RENCONTRE
I)
Les draps entre lesquels je dormais se sont amenuisés comme une gaze dévoilant le rivage d’un grand lac sur lequel il neigeait. Le vent s’est mis à siffler depuis le lointain sans horizon, apportant des tourbillons de cendres, car il y avait des villes cachées au-delà de ces vagues et de ces brumes -, et faisant dériver jusqu’à mon voisinage un énorme glaçon d’une incomparable blancheur nacrée.
Je frissonnais alors, je frissonnais dans ma solitude, rêvant de fourrures et de cheveux, mais comme de mes mains engourdies je tentais d’approcher, d’apprivoiser, de frôler et de caresser cet îlot de moire et de verre, en moi n’est-il pas né une aveugle chaleur? N’a-t-il pas fusé une très aveuglante et très intermittente lueur découvrant à l’intérieur de mon propre corps tout un paysage de lacs et de tourbillons, toute une aventure de gués, de toisons et de gémissements, tout un âpre appel d’air m’obligeant à quitter ce lit à la recherche d’un feu de bois sur la toundra, qui pût fondre mes os de glace, ouvrir en cet îlot des lèvres? Mais le voile de la neige s’est épaissi, et les draps se sont refermés sur moi comme un suaire.
2)
Empêtré par toute cette étoffe humide qui non seulement collait, mais s’amalgamait à ma peau, assailli par une crépitante armada de grêlons, car dès que je m’étais levé, tous les flocons s’étaient durcis, - certains s’agrégeaient en grappes de la grosseur d’un poing, frappant mes tempes et mes paupières, s’agglutinant à mes cheveux, me hérissant de tout un casque de cornes tremblantes; et soudain j’étais comme flagellé par une longue liane de suie qui faisait ruisseler son noir le long des plis que je traînais, -ah! la brume dans laquelle j’avançais péniblement, mes pieds enfonçant à chaque pas dans la terre craquelée, laissant derrière moi une traînée de flaques sombres, n’était plus celle du grand lac, mais d’un faubourg poisseux d’usines dont on entendait les sirènes et le crissement des tramways.
Dans l’épaisseur du gris, la peau de mes genoux tendus paraissait marbre moucheté, rugueux mais phosphorescent, inondé des rayons d’une invisible maudite Lune. Tournant autour de moi mes yeux de taupe aux abois, pourchassé par une rafale, par une avalanche de plâtre, mes yeux battus, gelés, salis, j’ai vu que non seulement je projetais une ombre, une ombre volumineuse dans cet espace d’où toute paroi sûre était absente, dans cet espace de frôlements, de frottements et de gifles, non seulement une ombre, mais deux, mais non, plus incroyable encore, qu’il y avait une autre ombre à côté de moi, hantée d’une phosphorescence tout autre, une autre ombre se déployant autour d’os de glace, mais si pure, un tel satin de verre, cet îlot de tout à l’heure aurait-il été capable lui aussi de se mettre en marche? Ah! certes aussi misérable, aussi harassé, aussi tendu et grelottant que moi.
3)
Quelle détente alors, quelle accalmie et quel soupir! Tout bruit s’est éloigné, toute grêle s’est dissipée, la Terre entière s’est adoucie. Une brise, à peine une brise, un souffle, à peine un souffle, tout au plus une haleine, mais chargée des parfums les plus aigus (était-ce la menthe ou le santal?), a soulevé couche après couche, derme après derme, tous les niveaux de suie, de brumes et de toiles, en les faisant vibrer, voleter dans leur adieu qui se prolongeait en s’affaiblissant vers un horizon tout jeune et fragile où courait maintenant au ras des vaguelettes réveillées, au-delà des roseaux et des poreuses rives de ce grand lac, une lueur d’argent timide, un tendre hululement de chouettes ou de hulottes au plumage de perle.
Tout en moi est devenu laine et cuir, tout, autour de moi, fragrance et frisson, tout, autour de nous, écho et attente, méfiance et chuchotement. J’écartais lentement les jambes, incapable de faire un pas, et il me semblait qu’un tel mouvement aurait pu se poursuivre une année entière de matins de mars, une année entière de soleils noyés, avant que mon pied n’atteignît le sol; et tandis qu’une fissure se déchirait silencieusement dans la chape de sombre loutre ou d’astrakan, j’ai osé envoyer mes doigts à la recherche de sa hanche, et dès que j’eus pris le creux dans ma paume, dès que j’eus commencé à modeler ce corps, comme il s’est élancé, galbé, insinué; un poignard de glace qu’elle tenait dans une réserve inconnue d’elle-même, séparant les deux longues jambes d’une entaille brodée de cils, tout auréolée de sombres nervures, elle tout entière semblable à une main montrant de son index un but ou un exemple.
4)
C’était l’aurore, c’étaient les flammes de la ville, des milliers de fenêtres palpitant d’un éveil cuivré, des trébuchements du travail, c’était le grondement de toutes les anciennes bêtes. Alors le sol, comme j’ai su y prendre appui pour la charmer, pour l’emporter, pour la presser, pour la lancer avec moi-même dans un envol qui nous rendait semblable aux dieux des anciennes cérémonies, des anciens temples de l’Inde.
Nus, enfin nus, bien plus nus qu’au jour de notre naissance, toute notre peau se faisant tympan, se faisant filtre et miroir, nos quatre jambes faisant des figures si souples et si sûres qu’enfin nous comprenions les raisons de leurs courbes, enfin nos muscles deux à deux trouvaient leurs tendons et leurs répondants, et nos os dans le prolongement les uns des autres épelaient enfin leur délicieuse géométrie, nos bras perdus bien au-delà des nuages, dans les ténèbres foudroyantes, toutes bombardées de rayons, que nous cache le bleu du ciel.
5)
Une vague, mais plus qu’une vague, chargée d’écume et gorgée d’algues, mais plus que l’écume une mousse bourgeonnante, et plus que des algues des caillots de frai, des bancs d’alevins, des hordes de truites, une vague semblable au débarquement d’une armée de délivreurs, a roulé sur toute la surface du lac, a fait ployer tous les roseaux, fait gémir toutes les forêts, fait ruisseler toutes les chaussées de la ville, tous les dallages de ses ateliers, les zincs de ses bars, les bas de soie dans ses vitrines, les quartiers de boeuf dans ses boucheries. Partout des ocelles, des yeux et des pousses.
Lavés les rochers du rivage ont multiplié
leurs lichens, et nous, portés par nos immenses ailes, planant en
tournoyant sous le ciel d’étain qui se gravait de frondaisons, de
migrations et d’édifices, nous descendions lentement lèvre
à lèvres, plongeant au travers de la vague qui refluait,
pour nous retourner et retourner entre nos draps.