ÉPÎTRE À GEORGES PERROS
Mon cher Georges depuis longtemps des années déjà
dans mes périples estivaux (pour quelques heures
nous sommes encore à Sainte-Geneviève-des-Bois
ce sont les derniers jours bousculés de juin
Cécile affalée sur le divan les pieds en l’air
les cheveux dans les yeux dévore un livre
rêvant aux algues sèches que tu lui as promises
le coffre de la voiture est prêt) entre les gouttes
d’eau ou de plomb je cherche un moyen de dire
sans emphase à ceux qui me lisent avec bienveillanceQue sans tes encouragements bien souvent j’aurais
renoncé devant la marée de sottises (Ronce
les pins déploient tout autour de ma chambre
leur élégance de juillet un oiseau
que je ne puis nommer vire
palpite noir presque immobile et plonge
Agnès ouvre la porte brune et sablée
les yeux furieux rattache
la courroie de sa sandale et part
avec un sourire) et j’ai bien essayé de composer àTon illustration quelque étude glanant
en tes écrits des citations (le gave
est moins bruyant que l’an passé mais le tumulte
des journaux bien plus fort août
les montagnes pèsent à peine derrière la brume soufrée
c’est le ciel qui est lourd comme une mamelle pendant
au milieu de ce giron de roc lentement
Irène aux doux cheveux courts arrondit son bras
enlevant la veste couleur de mélèze
de son survêtement trempé) pour en façonner la colonneVertébrale et développer autour de cette chaîne de galets
immergés dans ma crique d’acides respectueux quelques ondes
méditatives décomposant ton regard de Breton d’adoption
(les bruyères et les genêts du Forez quelquefois
par temps très clair on aperçoit les Alpes
au-delà du Rhône depuis ce matin fin août il pleut
Mathilde rampe entre les pieds des chaises et beugle
passionnément s’imaginant une de ces fabuleuses
vaches qu’elle va contempler dans leurs étables) mais
notre connivence est trop intime pour que je puisseAvec mes pinces d’entomologue isoler ainsi
sur des pages blanches ombrées peu à peu de mes gloses
quelques-unes de tes taches d’encre iodée (septembre
les dahlias dans les jardins la rentrée des classes proche
et toutes les difficultés bourdonnantes de cette année d’inattendu
Marie-Jo rentre la voiture dont le coffre est déjà vidé)
semblables aux lichens jaunes et gris sur le granit
c’est pourquoi j’ai préféré te rédiger ces quelques lignes inégales
publiques d’un ton à peine rehaussé une sorte d’épître
un peu dans la manière du vieil Horace ton -
1)Le sang a caillé noir aux tableaux des amphithéâtres ô médecins
soyez tendres à ces plaies à ces yeux saccagés soulagez
cet épuisement cette soif permettez-leur d’attendre
que l’aurore en s’embrasant enfin les enveloppe dans ses bras
de réjuvénation car des dizaines d’années se sont précipitées
dans le gouffre de ces quelques nuits voyez
les rides qui se sont creusée comme gravées par un acide
en ces visages encore hier enfantins en ces poings
à qui il faudra maintenant des semaines
pour parvenir à se décrisper refleurir
autour du pistil des instruments d’écriture2)
Trois médailles d’or ont été volées paraît-il eh portez plainte
Messieurs il fallait bien que revînt nous empoisonner
le métal immonde que s’arrachent
de plus en plus fiévreusement nos ennemis
aux bourses de la Suisse ou de Londres qui saura
sinon le vouer au pavage des rues leur donnant même
aux jours les plus gris une splendeur solaire infusant de rayons
les jambes de toutes les femmes et imaginez la chute de la neige
sur cet inaltérable sol mais au moins le rendre tout entier
mêlé d’émaux verts ou de perles ou de fleurs naturelles
à la célébration des chevelures poignets ou gorges3)
Oui leur sommeil a été troublé ils n’ont pas pu
cette fois ne pas entendre le martèlement
des orteils et sabots de la guerre qu’ils croyaient si loin
seule nous concernait la négociation pensaient-ils
mais les quelques mots prononcés sur le tapis vert
répercutés sur tous les murs aujourd’hui
parviennent à peine à se faire distinguer
au milieu de cette gigantesque résonance trempez sourds
trempez les draps de votre sueur car il est temps sourds
que votre oreille se rouvre à cette douleur suraiguë
sourds4)
Bûcher de diplômes concours en lambeaux
chaque écaille de ce dragon est un livre qui reprend vie
la sottise après des années de règne n’a pu
empêcher la naissance d’un superbe monstre
qui se convulse en sa torture et son désir
d’aimer ce sont des flammes humaines
qui grimpent jusqu’aux toits phares
qui signalent aux autres grands navires urbains
les passes pour l’au-delà des villes
et les jardins enfin d’enfants des mots
l’aménagement du ciel5)
Oui nous voulons le dévorer
ce fruit de l’arbre du savoir
il ne fallait pas nous tenter
en le faisant miroiter
derrière les grilles
tous les faux anges casqués matraqueurs
ne suffiront plus à nous en écarter
le feu de leurs glaives
s’est communiqué à nos griffes
et nous sifflons comme des brandons de bois vert
nous bouillonnons comme un cratère qui se rouvre6)
Un mur de larmes s’est abattu dans les rues
les arbres abattus ruissellent de cette rosée
la population des mansardes amoureuses
lâchée comme un ouragan
écume et rejaillit frappant le sol
convulsives ces poitrines de pierre brûlants
ces gosiers de goudron montez carcasses
clamez suies et rouilles éventrez-vous
sommiers protestez de tous vos ressorts et de votre bourre
et si l’on veut nous transformer en bêtes nous saurons bien
riposter par un hurlement nourri de toutes nos larmes7)
Le rouge et le noir ont pavoisé notre quartier
le ciel nous avait assuré de son bleu
jour ou nuit
quant au blanc
comme il défendait
cette immense superficie de papier
réclamant d’être vierge
sans en-têtes ni filigranes ni timbres
pour que pût s’y inscrire enfin
le pacte avec le démon qui nous habite
charte de la source et des portes8)
Haine honte houle
de larmes
chacune de vos grenades
a fait exploser une aurore boréale humide
un sombre arc-en-ciel acide
déployé sur la dévastation des champs du savoir
où nos dents enfoncées dans les sillons rouverts
donneront naissance aux géants généreux
nos enfants qui nous épelleront la lumière
et la douceur de l’aventure en se chantant
dans la tendresse neuve nos brutaux combats primitifs9)
La palpitation des flammes
sur les tempes des jeunes filles
il y a quelques instants encore si timides
blanches
on dirait que leur coeur s’est arrêté
muettes
et pourtant un cri sort tout d’un coup par leurs bouches
comme d’au-delà d’elles-mêmes
un baiser
vestales
creuset10)
Et quelques jours auparavant qui
aurait pu le prévoir la coquille
de l’oeuf offrait une surface tellement
lisse avant que les coups de bec du phénix
ne la fissurent faisant dégouliner
toute la pourriture qui s’amassait
dans les recoins des bibliothèques donjons
oiseaux livres essaims des brûlants caractères
votre alchimie saura de cette putréfaction
extraire l’élixir la pierre et ce dont l’or métal
n’est qu’un premier confus trompeur désavoué balbutiement11)
Nous n’avons plus à dérober le feu du ciel
il s’offre à nous
venez crient les abîmes
venez nous habiter prendre en charge
notre fourmillement notre noir
est plus profond plus riche plus fécond plus vaste
que toutes les teintures
dont vous pouvez assombrir vos bannières
le deuil de l’univers origine de toutes les encres
vous salue en ouvrant ses vannes
l’alcool des ultra-lointains veille
J’ai vu les voiles de Christophe Colomb
sécher au vent d’un continent tuJ’ai vu des mots-algues et méduses
lessivés par des phrases-dérivesJ’ai vu des textes liquides
rouler en vagues sur eux-mêmesJ’ai vu des textes-alizés déployer
des nuages de paysages en gouttelettesJ’ai vu l’Atlantique passer
sur les pharmacies et chaudièresJ’ai vu les vacances des écolières
entre l’appel de l’outre-mer
et le réveil des opérésJ’ai vu des mots-râles et plaies
déchiquetés par des phrases-bistourisJ’ai vu des courants
de textes liquides se mêlerj’ai vu le lever d’une strophe
entre les humeurs inférieures et supérieuresJ’ai vu aux confluences des textes-fleuves
des radeaux de phrases brisées
enchevêtrées dans les vers-branchagesJ’ai vu les bruits d’un hôpital
planer au travers du Far-WestJ’ai vu des lots-poussières et horizons
soulevés par des phrases-siroccosJ’ai vu les couleurs des textes solides
se réfléchir dans les nappesJ’ai vu des textes vaporeux
naître de l’échauffement des liquides
au contact des strophes brûlantesJ’ai vu la nacre plonger
dans son bain de gouttelettes verbalesJ’ai vu des textes-pluies
fertiliser des textes-désertsJ’ai vu îles et constellations
dériver sur le mont SandiaJ’ai vu les rues de Paris frémir
entre le Nouveau-Mexique
et les mers de la LuneJ’ai vu des mots-graviers et coraux
lavés par des phrases-lagunesJ’ai vu les bulles tournoyer
dans l’écume des ondoiementsJ’ai vu les particules de sel
se déposer sur la nacre immergéeJ’ai vu les algues laver les étincelles
et les éclairs polir les brumesJ’ai vu les couches des cristaux
s’animer de microbes amoureuxJ’ai vu des textes-météores
volatiliser des textes-lacsJ’ai vu l’arbre des arbres étendre
ses branches au-dessus des ruines
de Mésopotamie jonchées
de diamants célèbres
J’ai vu le calendrier des paperasses
s’effeuiller entre les couturières
aguichantes devant les sommets
de l’Himalaya et l’archipel
des Philippines accompagner
la litanie des palais de laveJ’ai vu des mots-brindilles et objets trouvés
brassés par des phrases-refluxJ’ai vu la nacre émerger ruisselante
de sa teinture de tourbillonsJ’ai vu des textes gazeux absorbés
par le refroidissement des liquides
au contact des strophes glacéesJ’ai vu les nappes tourmentées
reprendre leurs couleurs d’antanJ’ai vu des textes-geysers
jaillir aux rives des textes-torrentsJ’ai vu les plages italiennes frissonner
sous les élégies des branches
et joindre leurs ruisseaux de sueur
aux solfatares des banlieuesJ’ai vu les annonciatrices des jours heureux
distribuer leurs agréments
entre les cauchemars des pensions
et la promenade des dryades-musesJ’ai vu des mots-torpeurs et jouets
charriés par des phrases-ruisseauxJ’ai vu le coucher d’une strophe
entre les huiles inférieures et supérieuresJ’ai vu des courants de textes visqueux
se désirer se baiser se démêlerJ’ai vu des textes-cascades
dévaler sur des strophes-rocsJ’ai vu des mots-poutres et passerelles
emportés par des phrases-siffletsJ’ai vu les vagues apporter
les échos du port de New York
jusqu’aux jardins d’enfants furtifsJ’ai vu les textes spermatiques
déborder les horizons du livreJ’ai vu des mots-pilotis et antennes
hantés par le pétrole du ventJ’ai vu l’intérieur d’une perle
distiller son jus sur mes ombres