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ENVOIS
 
 

LA VIE D’UN OEIL

(Tombeau de Paul Strand)





1) NEW-YORK

     Rien à dire, seulement cette plaque de colporteuse au pays de ce que l’on voit,

     (ouvrez-vous doucement paupières, que guérissent nos infirmités...),

     ou chiffonnière officielle de la ville de New York avec le numéro 2622, mise comme une broche au-dessus de la pancarte en carton fixée par un mince ruban pour annoncer qu’elle est aveugle, avec ce qui lui reste de regard, un faux regard, une apparence, pour manifester sa défiance, la moue des lèvres, le grain de la peau comme si elle était une efflorescence, une tumeur issue de la décrépitude du mur même sur lequel elle s’appuie, son masque, les cheveux blancs en menues broussailles qui gagnent sur le coiffe de chenille sombre;

     plus loin les pétales de porcelaine, la mélodie des altérations sur les poteaux de la barrière, les barres du soleil escaladant la nappe,

     sans oublier dans les environs quelques débris.
 

2) ROUAGES

     Rien à dire, seulement ces reflets au pays des machines,

     (réglez-vous doucement diaphragmes, que se dessinent les détails...),

     les réseaux, filets ou écailles de la surface corrodée, les grumeaux de la peinture, la majesté de l’huile qui protège les ressorts, la variété des dents des engrenages, le pas des vis, la tête bombée des boulons, les réponses que se font les rainures, la peau du fer et du cuivre, l’élégance des profils, le mouvement que l’on sent, le murmure, les battements;

     plus loin les meurtrissures dans la fonte, les polissures dans la propreté d’un coeur tictaquant, les gradations sous les glissières qui peuvent produire en cette sculpture utile toutes sortes de sourires,

     sans oublier dans les environs quelques chutes.
 

3) NATURE

     Rien à dire, seulement ces gouttes au pays des arbres,

     (ruisselez doucement lumières, que parlent les matières aimées...)

     suspendues sur leur toile de soie qu’elles rendent seules visible, en files, en essaims ou semis, quelques-unes s’écrasant en étoiles ou rouages, larmes, perles, tessons, sequins, flammes de candélabres pour lézards, gemmes aux traînes des belettes, et la découpure devinée derrière le poudroiement d’hypothèses et commentaires de ce bouquet de hallebardes végétales aux paumes, limbes parcourus de lignes de vie, chance, amour; et cette feuille de violette que je crois reconnaître loin de sa floraison, tel un front plissé dans sa concentration au milieu d’un tourbillon mémoriel ou des hésitations d’une déclaration passionnée, telle une lèvre sur le point d’exploser en baisers sous la protection des pentacles que ne cessent de tracer les herbes et leurs nervures;

     plus loin les bourgeonnements des vagues du grès, les torrents secs des écorces sur la falaise du bois troué, la dissémination du lichen dans les sous-bois impénétrables,

     sans oublier dans les environs quelques fossiles.
 

4)NOUVEAU-MEXIQUE

     Rien à dire, seulement cette boue séchée au pays de l’enchantement

     (voyagez doucement clichés, que soient préservées nos trouvailles...)

     avec ces fissures et les caresses des mains qui l’ont aplanie en maisons, l’extrémité des poutres rondes qui fait saillie et le tuyau de gouttière carré, les quelques marches à gravir pour pousser la porte vitrée, l’estrade en troncs non équarris pour le choeur de quelque rite, le dôme pointu du four à pain, les autres maisons formant l’angle de la place devant d’énormes cottonwoods dont les ramures s’argentent devant la montagne sombre sous la lumière qui présage un orage violent;

     plus loin la pétrification de l’aurore, l’ombre d’un cheval sur la barrière de son ranch, les taches des touffes de fleurs sur la dune interminable,

     sans oublier dans les environs quelques croix.
 

5) GASPÉSIE

     Rien à dire seulement ce plissement des yeux au pays des falaises,

     (bruissez doucement rouages, que s’inscrive le signe attendu...)

     dans le grand soleil pour voir au-delà, et celui du front qui les accompagne, la majesté de la poitrine sous la chemise, le plissement des manches jusqu’aux mains aux doigts chargés de sang, à la peau épaisse et rugueuse, le mouvement à peine indiqué des bretelles qui soutiennent le large pantalon gardant les empreintes d’années de marche et d’agenouillement dans l’herbe, le labour ou l’eau, les mocassins sur le sol de bois dans le chambranle de bois sans presque trace de peinture, lavé par la pluie, gravé par le sel, poli par le vent, orné d’arceaux de fer et d’un loquet;

     plus loin la pipe entre les dents, le grand nuage oblique sur le toit qui perd ses planches, les petites maisons posées comme des cubes sur le tapis d’un enfant-dieu,

     sans oublier dans les environs quelques épaves.
 

6) MEXIQUE

     Rien à dire, seulement cette paille au pays des agaves,

     (développez-vous doucement épreuves, qu’apparaisse l’oracle neuf...),

     tressée autrefois en chapeau qui baille maintenant par tous ses accrocs des mois, des années peut-être de luttes et de jeux, effleurant le gros orteil de l’enfant assis sur la marche, avec la distribution des taches sur sa chemise, terre, sang, jus, encre, et l’écartement des deux premiers doigts de la main droite comme s’il allait reprendre son couvre-chef pour fendre le four des rues, mais pas tout de suite, après des minutes, des heures peut-être de réflexions, de rotations d’ombres, souvenirs, espoirs et repères à l’intérieur de ces yeux en communication avec la nuit hululante des déserts et la fraîcheur des cours secrètes, le goutte à goutte de leurs fontaines;

     plus loin ces regards encore de mère et de fille, les ceintures sombres sur le pantalon blanc des hommes, la manche qui pend de l’épaule comme si elle était vide,

     sans oublier dans les environs quelques cadavres.
 

7) NOUVELLE-ANGLETERRE

     Rien à dire, seulement la distribution des punaises blanches au pays des chasseurs de baleine,

     (agrandissez-vous doucement germes, que fleurissent nos espoirs fantômes...)

     sur le montant de bois nu, l’élégance des mains travailleuses qui dans l’accueil s’écartent légèrement du tablier doucement serré autour de la taille, et le mouvement des cheveux déjà grisonnants qui s’écartent légèrement des tempes dans l’hésitation d’un sourire à la fois tendre et un peu hautain, avec la bouilloire blanche qu’elle vient de déposer ou va prendre après quelques instants d’examen, de conversation, de méditation, après qu’une mélodie peut-être fredonnée ait terminé la boucle de son refrain et que se coeur se soit remis à battre si normalement qu’elle puisse enfin n’y plus faire attention;

     plus loin les rayures du foulard autour des taches de rousseur, les murs de gros cailloux devant la prairie enneigée, les échelles accrochées dans la remise,

     sans oublier dans les environs quelques stèles.
 

8) FRANCE

     Rien à dire, seulement les taches du soleil au pays de mon enfance;

     (noircissez doucement blancheurs, que rêve l’instant capturé...)

     sur la vitrine du photographe: bébés nus à plat ventre, un peu plus grands dans les bras de leur mère, garçons en costume marin, premières communiantes, mariés, mariées, mariages, familles entières autour des aïeux, groupes scolaires, sociétés sportives, messieurs à moustaches, agrandissements avec dégradés;

     plus loin la grappe de raisin sur son mur craquelé, les feuilles éclaircies de sulfate, la cabaretière du 33 qui se pince les joues à la recherche de ce qu’elle a bien pu oublier, entre deux coups de torchon, les vieilles qui reprennent leur chronique,

     sans oublier dans les environs quelques mausolées.
 

9) ITALIE

     Rien à dire, seulement ces pieds nus le long de la façade au pays des soutanes,

     (travaillez doucement liquides, que remonte l’ombre d’antan...)

     et la roue de la bicyclette appuyée contre le mur avec sa petite lanterne chromée flambant neuve sous le tuyau dépenaillé de la gouttière, cinq hommes tranquillement las avec leurs yeux noirs et leurs cheveux noirs autour de la vieille grisonnante, les savons et les fioles sur le linteau, les longueurs diverses des  pantalons, l’attente;

     plus loin la petite fille dans la calèche, une réserve de foin sur la capote, le bouquet d’ail et d’oignons sur l’épaisse peinture ravinée, la découpure de la ville sur la pluie qui vient,

     sans oublier dans les environs quelques monuments.
 

10) HÉBRIDES

     Rien à dire, seulement cette fermeture éclair au pays des îles,

     (brillez doucement surfaces, que viennent les regards d’autrui...),

     cette reprise dans le tricot, le pantalon de toile à sac, le petit blouson de velours côtelé, les mains potelées, l’une serrant son grand gourdin, l’autre accrochant la cape de drap, les trois fentes horizontales pour les lèvres et les deux yeux, les cheveux roux tombant presque jusqu’aux sourcils clairs, les lichens sur les blocs de granit;

     plus loin la petite fille qui s’assure que sa bague est bien encore à son doigt, les images pieuses sur le vaisselier, le tas de tourbe auprès du toit de chaume,

     sans oublier dans les environs quelques ossements.
 

11) ÉGYPTE

     Rien à dire, seulement ce petit canal sinueux au pays du Nil,

     (séchez doucement mémoires, que se désaltèrent nos yeux...),

     un enfant sur la berge, des vaches dans les chaumes, les champs au-delà, les murs de brique crue du village, des bouquets d’eucalyptus, les panaches des palmiers déjetés par le vent;

     plus loin l’âne tranquille devant la peinture du lion, le cheikh borgne dont la barbe rivalise de blancheur avec son caftan repassé de frais, l’inclinaison de la voile sur le plan des eaux,

     sans oublier dans les environs quelques pyramides.
 

12) GHANA

     Rien à dire, seulement cette naissance de branches dans un tronc qu’on sent énorme au pays des éléphants,

     (chantez doucement silences, que danse notre paralysie...),

     qui est en même temps naissance ou plutôt libération de torses et de jambes, d’aisselles, - pas seulement dryade, mais le dieu de l’arbre aussi-, cambrés, serrés, accouplés, jaillissant très lentement dans une danse qui est comme un éveil et comme une nage dans la torpeur, comme une leçon d’amour pour tous les animaux et nous, une répétition pour les amours des nuages, le moment où des milliers de mots perlent des pores de l’écorce et où les hommes peuvent enfouir quelques mots dans la terre pour admirer bientôt la forme, le parfum et le goût de leurs feuilles;

     plus loin cette petite fille vêtue seulement de trois rangées de perles sous son nombril dodu, la belle vieille au turban lunaire, et l’orchestre de la manifestation processionnant entre les toits de tôle,

     sans oublier dans les environs quelques crânes.
 

13)  ETC.

     Rien à dire, seulement cette allée dallée sous les saules au pays de la mort;

     (durez doucement images, que se pacifie notre veille...)

     plus loin les cimetières de toutes les parties du monde avec leurs commémorations,

     sans oublier dans les environs quelques fleurs.

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