. Certes on parle aujourd'hui d'astronautes, de mission spatiale internationale; des hommes auraient mis le pied sur la Lune. Mais s'agit-il bien de la même Lune ? Quant au ciel, c'est à l'évidence tout autre chose : un au-delà de celui-ci, encore plus lointain - mais la distance a-t-elle encore un sens ? -, plus noir que la nuit la plus noire, avec des éclats d'astres éblouissants dont on ne nous avait jamais parlé, et où seules peuvent transmettre la parole des installations de radio dont les messages se traînent à la lenteur de la lumière.
 

XLI

 TAHNNAOUT

220
        Sur le mur de l'école l'imagination des apprentis décorateurs s'alimente aux bandes dessinées. Dans l'ombre un cheval fantôme s'efforce de s'arracher à sa servitude pour retrouver sa libre course parmi les buissons épineux. Dans le soleil un damné au nom énigmatique, tombe dans sa punition, mais un rayon de miséricorde lui permet d'immobiliser sa chute un long moment avant de sombrer dans l'abîme. Une oursonne à pantalons bouffants, gants blancs, cravate rouge et fleur sur l'oreille, s'amuse des entrées et sorties de bambins qui voudraient lui demander conseil. Dans les parages des éléments de paysage qui n'osent pas dire leur nom, comme s'ils attendaient l'aménageur, l'ingénieur qui saura justifier leur présence.

221
        Au lycée la couleur du voile permet aux filles, nettement plus nombreuses que les garçons, d'affirmer leur personnalité. Les pantalons aussi sont expressifs : couleur, étroitesse ou évasement, pliure, taches. Le jean est roi mais que de variations ! La souriante à gauche s'appuie sur une canne qui ressemble à un bâton de ski. S'est-elle cassé la jambe, ou seulement fait une entorse en passant quelques vacances dans une station des sommets ? Le drapeau rouge qui flotte en cachant son étoile verte, avec ses deux langues de dragon, évoque les chevauchées héroïques de l'expansion aussi bien dans les plaines de l'Asie centrale que sur le pourtour sud de la Méditerranée ou dans les îles de l'Indonésie.

222
        Les installations électriques scandent le paysage qui s'urbanise peu à peu parmi les chardons. Un garçon en pantalon, une fille en robe; un garçon en robe, une fille en pantalon. Ils se refilent des notes de cours et des solutions de problèmes pour les devoirs de maths, avec des nouvelles sur les copains absents et les amourettes des autres, devant une ville peinte sur le mur qui évoque une tradition multiple : minarets et clochers, une sorte d'Istanbul qui s'appellerait encore Constantinople : tours de briques, coupoles d'or. Sur la paroi de droite, derrière l'olivier, la partie inférieure d'une inscription arabe très allongée dans la verticale - hampes d'un défilé militaire ou sportif - dont le texte doit sans doute encourager la concentration et la ponctualité.

223
        Quelques boutons de rose rouge dans le déferlement de la lumière verte. Le pin gracile propose ses cônes aux départs de ses éventails légers. Les croissants jaunes des feuilles de pêcher se détachent sur le ciel bleu-gris des oliviers. Les rouages des palmiers nains s'engrènent dans l'horloge végétale où le vent bat les minutes, et l'accumulation des feuilles mortes annonce les jours de la semaine, car on n'effectue le ramassage qu'un matin sur sept. Quant à la suite des années, ce sont les pousses de nouvelles branches qui l'enregistrent. Un pan de mur blanc peine à se maintenir à la verticale, malgré l'épaulement de poutres noires. L'oblique d'une corde tendue le soulage en faisant briller son bouquet de céramique.

224
        Dans le giron d'un olivier plusieurs fois centenaire, deux jarres de terre cuite se chuchotent leurs confidences. Plus grandes que des amphores classiques, elles ont servi autrefois à la conservation et au transport de l'huile. Maintenant on ne les retient que pour leur beauté. La toile d'araignée semée d'étamines, montre qu'elles n'ont pas été dérangées depuis longtemps. Elles sont là pour accueillir les visiteurs, comme les hôtesses dans les avions. Elles rendent confiance aux apeurés, transforment en détente les fatigues du voyage, arrondissent les angles, oignent les articulations, caressent du baume de leurs panses les fronts desséchés par le soleil et le vent; la nuit, elles exhalent leurs parfums pour amoureux fidèles.

225
        L'arbre en est tombé à la renverse : se voir si précisément dans ce miroir de toile ! C'est qu'il est seul. Tout le reste du paysage s'est absenté. En outre, c'est une autre couleur. Va-t-il devoir dorénavant vivre dans ce monde à deux dimensions ? Va-t-il être soumis aux caprices de plissements composés par un vent fantasque issu du versant qu'il aura quitté ? Il en a oublié qu'une de ses branches est déjà repassée de l'autre côté, que toute une partie de lui-même respire encore dans le ciel bleu, qu'il pourrait y retrouver dès maintenant le feuillage qu'il croyait avoir perdu. Quoi qu'il en puisse craindre, à la tombée de la nuit, la fermeture du parasol lui rendra son intégrité.

226
        Devant le mur des grenadiers en ébullition, les rectangles de papier forment comme des pierres d'un gué japonais pour traverser le torrent des distances culturelles. Voici de quoi multiplier les propositions : stylos, pinceaux, assiettes pour touiller la gouache ou l'encre, verres, bandes adhésives, bâtons de colle. Cela passera de l'un à l'autre dans la chaleur ou la fraîcheur, et des réponses s'esquisseront pour commencer un dialogue que la beauté du lieu devrait faciliter grandement. Les calices des arbustes participent à l'aventure en faisant rouler leurs couronnes comme des dés sur les tables de l'atelier en plein air, mais à l'abri du soleil et des pluies soudaines.

227
        La piscine déserte redouble la fleur fanée de datura qu'est devenu le grand  parasol suspendu à sa branche métallique. Il abrite jalousement la table et les sièges qui servaient il y a peu aux silencieux entretiens des dessinateurs et littérateurs. Un tabouret de terre cuite est ajouré de menues dromadaires, un autre d'oiseaux en plein vol. Sur l'abri recouvert de morceaux de céramique on distingue des silhouettes élémentaires de lampes ou de chandeliers. De grandes jarres ovoïdes qui pourraient contenir des réserves de grain, de dattes ou de figues, sont maintenant retournées, car pour les faire tenir droites, il faut aménager des supports de pierres ou d'étoffes. Elles s'épanouissent tels d'énormes fruits qui inviteraient les abricotiers à rivaliser avec leurs dimensions, transformant le jardin en corbeille pour géants.

228
        Assis à l'amazone sur son mulet, le paysan masqué transporte un couffin de primeurs jusqu'au marché de la préfecture. Tout le monde regarde la photographe en se demandant ce qu'elle cherche à saisir entre deux passages de voitures qui viennent pour la plupart ramener à la maison les enfants des riches, que l'on peut difficilement distinguer des autres, car le jean est pratiquement obligatoire. Ce sont plutôt les chemises qui arborent les prétentions ou les ambitions : universités américaines, héros de bandes dessinées, équipes sportives qui alimentent d'interminables conversations. Le faubourg aisé dévale ses tours roses parmi les jardins et les oliviers.

229
        Entre une jeune fougère arborescente et un vieil aloès, la boulangère accroupie devant le mur balafré de soleil, surveille la cuisson de son pain rond dans la bassine métallique sur le foyer de pierres qui pourrait dater du paléolithique. La flamme a l'air d'une fleur qui s'agite au vent. Il va bientôt falloir le retourner avec une latte de bois ce qui demande une certaine dextérité, puis le retirer pour l'empiler sur les autres. Entre temps elle prépare les prochains en pétrissant plus serré la bordure pour qu'elle maintienne le centre bien levé. Tout sera ensuite enveloppé dans des linges pour rester moelleux et chaud.

230
        Les bouquets d'eucalyptus forment des kiosques pour continuer les conversations amorcées dans les cours de récréation. Les deux jeunes filles sur la gauche s'appuient à la peinture du mur comme pour pénétrer dans la ville blanche qu'elle évoque avec son ciel harcelé d'aigles ou de corbeaux qu'elles redoutent, ou dont au contraire elles espèrent un enlèvement romanesque. J'imagine, sans en avoir la moindre preuve, que les trois moustachus du panneau central représentent des professeurs de l'établissement, lesquels ont dû se sentir flattés d'avoir été choisis non seulement comme modèles, mais comme sujets, brisant en cela une interdiction ancestrale. Aujourd'hui comment la maintenir avec tout ce cinéma, la télé et les magazines ?
 

XLII

 MOULAY BRAHIM

231
        Sur la place du marché, tout près de l'escalier qui monte à la tombe du vénérable, l'hôtel prévu pour les pèlerins comporte une galerie dont les arcades sont réfléchies par les balcons, ce qui amène à se demander si, grâce à un miroir intouchable, tout le paysage de la vallée ne serait pas une image révélée du ciel caché dans son bleu. Les couvertures utilisées la nuit sèchent sur des ferronneries qui datent de la présence française, style arts-déco de Casablanca. Les torchons délavés cousus en bandes s'ajoutent aux stores aux tons pastel pour protéger les étalages de tissus et de prêt-à-porter pour le quotidien ou la fête, rideaux, couvre-lits et foulards. Les dames en grande conversation arborent les couleurs à la mode pour la saison d'ici.

232
        Devant les faubourgs qu'opalise la tombée du soir, les tentures de fortune ne parviennent plus à maintenir à l'ombre l'étalage qui vacille sur les caisses de bois qui ont servi au transport de ses éléments : plats en terre cuite vernissée pour tajines, braseros, gargoulettes et tirelires, cendriers et poids pour maintenir la pâte lors de sa cuisson. Dans des sacs en papier le charbon de bois pour la cuisine ou le chauffage dont on a parfois besoin même en cette saison. Des bouteilles en plastique usagées, ayant contenu du Coca-Cola ou de l'eau d'Evian, servent maintenant à vendre de l'huile. D'autres que dans des régions plus riches et dissipatrices on aurait jetées dans quelques décharges, sont proposées à la vente ave leurs bouchons de couleur soigneusement vérifiés, alors qu'elles ne contiennent, pour l'instant, que de l'air lumineux.

233
        Une architecture de rectangles diversement lumineux conduit nos yeux jusqu'à la place inférieure où des adolescents minuscules s'affairent autour de ce qui doit être un ballon. Dans les casiers, des productions locales : choux, nèfles, dattes, figues, poivrons, tomates, melons. L'éblouissement de l'après-midi  dévore l'ocre des parois pour le transformer en rose tendre. Les franges d'un parasol encadrent un fragment de lointain. Sur la banque un seau de plastique couleur tournesol attend que son propriétaire vienne se laver à son eau avant de commencer le démontage et repliement de toute cette construction de débris, emballages et trouvailles.

234
        C'est le soir. Chacun rentre chez soi. L'école est finie. Les gens du marché déménagent leurs installations. La route s'élargit en place. Du côté du ravin le trottoir est bordé par un mur trop haut pour que les enfants puissent voir par-dessus, et très difficile à escalader. Une rose trémière croise la ligne de crête. Un panneau indicateur, sur la hampe d'un lampadaire, rivalise de bleu avec le ciel. Alors que tout le monde paraît se détendre en se hâtant, un solitaire traîne le pas en se posant des questions sur la journée du lendemain.

235
        Une école primaire à l'extérieur de la ville avec une classe spécialisée pour les enfants à problèmes. Les bâtiments escaladent les rocs jusqu'aux classes supérieures et aux bureaux de l'administration. Un arabisant pourra me déchiffrer l'inscription en contrebas. Quant à moi, si mon année égyptienne me permet d'identifier encore ces consonnes, cela ne me suffit pas pour lire les mots. Le mur inachevé derrière le pêcher risque de boucher une partie de la vue quand il sera plus avancé. Mais cela peut rester tel pendant des années encore; et plus tard il suffira de remonter en reculant quelque peu pour retrouver l'invitation du paysage à partir jusqu'aux plaines et aux rivages, pour aller à la découverte d'autres montagnes, d'autres écritures et d'autres chants.

236
        La lumière du soir, dans sa générosité, prend les cartons d'emballage, les branchages abattus, les vieux journaux et les grands voiles de plastique froissé pour en extraire tout le suc délectable devant les gradins d'habitations constellés d'antennes paraboliques permettant de capter non seulement la télé locale, mais aussi celles de pays plus lointains, qui montrent d'autres maisons, d'autres costumes, d'autres visages, comme si cela était tout à fait normal et que l'exception soit ici. Quels désirs d'évasions s'éveillent chez les jeunes gens quand ils regardent ces émissions dont les paroles leur demeurent, la plupart du temps,  inintelligibles ! Ils s'imaginent dans ces buildings, dans ces avions ou ces navires, pressentant la nostalgie de leur pays qui les saisira s'ils réussissent.

237
        Il faut se parer pour rendre visite aux saints, car dans leur paradis ils restent sensibles à la beauté féminine; ils le sont même plus que jamais, honorant leur créateur dans les plaisirs célestes. Aussi doit-on mettre ses plus beaux atours : velours pourpres ou imprimés audacieux, accessoires de satin, bijoux remarquables, et se farder les yeux et les mains. Grâce aux dégradés du henné, celles-ci deviennent un jardin de guirlandes et d'énigmes. Une touche de pastel léger fait ressortir l'éclat des ongles. Voici de quoi rendre les prières plus efficaces et attirer l'attention des anges, tandis que les vieillards assis au fond de la place ressassent leurs chicanes de bornage et leurs vaines plaintes contre les ministres qui, selon eux, dénaturent la volonté du roi.

238
        Que rapporter du pèlerinage ? En dehors du bénéfice spirituel ou de l'exaucement de la demande. Quelque chose pour s'en souvenir et provoquer les questions d'autrui. Quant aux femmes, elles ont l'embarras du choix : foulards, châles, tout ce qui peut voiler la chevelure en parant la face. Chez les hommes la calotte s'impose, fabriquée patiemment au crochet en laine superbe, elle offre une immense variété de couleurs et motifs, jusqu'à des inscriptions coufiques ou même des fleurs. La figuration montre le bout de ses cornes. On devine ici un oiseau; là c'est un personnage qui joue à cache-cache avec son ombre. Tous ces détails peuvent être en relation avec l'objet de la prière et permettre d'accrocher les épisodes du récit. En vrac elles se disposent naturellement, ou plutôt grâce à d'habiles coups de pouce, en massifs de corolles et de fruits.


 
 
Sommaire n°23-23a :
ESCALES VISUELLES,
RÉTROVISEUR,
RÉTROVISEUR 2,
RETROVISEUR 3 et
RÉTROVISEUR 4.

 
 
 

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