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ILLUSTRATIONS 3
 
 

MÉDITATION EXPLOSÉE





1) L’oiseau

 Fendant l’air glacé, relevant l’aile, il tourne au-dessus des villages, aspire un peu d’humidité, redescend en tourbillonnant, se calme, hésite entre divers bosquets, choisit enfin une branche pour se fixer, roucoule en attendant quelque amie, écoute les mille murmures, se cache au passage des hommes, reprend sa respiration, lisse ses plumes, tord doucement le cou, cligne de sa triple paupière, se gonfle, s’ébouriffe, s’agite avec lenteur, prend appui sur le vent, remonte au-delà des cimes, aperçoit la mer, y développe un grand virage à la poursuite d’une mouche, plane, s’endort presque sur sa vitesse, reconnaît la fourche de son nid,  repart.

2) La déclaration

 J’agite mes mots dans mes paragraphes comme un pinceau dans un godet. J’ai mis en branle autour de ces images une agitation irradiante, et chacune appelle ses voisines à l’aide pour retrouver mieux leur énergie commune; ainsi le miroir déclare à la braise: “venez vous dédoubler dans mes illusions, venez vous rafraîchir aux apparences de flammes que j’ai su vous emprunter”; et celle-ci de lui répondre: “venez vous ternir en sigles d’haleine, cher diseur d’aventure, venez palper votre avenir dans ma nuit rouge”; ainsi cette déclaration murmure au baiser: “venez m’accomplir”, et celui-ci dans son silence la supplie de se renouveler.

3) Les roseaux

 Oscillant sans lassitude, au milieu de l’argent qui les enlace, leurs massues inscrivent sur les brumes leurs calculs, parmi les commentaires des cygnes. Une barque tire après sa corde emmêlée de prêles, comme pour arracher le crochet de rouille fiché dans la vase. Les brindilles flottantes se rassemblent autour d’une pierre noire immergée. La lune vient d’apparaître sur l’autre rive. C’est  un cor maintenant qui hante le bruissement. Quelques éclats du dernier crépuscule. Un couteau abandonné sur le sentier; quelques brins de laine accrochés aux épines; un morceau de soie indigo à rayures blanches flotte dépenaillé à la légère brise qui se lève.

4) La chaleur

 Graine d’un emblème que j’arrose et greffe; après avoir inscrit la falaise, je grave comme devise: “mûrir et siffler”, pour les amants: “languir et cueillir”, pour l’insecte: “nouer et dénouer”, pour le sommeil: “jouer et déjouer”, pour la clef: “trembler et oser”, pour la meule: “veiller et précipiter”, pour le conseil: “fouiller et démêler”, pour les hampes: “biffer et saccager”, pour le glissement: “ébranler et transporter”, pour le nu descendant un escalier: “effleurer et saluer”, pour cette chaleur: “gonfler et planer”.

5) Le conciliabule

 Ils observent. Rien ne leur échappe des clignements d’yeux, des soupirs. Ils enregistrent. Ils essaient de trouver l’issue. Depuis longtemps ils avaient senti qu’un changement se préparait, que la nuit tombait de plus en plus tôt, que le revirement du solstice d’hiver n’avait pas eu lieu comme prévu. Ils savent qu’on leur fait confiance, qu’on attend leur conseil au petit jour tardif demain. Faut-il partir? Mais dans quelle direction, et combien de temps durera le voyage? Que faut-il emporter avec soi? Que faut-il cacher ou détruire? Si seulement les émissaires pouvaient revenir, si seulement le téléphone pouvait se remettre à sonner, quelque avion entre deux zones de fumée pour inscrire quelque message! Leurs regards mélancoliques se mêlent, et ils continuent à murmurer dans la nuit qui devient plus froide.

6) La craie

 J’y vois un crustacé, mais pour un autre ce sera une bague avec le sceau de l’Empire, ou un turban, ou le sigle de la force,  ou les bras du pétrisseur, ou le masque de fer, ou l’interdiction de chercher plus loin, ou l’excommunication d’un astronome, ou une nébuleuse obscure dans une galaxie lointaine, ou l’acte de se suspendre, ou l’ombre d’un messager, ou l’échelle de Roméo, ou le soupirail des ateliers secrets.
 

7) Le nuage

 Méditation en 59 tableaux, 59 empreintes; pèlerinage sur la page blanche dont j’égaie les stations par mon batelage. Comprenne qui pourra mes figures, je tire de ces hiéroglyphes une instruction oblique. Vitrail de vapeurs celui-ci, animal provisoire dont le cadavre, après des journées de migration, sera la pluie engraissant les oliviers et les vignes. Pelage céleste, tentures dans un palais de nacre, aux âtres d’orage; chaque matin on allumait les fanfares, chaque midi on déployait l’argenterie, chaque soir on déployait les mascarades, chaque clair de lune on organisait des fêtes sur l’eau. Ses escaliers perdaient leurs  marches, ses toits abandonnaient leurs girouettes et cheminées, ses croisées effeuillaient leurs vitres,  ses bibliothèques lançaient aux vitrages leurs reliures de parchemins. Dans ses écuries piaffaient des chevaux d’aventure, dans ses chenils aboyaient des lévriers d’errance, dans ses viviers glissaient des anguilles de soulagement. Tout cela déchaîné devient gouttes d’eau et d’encre.

8) Le toit

 Sur le sable je dessine une maison complexe et retirée, une chambre pour mon amie, notre projet de société, des ailes pour nous emporter, une forêt pour nous cacher, un rocher pour nous instruire, une rampe pour nous diriger, une terrasse pour nous y bercer, une cave pour nous désaltérer, un jardin pour nous enivrer, ses regards pour me décider, sa poitrine pour me transporter, son ventre pour m’y enfoncer, ses lèvres pour me secourir, ses paumes pour me guérir, ses ongles pour me labourer, son silence pour m’ensemencer, ses paroles pour me moissonner, son calme pour m’y rajeunir.

9) Le foyer

 A l’intérieur de cette marmite, j’ai mis une vigne, une ville, un fleuve. Il s’agit d’obtenir l’élixir de paysage selon une recette qu’ont perdue mes parents, mais dont mes grands-parents avaient encore quelque souvenir. Certains prétendent qu’il faut absolument de l’eau de mer, d’autres des ruines de l’antiquité, d’autres des instruments de musique, et c’est bien possible; mais je n’en ai pas pour  l’instant sous la main, et le temps presse dans ce donjon. J’espère que les substituts que j’ai imaginés feront leur office et que j’obtiendrai enfin cette goutte d’encre que je cherche depuis mon enfance, laquelle tombant d’un pinceau sur une feuille de papier, rendra soudain celle-ci toute blanche autour d’une lettre qui remplacera un mot qui remplacera un discours, qui me fera respirer enfin, me rendra la parole enfin, une parole qui instaurera le silence dans la bastille, la transformera en espace où s’étirer les bras en regardant le paysage enfin, le paysage où l’on se tait.

10) Le mur

 Je l’ai longé pendant des années d’enfance pour parvenir à ce lycée où je rêvais de l’Amérique et des alizés, le frôlant de la main gauche pour aller, droite pour revenir; et j’avais l’impression que chaque jour il s’élevait quelque peu et s’allongeait, comme si le frôlement de  ma main le nourrissait, comme si peu à peu je me vidais en lui. Et tout le pain que je mangeais, toute l’eau que je buvais , tous les livres que je lisais, j’avais l’impression que tout cela m’était dérobé par ce mur vampire; et chaque soir en me couchant je jurais de ne plus le toucher, de passer sur l’autre trottoir, et chaque matin, après le petit déjeuner, irrésistiblement je traversais la rue, et j’enfonçais mes mains dans mes poches tout en sachant que cela ne durerait que quelques pas; et désespéré je me sentais tout d’un coup l’effleurant, maigrissant, oubliant; la faim, la soif et l’ignorance ricanant à mes oreilles.

11) La pioche

 Un laboureur appelle à son chevet ses trois fils: “voici mon heure dernière; il est temps que je vous partage mon bien. L’aîné aura ma maison et les champs, le cadet les animaux et les récoltes engrangées, quant au troisième, je ne puis lui donner que cet outil.” Imaginez la déception de celui-ci. Une fois rendus les désolants devoirs, il s’enfonce dans la forêt qu’il fait retentir de ses gémissements; car il aimait tendrement son vieux père, s’en était cru aimé, s’interrogeait sur ce qui avait pu produire cet éloignement apparent. Sa marraine qui était fée, sans que ses parents s’en fussent jamais doutés, vient aussitôt le consoler par ces paroles: “l’héritage qui vous échoit montre bien au contraire que vous étiez le préféré; ce n’est point une pioche ordinaire. Après un adieu rapide à vos frères, partez sur les routes, et lorsque vous verrez une surface unie de la plus grande blancheur possible, attaquez-la avec cet instrument; vous en verrez jaillir non point des sources d’eau commune, mais des jardins liquides et chanteurs qui enivreront ceux qui les verront. Les rois s’arracheront vos services, et quand le vent des connaissances nouvelles aura renversé les trônes avec l’ancien ordre des choses, ce qui arrivera peu après votre premier tour de la Terre, les peuples règleront leurs fêtes sur vos passages.”

12) Les hampes

 J’imaginais une fête de village sur laquelle s’était abattu un désastre dont je ne parvenais pas à préciser la nature: orage ou émeute. Les drapeaux étaient en loques. Des bribes de guirlandes pendaient encore çà et là. Les instruments de musique dans leurs étuis entrouverts flottaient sur des flaques d’eau sale; la pluie avait effacé les notes sur les partitions; les chaises pêle-mêle jonchaient le sol défoncé. Des lampes brisées se balançaient au bout de leurs fils. Tout le théâtre était à reconstruire; à peine si l’on pourrait réutiliser quelques planches. Les invités étaient tous repartis pour leurs domiciles lointains sans dire un mot. Quant aux habitants, ils se croisaient sans se regarder, cuvant leur honte, tandis que les employés municipaux commençaient à balayer les débris.

13 La hâte

 Plier, replier, retourner, ficeler, rabattre, nouer, renfoncer, serrer, reprendre, étendre, étirer, tourner, ployer, envelopper, emballer, empaqueter, timbrer, expédier, réceptionner, trancher, déchirer, ouvrir, déballer, déplier, sortir, défaire, refaire, arranger, réintroduire, réemballer, réexpédier, déchirer, briser, brûler, recommencer, reconstituer sur l’établi, sur le chevalet, sur l’écritoire, fondre, forger, rager, désespérer, se calmer, se reprendre, s’y remettre, plier, barrer, corriger, nouer, dénouer, serrer, aérer, étendre, couper, tourner, redresser, développer, se hâter de persévérer.

14) Le sommeil

 Allongé sur le sable, son poids augmente, il s’enfonce; des fentes se creusent entre ses côtes, par lesquelles il aspire les minéraux; il s’enfonce encore, ses mains deviennent plates et tranchantes, il a disparu sous le sable; les passants voient encore pendant un certain temps une dépression, comme si quelqu’un avait creusé là quelque bassin à marée haute, dont l’eau se serait retirée depuis des heures; puis le vent se met à souffler et égalise tout cela, tandis que ses yeux ont pris une consistance cristalline, et que son système respiratoire s’est entièrement transformé, sa peau muée en carapace, son tube digestif en broyeurs pour lui permettre de vivre à l’intérieur de la masse terrestre où il s’enfonce, nageant très lentement entre filons et strates, buvant aux nappes phréatiques, à la recherche d’une femme de lave douce à qui donner enfin des enfants de granit.

15) Le couperet

 Après avoir tranché la tête du dernier descendant de la famille royale, le bourreau essuie sa lame avec un foulard de velours mordoré, puis, tandis que les ci-devant nobles emportent le cadavre avec des lamentations pour l’ensevelir dans le mausolée près de ses parents, il plante le manche de son couperet dans un trou prévu à cet effet au centre de la place des exécutions depuis des siècles, par le fondateur de la dynastie. La foule aimait le prince; elle estimait les gentilshommes qui avaient su maintenir au milieu des troubles une tradition de courtoisie; mais il faut bien que s’accomplissent les prophéties, que tourne la roue de fortune, que s’instaure le nouveau pacte, et que, pour fournir aux fêtes prochaines la qualité de noir  capable de mettre en valeur les costumes éclatants des corporations d’inventeurs, les anciens puissants prennent pour la vie un deuil suffisamment solennel.

16) Le joug

 Pour atteler ces buffles-dragons, seuls capables de tirer les chariots de pierre sur lesquels tournoient les idoles pour les fêtes du nouvel an, il est nécessaire de faire couler des jougs de lave par les volcans mêmes. Il convient par conséquent de prévoir non seulement la date des éruptions, mais la direction générale de leurs débordements. on creuse des rigoles et des moules à une grande profondeur, que l’on tapisse de briques réfractaires. La difficulté, c’est d’arracher la pièce à ces entrailles de la Terre une fois le calme revenu. Il y faut des buffles-dragons attelés par des jougs de lave, si bien que si une fois, par malheur, ceux-ci venaient à être fêlés tous ensemble, il serait certes possible d’en fabriquer d’autres, mais nullement d’en profiter. les idoles s’immobiliseraient alors, bonnes à vendre aux Occidentaux pour les mettre dans leurs musées, et la race des buffles-dragons s’éteindrait comme celles du mammouth ou de l’hipparion.

17) L’insecte

 Sur ses élytres les éleveurs, par leurs mutations contrôlées, ont réussi à obtenir le dessin des rues de la ville; et c’est pourquoi chaque famille en chérit un nid dans son jardin. Pour toute promenade on se fait accompagner par un de ces guides voletant, parfaitement apprivoisés, qui reviennent à la moindre ouverture de la capsule de pollen à laquelle ils sont habitués; mais il y en a tant qui bourdonnent par les rues, les galeries, les corridors à trottoirs roulants qu’il n’y a plus aujourd’hui le moindre risque de s’égarer. C’est un ornement et un jeu. Les éleveurs des autres villes travaillent jour et nuit pour parvenir à des résultats aussi spectaculaires; mais la plupart du temps, à l’éclosion des chrysalides, ils ne trouvent que des dessins, harmonieux sans doute, mais sans rapport avec leur cité. Un des chercheurs les plus ingénieux a pourtant établi qu’une variété obtenue en Sibérie arborait le plan d’un village d’Afrique du Sud à une impasse près; et l’on raconte que dans une région de la Perse un urbaniste émerveillé par une autre qu’il s’efforce d’acclimater, lui a emprunté le schéma directeur de toute sa province.

18) Le refus

 Le solliciteur s’incline devant l’empereur des îles d’Extrême-Orient qui lui signifie sa réponse sur un rouleau de soie. Il n’ose regarder, s’incline et rentre en son hôtel. Après avoir fermé toutes les issues, il déroule l’auguste ordonnance, s’aperçoit que c’est un refus, mais si superbement tracé qu’il est clair que sa majesté non seulement lui conserve toute son amitié, que les raisons les plus avantageuses ont dû motiver son attitude, mais qu’elle lui sait gré de lui avoir manifesté sa confiance en lui présentant sa demande. Alors il suspend ce calligramme dans la niche d’honneur, le célèbre d’un bouquet de trois chrysanthèmes qu’il renouvelle chaque jour en modifiant chaque fois les relations qu’entretiennent leurs nuances, la longueur, la courbure de leurs pétales, le nombre des feuilles et la hauteur des tiges, et le fait admirer à tous ses amis qui n’osent plus présenter au palais la moindre requête de peur d’avoir l’humiliation de la voir acceptée.

19) Le conseil

 Je ne puis me fier qu’à vous; ce que j’ai à dire est si tranchant, si vertigineux, nul autre sans doute ne pourrait le supporter sans circonvolutions ni enjolivures; mais vous avez dans le regard tant de lassitude, malgré la gaieté qui y surnage comme une mouette au-dessus de la barre océane, dans votre voix tant d’ancienneté, malgré cette jeunesse railleuse qui y éclate de temps en temps, dans vos récits une telle mémoire, malgré votre avidité de nouvelles, que vous saurez peut-être sinon me comprendre, du moins trouver un précédent à mon aventure et quelque échappatoire à ma honte; oui, tout autre que vous croirait que je l’insulte si j’essayais un instant de lui faire admettre ce que je voudrais tant que vous m’aidiez à essayer de vous raconter longuement.

20) La foule

 Serrées les unes contre les autres dans leurs étroites capes noires, se balançant comme des roseaux agités par le vent, les femmes marchent lentement, se détachant sur le ciel du soir, glissant sur le sol sans que l’on voie le mouvement de leurs jambes; elles parlent des malades et de ceux qui font leurs études au chef-lieu, des touristes de l’été dernier, et de la visite du député, de l’arrivée du jeune curé qu’il faudra bien nourrir et délasser une fois qu’il aura célébré par acquit de conscience ses cérémonies dans l’église déserte et croulante, beaucoup trop récente pourtant pour que les monuments historiques ou même l’évêque puissent jamais s’y intéresser, où seuls les enterrements désormais apportent quelque animation, les pompes funèbres de la ville voisine étant vraiment par trop compassées; et aussi des aventures amoureuses de l’instituteur, des programmes de la télé, de la tempête de la semaine dernière avec l’incendie de cette ferme dans l’intérieur des terres et la grande épave qui s’est échouée comme autrefois, corne d’abondance, et de la folie du gardien du phare. De chaque maison, quand elles passent, sort une complice, lampe à la main puisque maintenant la nuit tombe, avec sa provision de médisance, pour engraisser leur nuage de rancoeurs, de supputations et d’envoûtements.

21) La bourrasque

 Il tombe du ciel par rafales une fine suie humide. L’électricité s’est arrêtée. Le mères bercent les nouveau-nés et les pères s’efforcent de rassurer les enfants tremblant dans leurs draps, qui deviennent dans  les ténèbres des serpents aux langues dardées. Le temps s’apaise à l’aurore qui se lève sur une campagne entièrement noircie. Seules les ombres des arbres sont plus claires, avec les traces des pas et des pneus. Et cette poudre ne fond point. Pendant quelques jours on s’efforce de déblayer; de grands crassiers s’élèvent aux alentours de tous les villages. Mais cette suie est si fine que le moindre coup de vent la disperse à nouveau. L’eau devient noire. La peau des blancs devient plus noire que celle des noirs, et bientôt même les ombres deviennent noires.

22) La fleur

 Une météorite dans la neige; c’est une graine qui a traversé le système solaire. Elle se gorge d’humidité froide, se gonfle et germe, mais non point en tige, feuilles, racines, mais en leur creux, en leur empreinte dans la couche bientôt traversée; c’est le bitume du trottoir qui apparaît en nervures, rameaux, boutons; et voici qu’éclôt une fleur d’absence dont les pétales vont recouvrir, absorber la plante précédente; au coeur de cette corolle des étamines de vapeur phosphorescente, un pistil qui est une goutte d’eau claire en suspension qui explose en mille gouttelettes comme j’essaie de la cueillir et fait fleurir en dégel toutes la neige de la rue.

23) Les  voiles

 Sur le sable je dessine une vague rude et fraîche, une demeure pour mon amie, notre projet de solitude, une voile pour nous emporter, un nuage pour nous encourager, une île pour nous attirer, un gouvernail pour nous incliner, un hamac pour nous embrasser, une bonbonne pour nous égayer, une lampe pour nous enivrer, son regard pour me hâler, sa poitrine pour m’éclairer, son ventre pour m’étendre, ses lèvres pour me brûler, ses paumes pour me calmer, ses ongles pour me découvrir, son silence pour m’enchanter, ses paroles pour m’orienter, son calme pour m’y perdre.

24) La touffe

 Entre la poussière et la craie, entre le silex et le ciment, les lames qui s’écartent, les ciseaux qui déboîtent, les pieux qui déchaussent, la sève qui monte, les racines en étoile, les bourgeons qui percent, les nervures qui se ramifient, les feuilles qui s’élargissent, les tiges qui grimpent, les noeuds qui se fortifient, les boutons qui perlent, les pétales qui se déplient, les étamines qui s’ouvrent, les pistils qui s’étalent, les graines qui durcissent, les toiles d’araignée qui se compliquent, les gouttes de rosée qui s’y condensent, les mouches qui s’en méfient, les duvets qui s’y accrochent; la semelle qui écrase tout cela; les lames qui se redressent, les ciseaux qui se cicatrisent, les pieux qui se raffermissent, la sève qui dégouline et sèche peu à peu, les racines qui se resserrent, les bourgeons qui se racornissent, d’autres qui percent, les nervures qui reprennent leur relief, les feuilles qui se défroissent, les tiges qui pendent brisées, les noeuds qui s’orientent, les boutons qui fanent, les pétales qui tombent, les étamines qui s’envolent, les pistils qui crèvent, les graines qui éclatent, les toiles d’araignée qui se reforment, les gouttes de rosée qui s’évaporent, les mouches qui réattaquent leur bourdonnement, les duvets qui se remettent à battre.

25) Le lac

 Dans les villas le long du quai, de vieilles personnes qui prennent leur thé: fauteuils à dentelles, napperons, porcelaine de Chine. Dans les jardinets des roses trémières, des ancolies, des pieds-d’alouette. Au coin de la rue une volière de perruches. Près de la source thermale des femmes en robes longues comparent des étoffes chez une marchande accorte et patiente qui lance de temps en temps quelque oeillade à un jeune homme en pantalon de coutil blanc, veston rayé rouge et canotier, qui traîne son ennui sur le débarcadère en fouettant d’une badine ses souliers ajourés. Dans le kiosque l’harmonie municipale donne sa version des valses de Strauss. Le reflet du soleil entre les coques blanches.  Les voiles transparentes légèrement gonflées, et les matelots qui polissent le laiton des rambardes et hublots. Sur tout cela un nuage pose une grosse tache, comme l’empreinte d’un pouce noirci d’encre.

26) L’ancre

 Un alphabet de 59 caractères, et chacun me raconte une histoire, l’histoire de son inscription transposée dans un paysage ou une fable, et si vous les conjuguez, un texte énorme hantera les parois de votre chambre ou de votre laboratoire. Ainsi ces morceaux de métal rouillé enfouis à demi dans le sable de la page, rappellent à mon insomnie tout un naufrage illustre en son temps, que la neige des années a recouvert dans l’imagination de mes confrères. Non seulement la navigation avait été heureuse, non seulement ce continent supplémentaire en qui seul avait cru le jeune capitaine (tous les bourlingueurs, tous les géographes déclaraient à qui voulait les entendre que c’en était bien fini des nouveaux mondes) avait été découvert, non seulement les explorateurs avaient été reçus comme les messagers des dieux dans les palais des princes qui leur avaient adressé des harangues inintelligibles en les régalant de fruits inconnus et en les couvrant de manteaux de plumes, mais ils rapportaient dans leurs cales d’innombrables bijoux et céramiques, et surtout des échantillons de métaux imprévus dans la classification de Mendeleïev, dont les plus surprenants n’étaient pas ces mercures de toutes les couleurs du prisme dont se servaient les indigènes pour leurs sculptures liquides. Mais une lame, au large de Sète, a tout retourné d’un seul coup. Un hélicoptère a pris quelques instantanés qu’alors toute la presse a reproduits, des radio-amateurs ont enregistré quelques entretiens, mais seule cette ancre apportée au rivage par un dauphin a subsisté pour que l’on puisse dire que l’expédition a bien eu lieu, sans que personne jusqu’à présent ait jamais osé la reprendre. Pourtant l’on sait que pendant les heures les plus creuses des lycées, quelques jeunes gens gribouillent en marge de leurs manuels des continents hypothétiques.

27) La solitude

 Germe d’une peinture et d’une lecture, chacune de ces 59 images. Aussi, après avoir produit la pioche, telle pousse une autre feuille qui devient “le salut de parchemin”; à la foule succède “la futaie des confidences”, à la barque “la balance des désirs”, au verrou “le tourniquet des grâces, à la haie “le taffetas des hirondelles”, au refus “le noeud des intrigues”, à la barre “l’étalement des vacances”, à l’amas “le marteau des coeurs”, au couperet “le coffre des oublis”, au joug “la flaque des dangers”, et à cette solitude “l’embrasement des magasins”.

28) La ruine

 L’incendie a duré plusieurs jours. Les poutres pendent parmi les béances. On peut reconnaître ce qui fut fenêtre, marches, un porche et même un balcon avec des colonnes. L’oiseau bleu venait se plaindre à cette tour. Dans les caves, des tonnes aujourd’hui calcinées laissaient mûrir un vin qui s’est répandu en cuisant, teignant de son ivresse l’odeur du sinistre qui envahissait les ravins. Un dragon a établi son domicile sous ces voûtes éventrées; ceux qui se hasardent dans ces dévastations, devinent ses écailles au clair de lune et ses crocs brillant entre ses babines de goudron. Un hululement pétrifié où les sorciers de ma race viennent chercher des neumes terrifiants pour intensifier les incantations dont ils entourent la distillation de leurs philtres. Quelques ossements jonchent les anciennes douves.

29) La braise

 Après le dernier mot de l’échange, ajoutez: “tiré par un attelage de rennes au harnais de cuir mosaïqué”; après le dernier du voyage: “les palmes et les chameliers”; après le dernier de la solitude: “au milieu de la fuite et des imprécations de tout un peuple”; après le dernier de la chaleur: “de rive en rive et d’île en île”; après le dernier de la palissade: “ou encore les légionnaires épuisés aiguisent leurs glaives, lavant d’huile et de vin leurs blessures purulentes”; et après le dernier mot de cette braise, encore une fois le mot “douceur”.

30) Le labour

 Creuser, soulever, la terre grasse retombe de l’autre côté du sillon, ocellée de silex. Les traces du soc écrivent une histoire toujours la même sous les conseils de l’horizon. Quelques brouillards, la respiration des boeufs et des percherons. Je hume le printemps qui s’annonce derrière des mois d’attente et de germination souterraine. Au creux des vallons des fumées forestières. A l’orée des garennes les terriers des renards. Une flûte oublie le siècle où nous sommes. Le métal éclat sous le soleil mouillé; la graisse luit aux poignées; une flaque craque sous les chaussures cloutées.

31) L’envol

 La façon dont se pose un mot sur la page. Rassemblement sur les collines, agitations des genêts et des ronces. Craquement des branches mortes, et tourbillon de cendres près des galets. Une tentative de la marée le long des rocs, retournant algues et coquilles. Les bateaux des pêcheurs reviennent en crachant. Plus loin le doigt d’un phare, quelques épaves; des tessons de bouteille dans le sable, les ressorts d’un sommier, des planches avec des traces de peinture. Le parlement des mouettes frétille et vote avec acclamations le départ vers une autre crique. Tout l’arroi se retourne au-dessus des franges d’écume; une baigneuse secoue ses orteils et s’enduit le ventre d’huile brune.

32) Le miroir

 Dans le toit, après “une forêt pour nous cacher”, lisez maintenant: “une clairière pour nous égarer, un cerf-volant pour nos messages...”; dans les jarres, après “des souterrains pour nous enfuir”: “une discothèque pour y muser...”; dans les montagnes, après “un observatoire pour nous exercer”: “des poneys pour nous détendre, des faisans pour leurs éclats...”; dans le lac, après “au coin de la rue une volière de perruches”: “près de l’antre du forgeron, des hussards en cape de soirée comparent leurs bottes chez un aubergiste rubicond et disert; près de l’officine de l’apothicaire, des ramoneurs en gants blancs unissent leurs improvisations chez un ambassadeur sensible et moribond...”; dans le crabe, après “le sigle de la force”: “l’aveuglement des circonstances, le progrès des chuchotements...; et après tout cela, dans ce miroir: “le passage des femmes discrètes, l’ensevelissement des espérances mondaines...”

33) Le casque

 La façon dont la phrase se replie. Enfermé derrière cette épaisseur de métal, le visage de l’errant a perdu presque toute sa peau. Depuis des années, il n’a point soulevé cette visière. Il dort avec, dit-on, et soulève seulement la partie inférieure articulée pour se nourrir hâtivement et en secret de viandes grillées et de graines, pour s’abreuver de vin qu’il arrache aux tripots, sans même descendre de son cheval étique et infatigable. Dans sa prime enfance, on a découvert sous sa peau basanée sa nature de loup-garou. C’est vrai qu’à minuit les poils jaillissaient sur toute la surface de son corps, lui faisant arracher tous vêtements humains, hurler, se précipiter dans les bois pour se frotter aux rochers et aux troncs, tandis que son museau s’allongeait et que ses dents devenaient des crocs. Tout cela est fini maintenant; il ne change plus. Nostalgie des métamorphoses. A peine s’il est capable, lorsque le soir l’apaise, de murmurer quelques mots de remerciement que les enfants traduisent à leurs parents apeurés.

34) Le voyage

 Carrefour d’expressions: après la route à titre simple, voici la bifurcation jumelée; ainsi à droite du théâtre vous prenez les cygnes et les hêtres, ou si vous préférez, les dômes et les avertissements; à gauche du char le cercueil et les roses, ou si vous préférez, les enclumes et les étais; à droite du nuage  les ménagements et les prévenances; à gauche de la touffe les halliers et les bouges; à droite de l’anneau, les poignées et les rondes, ou si vous préférez, les insinuations et les grappes; à gauche de l’aurore les menaces et les indiscrétions, ou si vous préférez, les obstacles et les résolutions; à gauche du foyer les épices et les aigles, ou si vous préférez, les bouillonnements et les anfractuosités; à droite de la fleur les brouilles et les réconciliations, ou si vous préférez, les redents et les crêtes; à gauche du pain les rouleaux et les herses, ou si vous préférez, les coulures et les croisillons; à droite de la charpente les boisseaux et les clous, ou si vous préférez, les rabots et heurtoirs; à gauche de ce voyage les caravansérails et les embûches, ou si vous préférez, les lamentations et les incompatibilités.

35) Le théâtre

 La façon dont la représentation jaillit au détour d’une virgule. Un coup de pinceau, c’est le prince qui s’avance et, dans un monologue splendidement entortillé, vient nous raconter son amour contrarié pour la fille du roi des Indes. La machinerie se met en branle, un rideau descend des cintres, brodé d’esturgeons pourpres et de balistes bigarrées. Nous comprenons que la scène se passe au fond des mers. Les eux amants par conséquent ne respirent pas le même élément; comment feront-ils pour se rejoindre? Un monstre passe en ricanant. Un enchanteur s’active près de ses fourneaux où un feu pétrifié froid fait chauffer ses cornues sans troubler les eaux environnantes. De l’orchestre parviennent des remous de guitare, des friselis de hautbois. Une divinité descend, assise sur une coquille; elle propose au prince de lui changer son corps; ce sera une opération longue et difficile. Son père le roi, sa mère la reine viennent le supplier de renoncer à ce projet. Sa voix légère, sur la tresse des objurgations, fait sonner sa décision inébranlable. Pleurant, toute la cour, avec les poissons dignitaires, assiste à l’érection du lit chirurgical. Des infirmières à longues nageoires procèdent à l’anesthésie. Le prince chante une aria déchirante avant de s’endormir sous le masque. C’est la fin du premier acte; les spectateurs s’agitent et se demandent comment tout cela va tourner.

36) Les montagnes

 Sur le sable je dessine un cirque environné de glaciers et cascades, une piste pour mon amie, notre projet de véracité, des granges pour nos excursions, des sentiers pour nos crépuscules et nos méditations, un observatoire pour nous exercer et nous délasser, des jumelles pour nous diriger et nous renseigner, un hélicoptère pour nous bercer et nous ravitailler, un torrent pour nous désaltérer et nous éclabousser, un orgue pour nous enivrer et nous accompagner, ses regards pour me repérer et m’agiter, sa poitrine pour m’alléger et me soulever, son ventre pour m’appesantir et m’engloutir, ses lèvres pour me raffermir et m’aiguiser, ses paumes pour me huiler et me modeler, ses ongles pour m’éprouver et m’égratigner, son silence pour m’embaumer et me solliciter, ses paroles pour me ravir et m’expliquer, son calme pour m’enlever et me disséminer.

37) L’anneau

 La façon dont la narration s’enfonce dans un détour. Il a laissé sa bicyclette appuyée sur la borne. Il est monté par le petit chemin entre les lavandes. Les tuiles romaines l’attendaient au creux du dôme roux, derrière les cyprès. Elle était en train de cueillir des cerises. La pompe gouttait dans la citerne. Quelques colombes se pavanaient sur les murets sinueux. Il a tiré de sa sacoche un écrin et l’a placé bien en vue sur le réfrigérateur, puis il a bourré sa pipe et l’a allumée. Elle a posé son panier plein sur une chaise paillée, essuyé ses mains à son tablier et l’a retiré. Sans dire un mot, sans paraître reconnaître ni même voir le messager, elle a pris l’écrin et l’a ouvert. Il était vide, mais elle n’en a pas moins poussé une exclamation de joie: “merci, merci, c’était celui que j’attendais!” L’homme n’était plus là. Pédalant de toute la force de ses jambes, il dessinait autour de la maison en riant aux larmes la figure d’un anneau.

38) Les roues

 Sur le sable je dessine un horizon sec et chaud, une Égypte dont je rêvais, un lit pour mon amie, nattes et coussins, notre projet de départ, itinéraires et visas, une roue pour nous emporter, rayons et jantes, le Soleil pour nous cuire, fournaise et plumes, la courbure de la Terre pour nous dérober, signaux et récifs, un volant pour nous diriger, une barque pour nous bercer, une source pour nous désaltérer, la Lune pour nous enivrer, voiles et sifflets, ses regards pour me délivrer, propositions et attentes, sa poitrine pour m’envelopper, chairs et voies, son ventre pour m’épuiser, ruelles et châsses, ses lèvres pour me rafraîchir, aigrettes et menthes, ses paumes pour me caresser, écailles et feuilles, ses ongles pour me réveiller timbres et aubes, son silence pour me troubler, échappées et brumes, ses paroles pour me rassurer, arêtes et issues, son calme pour ne jamais revenir.

39) Le pain

 La façon dont la surface s’incurve sous l’injonction. Pétri l’espace, levé, cuit au four, doré dans son noir et blanc, savoureux, croustillant, nourrissant, exposé sur la planche blanche, odorant dans la salle claire, dans la rue claire, la caverne claire, le gouffre clair. Il a fallu labourer les champs de l’encre, semer les grains d’encre, surveiller leur germination, leur floraison, leur maturation, moissonner les épis d’encre, les battre, moudre, et incorporer à cette farine d’encre le levain du pinceau tandis que le four des yeux chauffait de toute la braise des rencontres. Ouvriers affamés que nous sommes, voici le noir du ciel changé en pain; voici le noir du ciel changé en four pour cuire le pain que nous sommes; voici le noir du ciel changé en gouffre clair pour que nous le dévorions de nos yeux.

40) Le nu descendant un escalier

 Une vieille connaissance toujours aussi sémillante; je ne puis m’empêcher de le gratifier d’un haut-de-forme (moustaches sur cette Joconde). L’orchestre entame une marche brillante, tandis que le choeur, vêtu de dentelles noires et de plumes d’autruche, fait cliqueter ses castagnettes. Une locomotive entre en scène et salue d’un triple panache de fumée. Pas de deux. Une pluie de dollars descend des tringles. Ils s’enflamment au contact des boulons et des copeaux. Le nu s’enveloppe d’une cape de lamé, et s’envole aux acclamations du poulailler.

41) La barque

 La façon dont la méditation déferle d’une figure sur l’autre. Seul au milieu d’un océan d’écume, il dort au creux des planches, bercé; il rêve d’oser un jour ne pas rentrer le soir dans sa chère famille, de rencontrer au clair de lune une autre barque avec une femme, de lui demander si elle est perdue, de la voir sourire, de l’entendre lui répondre que c’est elle qui l’a attiré dans cette région secrète de la mer qu’elle va entrouvrir d’un coup de pinceau pour lui, où elle va le faire descendre, le doter d’un nouveau corps qui ne souffrira plus jamais du froid, avec lequel il pourra rouler parmi les glaces de l’Arctique aussi délicieusement que dans les chaudes sargasses, un nouveau corps accordé au sien pour qu’ils puissent rouler accrochés l’un à l’autre, sans barque au milieu de cette immensité d’embruns.

42) La meule

 Un paysage de fleuves et de villes anciennes devant un horizon de montagnes céruléennes; au premier plan des paysans qui terminent leur moisson: faux, fourches, tabliers à carreaux des femmes, gourdes à la ceinture des hommes, paniers de victuailles. De chaque côté du ciel un aigle qui se met à crier. C’est la panique. Une nuée sanglante se forme, des éclairs jaillissent, et des gouttes de poix brûlante tombent sur les châteaux et les navires. Puis c’est le vent qui se déchaîne et soulève la meule toute entière; le monde alors devient blanc tout autour comme s’il était couvert d’une épaisse neige; pire, il n’en reste plus rien, il n’en reste que cette concentration de foin enclose maintenant dans une bulle de silence à l’intérieur de laquelle un autre monde balbutie.

43) La barre

 La façon dont le blanc s’aiguise, happé dans les tenailles de deux traits. Entre l’île et le promontoire, la vague constante que les navigateurs n’approchent qu’avec tremblement. Quelques dauphins s’y jouent au crépuscule ou à l’aube, croisant en pleine mer le jour, et revenant dormir la nuit dans le chenal; et des balises surmontées de cloches signalent aux aventureux les passes les moins périlleuses; mais une fois par mois au moins un trois-mâts se retourne et s’éventre, abandonnant ses tonneaux qui viennent rouler sur les grèves jusqu’à des lieues de là, et se fendent sur les rochers, perdant leur vin et leur miel en flaques, parfois les trésors d’une expédition archéologique, tandis que les voiles claquent en l’air avant de s’étendre sur les rouleaux, déchirées par les débris des vergues, et de s’envelopper comme des linceuls autour des noyés.

44) Les amants

 Un peu plus petit qu’elle, il soulève ses lèvres vers les siennes. Ils n’osent pas encore se caresser; leurs bras penchent le long de leur corps comme paralysés. Il s’approche, son ventre touche le sien; alors il s’aperçoit que ce nombril qui l’éblouissait, est une lentille de cristal à travers laquelle il peut admirer l’intérieur du ventre considérablement grossi. Il distingue un étang entouré de collines, au milieu duquel vogue une barque où dort un tout petit enfant. Des hardes de cerfs et de sangliers sortent des bois de la poitrine et des cuisses, pour le humer, l’honorer de bouquets d’haleines. Le Soleil se couche dans ce paysage intime. Il y fait bientôt nuit capiteuse. Il s’écarte et soupire. C’est alors que se lève le jour d’autrui.

45) La falaise

 La façon dont l’encre s’agite, pressée entre les moraines réservées. D’effroyables pluies balaient parfois le haut plateau; c’est pourquoi les villages ont cherché refuge au pied de l’escarpement; car lorsque les lacs supérieurs débordent, c’est toujours avec une telle brusquerie que l’inondation jaillit en nappe qui retombe quelques kilomètres plus loin dans le fleuve intermittent. Pendant plusieurs jours on vit sous une voûte liquide; il arrive que cela dure un mois. Puis les vents desséchants commencent à lever leur armée de tourbillons, et l’on voit la lisière de cette chute se rabattre comme une paupière dans un clignement, sans qu’une seule goutte ait jamais atteint les maisons. Aucune mousse ne verdit sous la cascade la paroi de marbre, alors qu’un peu plus loin, dans les fentes, ce sont des algues qui pendent en grappes.

46) L’amas

 Sur la lande, les masses de granit régulièrement alignées forment des allées jusqu’à la cuisine des géants. Vie primitive que la leur, si l’on en juge par de telles installations! Mais ce qui frappe le plus les imaginations, c’est la dimension de ces bûches carbonisées, vestige de leur dernier feu avant leur fuite vers les profondeurs de la mer, disent les uns, celles de la Terre, disent d’autres. Telle était donc leur nature! Certains charbonniers ont essayé de les attaquer avec leurs pics, d’en faire une mine pour les villages, mais les aciers les mieux trempés s’y sont ébréchés. Le secrétaire de mairie a bien proposé de les faire brûler lors d’une fête, mais il reste chez les vieilles femmes la tradition que les géants dans leur retraite inconnue n’attendent que ce signe pour revenir. Aussi le soir des groupes silencieux viennent contempler les débris de l’âtre qui se profilent devant les monts vaporeux.

47) La clef

 La façon dont l’évocation vire, dérapant sur le grain de la feuille. Celle de la septième porte naturellement; on dirait qu’elle a séjourné pendant des siècles sous la terre, et la serrure a l’air au moins aussi vétuste; il y a bien longtemps que personne n’y a touché. Barbe-bleue part pour la grand’ville où l’attendent des affaires urgentes: achats de chevaux, jurys littéraires, conseils d’échevins. Après avoir admiré la chambre des robes, chamarrées ou transparentes, celle des bijoux, articulés ou musicaux, celle de l’argenterie, damasquinée ou émaillée, de la porcelaine, flammée ou sablée, des oiseaux chanteurs, en trios et buissons, et des coquillages, gravés et rehaussés, elle décide de jeter un coup d’oeil à la dernière. Elle fait entrer le pêne qui refuse de tourner. Elle nettoie, huile, frappe, rien n’y fait. Barbe-bleue rentre fort satisfait des entretiens qu’il a pu avoir avec plusieurs personnages importants: l’inspecteur des viviers, le collecteur des essences, et l’ambassadeur des jardins. “J’avais oublié de vous dire de ne point essayer d’ouvrir cette dernière porte. Il nous faut la faire sauter. Vous trouverez derrière une bibliothèque de contes.”

48) Le verrou

 Après les plaines, les montagnes, les déserts, on arrive à un mur qui bouche la totalité de l’horizon, au milieu duquel se dessine un porche fermé par deux vantaux. Un verrou les attache et nul ne peut se targuer d’avoir réussi même à l’ébranler. C’est un lieu de tourisme des plus fréquentés, par les jeunes mariés surtout; une ville entière s’est développée devant avec ses hôtels, restaurants, dancings et magasins de souvenirs, où l’on vend des verrous de toute taille et de toute matière. Il y a aussi les cinémas spécialisés dans lesquels on projette les films tournés dans les interstices entre les planches des battants, mal jointes malgré leur solidité, qui renseignent sur le pays de l’autre côté. Des instituts se sont fondés pour leur étude. On y voit des chevaux plus petits que les nôtres, des arbres à feuilles rouges et fruits verts, et toute une ville où viennent des jeunes mariés, l’époux en blanc, la femme en noir.

49) Le glissement

 La façon dont la figuration lorgne derrière les mailles du commentaire. Cette montagne que l’on croyait si stable, c’est en pleine nuit qu’elle a commencé à se décoller, à frémir, à s’écouler visqueusement effaçant la route, comblant le lit du torrent, formant barrage, puis se mêlant à lui, grande lèvre de boue dévorante, s’est mise à laper la vallée anéantissant vergers et bergeries. Pour l’instant elle s’est arrêtée derrière l’école, mais il est impossible de rester là; nous chargeons toutes nos possessions sur nos camions et même nos vieux chars, car cette autre dent sur l’horizon la voici qui se déchausse et tremble; un frisson parcourt la forêt de mélèzes d’où nous arrive un long fracas de branches brisées. Ce doit être une conséquence de la guerre dont on avait oublié la proximité.

50) La charpente

 Ce qu’il y avait dans les greniers d’antan: les malles pleines de déguisements, les chandeliers dépareillés, les sacs de grain, les chaises cassées, les miroirs fêlés, les cadres vides, les livres moisis, rongés par les rats, les casseroles cabossées, les matelas perdant leur crin, les selles perdant leur bourre, les harnais ternis, les jougs hors d’usage, les cartons à chapeaux, les costumes d’apiculteur, les auges de maçon, les phonographes à pavillon, le rayon de soleil tourbillonnant de poussières, le nid de guêpes, les saucissons et le jambon pendus dans leurs toiles, le tilleul et la menthe pour les infusions de l’hiver, les recoins où se cacher toute la journée, les armoires branlantes à transformer en navires pour faire la traversée de l’Océan Indien et la première circumnavigation, les poutres à escalader, mâture, pont de lianes dans la forêt vierge, icebergs ou Laputa.

51) Les lampes

 La façon dont l’illustration se faufile parmi les haubans de la construction. Soeurs, elles veillent sur la place publique où ne viennent plus à cette heure que ceux qui roulent et s’écroulent en vomissant et en geignant au retour d’une saoulerie après une humiliation, pour les relever, les laver, les coucher dans un lit frais sans leur dire un mot, sans en attendre un mot, ceux qui n’ont plus d’espoir qu’en elles pour cette nuit qu’ils imaginent leur dernière; elles veillent et la neige tombe autour d’elles, reines qui dormiront tout le jour sur cette même place publique où nul de leurs lamentables amants ne les reconnaîtra.

52) L’aurore

 Toute la famille dort encore. Un train qui passe. Au fond de la chambre obscure s’allume un coin de miroir. J’entrouvre les volets. Flaques sur les chemins, cuivre sur les murs chaulés, gong sur les champs et les vitres. Les animaux sont maîtres de la forêt. Il reste au creux des branches, au repli des seuils, quelques gouttes de nuit plus tenace, graines de la prochaine. Un coup de vent remue des cendres; l’odeur du laurier glisse parmi les meubles. Je veux sortir. Un oeil bouche toute la porte. Il épie mes moindres gestes. Des deux mains ouvertes, j’essaie de toucher sa surface humide, je n’ose pas. Je referme. J’attends que ce soit le jour. Toute la famille dort encore. Un coup de vent remue les pages d’un livre. Je me risque. Une paupière s’est abaissée. Je regarde le visage de la géante se dissoudre lentement; le crâne ombre encore quelque temps la place déserte, puis disparaît aussi. J’entre dans le matin.

53) Les jarres

 La façon dont la défiguration se retourne parmi les alvéoles du tracé. Sur le sable je dessine un port tranquillement affairé, un entrepôt, une réserve pour mon amie, notre projet, notre commencement de liberté, des jarres, des rayons pour nos provisions, des souterrains, des poternes pour nous enfuir, une bibliothèque, un cabinet d’Histoire Naturelle pour y puiser, une boussole, un sextant pour  nous diriger, une grotte, une roseraie pour nous y bercer, un puits, une noria pour nous désaltérer, un belvédère, un ermitage pour nous enivrer, ses regards, ses chansons pour m’appeler, sa poitrine, sa chevelure pour m’enfiévrer, son ventre pour me perpétuer, ses lèvres pour m’éclaircir, ses paumes pour me polir, ses ongles, ses dents pour me rayer, son silence, son intelligence pour me mûrir, ses paroles, ses indications pour me décanter, son calme pour m’y transformer.

54) Le char

 La foule se presse sur les trottoirs pour voir passer le carnaval. C’est le numéro le plus impressionnant du cortège; a-t-on voulu représenter le triomphe de la mort? Tout y est deuil, majestueusement. Les roues cloutées de cabochons neigeux sont munies de marteaux qui à chaque tour font retentir des gongs funèbres. Sur une estrade tendue de drap un cheval immobile supporte un obélisque de miroirs. Des femmes vêtues de fourrures sombres répandent à profusion sur les spectateurs pétales de lys et coquilles d’oeufs. Un page soulève de temps en temps le couvercle d’une cassette d’où s’échappent des papillons, et un jongleur fait virevolter au-dessus de sa tête des torches enflammées. Sur son visage attentif un sourire narquois fige tous les regards qui l’aperçoivent. Un silence houleux se répand sur son passage, et les amis brouillés se réconcilient hâtivement d’une pression de la main.

55) L’échange

 La façon dont la vie quotidienne avec ses angoisses, et un certain comique amer, transpire dans les aisselles du corps figuré. Pivot de titres: ainsi le dessin que j’ai appelé l’oiseau, je puis maintenant le nommer la griffe; le labour deviendra les arceaux ou la multiplication; l’envol sera l’échafaudage; la haie se transformera en abside; les roseaux deviendront les caresses; la ruine se nommera l’anathème ou la vengeance ou la carcasse;  le casque deviendra le crapaud ou l’affût ou la dénonciation ou la fureur; l’ombre sera la poupe ou le dénouement ou la pétrification ou les entrailles ou la perturbation; le conciliabule se muera en gardiens en huis en colonnade en haussements d’épaules; l’ancre en menottes; et cet échange en un traîneau.

56) L’ombre

 Elle descend du ciel brûlant comme un paquet de cordages; elle coule et recouvre les champs où les animaux se terrent; elle écrase les églises de  l’ancienne religion de ce pays, casse les clochers, décroche les cloches qui vont s’enfoncer dans les cimetières. Les prêtres s’enfuient dans les souterrains qu’ils ont creusés en prévision de cette catastrophe que les journaux spécialisés annonçaient depuis des mois. Les familles se serrent autour de leurs postes de télévision où ils assistent, muets, aux progrès de l’assombrissement que leur commentent des speakerines à la voix délicate accompagnées par une improvisation mélancolique sur un des dernières orgues en état de marche. C’est la lessive noire, crient les bûcherons qui déposent leur cognée sur le seuil, et se lavent les mains dans des baquets préparés à leur intention sur les tables des cuisines; un autre règne arrive. Les puissants se lamentent devant l’explosion de leurs banques, et toute la foule silencieuse cherche son chemin dans les rues encombrées de la ville éperdue.

57) La palissade

 La façon dont l’histoire anime sa biffure. Source de récit, non point d’un seul, mais d’un tissu; ainsi la bourrasque pourrait commencer: “il tombe des montagnes par avalanches un épais miel brûlant...”; le mur: “  je l’ai traversé pendant des mois d’exil pour parvenir à cette caserne où je recopiais des comptes et des jugements...”, ou bien: “je l’ai interrogé pendant des heures d’anxiété pour rédiger ce testament où j’ai rassemblé ses inscriptions et ses graffiti...; les lampes: “frères, ils dorment sur le parvis secret où se rassemblent en cette saison tous ceux qui se redressent et se déchirent en chantant et en soupirant...”, ou bien: “compagnons, ils s’arrêtent sur la route poussiéreuse où se déversent en cette débâcle tous ceux qui s’enfuient et saignent en gesticulant et en maudissant...”; les roues: “sur la craie je grave une fissure moite et fraîche, un piège pour mes ennemis, nos propositions de réforme, une tente pour nous y restaurer...”, ou bien: “sur le bruissement je récite une légende récente et animée, un réconfort pour nos alliés, une possibilité de rescousse, un refuge pour nous y durcir...”; les voiles: “sur le papier je peins des pyramides éclatantes et funèbres, un abri pour nos insomnies, notre tentative de déchiffrement, une fouille pour nous enrichir...”; et de même cette palissade aurait très bien pu commencer ainsi: “les cavaliers cachés rechargent leurs fusils...”

58) La haie

 L’aubépine et la prunelle; quelques feuilles mortes sont restées attachées aux pieux dont l’écorce craque. Dans l’épaisseur une grotte de tremblement; par les interstices la dune et le chemin penché qui continue au-delà d’un vallonnement. La couleuvre se glisse, rêve de s’enrouler autour de ces croix; divers papillons aux noms de fable viennent inspecter les étamines. Une écolière croque dans son quignon, frappe les joncs de sa gibecière bourrée de livres, redit en chantonnant les tables de multiplication. Un chasseur épaule et tire deux coups; une chèvre sursaute; quelques faines tombent des hêtres.

59) Le baiser

 Et la déclaration s’enchaîne à la braise, le miroir s’enlace à la palissade, la chaleur sollicite la solitude, le voyage appelle l’échange, le crabe invite le lac, les montagnes visitent les jarres, le toit protège les voiles, les roues apaisent les lampes, le mur caresse la bourrasque, le nu effleure le glissement, les hampes s’en remettent au conseil, la meule protège la clef, le sommeil entoure l’insecte, les amants bénissent la falaise, le joug remercie le couperet, l’amas enchante la barre, le refus prévient la hâte, le verrou berce la barque, la foule découvre la pioche, la charpente couve le pain, la fleur exulte en foyer, l’aurore désire l’anneau, la touffe embrasse le nuage, le char traverse le théâtre, l’ancre écoute le conciliabule, l’ombre envahit le casque, la ruine embrase les roseaux, la haie désire l’envol, et le labour exulte en oiseau.

60) Le blanc

 Disparaît, s’agite avec lenteur, prend appui sur le vent, remonte au-delà des cimes, aperçoit la mer ; disparaît sur la craie, une fissure moite et fraîche, un piège pour nos ennemis, nos propositions de réforme, une tente pour nous y restaurer; disparaissent les bras du pétrisseur, ou le masque de fer, ou l’interdiction de chercher plus loin; disparaît une voile pour nous emporter, un nuage pour nous encourager, une île pour nous attirer ; disparaît le choeur vêtu de dentelles noires et de plumes d’autruches, qui fait cliqueter ses castagnettes; disparaît l’oubli de vous dire de ne point essayer d’ouvrir cette dernière porte ; disparaît la prévision non seulement de la date des éruptions mais de la direction générale de leurs débordements; disparaît la brisure, la brûlure, le recommencement, la reconstitution sur l’établi, sur le chevalet, sur l’écritoire, la fusion ; disparaissent les selles perdant leur bourre, les harnais ternis, les jougs hors d’usage; disparaît sans dire un mot, sans paraître reconnaître ni voir le messager, sans prendre l’écrin, sans l’ouvrir ; disparaissent ces morceaux de métal rouillé enfouis à demi dans le sable qui rappelaient à mon insomnie tout un naufrage; disparaît la Lune qui venait d’apparaître sur l’autre rive ; disparaît le cor qui hantait alors le bruissement ; disparaît...

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