FUTUR ANTÉRIEUR
(Quand nous descendrons sur la côte)
1) Villa spectaculaire
Des calèches nous attendront à la gare et nous traverserons les rues plantées d’orangers où des jeunes filles en chapeaux de paille et robes à rayures nous jetteront de petits oeillets blancs, et nous arriverons au-dessus de la mer qui lèchera les rochers vertigineux. Les portes de fer forgé s’ouvriront devant nos chevaux. Sur la longue terrasse le thé sera servi par notre hôtesse à traîne de dentelle, taille de guêpe et ombrelle brodée de perles de jais. Nous aurons des lits d’albâtre et des baignoires de marbre rose. Nous rencontrerons dans les corridors sombres des servantes muettes aux tabliers amidonnés qui transporteront des aiguières d’eau chaude.
Le spectacle promis commencera en douceur; on nous chuchotera que ce sera Lady Macbeth qui descendra par l’escalier de la tourelle tandis que des musiciens cachés s’efforceront de transformer la tramontane en vent d’Écosse. Un autre jour, de cette fenêtre, les cheveux de Mélisande se dérouleront en boucles de miel jusqu’aux touffes de menthe et de basilic dont ils prendront l’odeur, les sept princesses défileront parmi les colonnes, tandis que Sarah Bernhardt, en costume de Schéhérazade, racontera sous la coupole l’histoire des trois fils de rois, borgnes et mendiants. Les harpes répondront aux guitares. Les soupirs d’un petit orgue filtreront par les rideaux de macramé du grand salon décoré de guirlandes et pendeloques pour le bal anniversaire. Chacun s’affairera dans sa chambre, ajustant bicorne ou robe à paniers, masque vénitien, manteau de brocart.
Les pages noirs, en culottes cramoisies, avec de petits turbans à aigrettes, viendront chercher les invités l’un après l’autre avec des candélabres entortillés de pampres en cristal fumé. Lorsque les églises de la ville auront fini leurs douze coups, la reine de la fête fera son entrée solennelle, presque nue, appuyée sur ses deux filles, Albertine et Gilberte, costumées en Marie-Antoinette bergère, identiques à ceci près que l’une portera sa houlette de la main gauche, l’autre de la droite, les talons corrigeant la différence des tailles, la poudre de riz couvrant celle des cheveux, les mouches de taffetas noir équilibrant les grains de beauté, un mince ruban de velours rouge autour de leur cou.
Après
le quadrille, les valses, les menuets, remontant aux pavanes, sarabandes
et forlanes, on assistera aux démonstrations de la jeune Salomé
sur l’estrade, et Madame Hérodiade triomphante fera passer parmi
les convives, au lever du jour, la tête sanglante de Jean-Baptiste
sur un authentique Bernard Palissy.
2) Villa dolente
La lumière pénétrera par les fenêtres gothiques projetant leurs croix et leurs rosaces sur les tapis ottomans et les fauteuils en cuir de Cordoue. Dans le plus grand silence, pantoufles de lisière aux pieds, nous irons nous enquérir de la santé de notre hôtesse. Non, elle n’aura pas bien dormi; peut-être dans la soirée pourra-t-on lui ouvrir un peu ses rideaux, lui dire que vous serez là. Vous l’apercevrez depuis la porte de son antichambre, enfoncée dans ses oreillers, blanche comme leurs taies, entre les colonnes de son lit à baldaquin venu de quelque château de la Loire; partout des figures de la discrétion, des amours ou vestales un doigt sur la bouche.
Nous longerons les tapisseries pour nous rendre aux jardins à la française où les ratisseurs taciturnes ramasseront avec délicatesse les feuilles mortes sur les boulingrins et graviers. Partout des bancs dans les recoins pour reprendre haleine. Une habituée nous introduira au jardin italien où l’on nous permettra enfin les conversations à mi-voix. Des odeurs de médications passeront sur les treilles. Dans le jardin espagnol de savants spécialistes venus tout exprès des capitales du Nord partageront leurs inquiétudes. Dans les pavillons du jardin anglais, mélancoliques et fières, les dames de la famille commenceront l’essayage de leurs robes de deuil, car on ne sait jamais. Les jeunes gens les attendront en jouant avec leurs chiens de manchon, lançant à ceux-ci des balles recouvertes de cretonne, jusqu’au jardin japonais où l’on allumera peu à peu les lanternes. Dans les berceaux du jardin persan, tout en tressant des couronnes de jasmin et d’iris, on répétera des chants élégiaques et passionnés en s’accompagnant du luth et de la bombarde. Sur les trépieds du jardin antique on fera brûler du santal.
De l’autre
côté de la baie, les fenêtres des cousins archéologues
brilleront dans le crépuscule. Un peu plus haut ce seront celles
d’un oncle banquier, refermant ses grands coffres avant de se retirer dans
son austère cellule, songeant à sa femme qu’il n’aura plus
revue depuis vingt ans, vivant à ses grands frais dans le castel
crénelé sur la crête, donnant des fêtes extravagantes
avec bains de champagne dans la piscine, et feux d’artifice dont les explosions
troubleront le sommeil douloureux de la nièce détestée
dans son interminable agonie.
3) Villa antique
Nous parviendrons jusqu’aux galets à travers eucalyptus et mimosas; soudain la végétation changera: platanes, lauriers, cyprès, aucun arbre qui n’ait été acclimaté dans la région depuis des millénaires. Oui, ce sera bien comme il y a vingt et quelques siècles. Nos redingotes et nos robes à tournures nous deviendront insupportables. Des assistantes voilées nous aideront dans la pénombre à nous en délivrer, puis nous indiqueront la porte des thermes où nous serons lavés, massés, parfumés, revêtus de chitons et chlamydes avec des agrafes d’ivoire et des ceintures en chaîne d’or, des sandales de cuir.
Nous frissonnerons un peu en glissant sur la marqueterie de marbres parmi les fauteuils de bronze et les fontaines. Le maître de céans, barbe et cheveux tressés, nous déclamera un discours de bienvenue dans la langue ancienne. Nous aurons l’impression de revenir de la guerre de Troie et nous chercherons dans notre mémoire quels exploits nous pourrions raconter pour égayer le festin du soir, accoudés sur les lits sous les lampes à huile, cherchant une position moins inconfortable sous les regards mi-amusés, mi-agacés de nos hôtes parfaitement à l’aise, tandis que les jeunes filles joueront au ballon dans la cour. Des esclaves modernes, venus des cuisines secrètes parfaitement aménagées, discrètement vêtus de pagnes-tabliers, apporteront des amphores de vin résiné pour accompagner les grillades.
Lors de la promenade sur les terrasses on accordera une pensée à la pauvre cousine qui se meurt de l’autre côté de la baie, dans son palais d’un âge intermédiaire, et aux oncles banquiers dont les châteaux clignoteront autour, mais aucune parole impertinente ne viendra troubler cette reconstitution. Nulle allusion à ces horribles révolutions, à ces guerres de mauvais goût, à ces conquêtes ridicules, à ces inventions dérisoires.
Que retenir,
vraiment, de tant de siècles dévoyés? oui, leurs miroirs
plus clairs, leurs sommiers à ressort pour les paresses féminines
- mais quant aux hommes, quelle noblesse de maintien leur conservent les
entrelacements de lanières classiques! - leurs ingénieux
appareils de cuisine - mais vous nous obligerez de n’en point parler -,
un de leurs instruments de musique au moins, ce clavier d’ivoire et d’ébène
avec des marteaux frappant des cordes assez semblables à celles
de nos anciennes lyres dont nous n’aurons pas encore retrouvé les
secrets. Tandis qu’on nous jouera dessus des gnossiennes ou gymnopédies,
nous irons réciter quelque hymne à voix basse dans les bosquets
avant de revenir au vestiaire dépouiller nos légers vêtements
d’emprunt, renfiler nos chaussettes, caleçons, gilets et bottines,
les dames leurs guêpières et poufs, avant de retrouver les
odeurs du siècle en sifflant d’un air dégagé un air
de Mayol ou d’Aristide Bruant pour remonter dans notre landau ou notre
pétaradante automobile rutilante.
4) Villa exotique
Sur les sofas de la rotonde, entre les balcons qui donnent sur les hunes des plus hauts trois-mâts venant de Rio ou de Singapour, les gabiers saluant les servantes locales accoudées pendant une pause lors de leurs nettoyages du matin, parmi les vitrines où brillent sabres, verreries et fabuleux joyaux arraches aux temples de quelques religions qui nous font peur, en fourreaux de soie, babouches, tiares, languissantes ou sémillantes, les Circassiennes, les Éthiopiennes, les Javanaises ramenées à chacune de ses expéditions dans les Indes et mises à notre disposition - une seule fois, cela sera bien entendu - par l’Anglais fastueux et taciturne, le regard un peu cruel et désespéré, à tout jamais incapable, nous aura-t-on murmuré, de jouir directement de toutes ces beautés à cause de quelque malencontreuse blessure lors d’un de ses premiers combats - et c’est pourquoi tant de miroirs, tant de tuyaux acoustiques dans les parois dont l’épaisseur ne manquerait pas de surprendre l’ingénu -, les Albanaises, les Malaises, les Cinghalaises attendront notre moindre signe pour descendre avec nous - même avec nos femmes au cas où ce serait leur fantaisie - dans les chambres de l’étage inférieur décorées à fresque des oiseaux et fleurs de leurs pays d’origine.
Nos premières
curiosités apaisées, notre sang calmé, reconduits
à la grille par des chambellans sénégalais, nous reviendrons
perpétuellement rôder autour de cette forteresse rose qui
nous sera désormais interdite - papillons nous heurtant à
cette lampe -, mieux gardée qu’un arsenal, les canons de fusil brillant
dans les meurtrières - les relations de fréquents “accidents”
ne parvenant pas à nous décourager (par quelles puissantes
protections étouffés...) -, pour vérifier s’il ne
conviendrait point d’accorder malgré tout quelque créance
à tous ces bruits circulant sur le sort de ces pensionnaires toujours
de la première fraîcheur, s’il est vrai que l’on entend parfois
s’élever des concerts de lamentations, de supplications, des cris
de terreur, et que l’on aperçoit dans la nuit noire de grands muets
aux épaules luisantes sous les brèves lueurs des lampes sourdes,
descendre par les escaliers des jardins, entre les hibiscus, de grands
sacs ficelés pour les embarquer sur des vaisseaux qui ne reviendront
que tard le soir, allégés, après une excursion en
haute mer, et surtout si vraiment le dimanche matin, alors que toutes les
cloches de la ville appellent aux suaves cérémonies, des
voitures soigneusement fermées, toutes blanches, couvertes de fleurs,
en sortent pour aller remettre aux orphelinats tenus par les soeurs attendries,
des paquets vagissants qui se transformeraient plus tard en un arc-en-ciel
de gamins sautant sur les marchepieds de nos voitures, où chaque
visiteur ou presque, bouleversé un instant, pourrait reconnaître,
mêlé aux séductions de l’Orient, quelque trait de sa
propre famille.
5) Villa ombreuse
Dans les allées parsemées de violettes et chardons, parmi les ruissellements de lierre, d’aristoloche et d’ipomée, nous contournerons les bassins vides craquelés, ferons vaciller les degrés des perrons, les balustres et escaladerons les brèches des murs. La vie continuera pourtant dans le domaine: quelques branlantes octogénaires à coiffes écarteront l’une après l’autre les rideaux déchiquetés de la resserre pour aller chercher au village proche du pain ou du lait. Un peu de fumée s’élèvera parfois entre les girouettes.
La porte aux vitres étoilées, consolidées de bandes de papier d’emballage, s’ouvrira d’elle-même à notre approche en grinçant doucement. Une épaisse couche de poussière couvrira les porcelaines de Sèvres sur les consoles Empire; des toiles d’araignées protègeront les Aubusson des bergères et des canapés. Une lumière aqueuse filtrera des frondaisons par les grandes fenêtres grises jusqu’aux miroirs piqués se la renvoyant de plus en plus faible dans les galeries semblables à des tunnels d’algues, s’insinuant jusqu’à des cavernes de plus en plus reculées où dormiraient, parmi les coraux et les perles, sirènes et naufragés enlacés dans le sable sous les nappes d’encre pourpre.
Mais ne sera-ce point leur soeur aux jambes divisées que nous rencontrerons à mi-hauteur, semblant souffrir à chaque marche, quelques fleurs de tilleul tressées dans ses cheveux dénoués, en tunique turquoise translucide avec des franges en chevrons, et souliers de lézard émeraude à très hauts talons, balançant d’une main son interminable fume-cigarette à bout d’ambre, comme une baguette de chef d’orchestre, caressant de l’autre la rampe de malachite, fredonnant quelque aria d’un autre siècle, Massenet ou même Bellini, Méhul, Meyerbeer, les yeux demi-clos?
Elle nous apercevra, ne pourra pas nous reconnaître puisque qu’elle ne nous aura jamais vus, mais fera tout comme, avec de grands sourires, sautant avec un beau reste de légèreté les dernières dénivellations, puis secouant la tête avec de petits cris d’argent fêlé en jetant les bras en avant jusqu’à quelques centimètres de nos épaules. “Mais comme c’est gentil ! Enfin ! Tout est prêt pour votre séjour. Quelques ordres à donner et je vous montre votre chambre.” Sonnant un petit gong dans une niche à vitrail sombre. “Elles sont toutes occupées; le service n’est plus ce qu’il était ! si dévouées, si attentives, elles n’y peuvent suffire. Je me sens parfois presque abandonnée. Mais qu’importe, nous prendrons les draps au passage, nous nous amuserons à faire notre ménage comme autrefois, n’est-ce pas, comme autrefois...”
Nous
la suivrons dans d’obscurs offices où elle ouvrira de vastes placards
regorgeant de linge somptueux qui s’effondrera sur le carrelage sans qu’il
soit question de le remettre en place; les bras chargés nous monterons
des escaliers tortueux jusqu’aux chambres encombrées de lampes à
pétrole hors d’usage et de daguerréotypes, avec des salles
de bains sans robinets et des foyers remplis d’épîtres à
demi consumées, de bouquets séchés et de cendres froides.
Elle essaiera en vain d’ouvrir les volets enlacés de lianes, de
refermer les crémones gauchies, et nous laissera pour se préparer
pour la réception qui commencera, nous redira-t-elle, dès
que l’horloge du vestibule aura sonné huit heures, et flottante
repartira vers les profondeurs tandis qu’une trottinante vieille viendra
nous apporter une miséricordieuse chandelle.
6) Villa casino
Près des tables d’écarté nous côtoierons l’évêque et le prince, retour de ses croisières océaniques. Sous les vitraux opaques le roi du cirage saluera l’héritière des soupes en conserve. Sous les cariatides laquées le boyard racontera au voïvode la dernière histoire parisienne. Sous les fresques à la gloire des découvreurs anciens le père Brown saluera d’un clin d’oeil Sherlock Homes en grande conversation avec Miss Marple et Lord Peter Wimsey tandis qu’Arsène Lupin se faufilera derrière Rouletabille par une petite porte dissimulée entre les pilastres pour gagner l’intérieur du grand lustre et y surveiller en sa compagnie toute l’assistance. La dame en noir, la demoiselle aux yeux verts, la femme aux deux sourires passeront de la roulette au baccara en trempant leurs madeleines dans des infusions.
L’espion de Transylvanie glissera une enveloppe dans la poche du chevalier de Malte, épiant sans en avoir l’air la déclaration de l’ambasssadeur à la violoniste. L’auteur des Impressions d’Afrique s’effacera pour laisser passer celui des Hortensias bleus. Nous nous précipiterons avec la petite foule des grands jours pour disposer confortablement les oreillers sur les divans de notre loge avant les trois coups. Fanfares pour leurs altesses. Alors ce sera l’écroulement du temple de Dagon, ou bien le bouffon de François Ier, l’impératrice d’une Chine qui fait rire le magnat du thé, ou la campagne de Provence avec l’élevage des vers à soie. Les cantatrices tireront des larmes des généraux flambards tortillant leurs moustaches cirées; les jeunes ténors gominés feront frissonner d’aise les douairières.
Quelques archiducs, en quête d’aventures, inviteront chanteurs, musiciens, tout le public dans un défilé de tilburys puis dans leurs yachts qui promèneront sérénades et baisers au long des criques et débarcadères aux lueurs des torches, tandis que les escrocs rafleront les saphirs et que les industriels imprudents se tireront élégamment une balle dans la tête avant de tomber dans la mer si discrètement que nul convive ne paraîtra l’avoir remarqué.
Il y
aura des moments d’affolement; les commissaires devront faire fouiller
tout le monde sans exception; les familles régnantes montreront
l’exemple, puis les premières stars. Que de belles épaules
à peine rhabillées ! Rien à faire. L’habile filou
aura réussi à prendre le large. Mais baste, les seigneurs
de l’audacieuse Amérique, dans un geste de généreux
défi, décideront de rembourser au centuple la valeur des
objets disparus, si bien que pour ne pas rendre jaloux ceux à qui
on n’aura rien dérobé, cela finira par une distribution générale
de diamants tandis que la flotte joyeuse se dissipera comme une vapeur
au petit matin.
7) Villa funèbre
Nous
suivrons d’abord les chars du carnaval jusqu’au bûcher, puis les
processions des Rameaux et de Pâques, les cortèges funèbres
à travers les ruelles jusqu’aux églises à ex-votos,
parmi les roseraies, les palmeraies, les glycines, entre les isbas russes,
les chalets suisses, les palais romains, les ksars marocains, les sérails
ottomans, les châteaux écossais, les donjons allemands, les
résidences espagnoles, les folies mexicaines, les extravagances
des rajahs; par des sentiers de plus en plus caillouteux nous parviendrons
aux villas des morts avec leurs obélisques tronqués, leurs
aigles foudroyés, leurs squelettes soulevant la dalle, les jouets
abandonnés, les pleureuses, les urnes, les couronnes de perles de
verre, les bouquets de céramique, les chapelles gothiques, les temples
égyptiens, les pavillons baroques, les stèles, les menhirs
et les anges devant l’immense horizon d’îles, de neiges et de clochers,
accompagnant les princes, les cantatrices, les escrocs, les inventeurs
et les peintres impressionnistes jusqu’en leurs dernières demeures,
leurs dernières réceptions, leurs dernières paroles,
leurs derniers soupirs, leurs derniers silences.
1) Les bibliothèques
Rangés dans leurs casiers comme des bouteilles les volumes fermentent à l’intérieur de la grande cave aux lampadaires doux sur les fronts ridés ou bouclés qui se penchent dans le déchiffrement de leurs annotations. Par ici les dictionnaires, l’espalier des langues; dans cette galerie les cristallisations des sonnets et des haïku, la joaillerie des ballades. On ouvre une grille et c’est la haute salle de lecture avec ses verrières qui répercutent les somnolences, les feuillettements, les émerveillements. Comme une vrille de volubilis la longue phrase s’entortille autour de la rambarde qui longe les balcons des romans-fleuves avec leurs péniches de familles, d’héritages, d’affrontements, d’effondrements, d’écoeurements et de baisers. Plus loin les rayons de l’Histoire Naturelle avec les herbiers et les flores; les oiseaux, s’envolant quand on tourne les pages, virent autour des colonnes de fer, effleurent les crânes et reviennent dormir dans leur volière de cuir ou de toile; les rugissements des fauves et le passage des poissons devant ces fenêtres d’aquarium.
Quelques marches et voici les bibles enluminées sous leurs vitrines, les recueils d’estampes avec trompettes, chimères, désastres et caprices, les albums avec leurs introductions et détails en noir ou en couleurs; puis on débouche sur les atlas, les guides, les horaires, les photographies des pays lointains - à nous les oasis, les archipels, les icebergs, les palétuviers! - l’alcool des traductions, le parfum des originaux.
Une porte
semblable à celle d’un coffre-fort mène aux manuscrits dont
les paraphes et les accents se retournent dans leurs draps tranquilles,
surveillés par leurs infirmières chuchotantes qui les aèrent
et les caressent. Certains ont des chambres particulières avec divans,
fauteuils, bibelots, microscopes et lanternes de projection; et l’on pourrait
continuer jusqu’aux laboratoires où l’on fait avouer les palimpsestes,
les encres de sympathie, on développe les clichés; où
l’on analyse les fibres, on décolle et recolle, tranche, baigne,
recoud, reconstitue dans un virevoltement perpétuel de paragraphes
et de signatures, avec le tintement des éprouvettes et les fustigations
des machines à écrire. Délices de ces appartements,
de ces suites à pupitres et miroirs, monte-charges, tapis roulants,
enregistreurs et décodeurs, tapisseries et garde-manger. La laine
des siècles s’y amasse en nuages de phylactères sentencieux.
Et tout en bas les fichiers, les ordinateurs, les cliquètements
des bobines, les sas pour le profond hangar où l’on nourrit les
satellites beaux parleurs, l’observatoire des échos.
2) Les jeux
Un pion après l’autre nous comptons nos points. Maille après maille nous évaluons nos stratégies. Conciliabules, comités d’inaction. Au fur et à mesure nous notons nos pertes et gains. Deux carreaux conquis, deux autres laissés. Pas à pas le soldat s’approche de la frontière où il va se transfigurer. Les valets entourent les partenaires et traduisent leurs décisions en mouvements, attaques, razzias, sièges. Les plis s’alignent au bord de la table tandis que les éventails des mains vivement inspectés par les yeux se serrent contre les poitrines après le jet d’un as de trèfle sur le tapis de feutre. Le cavalier s’élance une coupe à la main, flots de rubans à son cimier, pour l’ouverture du tournoi. Les tambours et les gongs saluent la mise en place. Le fou ramasse les bâtons pour fabriquer une échelle afin de se hisser jusqu’à la tribune des belles. L’évêque fait tinter ses deniers dans sa tour. Force, étoile et chariot s’étalent dans la patience et les hérauts d’armes annoncent la deuxième phase du championnat, mais après un bref interlude pour les rafraîchissements et salamalecs.
Stridences dans les stalles, c’est le coup d’envoi; la balle vient de frôler le filet, reprise par la raquette du bateleur qui la fait rebondir sur la chape de la papesse éblouissante, et l’équipe adverse parmi les clameurs, armoiries brodées sur les justaucorps, remonte le terrain jusqu’à dérober l’anneau des vouivres malgré la charge de l’empereur, globe en main, couronné d’ambre avec ses arquebusiers, hussards et spahis, toute son artillerie déployée pour contrôler les trous et spots de ce billard. Épées et piques tournoient entre les crosses parmi l’ivoire et l’ébène. Le neuf de billes vient de renverser la situation sur la marelle avec ses jaspures, ses nielles, ses damasquinages. La tempérance dénoue la corde du pendu; c’était encore une des farces du nain jaune. L’ermite amène l’amoureux jusqu’à l’impératrice de son coeur, et les trompes sonnent la fin de la nouvelle manche.
Couper, surcouper, l’impasse échoue, la dame triomphe, la marque s’alourdit, les paris montent. Autour de la corbeille les actions passent de portefeuille en stade. On affiche les résultats sur de grands panneaux lumineux; les haut-parleurs les proclament. Le dollar est en difficulté, les blancs débarquent, les pêcheries de perles vont gagner, les aciéries s’effritent; le sud lance une pointe qui le mène au seuil de la maison-dieu d’où l’on peut admirer le champ de courses orné de la roue de fortune près du pesage de la justice. Robes et casaques sautent les fossés, les murs, les grilles.
Cache-cache,
main chaude et bataille navale. Les croiseurs coulent entre les lignes;
les mots dangereux font trembler leurs définitions tandis que clignotent
les avertisseurs et que les courtiers brandissent leurs paquets de prospectus
et d’assignats, télégraphient les tractations, les transactions,
bilans et prévisions. L’échiquier devient carrelage, puis
quadrillage de dalles et pelouses, terrains de boules ou de croquet. La
reine rouge attrape Alice par le poignet pour la hisser dans le bolide
qui escalade les montagnes russes, et doubler les usurpateurs dont les
couronnes ensanglantées roulent parmi le palais des mirages et les
échoppes des voyantes jusqu’au train des fantômes où
le quatuor vocal affine ses cadences.
3) Les ateliers
Dans l’incertitude au milieu des toiles, des châssis, des cartons, des miroirs, dans le jour qui pleut doucement de la verrière où passent les moutonnements. Rangés sur leurs rayonnages les tubes, les godets, les bocaux, les pinceaux, les couteaux, les pinces, les chiffons, les flacons, les ciseaux, les burins, les marteaux, les crayons, les fusains, les gommes, les éponges. Ordre précaire, cela déborde; la palette en fièvre roule parmi les esquisses entre le lavabo couronné d’éclaboussures et les calendriers, les horloges, les métronomes.
Sur l’aile du piano qui devient clavecin, une pile de partitions s’écroule dans les emballages dont les ficelles se déroulent parmi les journaux et les enveloppes avec leurs timbres de tous les pays. Puis cela devient harmonium dans son nid d’échantillons de papiers, envols de grand-aigle, raisin, couronne, jésus avec tous leurs grammages et filigranes dans le colloque des angles et la polka des plans. Le divan sous le carrelage, les catalogues en débandade, les chevalets pour le supplice inévitable et chéri. Les traces mènent les touches de coulures en rayures. Le point murmure à la ligne ses interrogations. Les suspensions et les virgules se marient aux exclamations et soupirs. L’arc-en-ciel valse autour du poêle tandis que les parallèles en fuite ouvrent la porte dérobée entre les perpendiculaires, les cercles, les horizons et les glacis. Oves et frottis, semis et grecques au fil de l’aquarelle qui sèche au mur.
Que de doutes se seront amassés dans ces ombres, que de tremblements, de trépidations auront passé dans ces losanges et balafres ! Une grande inspiration quelquefois: la brosse en coup de vent balaie la poussière qui tournoyait, et un cyclone apaisé dépose en pollen les échantillons, écailles et pétales sur les trames. Puis il faudra regarder cela pendant des heures et des jours et des années parfois pour ajouter un adjectif, un peu de terre, de suie ou de ciel, une accolade, une portée.
La harpe vibre dans les prismes. Les franges des sphères s’accrochent aux cintres, les résonances s’attardent sur les vitres, les réminiscences glissent le long des envers; la pression, l’impression, l’expression conjuguent leurs délicatesses; les chevelures s’emmêlent dans l’odeur de l’huile et le souvenir de la nature morte vient poser son crâne comme un papillon sphinx sur les préparations, les prémisses et prémices, les monologues, les délibérations, les tergiversations, les décisions subites, les exaspérations, les approximations, les résignations, les ellipses, tandis que le conseil des nombres et leurs délégations reprennent leurs mélopées sous les zébrures et les bavures et les griffures, se faufilant, se tissant dans les palpitations, les troubles, les repentirs, les défis, les paraboles et les monogrammes.
La fable
vient de retrouver son icône; les acides et essences lavent les légendes
et les ponctuent d’aromates: un soupçon de sel, un jet de piment,
trois grains de charbon sur les bandelettes prophylactiques et prémonitoires
avec leurs supplications aux juges vivants et morts. Une longue courbe
vient accueillir les étincelles et les reflets pour donner le signal
du départ aux arabesques mesurées dans les recoins de la
mémoire, après tant d’essais et d’erreurs, amener enfin les
figures et les longueurs d’onde à composition.
4) Les villes
Résolument irrésolu au carrefour, fermement décidé à ne me laisser guider cette fois que par les hasards de la flânerie, laissant passer les files des voitures avant de traverser nez au vent pour arpenter l’autre côté du boulevard avec ses vitrines, bistrots et enseignes, supputant les vitesses des passants, leurs changements de direction, leurs pauses, attrapant au vol quelques mots de leurs conversations et cueillant leurs regards comme des églantines. La dentelle des toits s’évanouit en fumée. Arpèges d’ardoises, tuiles et gouttières; et même un chat entre les mansardes, lissant son poil.
En bas la foule devient plus dense, plus agitée: le froissement des imperméables, les déclarations interrompues, les excuses, les insultes, les commentaires indignés, les appels, le brouhaha. Les stores s’enroulent, les rideaux se ferment, les profils passent derrière les fenêtres, les lampes s’allument dans les corridors; dans les cuisines on épluche, on ébouillante, on braise; sur les tables on met les toiles cirées ou les nappes, la vaisselle, l’argenterie; dans les salons on parle des voisins avant d’allumer la télévision; dans leurs chambres les enfants s’ennuient en parcourant leurs leçons en mâchonnant leurs stylobille; on range le linge dans les placards: serviettes en piles, slips en vrac, les soutiens-gorge dans les tiroirs, les cravates pendues à leurs fils.
Dans les ascenseurs on dérobe les baisers; dans les escaliers on remonte les provisions. Dans les marchés on ausculte poissons et fruits dans le vacarme, la presse, l’étincellement, l’éclaboussement, les odeurs, les ordures. De grands camions aspergent les cageots. L’avenue mène aux abattoirs en passant devant les casernes où l’on inculque la bêtise et la cruauté. Des lâches en uniforme contemplent leurs galons tandis que les instituts moisis ou chromés lancent timidement puis triomphalement leurs coupoles à l’assaut des collines, tirant leurs salves de télescopes et d’antennes. Le conservatoire s’étire vers le jardin zoologique avec son muséum et ses rotondes sous l’abside de la cathédrale dont les carillons se répercutent de clochers en clochers, du quartier des halles à celui des famines, du faubourg des collectionneurs aux vallées des usines, des villas pimpantes aux HLM délabrés.
Les émeutiers viennent de la cité vieille dont ils tiennent tous les remparts. Ils s‘assemblent dans les vélodromes et défilent sur les esplanades devant les portiques des amphithéâtres. Ils s’agglutinent sur les socles des statues, grimpent sur les genoux ou même les épaules de bronze pour lancer leurs protestations aux squares et balcons qui les reprennent pour les propager de chaînes de montages en cours d’entrepôts, de garages en banques et de ministères en archives. Il en dégorge de toutes les arcades des colisées; et cela ruisselle entre les cheminées, les réservoirs, les abattoirs et les temples, implorant le grand soir, le beau matin, la nuit décisive, le jour de répit, le pivot, la charnière, la sortie du tunnel, le vent du large. Dans les canyons de brique et de béton les bus se faufilent parmi les manifestants sous les hautes tours à créneaux ou radars, les paratonnerres et les banderoles qui claquent. Les hôpitaux grésillent d’urgences; les ambulances et les pompiers coupent le trafic dont la stridence monte tandis que, dans la dégringolade de ces immeubles au-delà des basiliques, toutes les nuances de sommeil comparent leurs respirations, les haines et les cauchemars fermentent.
Que ce
soit rue des ébénistes ou dans l’impasse des teinturiers,
dans les hôtels des ambassadeurs ou les bouges des émigrés,
les femmes s’éventent sur leurs terrasses, le pas de leurs portes
ou les terrains vagues, attendant que l’orage crève et que la pluie
vienne pour calmer quelque temps tout cela devant la banlieue où
les grues dressent leurs potences.
5) Les gares
J’arpente la salle des pas perdus cherchant le bureau des informations, lorgnant les pancartes. Empilements de valises et de vélos, familles en attente tandis que le père est allé au guichet. Porteurs et contrôleurs, casquettes variées, agents de la force publique; de longues burettes pour les essieux, des marchands ambulants, des lanternes. Le train démarre, la voie brille sous la verrière. Les flaques réfléchissent les passerelles et les sémaphores. L’inondation gagne; c’est le lait des astres qui vient à notre secours. Par delà les passages à niveau, les tunnels, les terrains vagues, nous arriverons aux tuiles bourguignonnes, aux jades jurassiens, aux lacs et aux glaciers de Suisse, aux plaines du Piémont, aux ocres romaines. Depuis ce quai s’ouvrent les émaux limousins, les vins de Bordeaux, les mantilles, les corridas, les galions, les azulejos. Par ici les bassins houillers, les brasseries, les hauts-fourneaux, la forêt d’Ardennes, les furies wagnériennes, les canaux de Hollande et les docks de Londres.
Entre le bar et le buffet, s’étend la galerie marchande avec librairie, tabacs, souvenirs, parapluies, maroquinerie et bureau de change. Les taxis par ici, les cars pour l’aéroport au sous-sol. Les gerbes d’aiguillages ondulent comme des vagues. Les caténaires se nouent en intrigues et graphiques. Sifflet et fermeture automatique des portes. Il est dangereux de se pencher au dehors. Dans les filets bouquets de fleurs, sandwiches et journaux illustrés; les conversations s’organisent: nos maladies, la dernière guerre, les enfants et les animaux.
Les appareils tournoient en attendant le signal de la tour. Les autres roulent sur les pistes et décollent vers les tours cristallines de la Nouvelle Amsterdam, le carnaval de Rio, la banquise, la forêt canadienne, les cerisiers de Kyoto, les jonques ou les cases, les caravanes ou les flottilles, les rizières ou la canne à sucre. Les hélicoptères surveillent les embranchements. Des navettes assurent le service des centres de recherche. Après interrogations, pattes blanches, examens, radiographies, analyses, toute cette tracasserie si vaine en notre désespoir de cause, on franchit barbelés, cordons de police, barrières, doigts sur la gâchette, chicanes, tampons, sacs, vestibules, fouilles, salles d’attente, vaccinations, cours intérieures, musique rassurante, raffineries, travaux en cours, bancs d’essais; on aperçoit enfin les tours de lancement, leurs fusées prêtes à l’arrachage avec leurs béquilles de flammes.
Compas,
goniomètres, pantographes, le balancement des hamacs et de l’écliptique,
les virages vers la mer des Crises ou de la Sérénité,
les syrtes, les rivières asséchées, les anneaux, les
protubérances, les taches, les satellites et stations orbitales,
les quasars et les nébuleuses, tandis que les fils télégraphiques
se croisent les mains dans leurs évolutions d’hirondelles méditant
la résolution de leurs dissonances en accords toujours fuyants -c’est
l’élégie des migrations -, et que les abonnés de banlieue
dévalent les gradins sur les places, obsédés par leurs
prochaines vacances, avides d’écumes, de palmes, de constellations
et de pépiements.
6) Les ports
Brumes, cordages, les hublots glissent le long des coursives, les mâts se balancent aux cris des mouettes qui se posent sur le pont transbordeur. Sur leurs balcons suspendus, des matelots recouvrent de minium avec leurs rouleaux la rouille des coques. Les filets pourpres des thoniers sèchent sur les quais et les dorades frétillent sur les tables de la criée. Les ivrognes se rattrapent aux poutrelles. Les dragues récurent les chenaux. Les batteries de projecteurs fouillent les amas de nasses et casiers où les vagabonds s’installent pour la nuit. Au bout de la jetée le phare lance ses premiers éclats; les cloches des bouées répondent aux sirènes. Les fûts flottent dans les bassins parmi les algues et les épluchures. Un coup de vent soulève les journaux et les plaque contre les files de voitures qui attendent l’embarquement. Les pêcheurs à la ligne replient leur matériel et marchent mélancoliquement le long des rails où les chiens viennent flairer leurs musettes et leurs bottes. Les voiles superposent leurs nuances dont les reflets coulent en zigzags entre les chaloupes.
Un peu plus loin les ateliers de carénage, les silos, les services de douane avec leurs estafettes. Puis les digues, les rochers avec leurs criques, les plages, les dunes et leurs chardons, les goémons et les genêts, les nageurs et les amateurs de ski nautique, les familles avec pelles, seaux, parasols, draps de bain, châteaux de sable; tout cela vide maintenant, dans le polissage de la marée, son remue-ménage tranquille ou furieux se décalant chaque jour.
Une grande vague fait pencher les yachts, mais les ferries chargent imperturbablement leurs camions bien amarrés par leurs énormes chaînes, avant que se replie la poupe amovible; et des paquets d’écume viennent blanchir les pneus qui frappent en cadence contre les rambardes avec des clapotis et des giclures. Le cargo croise le trois-mâts avec ses mousses dans les gréements, carguant les ris, propriété d’une illustre famille de fabricants d’armes, tandis que l’antenne du radar tourne à l’avant de la cabine. L’équipage du sous-marin titube sur la terre ferme en jetant ses bouteilles par-dessus bord, écarquille les yeux.
Les proues
bigarrées montent et descendent leurs becs l’une après l’autre
comme les pédales d’un orgue, déchargeant leurs cageots remplis
de crabes et de coquillages que l’on déguste dans les restaurants
illuminés au sommet des hôtels, d’où l’on découvre
toute la rade, et où se pavanent les actrices après leurs
prestations, les cantatrices, les virtuoses, ou les nababs, émirs
et caïds avant d’aller risquer leurs dollars mal acquis sur les tapis
des casinos près de l’église de la Vierge en haut d’escaliers
tortueux. Dans le sillage des pétroliers la Lune a volé en
éclats qui viennent lécher les gouvernails et les échelles
au pied des tavernes qui rentrent leurs tables, car le ciel nocturne se
charge et la météorologie annonce une tempête pour
bientôt.
Plongeant sur les sentiers, les arsenaux, les centrales électriques, les stades, on enjambe les autoroutes, les vallées surpeuplées ou forestières, et de l’autre côté c’est une autre langue, un autre regard, une autre façon de manger, de faire son lit, d’élever les enfants. Un niveau pour les trains, un autre pour les automobiles, un passage réservé aux piétons avec ce hauts grillages serrés pour décourager les suicides, mais de toute façon c’est pour aboutir à des barrières, à des barbelés, des suspicions, la lenteur et la morgue. Ces grandes arches invitent à l’essor, et puis la retombée brutale. On a l’impression d’être roué de coups. Faut-il avoir besoin de s’en aller! Tout plutôt que rester sur place dans le croupissement de ses ragoûts.
Pour sauver son fils, Dédale enfermé dans son propre labyrinthe, essayant vainement d’en reconstituer les plans perdus et trahis, a fabriqué pour lui des ailes articulées couvertes de plumes de cygne, certains disent d’aigle ou même de corbeau. L’apprentissage fut long et difficile; on essaya les plus anciennes passerelles; les danseurs de corde, les trapézistes prêtèrent leurs filets, leurs harnais, leurs sangles. Mais lorsque enfin on put laisser toutes lisières, quelle joie pour quelques heures d’effleurer les coupoles, minarets et flèches, d’apporter aux jeunes filles délicieusement stupéfaites quelques bouquets sur les créneaux des forteresses qu’elles visitaient sous la conduite de leurs professeurs terrifiés!
Et il accompagnait les hélicoptères, s’amusait à suivre la course des avions qui décollaient, aux applaudissements des choeurs des messagers célestes avec l’accompagnement des percussions passionnées des 49 tribus de démons qui avaient enfin réussi, grâce à lui, à faire entendre leurs revendications dans les bureaux de l’administration supérieure en sérieux malaise.
Quelques heures, son grand vol n’a duré que quelques heures; quand il parut au-dessus du trafic, ce fut l’effarement partout. On le prit pour le jeune exterminateur annoncé par ces Écritures auxquelles bien peu en fin de compte, malgré toutes leurs vantardises, ne croyaient plus; et certaines sectes déclenchèrent des incendies sur les deux rives. Et pourtant il était si beau! Valses d’épaules et de rémiges, tresses de phalanges et de souffles, rien n’y fit. Il y eut des tirs de barrage avec ripostes, déchirures, embouteillages sur toutes les voies. Les chefs de section débordés firent sonner leurs alarmes rouges et les charges d’explosifs prévues dans les piles, aux grands ricanements des hypocrites, mal cachés par leurs larmes grasses - car, se frottant les yeux, ils ne pouvaient s’empêcher de se frotter aussi les mains -, firent bruyamment leur office: détonation, déflagration, conflagration. Que de victimes! Il ne resta plus que des ruines comme des bras tordus se lamentant de part et d’autre, semblables aux antiques machines de guerre sur les horizons de Carthage, et les services funèbres avec les discours gênés des autorités militaires et civiles.
Les faubourgs
les plus attentifs ajoutent un épisode à la légende,
prétendant que son corps est devenu tout entier murmure dans les
airs, et qu’on l’entend nous encourager quand nous traversons le pont reconstruit,
plus solide et plus massif, avec des précautions multipliées.
Pourtant, malgré les émouvantes stèles qu’ont élevées
de part et d’autre les gouvernements chancelants, la plupart du temps c’est
à croire qu’il n’a rien fait; et nul pour l’instant ne cherche à
renouveler sa tentative, car ce que nous attendons tous, ce qui sera vraiment
le monument à sa mémoire, enluminé des suggestions
de ses passages, c’est un autre pont allant du coeur au coeur de nos pays,
c’est que tous nos pays, toutes nos villes deviennent des ponts.
8) Les fleuves
Paresseusement, huileusement le long des joncs et des roseaux, sous le coup d’aile des martins-pêcheurs avec les évolutions des hérons sur les saules accompagnant les dérives d’herbes et feuilles mortes, saluant les prêles et les iris dans les méandres s’épanouissant en marécages avec le solitaire butor dressant son bec avant son départ pour les Antipodes, devant les coteaux, vallons, bosquets et cascades, sous les rocs de granit sommés d’ermitages et de sapins, pagayant en canotiers les arrière-petits-enfants des Impressionnistes cherchent un coin bien abrité pour leur pique-nique.
Les derniers glaciers sombrent derrière les replis des labours. Les moraines proposent leurs arrangements. Les abeilles rejoignent leurs ruches à travers les quadrilles des paons du jour et des vanesses. Le motard lutte de vitesse avec le train de marchandises au-dessus des ombelles qui s’agitent au passage des péniches, remorqueurs et radeaux. Des garçons plongent dans l’écluse. Des petites filles remettent leurs culottes au seuil de la grotte qu’elles ornent de découpures sous la treille fleurie d’hortensias. Une écharpe oubliée sur la haie; une charrette de foin y laisse quelques épis et brindilles. La roue du vieux moulin hoquette encore sur son bief avec ses grincements et claquements que prolongent les arpèges des giclures. Par cette voûte de feuillage on parvient aux viviers et aux houblonnières. Les truites rencontrent les brochets, les saumons et les verts poursuivent lianes et nielles parmi les bulles que viennent inspecter les libellules et les escadrons de moustiques.
Avant d’arriver au village enfoui dans ses platanes, on trouve encore des jonquilles du côté des cressonnières et des populages devant le lavoir. Un canal tranche le mamelonnement des prés avec sa file de peupliers bruissant sous les aigrettes des cirrus. Les nymphéas proposent leurs ciboires étoilés. De confluent en confluent, avec les remous des barrages, les courants mêlent leurs effluves. Les teintureries déversent leurs pigments, les industries chimiques leurs boues; les mousses gainent les soupiraux.
C’est
plus qu’un village, c’est un bourg avec ses débarcadères,
ses pentes douces, ses étages en surplomb, ses tourelles sur les
bras resserrés entre les îles avec leurs vieux immeubles aux
façades moisies, les guinguettes, les bouches d’égout, les
taches de soleil entre les rameaux des vergers; puis les grosses gouttes
de pluie commencent à émettre leurs ondes qui se réfléchissent
le long des vieux murs, et les rives s’écartent de plus en plus
tandis que l’on commence à sentir l’odeur de la mer et l’influence
de la marée, et que les villes deviennent immenses et bleues.
9) Les jardins
Le rosier vient d’éclore auprès de la fontaine devant la chapelle gothique emmitouflée de lierre. Par cette allée entre les charmilles cela devient de plus en plus sauvage avec la source qui suinte de la jarre sur laquelle s’appuie le sommeil d’Ariane en marbre incarnat. Il faudrait son fil pour s’y retrouver parmi ces broussailles où les araignées ont tendu leurs cordons d’alarmes entre les lilas. Par ici les pelouses et les parterres, les touffes de lys, les bordures d’oeillets, les statues des Grâces et des Parques, les boogie-woogies des tulipes hollandaises en exil et les carrés magiques des géraniums sur les balcons des chalets suisses, les grands vases croulant de jasmin, les bassins avec Amphitrite et Neptune, trident brisé, barbe noircie, les canards et les cygnes, les voiliers des enfants.
Le cortège apparaît entre la cabane aux outils avec les râteaux et les bêches alignant leurs manches sous l’auvent, arrosoirs, pulvérisateurs, sécateurs, cisailles, tamis, raphias devant la lucarne en culs de bouteilles, les longs tuyaux sinueux comme les serpents des jungles lointaines qui supputent leurs bons conseils en faisant tournoyer leurs escarboucles intimes derrière leurs orbites fléchées, et le petit pavillon de musique avec ses linteaux de bois ajouré, ses rocking-chairs et son salon rustique à verres de couleurs et tables de rotin où les adolescents se retirent pour lire Jules Verne, Stevenson ou Joseph Conrad au-dessus du torrent, imaginant pour endormir leurs frères et soeurs, leurs jeunes cousines, de nouvelles Mille et une nuits.
Turbans, capes de satin, masques, tricornes, pantalons à losanges de velours, hautbois et guitares, et même des chevaux harnachés qui sortent des écuries et que l’on attelle au landau poussiéreux de la remise. Flore invite Pomone pour le thé. Le théâtre de verdure est caché par la serre aux orchidées; celle des palmes débouche sur l’orangeraie d’où l’on voit le lac entre les cèdres.
La petite porte mène aux potagers avec les artichauts en fleurs, les échalas où grimpent les pois, les châssis aux semailles, les cloches pour les melons d’hiver, les boutures, les greffes, les stolons des fraisiers sur leurs tapis de paille. Crucifères, légumineuses, composées; loupe à la main le botaniste amateur examine involucres et corymbes. Le coin des sauces: l’estragon, le basilic, la menthe et la sauge sous le laurier d’Apollon.
Les étables sont désaffectées; elles commencent même à tomber en ruine, leurs combles remplis de menuiseries vermoulues et de malles à déguisements; mais les framboisiers prospèrent le long des palissades des anciens enclos. Certaines stalles où la lumière pénètre à plein par les brèches, sont envahies de ronces et de volubilis.
Les rigoles irriguent les quinconces où les écureuils sautent de pommier en cerisier pour retrouver les noisetiers aux limites de la forêt. Sous la voûte de la hêtraie avec ses sous-bois d’ifs et de houx la fête s’anime. Les lézards se faufilent entre les lichens. Brindilles, fétus, échardes, fourmilières; une rocaille abandonnée dans une mare où subsiste le sceptre d’un glaïeul. Pervenches dans les halliers, rumeurs, effrois; pelages et fumets, les biches viennent lécher le sel dans la main. Depuis cette clairière des gradins de guingois mènent aux basses-cours.
Une bifurcation
conduit aux souterrains, une autre au belvédère d’où
l’on aperçoit la montagne et la ville, et même, par temps
très clair, la mer et ses îles entre les magnolias et les
jets d’eau intermittents, les fumées des barbecues et les hamacs
que l’on replie le soir sur les terrasses de faïences.
10) Les saisons
C’est d’abord l’immobilité, le gris du gel qui devient nacre et arborescences sur les vitres, les cristallisations du givre sur les barbelés à l’aube incertaine et tardive, le vent qui balaie la poussière sur l’asphalte, les mottes de terre dans les champs dures comme des cailloux, les feux de bûches dans l’âtre des chanceux et les horizons découpés comme par une lame de rasoir. Les renards faméliques se rapprochent des fermes et les lièvres font de grands détours pour les éviter quand ils viennent ronger les dernières pommes tombées dans les pacages. Au sud, dit-on, c’est déjà le déferlement des mimosas sur les montagnes pourpres; mais comment y croire dans nos manufactures et nos comptoirs? Nous avons oublié les carnavals de jadis, penchés sur nos carnets de chèques et nos caisses enregistreuses, et il nous faut encore attendre plusieurs semaines les premières pousses vertes sur les prés couleur de papier d’emballage, rouges dans les ramures transparentes qui teignent les lointains d’anachroniques aurores.
Les eaux dévalent des hauteurs à grands fracas. Puis les bourgeons, les boutons, les chatons, les perce-neige. Le printemps affûte ses couteaux, découd les suaires, dénoue les gorges du paysage, fait sauter les couvercles des bocaux, tinter les clefs, sonner les vantaux des portails. La terre colle aux bottes. Entre deux giboulées les rafales viennent disperser les feuilles du manuscrit. On en a retrouvé parmi les narcisses de la berge et les girolles des sous-bois. Un brouillard de pétales promet des confitures, et les blés verts se balancent entre les granges avec les alouettes qui lancent leurs stupéfactions. Les cloches reviennent avec leurs oeufs. Les marchés se couvrent de giroflées, de bigarreaux et de chevrettes. Les jours allongent et les nuits s’éclaircissent. On retrouve ses vieilles sandales. On range les lainages avec la naphtaline.
Autrefois les feux sur les collines intronisaient les chaleurs. Maintenant les plages se couvrent brusquement de nudités blafardes qui s’enduisent d’huiles ambrées tandis que sur les tuiles de la mer ourlées de salpêtre brillant, les planches à voile inclinent leurs pointes comme des troupes de perruches. On achète des espadrilles. Les coquelicots et les bleuets farcissent les épis. Le tonnerre roule sur les collines. Ici et là des festivals. Les averses badigeonnent les pentes et couvrent des étangs d’une éruption de rides. Après les abricots et les pêches, les mirabelles et les poires, et dans les pays de cave les grappes. Les bouilleurs de cru mettent en service leurs alambics. Les météorites pleuvent. Les moissonneurs raclent les blés, les faneurs élèvent leurs meules, on scie du bois dans les bûchers; on remplit les cuves à mazout.
Puis
les instituteurs rassemblent leurs troupeaux, les parisiens retrouvent
leurs vernissages et leurs entractes, les vignes transforment leurs feuilles
en mosaïques de vins clairs et sombres, donnant le signal aux érables,
à tous les arbres les uns après les autres, sauf les pins,
les sapins, qui mijotent leurs verts et leurs noirs pour les blancheurs
prochaines, tous les conifères à l’exception des mélèzes
dont les travaux d’aiguilles transforment en chasubles les épaulements
des massifs. Alors ce sont les grandes tempêtes sur les rivages du
Nord, les inondations. Il est grand temps de remettre en marche les chaudières
et de s’enfiler des chaussures montantes malgré quelques jours de
sursis à la Saint-martin avec les derniers flamboiements des forêts.
Mais le soir tombe si vite désormais que l’on reçoit la neige
comme une délivrance et les skieurs marquent les pentes de leurs
longues gerbes étincelantes tandis que les enfants déballent
leurs cadeaux et que les couples s’embrassent sous le gui.
11) Les heures
D’abord la nuit, sa longueur, sa langueur, les sommeils, les respirations qui soulèvent les draps, les retournements, les ronflements, gémissements, les petites lampes des insomnies, les cauchemars, les sueurs froides, les apaisements, les tombereaux de souvenirs qui se déversent pêle-mêle, se tamisent en rêves et nous construisent ces visions dont nous nous réveillons pantois, assistant à leur dislocation-dissolution tandis que nous cherchons à nous les raconter, sauf quelques fois où elles traversent ces premières lueurs si froides, la gelée blanche sur le zinc des toits qui devient perles sur les capucines, et puis les citrons se mordorent en aigrettes et pennons sur la ville où circulent les premiers tramways ou bus, les premiers métros et vélos, pétaradent les premiers motards.
Les persiennes se plaquent sur les pierres des façades anciennes; les odeurs de café et de pain grillé montent par les escaliers de service jusqu’aux mansardes où les étudiants se rendorment en récitant machinalement leurs codes, leurs tables, listes ou vocabulaires. Après ceux des boulangeries les rideaux de fer des autres commerces se relèvent à grand fracas. Les ouvriers pointent dans leurs usines. Les machines à écrire commencent à crépiter. Ceux qui faisaient la queue devant les magasins généraux se bousculent dans les vestibules et se dispersent parmi les comptoirs, interrogeant les tissus, essayant les vêtements, écoutant les explications des vendeurs. La foule monte et descend les escaliers de métal, remplit les quais en repérant les affiches neuves et parcourant distraitement les titres d’un journal par-dessus l’épaule d’un voisin tandis que le convoi s’ébranle.
Les ombres raccourcissent. De longues langues de soleil viennent lécher le fond des cours bruyantes du choc des casseroles d’où montent des fumets de boeuf mode, fromages coulants, cafés et tabacs. Et tout recommence dans la lourdeur. Les chefs de service à l’haleine vineuse ne mâchent pas leurs mots. Les secrétaires étouffent de légers bâillements; les hôtesses deviennent acariâtres.
Les derniers appels de l’astre en perdition transforment les vitres en plaques de cuivre sur les fenêtres occidentales. Les lustres s’allument dans les appartements reculés, les lampadaires dans les bibliothèques, les enseignes sur les cinémas, les réverbères dans les rues, les girandoles dans les restaurants, les flambeaux dans les vestibules des théâtres et les torchères dans les jardins des riches. La délivrance enfin, dans le bruit, la bousculade, l’heure de pointe, le retour chez soi avec une autre effervescence; et bientôt les arômes des potages, les journaux télédiffusés, les discussions sur la politique et le sport; les phares des voitures qui balaient les balcons, les sorties des premières séances, les queues pour les prochaines, on s’écrase sur les boulevards.
Les rues
désertes, les ruelles menaçantes, les derniers craquements
dans les bois, les derniers pas dans les sentiers, le chant du rossignol,
le clapotis des vagues sous la pleine Lune, le hululement d’une chouette
perchée sur les fils électriques, la dégustation des
alcools, les dernières manches, les derniers adieux, les derniers
rangements; encore quelques pages pour terminer le roman policier, savoir
enfin; les dernières lueurs, les dernières odeurs, le premier
sommeil.
12) Les voix
Les raisonnements et les résonances, tables de logarithmes d’émeraude, calculatrices à cristaux liquides, multiplications des éventualités et des hypothèses de départ, canons à la tierce avec renversement à l’octave et partie supplémentaire pour l’alto s’il le désire, pavanes, gaillardes et pivoines, stéréophonies et praxinoscopes, horoscopes et pentacles, astrolabes et luths, pépinières d’irradiations; doucement, les enchaînements et les délivrances, les espérances du hautbois, prendre au lasso les entreprises impossibles et les ramener au bercail pour les suralimenter en vitamines mentales, sensibilités mathématiques, équilibres instables sur fonds de symétries et de trompe-l’oeil; doucement, les encouragements de la basse, les modulations des esplanades, les altérations des forêts d’énigmes, symboles et grondements, les paramètres et les paragraphes disposent leurs zigzags pour le championnat des skieurs de page et de toile; doucement, l’entrée du collège des porteurs d’icônes, la transition des climats et des flores, l’école des fées, la parabole des incendies au pays de Vasco de Gama, les gigues sur la Tamise; douceur, douceur, où étais-tu partie?
Les sarabandes sur le Tage, les allemandes sur les navires, les polonaises sur l’estrade, les suites et les aubades, les inventions et les sérénades, les promenades de Séraphita au-dessus des fjords et celles de Sylvie parmi les ormes; doucement, les fantaisies des cavalcades, les fanfares des émotions, l’arrière-pays des cavatines, l’outremer des évocations, les métaux roulant sur les fibres, les cotonnades dans les rues du Caire; doucement, les pédaliers des explorations sur les lagunes entre les horloges et les puits de mine, les blasons des intempéries, les refrains des germinations, la voix la plus grave tourne autour de la coulée de verre qui tourne autour de la voix du ténor qui répond à l’orgue sur les savanes qui tournent autour de la voix céleste qui répand ses bénédictions sur les carrelages des patios dans les quartiers à grandes lessives claquantes qui tournent autour des voix angéliques pour emporter les anches et les cordes dans leur quête éperdue des nuances et des silences chargés de baisers, de nervures, de trames, de perplexités, de suggestions, de prémonitions et de cendres.
Doucement, maintenant, très doucement, de plus en plus doucement, millimètre par millimètre, laissez s’ouvrir la fleur des gris, durer la mélopée de l’humide, ne retenez plus vos larmes, écoutez, voici les barricades de la patience, voici la blancheur des armes qui devient la blancheur des voix et des nuits, la veille et le guet, la conception, la gestation, l’accouchement, les premiers sourires, les balbutiements, les battements de mains, les regards avides et les rages de dents; douceur, douceur, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?
La mer
tient par la main la mère, le père tient l’enfant volcan
sur les épaules, les âges roulent sur les pôles et les
continents sur les ères, les mesures tamisent les séismes,
les découvertes appellent les découvertes de Terre en Terre
et la révolution des espèces lâche ses cornes d’abondance.
Doucement. Chaque mot devenant douceur, chacun des anciens cris devenant
un mot de douceur, chaque voix appelant la paix, produisant la paix, concluant
une paix en douceur en voyage, chaque touche de couleur construisant le
lieu de la paix, transmuant toute guerre en paix, toute mort en douceur
de vivre dans la paix.
1) Corot en Albuquerque
Le souvenir de Mortefontaine frappe en rafales sur le pays rouge. Vieux maître dans ta blouse, ton siècle et tes brumes, pouvais-tu te douter de ton intercession? Par quels détours, aubaines et malentendus, tes images ont-elles permis aux puissances qu’il est si difficile de satisfaire (bien mieux vaut tenter de les incarner), les ont-elles forcées de s’apercevoir enfin de la sécheresse de notre coeur et de nos terres? Elles nous inondent de larmes de rage que nous bénissons.
Bien protégés dans nos armures métalliques roulantes, même si dans quelque coin suinte un filet de sueur froide rouillée, glissant doucement dans les flaques, nous aspirons les odeurs délivrées, en attente depuis des mois dans leurs ornières ou coulisses, l’oreille caressée par le chant de soie qui se déchire à notre passage, dans cette traversée de la mer fauve en plein faubourg, et la dactylographie lyrique sur tôles et vitres ruisselantes des gouttes et de la boue. Les signaux lumineux irisent en clignotant les éventails qui giclent; pour quelques heures les canaux jubilent dans leur justification.
Tout cela s’enfoncera progressivement vers le fleuve qui en enflera d’émotions, transformant le tracé de ses îles. Puis les animaux et les enfants se rouleront, pataugeront dans le limon avant ses craquelures, nageront dans le sang de la terre et des nuages, tandis que les équipes d’électriciens redresseront les poteaux effondrés, renoueront les fils interrompus et les conversations qu’ils transmettaient, à l’affût du parfum des fleurs venant par bouffées du désert qu’elles auront couvert en un sursaut.
Sous
le ciel rouvert nous pourrons nous remettre à imiter les dieux d’ici,
comme tous ceux venus de l’autre côté du lointain océan,
dans leur indifférence à nos malheurs et leur lecture inépuisable
des mouvements de l’horizon.
2) Les chiens de Rome
Les aiguilles des pins semblables aux grands éventails qui tremblent en quelques jours de fêtes carillonnées des deux côtés de la sedia gestatoria, tombent de branche en branche, s’accrochant en agrégats éphémères comme au temps de Lucrèce. Aux petites heures, on croit voir encore les dryades écarter leurs écorces, enivrées par les premiers parfums que leur proposent les zéphyrs, se couler de cachette en cachette, éveillant les faunes qui jaillissent de leurs fourrés à leur poursuite, se rouler de clairière en fontaine, chevelures en brumes d’aurore.
Certes, c’est l’odeur de l’essence qui vient maintenant troubler tout cela, mais celle des égouts, des tanneries, écuries, des abattoirs était certainement aussi puissante. Quant au bruit, les roues des chars cerclées de bronze sur les pavés, les hennissements, beuglements, les grondements des fauves dans les cirques, les coups de fouet, les fanfares, les interpellations, les heurts des chaudrons, tout cela devait ébranler troncs et murs comme les tramways, métros et camions.
Ruines, mais il y avait déjà des ruines en ce temps-là, dans cette ville où constructions et destructions ne cessaient pas, hérissée perpétuellement d’échafaudages avec le mouvement des esclaves portant briques ou gravats dans des paniers sur leurs épaules; et plusieurs des ruines les plus impressionnantes aujourd’hui sont elles-mêmes en grande partie des reconstructions, quelques-unes environnées de légers échafaudages métalliques, avec les savants affranchis modernes en salopette consultant les plans de leurs reconstitutions ou leurs éditions de textes anciens.
Les rats sous la terre doivent ressembler beaucoup à leurs aïeux. Les mouches sont trop menues pour que leur évolution soit spectaculaire. Les chats affamés reprennent dans leurs fosses ou sur les toits les attitudes et traits de leurs ancêtres égyptiens; mais les chiens, au moins pour la plupart, sont de toute évidence remarquablement différents. En symbiose avec l’espèce humaine, leurs mutations soigneusement sélectionnées, leurs croisement minutieusement préparés, ou bien tout cela laissé à vau-l’eau par les temps de misère, ils ont reflété nos vicissitudes, incarné la représentation du compagnon, changeant de siècle en siècle comme les costumes, coutumes et langues, toute notre Histoire pouvant s’illustrer dans la succession et la diversité de leurs races: robes, museaux, allures et regards sur les bas-reliefs, peintures et photographies; les aboiements, jappements, gémissements, hurlements à la Lune anciens étant perdus pour nous.
En voici
deux, le blanc et le noir, qui tournent en se flairant autour d’un centre
invisible, comme le faune et la dryade qui se sont renfermés dans
leur bois sacré devenu profane, comme le yin et le yang des citoyens
d’un autre Empire, comme le passage des jours et des nuits.
3) Face au castel d’Albuquerque
Le paladin vacher descend de son destrier, puis de son image, environné d’une légère fumée de tabac blond. Il garde en sa démarche l’ondulation des cavalcades. Sur les créneaux les pennons claquent au vent pour l’acclamer. Sur le parvis les torches colonnes n’attendent que la tombée de la nuit pour faire crépiter leurs étincelles et répandre leurs douches d’ambre. Les marchands étalent pour le séduire les monnaies les plus fines et les plus rares, avec des profils de seigneurs dévorés par les problèmes de leurs offices dans leurs lointaines demeures immaculées, des aigles parmi des étoiles et des éclairs, des inscriptions en langues que l’on ne parle sans doute plus, et aussi les armes les mieux fourbies, huilées, damasquinées, incrustées de turquoise et d’ivoire.
Mais lui qui vient de retrouver le sentier de la vallée perdue dont rêvent les chercheurs d’or et de silence, qui vient de résoudre l’énigme des villes fantômes, de ravir au dragon son huile noire, de délivrer les 29 filles de l’arc-en-ciel dans la caverne de glace où les retenait l’enchanteur du Nord, ne leur accorde pas l’aumône d’un regard, tant il désire en finir au plus vite avec toutes les cérémonies qui se préparent en son honneur, pour pouvoir retourner contempler d’un peu plus près peut-être l’héritière de l’empire évanoui, à laquelle il n’a jamais osé encore adresser la parole, tellement ses sombres yeux le sidèrent.
Elle tissera jusqu’à son retour, dans son palais de boue séchée parmi les colliers et tapis, songeant aux défis qu’il doit relever, aux exploits qu’il doit raconter, aux banquets qu’il doit animer, avec les tonnes de bière à engloutir, les mélanges d’alcools ou de jus de fruits, dans les fumets des tranches de boeuf sur les grils dans l’accompagnement des guitares.
Débarrassé
enfin de toutes les obligations de sa gloire, après avoir renversé
et lié de jeunes taureaux dans l’arène aux applaudissements
de la foule en joie, enduré les discours des échevins et
sénateurs, faisant sonner ses éperons sur ses bottes et ses
trophées sur ses sacoches, il empruntera un chariot de métal
pour encercler la ville dans son lasso d’aventures, puis il remontera dans
son affiche dont les lettres se mettront à faire flamboyer l’un
après l’autre les mots de ce texte, tandis que la circulation soudain
paralysée par l’intrusion de sa figure légendaire devant
l’horizon lacéré, progressivement reprendra ses grondements,
ses crissements, ses coups de frein, ses claquements de portières,
ses hululements de sirènes et ses bouffées de rengaines aux
goûts de boissons pétillantes et trop sucrées.
4) Le miroir de Rome
L’ombre du mur sur l’encadrement du passage, ou plutôt c’est l’ombre d’un arbre, de deux arbres même vraisemblablement, deux pins aux troncs élagués écailleux légèrement penchés vers la droite, les racines entourées de leurs bordures de buis, auxquels répondent exactement ceux-ci de l’autre côté de ce décor édifié pour le jeu du retour des anciens dieux, les niches vides attendant leurs simulacres sous les projecteurs d’aujourd’hui qui remplacent les torches d’antan.
Le pape en pantoufles vient de disparaître dans la coulisse accompagné de ses courtisanes auxquelles il a donné les noms des maîtresses de Jupiter. Même le petit Ganymède est là, qui n’en perd pas une miette, dans son surplis d’enfant de choeur, roucoulant de sa voix délicieuse dans sa mue en caressant les ailes de l’aigle domestique qui se gorge de vin léger dans une amphore à figures noires. Lorsqu’elle passe dans la chambre inverse, la tiare devient couronne de laurier, l’aube prend les plis de la toge pour quelque discours fracassant avant de tomber lentement, dénudant la grise poitrine qui devient marbre, ivoire et or, puis brusquement nombril, sexe et toutes les jambes.
Quelle jeunesse coule à nouveau dans ces vieux membres ! Le prie-dieu s’allonge en lit de festin. Aux luths se marient les lyres; les flûtes redeviennent doubles. Les poisons reposent dans leurs armoires, les dagues étincellent sur leurs tablettes. “Cela manque un peu d’esclaves par ici. Les moines de ma cour ou les soldats de mes armées n’ont pas la même soumission, le même charme dans la dévotion, cette mélodieuse musculature dont les fouilles nous ont redonné les fragments. Qu’à cela ne tienne! Ce sculpteur et peintre de douteuse réputation, architecte aussi fort utilisable (on peut l’accommoder à toutes sauces pour le mieux dévorer -c’est moi le vautour et lui Prométhée-; on dit qu’il est même poète à ses heures), nous en imaginera pour notre tombeau, qui, dès avant notre mort, dans cette villa des métamorphoses, viendront s’étirer, se lamenter, célébrer nos victoires au retour de nos expéditions dans notre reconstitution rêvée de l’Empire au cours de la sieste dans cette torpeur de l’après-midi d’été.”
En essuyant
la sueur qui dégouline sur son camail, il se lève et glisse
de plus en plus diaphane dans les corridors désertés (à
peine quelques lueurs de soieries, quelques boucles, quelques froissements
de velours qui s’enfuient devant cette lassitude que l’on devine sur son
visage presque disparu), cherche à réabsorber quelques présence
dans la contemplation des fresques à peine décolorées
ou des sarcophages étrusques, puis se perd comme une rumeur dans
l’agitation de la ville moderne jusqu’à retrouver ses ossements
dans l’église de son prédécesseur enchaîné,
tandis que les touristes reprennent leurs bavardages et les photographes
leurs cliquètements.
5) La grâce descend sur Albuquerque
Après le bref déluge d’été, les messagers médecins peuplent le pont céleste sur l’horizon qui retrouve l’éclat de ses turquoises et de ses braises, avec leurs ailes aux plumes de papier vert, leurs armures étincelantes qui s’assouplissent en robes teintes des sept couleurs que les envahisseurs de l’Est, qui se nomment Occident eux-mêmes, s’acharnent à distinguer dans ces pactes solaires. Des épis d’argent dans les mains, ils les secouent pour en répandre les graines, billes et pièces qui roulent follement sur les chaussées désertes, les rails et les caniveaux avant de s’infiltrer dans les fissures de la terre cuite; ils glissent jusqu’au bloc d’aluminium empli de claviers et d’écrans pour télégraphier dans toutes les flèches de la rose les nouvelles de la guérison provisoire, tandis que les derniers tonnerres s’éloignent de l’autre côté des volcans éteints.
Le pays était malade, le ciel aussi. Sa voûte se craquelait dans le desséchement des langues. Les automobiles tombaient en panne l’une après l’autre. Aucun plombier n’avait plus le courage de venir nettoyer les tuyaux engorgés. D’horribles odeurs sortaient des éviers. Les téléphones de répondaient plus. Les animaux venaient mourir dans les faubourgs, et les arbres baissaient les rameaux, soudain semblables à tel instant d’une meule de foin déchiquetée par une tornade, pétrifié par l’éclair nocturne.
Tout brille maintenant; la misère a fondu en larmes, des milliers de flaques s’ouvrent comme des yeux, des millions de gouttes accrochent aux grillages leurs irisations, et les panneaux de signalisation dans la solitude réclament pour une fois notre attention avec douceur. Les éventails végétaux se sont remis à balancer leurs palmes vernies, comme des encensoirs dont les fumées rejoignent les chants des tambours et des jeunes filles sur l’escalier qui mène aux délices entrevues à travers les dessins tissés lors des longs silences d’attente, ponctués par les craquements des poutres dans les réserves et les pétillements des feux d’épines. Des lianes de reflets s’enlacent aux lampadaires.
Après
sa terrible paralysie la monnaie se remet à circuler comme l’air
dans les bronches et le sang dans les veines. Après leur long bâillon
les races humiliées traduisent leurs cérémonies perdues
par des mots rajeunis qui roulent dans les phrases de la ville et imprègnent
le radotage des ordinateurs de tous les sucs des fleurs qui épicent
les cactus. Dans les maisons basses les loquets de portes sautent sous
les doigts pour laisser s’engouffrer des bouffées de vapeurs claires,
et les humains qui avaient déserté l’extérieur, sortent
sur le seuil humer les nouvelles, n’osant se demander les uns aux autres
sous quel nom désormais désigner leur séjour après
ce baptême.
6) Les ombres de Rome
Elle venait tranquillement avec son chien, s’est arrêtée entre deux pas, oscillant à peine sur ses pointes, pour inspecter comme une reine avec son pion les huit perspectives de son théâtre. Un quatuor de fous étudie les obliques où se précipiter. Impossible de distinguer s’il s’agit bien de cavaliers dans la distance. Les frontières entre les cases claires et sombres sont dévorées par les flammes du feuillage, qu’attisent les souffles des processions funèbres. Les plis des robes sur le pont des anges devant la forteresse mausolée, sous les instruments des supplices, s’arrondissent en coquilles d’écume aguichante d’où naissent des sourires de réjuvénation. Une bouffée d’encens entre deux roses, un appel de cloches entre deux guitares.
La partie devient de plus en plus serrée. Elle est à la recherche de son roi des Indes rouges, la moitié du corps pétrifié, muet sous ses larmes, cloué sur son lit de briques et d’écailles que les malins génies font rouler chaque nuit de belvédère en belvédère entre les tours, toutes jalousies closes, parmi les miroirs où vient se peindre le cours du monde, sous les plafonds à caissons d’où pendent stalactites d’or, banderoles à oracles et rideaux de pourpre devant les tribunes des musiciens.
Quand elle aura enfin son adresse du jour parmi toutes ces demeures communiquant par souterrains, passerelles ou magie, elle pourra replier l’échiquier de ses courses, à l’abri de ses ennemis qui se mettront à la poursuite d’autres reines derrière les colonnes, lampadaires et pins, tournant autour des obélisques et coupoles, grimpant les rampes des sept collines pour décider de leurs stratégies, à l’abri aussi de ses courtisans ecclésiastiques et militaires qui réintégreront leurs chapelles et casernes, n’attendant qu’un signe de ses beaux yeux pour remonter dans leurs chars ou chaires, prêchant leurs croisades ou leurs guerres de Troie, faisant sonner médailles et crosses.
Elle pourra
replier tout le jardin sur ses épaules, absorber tous les arbres
dans sa chevelure, tous les pétales et tout le sable dans sa peau,
le quadrillage devenant taches de soleil dans la pénombre, elle-même
devenant la ville toujours endormie sous la surface de son agitation, redonnant
jambes, ventre et langue à l’exilé venu d’au-delà
des montagnes et des océans, pour qu’il puisse la réveiller
de ce somnambulisme qui la tient, de telle sorte qu’elle lui dise enfin:
“bonjour, mon prince, vous vous êtes bien fait attendre”, et se répande
avec lui sur la Terre entière, méridiens et parallèles,
empire en éruption, marée de laves dans l’explosion de l’ancien
centre et choeur des gravitations, les siècles pressés comme
une orange entre leurs paumes pour les rafraîchir de quelques gouttes,
tandis que le chien de la vie courante, oubliant échéances
et démangeaisons, se couche à leurs pieds avec un soupir
de soulagement.
7) Les carrefours d’Albuquerque
La route part en écharpe vers l’aventure de la ligne de partage es eaux, l’état lointain d’Arizona, ses forêts pétrifiées, ses profondes gorges ente les trônes et les temples où se faufile le serpent d’eau rouge, l’heure qui saute en arrière nous donnant en prime une tranche de jour.
Un quart de tour, et c’est vers l’aventure des sables blancs, des barbelés de la frontière qui nous sépare de la province lointaine de Chihuahua, avec ses chanteurs, ses vagabonds, ses oasis, les jours qui s’égalisent atténuant le contraste entre les saisons.
Un autre quart, et c’est l’aventure des puits de pétrole et des grands chapeaux, l’état lointain nommé Texas en lettres énormes, avec ses plaines et faubourgs interminables, ses hôtels à mille et une chambres, ses marécages et ses lagunes au long du golfe où chauffe la douceur de l’Europe, l’heure qui saute en avant, prélevant la taxe d’une tranche de jour.
Un dernier quart, celle des villages pénitents, les habitations troglodytes, les élans et les cougars, et plus loin encore les geysers, avec les jours qui s’allongent ou se rétrécissent selon les saisons, creusant leurs contrastes.
Une heure par carré sur la carte à côté de nous sur le siège, tant que nous ne quittons pas ces longs rubans de ciment qui paraît fondre en f laques de mercure tremblant au soleil, se soulevant et descendant comme la poitrine d’une femme qui dort bras étendus, jambes ouvertes, les yeux recouverts par sa chevelure de ronces roulantes, tandis que les échancrures de l’horizon passent les unes devant les autres faisant scintiller les circuits de nos têtes dans une ivresse de clarté.
Mais dès que nous nous écartons pour nous enfoncer vers telle ferme, tel verger, telle ruine, suivant les pistes et sentiers qui se ramifient comme des branches d’arbres pathétiques plongeant leurs racines dans ces sols que deviennent alors les grands axes rectilignes, arbres se découpant sur d’autres horizons, à un quart de tour verticalement des directions précédentes - et l’on peut dire que de tels chemins d’aventure sont comme l’ombre d’un immense arbre invisible qui réunirait la Terre à toutes les profondeurs du ciel, dont les astres seraient les fleurs, les nuages le tremblant feuillage, les arches de lueurs les lianes ou lichens, et l’éclair d’été le squelette -, alors la progression devient de plus en plus lente, les signaux se font de plus en plus rares; on a l’impression de monter indéfiniment, de laisser derrière soi l’ancienne surface semblable à un mur devant lequel les avions des lignes régulières tracent leurs traînées doubles, et que l’air devient parfois épais comme un champ labouré tandis que rochers et forêts se trouent de gouffres; et l’on est remué par des vagues de plus en plus violentes au milieu d’embruns de poussière qui vous aveuglent; la carrosserie se met à gémir, les cailloux sauteurs claquent sous les sièges, le moteur se met à tousser. Voici le moment où l’on est bien forcé de s’arrêter, perdu dans l’émerveillement ou l’effroi, et de rebrousser chemin dans la nuit qui tombe toujours plus vite qu’on pensait.
Il suffit
enfin d’un dernier quart de tour pour que le renversement s’accomplisse
et que l’on se mette à couler dans les artères du pays des
morts, tournant autour des citadelles profondes où sont enfermés
nos ancêtres, tandis que ce sont les villages qui deviennent des
astres et que l’on se souvient de la moindre fenêtre comme donnant
sur une strophe de paradis.
8) Les jouets de Rome
Les loges de l’avant-scène sont encore vides. Les grands-parents sont en retard à leur habitude, prophètes et sibylles déchiffrant l’avenir mais ratant leurs trains, marmonnant toujours leurs “tu verras bien”, cherchant à tâtons lunettes ou lorgnettes. Dans sa lucarne l’écureuil prépare ses noisettes pour applaudir, le merle dans la sienne ajuste ses sifflets. Les projecteurs s’allument derrière les bornes, les vasques regorgent de pastilles contre la toux, et les bavardages du parterre s’éteignent dans les lustres. Les frondaisons se lèvent à l’italienne sur la vitrine où l’arbre du Noël austral remue ses palmes d’abondance d’où descendent en planant vers les enfants ravis qui suspendent un instant leurs ébats pour lever leurs menottes en criant d’aise, ballons de cuir ou de baudruche, autocars et calèches miniatures, limonades et glaces.
Pour les plus sages, voici les vaticans à découper. Toutes les fenêtres peuvent s’ouvrir. A l’intérieur de la coupole on peut apercevoir le baldaquin dont la construction délicate requiert le concours de parents patients. D’autres préfèrent les colisées avec foules et ménageries. Pour les filles les poupées à vêtir avec dessous, manteaux et accessoires de siècle en siècle. Pour les garçons les petits gladiateurs de plomb, les séminaristes et cardinaux, les bersagliers, les américains.
Mais chacun ne pourra reprendre ses récompenses qu’une fois la représentation terminée. Les musiciens demi-cachés derrière leurs grilles entonnent des ouvertures de carnaval et des marches patriotiques avant de passer aux hymnes plus suaves. Ce sont d’abord les classes préparatoires qui défilent sur des chariots tirés par des ânes, sous l’oeil agité des maîtresses qui n’en finissent pas de corriger quelques détails dans les déguisements pour figurer une petite Énéide dont les passages les plus applaudis sont naturellement l’incendie de Troie, la descente aux enfers, les adieux à Didon, Nisus et Euryale.
Les classes élémentaires déroulent la succession des empereurs, le buste de chacun photographié sur une bannière; lorsque le porteur arrive, il s’arrête un instant pour proclamer avec le nom quelques titres de gloire ou d’infamie. Le ballet des moyens célèbre les martyrs. Portant les instruments de leurs supplices, ils les chantent dans un couplet bref, tandis que les anges les accompagnent avec accordéons et mandolines, et des papes les félicitent.
Tout
cela se termine par la partie de football dont nous régalent les
grandes, le théâtre se transformant en arène. Au dernier
but, pendant les hourras, les rangées d’arbres s’écartent
pour le feu d’artifice, et chacun rassemble ses cadeaux dans la nuit lumineuse.
Écharpes renouées on reprend son chemin.
9) Les solitaires d’Albuquerque
Après avoir traversé bien des frontières et nous être arrêtés pour bien des méditations, yuccas pèlerins emmitouflés dans les dépouilles de nos productions antérieures, nous avons réussi à apporter jusque dans cette démangeaison de faubourg, le rafraîchissement céleste. Telles de grandes coiffures de plumes des Indiens des plaines, nos épines s’épanouissent en salutations. Venus de tous les points de la rose des solitudes, nous avons décidé de considérer pour une journée entière ce terrain vague comme le centre du monde, et d’y installer notre jury. Les fils des téléphones font courir nos messages jusqu’à nos ermitages d’origine quand le réseau de nos racines n’y suffit pas.
Que de lacunes en notre distribution ! Que de régions d’où l’on nous a chassés, que d’autres où nous n’avons jamais réussi notre installation, pays de laves ou de sel, ou ceux que gardent nos frères les candélabres, nos soeurs les ronces mobiles !
Les véhicules des hommes sont cachés dans leurs garages, moteurs couverts de journaux ou de vieux édredons; les boutiques de sorbets ont baissé leurs rideaux. Quelques rares étudiants sur le campus courent d’un bâtiment à l’autre en serrant leur blouson de ski. Les corbeaux commentent leurs idéogrammes ailés en déchirant des sacs d’ordures, disposant sur la page rénovée leurs références d’épluchures ou papiers froissés.
Qu’allons-nous décider pour cette ville en ces quelques heures où elle nous laisse le champ libre ? Faut-il demander aux tempêtes de venir l’essuyer comme un tableau scolaire, pour que l’on puisse y tracer de nouveaux axes, y faire entendre d’autres langues mieux en accord avec les nôtres, les anciennes retrouvées par exemple, ou d’autres qui se cherchent dans la crépitation des circuits et le vertige des voyages autour du globe? L’une après l’autre nos feuilles se redressent brusquement de quelques millimètres, lâchant une aumône de flocons ou gouttes. Ce sont nos délibérations.
Ou nous pourrions demander au Soleil de se mettre à diminuer sa course, à l’hiver de s’approfondir pendant des mois encore jusqu’à ce qu’il n’y ait presque plus de lumière, quelques faibles rayons horizontaux, pour que nous puissions continuer tranquillement nos examens avant un printemps de foudre qui n’en finirait plus.
Mais
si misérables, si méprisables que soient parfois ces hommes
qui se terrent aujourd’hui dans leurs cases déguisées en
igloos, si étrangers au paysage dont nous sommes les messagers,
si aveugles et destructeurs qu’ils risquent de se manifester dès
que la terre sera redevenue rouge et nos feuilles vertes, impitoyablement
nous arrachant pour bâtir leurs fabriques ou stations d’essence,
il reste parmi eux quelques solitaires épineux qui parviennent à
fleurir à notre image après les rafraîchissements célestes;
il y a même parmi les pires quelques racines de solitude que nous
aimerions voir germer; c’est pourquoi, encore une fois apitoyés,
nous allons laisser notre neige fondre en larmes, et repartirons vers nos
monastères ouverts dont les arcades enjambent les douanes et les
fleuves.
10) Les portes de Rome
La dame en son cylindre crénelé, un petit revolver dans son livre d’heures comme un doge, une phiole de poisons entre les seins offerts à la vue seulement, s’examine un instant dans son miroir avant de le glisser dans sa ceinture d’émaux près de son stylet délicat, puis guette le retour de son époux depuis longtemps parti pour combattre les infidèles et piller leus trésors. Que lui rapportera-t-il de Rhodes ou de Chypre, s’il en revient: argenterie gravée, céramique décorée d’aigles ou de phénix, ou bien des manuscrits peut-être, à faire déchiffrer par monsieur le jeune aumônier de moins en moins capable de détacher ses yeux des siens lorsqu’il récite les grâces à la fin du repas de toute la maisonnée le soir dans la grande salle tendue de damas et de millefleurs, récits de métamorphoses, aventures au pays des morts?
La momie en sa pyramide soulève le couvercle de son sarcophage, écarte ce qu’il faut de bandelettes, rassemble quelques aromates, rajuste colliers et bracelets, bat le briquet dans la faible phosphorescence pour allumer sa lampe à huile, examine ce qui reste de son visage en son miroir avant de le glisser dans sa ceinture de lin, réapprend à marcher dans les galeries, s’appuyant aux parois gravées de prières utiles qui se prolongent sur les rubans que les courants d’air font flotter à ses épaules.
Dans le tramway prismatique la vendeuse pose à côté d’elle son illustré où lui souriaient actrices, princesses, réclames de rouge à lèvres ou lingeries, fouille son sac à main pour en retirer son poudrier qu’elle ouvre afin d’examiner un instant le résultat de sa lutte acharnée contre le temps qui passe.
La dame fait allumer par l’aumônier sa lampe à huile, descend les degrés de son escalier jusqu’aux caves où mûrissent les vins des coteaux, ouvre une petite porte inconnue qui donne sur les galeries de la pyramide où la momie vient d’ouvrir une petite porte qui donne sur la place où le grand soleil s’éteint brusquement.
Ralentissement; un petit briquet dans la main, la vendeuse saute en marche devant une petite porte qu’elle avise dans la paroi rocheuse, découvre cave et escaliers qu’elle emprunte jusqu’au chemin de ronde où l’accueille son aumônier stupéfait de ce nouveau costume. C’est pourtant bien elle, mais c’est comme si elle revenait d’un long voyage. Elle ne se souvient plus de rien. Combien de temps s’est-il passé? Il la présente à tous ses gens, lui fait visiter armoires et coffres, lui donne avec ménagements les dernières nouvelles pas très bonnes de son mari.
La dame suit un petit chacal qui l’amène jusqu’à la chambre du sarcophage où il l’invite à se coucher. Aucun problème de langage; la lampe qu’il lui tient en ses mains d’homme, leur traduit tout. Et il a aussi un torse et des jambes d’homme, avec un pagne finement plissé. Un dernier coup d’oeil au petit miroir avant le sommeil. Toute la fraîcheur refleurit dans ses joues.
La momie s’amuse à déchiffrer les inscriptions sur le journal grâce aux images qui les accompagnent. Le tramway tourne autour de la ville pendant des heures dans le grand jour, puis s’enfonce dans le tunnel, ralentit devant une petite porte par laquelle elle pénètre, lampe à la main, dans les vastes caves, croise dans l’escalier la vendeuse qui descend jusqu’aux galeries de la pyramide dans lesquelles, conduite par un chacal, elle croise la dame qui vient de soulever le couvercle de son sarcophage et sort sur la place où le grand soleil s’éteint brusquement.
Le tramway
s’enfonce dans le tunnel; elle entre dans ses caves, monte, rerouve gens
et coffres, reprend son guet sur les remparts. La momie croise la vendeuse
avant de se rendormir dans son sarcophage. L’illustré est toujours
là sur la banquette. Les portes se referment. Le tramway repart
dans le grand soleil.