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GYROSCOPE
(Le Génie du lieu 5)
 
 

OBSERVATOIRE
 

RÉCITATIFS D’ELSENEUR

(TYCHO-BRAHÉ)

Le roi m’avait donné l’île de Vénus
         en face d’Elseneur
pour y bâtir un monument
         en l’honneur de la reine des muses
où pouvoir mettre au point les plus beaux instruments
         de l’astronomie amoureuse
sphères astrolabes et sextants
         et des caves pour mon alchimie

J’ai construit mon observatoire
         selon les quatre points cardinaux
avec un grand jardin carré
         entouré de hautes murailles
aux pointes de l’Est et de l’Ouest
         des portes avec de grands chiens
pour que leurs abois me signalent
         la venue de tout étranger sur mes rives

C’est en l’an de grâce 1563
         à l’occasion de la grande conjonction des planètes
qui prit place à la fin du cancer
         et au commencement du lion
âgé de seize ans
         alors que je faisais mes études à Leipzig
que j’ai commencé en secret ma cour
         à ma bien-aimée Uranie

En cachette de mon gardien
         j’ai étudié les constellations
en me servant d’un petit globe
         de la taille de mon poing
que j’examinais le soir
         dans le retrait de ma chambre
j’ai commencé à nettoyer le visage aimé
         des erreurs qui le défiguraient

J’ai corrigé les erreurs de Copernic
         sur la course du Soleil
et celles sur la course de la Lune
         en observant soigneusement dix-huit éclipses
j’ai déterminé à moins d’une minute d’arc
         la position d’un millier d’étoiles
j’ai démontré par l’observation des comètes
         que le ciel entier est un vide

A quelque distance du château d’Uranie
         sur l’île de Vénus
j’ai creusé le cellier des étoiles
         et j’ai écrit en lettres d’or
sur le portail de porphyre
         orné de trois lions couronnés
En l’honneur de la bonté-grandeur divine
         et à l’intention de la postérité

J’ai compris que l’astronomie
         la plus ancienne et plus noble des sciences
n’avait pas obtenu fermeté suffisante
         et se corrompait dans le vague
alors pour la réformer et mener à perfection
         j’ai inventé et réalisé
par travaux ingéniosités et dépenses incroyables
         un trésor d’instruments nouveaux

Que je te recommande glorieuse postérité
         qui vivra dans les siècles des siècles
je te supplie et je t’adjure
         en l’honneur de l’horloger des astres
de l’entretenir et le conserver
         d’empêcher surtout de le déplacer
par révérence pour l’Oeil
         qui maintient l’univers

Il n’y a plus trace de mon château près d’Elseneur
         ni du cellier des étoiles
plus race de la salle à manger d’été
         d’où l’on voyait passer les navires vers Elseneur
sous le plafond décoré des images
         des plantes les plus remarquables
plus trace de la ferme ni des ateliers des artisans
         du moulin ni des ruines de l’âge antérieur

Ô ma maison dédiée à Uranie
         illustre phare lieu fortifié
où pendant vingt et un ans j’ai interrogé
         toutes les étoiles
qu’est-il arrivé
         pourquoi ce silence et cette solitude
fallait-il vraiment briser cette graine
         pour en libérer l’oiseau d’Uranie ?
 
 

(KÉPLER)

Monsieur mon patron
         j’ai corrigé vos erreurs
je vous ai servi
         pour avoir vos chiffres
j’ai anéanti
         votre beau système
j’ai sonné le glas
         du règne du cercle

Les démons qui détestent
         la lumière du Soleil
sont venus m’enlever
         lors d’une éclipse
et m’ont fait admirer les paysages
         de la Lune
après m’avoir fait absorber
         l’élixir de respiration

Après vingt ans d’errances
         et d’efforts
j’ai découvert que toutes les planètes
         décrivent autour du Soleil
non point des cercles
         mais des ellipses
et que leur vitesse varie
         selon leur distance

Mère des nuits sans nuages
         j’ai dénoué ta ceinture
et s’offrent à mes yeux les deux foyers vibrants
         de ta poitrine
sur un de tes seins flambe le Soleil
         avec ses tatouages
et je bois à l’autre
         un lait de science

Voici ton imprimerie
         qui est comme l’observatoire en plus petit
voici les maisons de tes serviteurs
         encore un autre observatoire en plus petit
voici les parterres pour les épices
         et les fleurs
voici les bois
         avec leurs trois cents essences d’arbres

Tandis qu’il polit les rouages de ses machines
         je contemple Jupiter et Saturne
je caresse les orbites adoucies
         j’embrasse les constellations
je navigue sur ton ventre
         je m’endors sur tes pupilles
je nage entre tes bras je plane entre tes jambes
         soutenu par tes bons démons
 
 

(URANIE)

Dans le secret de nos amours
         je te ferai deviner les taches du Soleil
les montagnes de la Lune
         et les phases de Vénus
les satellites de Jupiter
         et le nombre fabuleux des étoiles
trois grandes planètes inconnues
         et les aventures des rayons

Les perspectives de Mercure et du cuivre
         les déserts de mars et de l’étain
les océans du plomb et d’Uranus
         les glaciers de Neptune et du chlore
les astres qui naissent explosent et meurent
         s’effondrent dans le sol du ciel
les races de l’univers avec leurs chants croisés
         dans l’invention des lumières

Dans les années de ta jeunesse
         j’avais l’impression d’être ton aïeule
tes soins m’ont rajeunie
         je suis devenue ton amante
et maintenant je rajeunis encore
         tandis que tes cheveux grisonnent
et tu t’aperçois que je suis ta fille
         dont tu jalouses les amants

Aux claviers et harpes des cieux
         sonnent mes cantates et sarabandes
aux cordes et choeurs des cieux
         vibrent mes suites et antiennes
aux cuivres et orchestres des cieux
         frémissent mes fanfares et chasses
aux tambours et orgues des cieux
         battent mes émois et mes inventions
 
 

(BUXTEHUDE)

Mes doigts ont éveillé dans l’église
         le clair de Lune
mes voix ont appelé dans le choeur
         les éclats de Mars
mes flûtes ont murmuré dans l’abside
         les écumes de Mercure
mes trompes ont lancé dans la nef
         les proclamations de Jupiter

Mes luths ont égrené dans le déambulatoire
         les cantilènes de Vénus
mes cors ont amplifié dans la crypte
         les méditations de Saturne
mes cloches ont annoncé dans la tour
         les embrasements du Soleil
mes baguettes ont dispersé sur le dallage
         les moissons de la Terre

Ma fille mon Uranie
         mon ange de Saturne reviens parmi nous
je vais te présenter les plus impétueux
         des explorateurs de notre art
les muses tes soeurs
         toutes les autres planètes de mon petit univers
ont trouvé maintenant les lois de leur gravitation
         toi seule reste parmi nous un astre errant

Les rosiers penchent leurs fleurs
         pour enlacer tes cheveux blonds
tu seras la fiancée
         toute l’église résonnera de ton bonheur
tu sera la plus belle ce jour-là
         il te mettra une couronne
tu sera la perle de cette église
         et je lui laisserai les clefs de mon royaume

Et quand descendra le soir je glisserai
         sur les galeries comme un fantôme
j’écouterai vos dialogues
         et ses improvisations sur mon orgue
en guettant sur le port de Lübeck
         les bateaux en partance pour Elseneur
n’est-il pas beau celui que j’ai choisi pour toi
         ce jeune Saturne aux ailes de flammes?

Prince j’ai rencontré mon Uranie
         tout égarée
elle chante des chansons étranges
         et je ne crois pas qu’elle vous ait vu
c’est comme si elle avait pris la voix d’une autre
         et sa démarche est si étrange
on dirait à la fois qu’elle nage
         et qu’elle marche sur des lames vives

Elle est semblable à l’écume de la mer
         dans le soir qui s’assombrit
et voici que le prince des claviers et des voix
         que j’avais choisi entre mille
est de nouveau sur les routes
         vers Weimar Köthen et Leipzig
amoureux follement amoureux
         amoureux du voyage et des ombres

Elle est devenue comme un reflet
         c’est Uranie qui se mire dans la mer
sa couronne d’étoiles
         semble maintenant tressée d’algues
et elle cherche toujours son prince
         au-delà de la mer et des îles
où je voudrais bien fuir aussi
         car tout ceci m’écrase et m’étouffe

Elle est semblable à l’écume de la mer
         dans la nuit qui se calme
et voici que le prince des emblèmes et spectacles
         que j’avais choisi entre mille
est de nouveau sur les routes de la mer
         et s’en revient vers Elseneur
amoureux follement amoureux
         amoureux du voyage et des ombres

Elle tourne les yeux de tous côtés
         elle se met à rire au fond des eaux
elle cherche dans tous les recoins de l’observatoire
         furète des heures autour des sextants
elle chante à nouveau elle appelle de son chant
         les jeunes gens de la surface de la mer
elle reste des heures à planer doucement
         comme un présage
 
 

(JEAN-SÉBASTIEN BACH)

Amour innocente dans ma caverne
         pestiféré je haletais infâme
dans les galeries ce matin ô
         ton humeur Uranie d’Elseneur
tes boucles ta poitrine ta peau
         m’on délivré nourri ambre
fondre quel repos ! hâte-toi
         chèvrefeuille plonger explorer

Fleuris multiple en dépit de tout
         désorienté je haletais je me salissais
enfin ce matin tes éclats
         onduleuse Uranie d’Elseneur
tes boucles délicieusement m’ont enveloppé
         nacre narcisse basilic
fondre quel repos! prépare-toi
         chèvrefeuille plonger à jamais

Je viens je suis à toi
         chère muse du Nord chère étoile
j’ouvre la salle du festin céleste
         des mots et des vagues
viens ma chère âme
         je suis venu te chercher de si loin
dans les roses du ciel
         nous allons planer à jamais

En vain multiple en dépit de tout
         rebut je me meurtrissais replié
enfin à l’entracte suave
         fabuleuse Uranie d’Elseneur
tes réparties délicieusement m’ont réconforté
         bouclier saule allonge-toi
fondre quel repos ! baise-moi
         chèvrefeuille plonger s’éterniser
 
 

(LA FILLE DE BUXTEHUDE)

Mon père m’appelait Uranie
         il aurait désiré neuf filles
nous étions six ma mère septième
         il nous appelait ses planètes
comme j’étais la plus âgée
         il me surnommait l’ange de Saturne
et quand on demandait mon âge
         disait que c’était l’âge d’or

Un jour mon père m’a dit
         retourne à la ville de mon enfance
Elseneur et prend le bateau
         pour y aborder l’île de Vénus
où s’élève le château
         bâti par le vieil amoureux d’Uranie
mais l’homme de Saturne était mort depuis longtemps
         loin d’Elseneur

Qui pourra aujourd’hui m’enseigner
         l’alphabet du ciel ?
son fils ou son élève préféré doit me chercher
         dans quelque ville du Sud
je le reconnaîtrai au menu globe céleste
         qu’il m’offrira dès qu’il me verra
je serai sa pierre philosophale
         et nous traverserons les âges

C’est comme si je vivais au fond de la mer
         avec mes soeurs
un jour j’atteindrai la surface
         et je traverserai les vagues
alors le Soleil m’apparaîtra tout autrement
         et moi dans cette lumière tout autrement
il sera la prince du Soleil
         et il m’emmènera dans son empire

Quand viens-tu mon sauveur
         mon astronome-phénix ?
je t’attends avec une lampe allumée
         à la porte de ton observatoire
il ouvre la salle pour le festin céleste
         des feux et des anges
mon ami est à moi
         nous ne seront plus jamais séparés

Monsieur qui venez
         du fin fond des forêts
avec vos partitions sous le bras
         et vos doigts si agiles
douleur aiguë et joie aiguë je vois mon prince
         mais je n’entends pas la musique de fête
je ne vois pas la sainte cérémonie
         je pense à la nuit de ma mort


 

MINOTAURE
 

TROIS FEMMES ENLACÉES

(Ariane)

Sous la lune qui se baigne dans le miroir
         à chaque tournant
le bel aventurier
         auquel j’ai eu l’imprudence de me lier
vient de lever son glaive ou son pieu
         sur mon frère
des pages et des chambellans cherchant leurs chemins
         dans les corridors à facettes

Regardent la scène sans étonnement
         comme si cela leur avait été annoncé
par leurs épouses et mères
         qui voulaient se venger de l’haleine brûlante
et des cornes et des mugissements et de la bave
         de l’irrésistible monstre
mais une fois le meurtre accompli c’est comme un hurlement
         qui est sorti de toutes les poitrines

Tandis que la nuit se faisait
         parmi les mosaïques et tapisseries
une épaisse brume couvrant le ciel
         une rafale éteignant les torches
arrachant les armes de leurs caches
         les hommes auraient sacrifié le sacrificateur
seule ma main pouvait le tirer
         de ces tourbillons de foule nocturne

Tandis que je sentais ses épaules s’élargir
         une toison couvrir sa poitrine
son visage se transformer en naseaux
         des cornes pousser derrière ses oreilles
ma soeur nous attendait à la sortie
         le navire prêt
elle s’imaginait avoir soustrait notre frère
         aux châtiments que lui prédisait tout un peuple

Et c’est seulement en haute mer qu’elle a reconnu
         que celui qu’elle couvrait de baisers
n’était autre que l’instrument
         de la vengeance oraculaire
que j’avais sauvé pour elle Phèdre de la destruction
         et qu’elle pourrait épouser sans scandale
car il ne serait taureau que pour elle
         toutes les nuits

(Danaé)

Sous l’or qui ruisselle sur les briques
         en chaque recoin
le beau vieillard barbu
         auquel j’ai fait la folie de me confier
inscrit ses inépuisables déclarations
         qui s’enroulent autour des colonnes
de jeunes miséreux couverts de mazout et de dettes
         flairant des trésors dans les terrains vagues

Découvrent dans de vieux cartons des monceaux
         de faux billets qui leur avaient été signalés
par instituteurs et spéculateurs
         préparant la grande dévaluation
et la révolution les grands lendemains
         le nouveau monde industriel et amoureux
mais une fois le mariage consommé c’est un long soupir
         qui s’est élevé de tous les sommeils

Tandis que les spécialistes perçaient
         les coffres-forts dans les banques
des lanternes sourdes illuminant les pépites
         se figeant au pied de la tour
saisissant leurs matraques les policiers
         auraient embarqué les rôdeurs
seuls les chiens de l’aube pouvaient me guider
         dans la tornade des monnaies folles

Tandis que je voyais s’amasser les nuages
         et bientôt des éclairs éclater par toutes les fenêtres
des éclats de silex et de houille
         détruisant les murs de ma prison
mon fils commence à remuer dans mon ventre
         et je sais qu’il sera tueur de monstres
monté sur un cheval ailé
         je le vois délivrer d’exquises victimes

(Ariane-Danaé)

Et c’est seulement au milieu du ciel qu’il reconnaît
         en celle qu’il dévêt de ses chaînes
nulle autre que cette Ariane
         dont je lui parle si souvent
qu’il ferait monter parmi les nuages
         dans un cortège de léopards et de vignerons
son père auprès de moi l’accueillant sur l’Olympe
         dans le grand apparat de ses métamorphoses

(Suzanne)

Sous le tremble et l’acacia
         qui se répondent sur la fontaine
le jeune prophète sombre
         dont je ne puis détacher les yeux
dialogue avec les oiseaux
         les serpents et lézards
des vieillards libidineux arpentant les allées
         dans la mélancolie de leurs années perdues

Se désespèrent devant ce paradis perdu de chair frissonnante
         qu’ils ont découvert
par réflexion dans la fontaine où se perdent les perles
         comme le fil de leurs méditations
comme leurs masques et déguisements
         leurs réquisitoires et leurs homélies
mais une fois la calomnie répandue c’est comme un sifflement
         qui s’est glissé le long des vagues

Tandis que la voix d’airain grave
         commençait sa divination
un feu de sarments pétillait sur le sable
         nous venions tous deux nous y réchauffer
les tribunaux en rage
         auraient fulminé leurs condamnations
seule ma propre image dans la fontaine
         pouvait égarer les persécuteurs

Tandis que j’entendais le chant miraculeux
         se couler dans toutes mes veines
mon jardin devenant une île sur la mer
         avec de nouveaux arbres odorants
les racontars des vieux à mon mari
         étouffés dans les rires des singes
je me roule dans des strophes de linge
         oignant mes cheveux de versets de nard

(Ariane -Danaé -Suzanne)

Et c’est seulement à la fin des temps
         que je reconnaîtrai Daniel en Persée
et dans les vieillards les sbires de Minos
         un instant sortis des enfers classiques
qui ouvriront leurs labyrinthes
         aux souffles délicieux des langages nouveaux
parmi lesquels les dieux de nos races se rajeuniront
         dans les fontaines d’encre et de vin
 

(BALLADE DU SORCIER DE MOUGINS)
J’ai pris de la peinture du papier du charbon
         de la ficelle et des clous
j’y ai mêlé de la tôle
         de la glaise et de la colle
je l’ai fait cuire avec du ciment
         de la terre de l’osier des feuilles et du plâtre
et j’en ai fabriqué des pichets et des verres
         des bouteilles des chaises et des guitares
des chevaux des taureaux et des coqs
         des chèvres des colombes et des hiboux
du ciel de la mer des arbres
         des chevelures des visages et des femmes
cherchant depuis toujours à trouver sans chercher
         et trouvant toujours

J’ai tordu des pichets des bouteilles des guitares
         des taureaux et des chèvres
je les ai pressés avec du ciel et des arbres
         des visages des journaux et des livres
je les ai imprégnés de musées de musiques
         d’histoires de cirques et de lampes à pétrole
et j’en ai extrait du sang du voyage de la cendre
         des fenêtres et de la guerre
des cornes du soulèvement du silence
         de la panique des mâchoires et des outils
des balbutiements des larmes des agonies
         des charognes des putréfactions et des songes
perdu depuis toujours dans la jungle des villes
         et grattant toujours

J’ai sucé du sang de la cendre de la guerre
         du soulèvement et de la panique
je les ai recrachés à travers des balbutiements
         et des agonies
des putréfactions des songes des mensonges
         et des sciences
j’y ai fait macérer des aegipans des gladiateurs
         des minotaures des arlequins et des peintres
et j’en ai isolé des issues possibles
         de la douceur perdue de la découverte et du rire
des cris des chants de la respiration
         du sommeil du réveil et des coups de chance
du tonnerre de l’éruption de la fermentation
         de la germination de la floraison et des astres
creusant depuis toujours dans le malheur du monde
         et le refusant toujours

Prince des masques j’ai revêtu les insultes
         les ricanements la sottise et la solitude à toute épreuve
et j’en ai détaillé les baisers de l’enfance
         l’alcool de survie et le baume des foules
j’en ai délivré le ventre et les yeux
         j’en ai questionné les beautés exclues
né de cette interrogation depuis toujours
         et mort naissant toujours
 
 

CATHAY
 

(LE ROSSIGNOL)

Vous savez bien qu’en Chine
l’empereur est chinois
et tous ceux qui sont autour de lui
sont chinois

Ce qui n’a pas toujours été vrai
car l’empereur qu’a vu Marco Polo
était mongol mais il est vrai
qu’il se voulait plus chinois que tous les Chinois

Et celui qu’a vu le frère Attiret
était mandchou comme ceux
qui continuaient la dynastie Qing
pendant la vie de Hans Christian Andersen

L’histoire est fort ancienne
et c’est précisément pourquoi
il vaut la peine de l’écouter
avant qu’elle soit oubliée

Le château de l’Empereur
était le plus magnifique du monde
entièrement en cette porcelaine fine
qu’on ne peut toucher qu’avec grande précaution

Dans le jardin on voyait
les fleurs les plus merveilleuses
et aux plus belles étaient attachées
des clochettes d’argent

Le vent faisait sonner les clochettes d’argent
pour que les gens qui se promenaient
dans les jardins de l’Empereur
ne risquent pas de passer sans les voir

Tout y était admirablement calculé
et il s’étendait si loin
que le chef-jardinier lui-même
n’était jamais allé jusqu’au bout

Si l’on continuait à marcher
on arrivait dans une forêt enchanteresse
avec des arbres immenses des lacs sans fond

Elle descendait jusqu’à la mer
et de grands vaisseaux pouvaient s’avancer
jusque sous les branches
où habitait un rossignol

Le rossignol aux deux crépuscules
au clair de Lune et aux passages
de l’étoile des bergers
chantait à gorge déployée

En l’entendant le vieux pêcheur
qui revenait à sa cabane épuisé
retrouvait ce qu’il lui fallait de courage
pour la journée du lendemain

De tous les pays du monde
venaient des voyageurs
pour visiter la ville de l’Empereur
et parfois châteaux et jardins

Mais quand ils entendaient le rossignol
ils disaient que c’était là le plus beau
et ils en parlaient à leur retour
savants et poètes écrivirent à son sujet

Or cet Empereur aimait les livres
surtout ceux qui décrivaient les merveilles
innombrables de son empire
de son palais et de ses jardins

Le puissant empereur du Japon
lui en envoya un superbe
où l’on portait aux nues le rossignol
dont il n’avait jamais entendu parler

On fit chercher le rossignol
dans tout le jardin et dans tout l’empire
seule une petite fille de cuisine
fut capable de dire où il se trouvait

On l’installa sur un perchoir d’or
au milieu de toute la cour
et il chanta de façon si émouvante
que l’Empereur même eut les larmes aux yeux

Le puissant empereur du Japon
qui se tenait au courant de tout cela
fit parvenir une grosse boîte
avec l’idéogramme rossignol

C’était un oiseau mécanique
entièrement d’or et d’argent
incrusté de pierres précieuses
chantant quand on le remontait

Les deux oiseaux tentèrent un duo
mais cela ne marcha pas très bien
il n’avaient pas le même sens de la mesure
et le vrai rossignol s’envola

Tandis que l’autre allait de succès en succès
on le montrait à tous les ambassadeurs
jusqu’au jour où il eut une panne
et on eut beaucoup de mal à le réparer

Quelques années plus tard
l’Empereur de la Chine
tombé très malade
se morfondait dans son lit splendide

Toute la cour croyant
qu’il allait mourir
l’abandonnait pour s’empresser
auprès de son successeur désigné

La mort était déjà assise sur sa poitrine
elle avait déjà pris la couronne d’or
le sabre d’or et le chapeau impérial
et hochait la tête comme un Chinois

Et l’Empereur n’avait envie que de musique
mais il était trop faible pour remonter
très délicatement l’oiseau mécanique
et il n’y avait personne pour l’aider

Alors s’éleva près de la fenêtre
un chant si délicieux
que la mort elle-même se mit à l’écouter
et en réclamer davantage

Pour un de mes chants
rends-lui le sabre d’or
pour un autre le drapeau impérial
et maintenant la couronne elle-même

Le rossignol chanta le cimetière paisible
où embaument églantines et sureaux
sur l’herbe verte fécondée
par les larmes des survivants

Et la mort eut alors envie
d’aller se reposer dans son jardin
et s’envola par la fenêtre
sous la forme d’un brouillard blanc

Seul dans sa chambre
où tous le croyaient mort
il réussit à revêtir son costume impérial
avec la couronne le sabre et le drapeau

Le rossignol lui dit qu’il reviendrait le voir
quand il se retirerait dans sa solitude
au crépuscule du soir ou du matin
pour l’aider à porter le fardeau de l’Empire

Et comme la foule des courtisans
ouvraient la porte de sa chambre
pour s’assurer que c’était bien ce jour
qu’allait régner le nouvel Empereur

L’ancien frais et dispos leur dit bonjour
souriant devant leur désarroi
tandis que l’oiseau s’envolait
pour aider le vieux pêcheur à porter son fardeau
 


VISION
 

(CHANSONS DE LA ROSE DES VOIX)

Le trouvère des Flandres:

Ce sont les litanies du miel
le miel est l’ambre des forêts
le miel est le cristal des fleurs
le miel est blond comme les femmes
il est l’onguent de nos misères
procure-moi rayons de miel
je t’aimerai toute ma vie

Goethe à Francfort:

Le monde révèle à mon âme
l’énergie de sa création
sont-ils tracés par main divine
ces caractères qui dévoilent
les mystères de la Nature
lève-toi et va te baigner
parmi les caresses d’aurore

William Blake à Londres:

Dans une imprimerie d’enfer
j’ai appris par quelles méthodes
sont transmises les connaissances
des lions de feu rageant autour
fondent les métaux en rosée
puis leur donnent forme de livres
qu’ils rangent en bibliothèques

Le sorcier de Iaroslav:

L’oiseau phénix en mon empire
se tresse un nid dans la nuit noire
et l’embrase et s’y brûle aussi
le fleuve Éden en mon empire
baigne la pierre impératrice

Dante à Florence:

Coeur doré de céleste rose
s’épanouissant en parfum
vers un printemps naissant toujours
si ton début déjà recueille
tant de flambeaux que de splendeurs
mûriront aux pointes ultimes

Le Viking en partance pour l’Islande:

Tout en bas le serpent se love
mordant sa queue autour du monde
les géants tentent l’escalade
par l’arc-en-ciel qui tombe en ruine
l’Océan recouvre la Terre
plus de Soleil étoiles pleuvent

Jean à Patmos:

Les douze portes de la ville
chacune formée d’une perle
restent toujours grandes ouvertes
car il n’y aura plus de nuit
sur les places d’or transparent
les fantômes des anciens temples
sourient aux nations lumineuses
qui font circuler leurs trésors

Eschyle à Athènes:

Les humains étaient des aveugles
jusqu’au jour où nous leur apprîmes
la science du parcours des astres
nous mimes des ailes de toile
aux navires pour explorer
et pour prix de nos découvertes
les jaloux nous ont enchaînés

Hugo à Guernesey:

Tout cherche tout sans trêve ou cesse
la fange vers le ciel se dresse
l’arbre faune ardent et les antres
sont remplis d’immenses soupirs

Le shaman eskimo à Rasmussen très loin au Nord:

Si vous saviez ô étranger
l’épouvante que quelquefois
nous sentons vous comprendriez
pourquoi nous aimons les festins
les chants la musique et la danse

Le trouvère des Flandres vient l’accompagner:

Et le miel ambre des forêts

Chuang-Zi dans son ermitage:

Semble un corps mais n’en suis pas un
le jour et le feu me révèlent
je me dissous dans les ténèbres

Goethe vient l’accompagner:

Et le monde alors me révèle
le fourmillement de la vie

Firdousi à Ispahan:

Sans toi délices de mon âme
l’univers entier ne m’est rien
tu fais fleurir tous mes déserts
planant au-delà des étoiles
tu brilles mieux que le Soleil
tu changes le monde en caresse

Cervantès à Salamanque:

Boiteux ont laissé leurs béquilles
cadavres ont quitté leurs suaires
tous ressuscités sains et libres
dans le temps des miséricordes

Le moine à Kyoto:

L’impermanence nous amène
à quitter ce palais céleste
pour aller visiter les hommes

William Blake vient l’accompagner:

Dans une imprimerie d’enfer
nous publierons nos déchéances

Puis le viking:

Serpents mordant nos propres nuques
au milieu des lamentations

Quatuor des aigles:

Toute l’énergie des phénix
dans l’empire calligraphié
conflue aux perles de la ville
qui fleurissent de douze portes

Le griot kabyle:

Quand le garçon commence à battre
le tambour la maison commence
à se balancer lorsqu’il bat
et chante de toute sa force
la maison bondit dans les airs

Dante vient l’accompagner:

Au coeur de la rose des voix

Le ménétrier breton:

Douze signes pour douze mois
l’avant-dernier le Sagittaire
décoche sa flèche le sang
coule en ruisseaux la trompe sonne
feu et tonnerre pluie et vent
rien plus rien point d’autre série

Quatuor des anges:

Connaissance cristal des fleurs
miel transmis des générations
dans les profondeurs le serpent
se love parmi l’épouvante

Le pèlerin du Gange:

Auprès d’une femme qui chante
rouge noire blanche s’étend
un mâle chanteur lui aussi
qui jouit d’elle en chantant toujours

Le sorcier vient l’accompagner:

Et leur tresse un nid dans la nuit

Puis Chuang-Zi:

Plus petit et plus grand que tout

Le pèlerin reprend:

Leurs deux corps sont d’or transparent

Hugo s’en mêle:

Arbre faune jouissant du ciel

Quatuor des taureaux:

Dans le printemps naissant toujours
je leur ai enseigné la science
des trajectoires des maisons
aussi quand le garçon commence
à battre le tambour les astres
commencent à se balancer

Melville à New Bedford:

Bien que la blancheur soit symbole
d’un pouvoir miséricordieux
et que les robes des amants
soient blanches comme vierge laine
il rôde au fond de la blancheur

Hugo vient l’accompagner:

Sans trêve cesse ni repos

Melville reprend:

Un principe élusif qui frappe
l’âme d’une terreur panique

Flèche des dauphins:

Par l’arc-en-ciel qui tombe en ruine
les géants de glace reviennent
apportant leur lueur de miel
qui les embrase et les embrasse
le feu étant comme les femmes
vous comprendrez ô étrangers
que l’impermanence nous fasse
incendier les palais célestes

L’aztèque à Sahagun à Mexico:

Il y a très longtemps les dieux
s’étant réunis demandèrent
qui doit gouverner les humains?

Eschyle vient l’accompagner:

Car ceux-ci font tout à l’envers

L’aztèque reprend:

Qui doit leur servir de Soleil?

Firdousi vient l’accompagner:

Sans qui délices de mon âme
le monde entier ne nous est rien

L’aztèque:

Mais lorsque naquit ce Soleil
les dieux se sentirent mourir

Quatuor des lions:

La fange veut marquer le blanc
parmi les douze aveugles signes
car sous la royauté du blanc
les yeux et les mains sont en guerre

Flèche des serpents:

Toutes les portes sont ouvertes
tous les navires ont des ailes
les caractères nous dévoilent
les forces vives de Nature
au plein jour nous nous étendons
auprès d’une femme qui chante
rouge blanche noire et dorée

L’Indien de l’île de Vancouver:

La mer est un immense fleuve
qui ruisselle vers le Nord-Ouest

Cervantès vient l’accompagner:

Où s’ouvre parmi les béquilles
que les boiteux ont déposées

L’Indien reprend:

L’entrée du monde souterrain
des morts lorsque la marée baisse
dans le crépuscule des Lunes
se ferme quand elle remonte

Le ménétrier vient l’accompagner:

Les signes décochant leurs traits

Écho des Antipodes:

Lève-toi et va te baigner
dans le miel onguent des misères
si tes débuts déjà recueillent
tant de flambeaux que de désirs
mûriront à tes arbres faunes
dans les antres pleins de soupirs

Flèche des salamandres:

Gravitant plus haut que les roses
suaires que dépouillent les morts
que de splendeurs vous mûrirez
si le garçon bat assez fort
quand les maisons s’élèveront
vers le temps des dieux repentants

Flèches des dragons:

Le son coule à feu et à sang
le choeur des lions descend du ciel
en vêtements de blancs soupirs
dans les antres des océans
qu’envahit la marée des flammes

Octuor des ailes:

Au beau milieu de notre empire
les métaux fondent en ivresse
les temples changés en navires
avec des ailes transparentes
filent sur océans de miel
pour capter l’esprit du tonnerre
fils du Soleil de pluie et vent
tous ressuscités sains et libres

Octuor des mains:

Si nous aimons festins et danses
qui gouvernent notre univers
festins mâles danses femelles
dans les blancheurs de nos ténèbres
multiplions les jouissances
dans les battements de nos voix
en remontant fleuves immenses
pour renaître au séjour des dieux

Octuor des yeux:

Procurez-nous rayons de miel
pour rendre nos corps transparents
dans les ténèbres de blancheur
s’épanouissant en parfums
dans la perle des nuits sans nuit
sans trêve cesse ni repos
festins battements chants et danses
les bondissements des maisons

Motet à 12:

Transmutations des déchéances
renversements des royautés
empires des miséricordes
immensité du plus petit
encombrement dans le plus vide
et vide au coeur du plus épais
nous lui donnons forme de livres
et au moment où naît la phrase
les étoiles tombent en ruine
dans le fleuve Éden où se baigne
escarboucle reine des morts
les nations tremblent à sa voix
gémissements de délivrance

Madrigal à 20:

Je t’aimerai toute ma vie
souveraine de toutes roses
du feu du tonnerre et du vent
qui bondis à travers la nuit
dans la pourpre de nos ténèbres
dans la chaîne de nos soupirs
dans la panique de nos vies
où les astres pleurent leurs cycles
ultime rose de nos voix
si nous voulions tous étrangers
peuples de toutes les contrées
lui distiller notre silence
les lamentations de nos cieux
les disparitions de nos dieux
les arbres de notre ascendance
les décisions de nos fantômes
à la lumière des échos
dans un soupir de transparence
nous nous donnerions le départ
pour la phrase de nos amours
 
 

VOYANT
 

HALLUCINATIONS SIMPLES






(1 Enfance)

         Le fantôme de l’enfant marcheur l’accompagne caché dans son ombre en sifflant des airs de la Commune ou en lui rabâchant quelques-uns de ses vers nouveaux ou chansons qu’il n’arrive plus à retrouver exactement; il ne sait même plus si c’est cela ou non, essaie d’autres variantes, choisit, puis se souvient que la veille il avait choisi autrement, et il s’efforce encore une fois de tourner la page, de claquer le volet, faire le vide.

         Il escalade la grande pyramide. On lui prête des jumelles. Il détaille les minarets du Caire. En bas les touristes anglaises sur leurs dromadaires et les photographes avec leurs trépieds.

         Le livre des rues.

         Il s’agit maintenant de lui faire refaire  avec lui, à l’épouse conquise, dans l’aisance, en prenant son temps, chacune des étapes: la ville de Paris, Allemagne, Italie, Angleterre, Chypre, l’Égypte, Aden, pour qu’elle sache, qu’elle puisse comprendre, partager, lui aussi qu’il puisse comprendre, et enfin la faire arriver dans la ville qu’il aura construite en plein désert pour qu’elle soit reine, et lui mage, et il aura aussi cent concubines noires qui seront les servantes et les soeurs de l’épouse par excellence, et qui lui donneront des enfants couleur de miel et de café autour du prince brillant comme une rose de l’Ardenne.

         Le quartier des lépreux.

         Elle s’étonne, la blanchisseuse noire, demande parfois pourquoi, et quand il lui répond que c’est pour ce fils qu’il espère avoir dès qu’il sera rentré de son voyage pour chercher femme en Europe, elle secoue la tête en marmonnant qu’au moment où ce jeune homme pourrait en faire usage, ils risquent de tomber en lambeaux. Mais pour lui cela n’a aucune importance; à ce moment il pourra en faire coudre d’autres sur ce modèle dans les plus beaux tissus, par les plus habiles ouvriers, par la blanchisseuse elle-même ou sa fille déjà brodeuse experte, à qui l’épouse enfin trouvée révèlera progressivement tous ses secrets.
 

(2 Conte)

         Le pastiche, impossible; montages, variations, je n’ai pas le texte avec moi; commentaires, pas encore, car il y a tout ce cours enregistré sur cassettes que je ne pourrais transcrire que l’été prochain; scénario de film, oui, il y a un projet, mais ce sera tout autre chose; alors quelques lambeaux du livret d’un opéra fabuleux dont il serait le héros; mais lui donner la parole, impossible...

         Il y a déjà le Canal de Suez que l’on a emprunté, avec les maisons de terre, felouques et norias,  les petits ânes, les jarres, les fortins militaires, les drapeaux et les actionnaires.

         Le livre des escales.

         Tout lui dire, au fils espéré; pour cela tout retrouver dans les moindres détails. Un jour il faudra donc récrire tout cela pour le protéger, le mettre en garde. Lui décrire la sécurité des chiffres, lui vanter leur calme, leur pouvoir. Instruire devant lui le procès de tous les autres mots, mais comment le faire sinon par ces mots mêmes que l’on récuse, dont illustrer le dangereux pouvoir par des exemples tirés de ses essais anciens, ou par d’autres plus démonstratifs encore, juste inventés.

         Le quartier des caves et des greniers.

         Il revoit quelques-uns de ses amis littéraires d’antan, les écoute en sirotant sa demi-tasse, médiocre arôme, s’il savaient! s’applaudit de sa fuite, se met à imaginer leurs mimiques s’ils découvraient, mais résiste à la tentation, apprenant à la sauvette, en catimini, des nouvelles des uns par les autres, meurt d’envie de demander ce que sont devenus tels ou tels qui semblent complètement engloutis, et finit bien sûr par arriver à la table même de celui qu’il cherchait parmi tous, pour savoir s’il se souviendrait encore de lui et comment; or, les yeux mi-clos au-dessus de son absinthe, celui-ci lui demande à mi-voix s’il ne l’a pas déjà rencontré quelque part. Et lui, tel un assez lamentable polichinelle, un pierrot noir, balbutiant, il ne pensait pas que cela l’aurait ému quand même à ce point, lui répond que sûrement, mais qu’il y a sans doute très longtemps, il ne sait plus où exactement, et bien qu’il ait fait préciser le nom, bien que tout concorde avec la description que, sans le vouloir, lui ont donnée les autres, non, il ne le reconnaît pas; malgré tous ses efforts il ne le reconnaît pas.

`
(3 Parade)

         Longeant la Seine, il voit sortir du quai d’Orsay un jeune poète, déjà un peu corpulent, le regard buté, qui, au milieu de son monologue administratif et carriériste, fait passer quelques phrases qu’il reconnaît comme siennes. Il lui fait signe de le suivre, et celui-ci le suit en effet, médusé, comme hypnotisé, se faufile avec lui dans l’atelier d’un sculpteur illustre qui travaille à un monument en l’honneur du grand poète national récemment décédé, en compagnie d’une jeune femme de toute beauté en qui le jeune poète fonctionnaire découvre avec stupéfaction sa soeur tendrement passionnément aimée. Les flammes de la jalousie la plus noire se mettent à trembler sous ses yeux, et toutes les coutures de son costume correct se parent maintenant de flammèches irisées des plus incongrues. Sans un mot de salut ni d’adieu, comme s’ils prenaient pour acquis qu’on ne pouvait les avoir vus ni entendus, à peine peut-être quelque odeur de soufre et d’encens, ils se dirigent ensemble vers la cathédrale Notre-Dame de Paris, laquelle en leur présence se met à rougeoyer comme une forge

         On parle aussi d’un canal à Panama; et ne dit-on pas que les pharaons avaient réussi à joindre le Nil à la mer Rouge?.

         Le livre des fièvres.

         Il ne sait même plus si c’est cela ou non, ce qu’il chantait en nasillant, comme en se moquant, ce qu’il a même publié, une de ses folies... essaie de nouvelles variantes, choisit, renonce à choisir, en trouve d’autres, s’efforce encore une fois de faire le vide; mais la voix du fantôme de l’enfant marcheur traverse toutes ces cloisons intimes, se répercute sur les rochers, les buissons épineux, sur la poussière et le sable, l’accuse de trahison, lâcheté, lâchage. Alors il vérifie qu’il est tout à fait seul, et vocifère à tous les vents insultes, imprécations, anathèmes

         Le quartier des bouchers et tanneurs.

         Et il fera enseigner la politique et la science à son prince brillant comme une rose de l’Ardenne et à des demi-frères de toutes nuances par des professeurs qu’il aura fait enlever par ses messagers, grassement payés, français pour la plupart, mais qui inventeront avec lui, avec elle, avec eux, une autre langue à toute épreuve, la clef de la souffrance et de la joie.
 

(4 Vies)

         Il l’avait tant attendue, cette lettre d’un jeune poète qui aurait lu quelques-uns de ses textes malgré tous les obstacles mis là contre pour conjurer, tenter le sort. Certes on avait quitté, largué, soldé. On avait brouillé les pistes, mais si jamais... Et en effet, un jour, contre toute attente, la perpétuellement attendue était arrivée jusqu’à lui. Que faire? Qu’en faire? On n’a rien à répondre pour l’instant, rien à envoyer. Un jour, peut-être. Plus tard. Lorsqu’on aura réussi cette parenthèse, lorsqu’on sera revenu en France, non, revenu de France en Afrique, on verra.

         Les lits des malades, les bonnes paroles, les baumes, les piscines d’eaux thermales, les infirmières aux voiles blancs, la tisane et le livre au chevet, l’insomnie douce.

         Le livre des formules.

         Lui donner la parole, impossible; ne pas la lui donner, presque plus impossible encore, puisqu’il parle perpétuellement en chacun de nous. En charger une troisième personne, la décrire cette parole, l’évoquer, furtives prises de vue ou plutôt d’ouïe sur un discours interdit.

         Le quartier des agronomes et herboristes.

         Il instruit devant le fils espéré le procès de tous les mots hors les chiffres, mais ne  peut le faire que par ces mots eux-mêmes. Il lui fait la liste des plus dangereux dont il illustre le pouvoir par des exemples tirés de ses textes anciens ou par d’autres plus démonstratifs encore qu’il vient d’inventer, mais qu’il est inutile de noter sur le champ, car il le sait, il ne s’en souviendra que trop, et surtout d’autres bien meilleurs lui viendront les jours prochains. Et il voit dans les yeux de son fils que celui-ci boit et retient ses paroles et qu’il s’exerce à combiner d’autres exemples qui dépasseraient les siens. Alors une vague de désespoir le submerge, surmontée d’une écume de sourires.
 

(5 Royauté)

         Le roc est un oiseau. Le bleu de cette mer est rouge dans ses profondeurs, au-delà du violet. C’et tout le cycle des couleurs qui recommence à un autre degré. C’est le début d’une spirale à n’en plus finir. Il regarde l’eau, l’écume, les quelques oiseaux, les poissons dans la transparence par grand calme, les rivages qui défilent, quelques palmiers, des minarets. Il a turban et gandoura, l’oeil bleu blanc, mais il s’efforce d’extraire du Soleil regardé en face toute sa noirceur intime, toute sa houille. Tanné, il cherche les îles magnétiques, les vaisseaux d’ivoire, les monstres à étouffer, afin de pouvoir clouer le bec par ses récits à tous les Hinbad qui viendront gémir à sa porte après son retour de son sixième ou septième voyage.

         La nuit qui tombe de l’autre côté de la fenêtre carrée. Le bourdonnement des moustiques s’atténuant. La Lune comme une barque ou un miroir.

         Le livre des canaux.

         Les flammes de la jalousie la plus noire continuent de trembler dans les yeux du jeune ambassadeur qui ressort de la cathédrale mugissante et rougeoyante, brillant comme un coléoptère, qui regarde par-dessus son épaule le fantôme de l’enfant marcheur toujours là, veut le fuir et se fait ainsi malmener par lui jusqu’en Chine, au Brésil, au Japon, aux États-Unis, pour tenter de se réfugier dans les phrases en langue morte d’un vieux Livre au milieu du salon d’un château de province.

         Le quartier des orfèvres et verriers.

         La voix du fantôme de l’enfant marcheur se répercute sur la poussière et le sable, l’accuse. Alors il vérifie qu’il est tout à fait seul et vocifère, puis dès qu’un des vivants s’approche, un de ses semblables comme il veut le croire, il se réfugie dans un farouche silence extérieur dont le fantôme de l’enfant marcheur profite pour le remplir de larmes qui lui fournissent ce qui lui manquait de courage pour la journée du lendemain.
 

(6 Départ)

         Des tomes de l’Encyclopédie Roret sortent des pompes et des ponts. De l’autre côté de l’horizon crénelé l’inépuisable réserve du travail noir. On attend seulement d’avoir pu repasser par le pays d’enfance, y trouver femme, pour utiliser à plein ces instruments d’arpentage qu’on a déjà. L’emplacement est choisi, les amitiés avec les chefs militaires, avec les négociants qui croient qu’on est des leurs, en bonne voie. On établira le grand quadrilatère babylonien, avec des murailles en terre battue, mais où sept chars pourront courir de front.

         Les fioles de verre bleu rangées sur l’étagère; il en remplit quelques-unes d’eau, quelques-unes d’huile, d’autres de poussière, de sable ou de café, transvase, mélange, fait chauffer, distille, hume, goûte, obtient une encre avec laquelle il tient ses comptes décourageants.

         Le livre des nuits.

         Un jour peut-être, lorsqu’on sera revenu de France en Afrique, on verra. Mais non, comme on sera loin alors de tout cela, installé dans une autre vie, dans une autre langue... Alors la jeter, cette lettre...; mais non, car c’est un tel miracle quand même; la déchirer, la brûler..., mais on se mettrait à attendre comme avant.

         Le quartier des tisserands et brodeuses.

         En charger une troisième personne, la décrire, cette parole, furtives prises de vue, en leur donnant une forme si fixée qu’elle les musicalise en quelque sorte brutalement, les décroche, les satellise. Et que nul compositeur ne s’avise de tremper l’extrémité de son aile somptueuse dans cette décoction; la température en est hélas bien trop basse pour la transmutation escomptée; ce n’est que pour donner l’envie d’un autre texte qui serait lui incandescent; du concubinage avec celui-ci ne résulteraient qu’une roussissure puante et le désir d’une sombre lessive où disparaître aussi avec toute la crasse du monde.
 

(7 Vagabonds)

         C’est enfin arrivé, la caisse intacte, les lentilles, les couvercles de laiton, les plaques de verre, les sels d’or. Il déballe, il monte, il étudie le mode d’emploi au point de le savoir par coeur. Premiers essais, l’émotion du développement, mais déception car l’eau est sale; toujours la poussière qui s’infiltre partout, même à l’intérieur de cet emballage si soigné. On a beau frotter, laver, filtrer, l’image est constellée de taches, dévorée. L’eau plus difficile à trouver ici que l’or. On a bien de quoi boire, de quoi faire le café, bien sûr, puisque cette poussière se confond avec le marc, la boue qui reste au fond du verre ou de la tasse, de quoi se laver le corps, faire la lessive à peu près, mais pour cette magie scientifique il faut une tout autre qualité d’eau.

         Il ouvre la porte du cimetière.  Une dalle est ouverte. Des marches l’invitent à descendre. Le caveau est couvert de peintures qui évoquent les arts et métiers, un sarcophage au milieu avec la momie de sa mère dont les lèvres s’ouvrent et se referment doucement.

         Le livre des vues.

         Les îles de lianes, les vaisseaux d’écaille, les géants à éborgner afin de pouvoir clouer le bec à tous les Hinbad qui viendront gémir à sa porte au retour de son septième ou huitième voyage; car celui-ci, à tout prendre, malgré tous ces détours, ces navettes à travers le détroit, ce n’est jamais que le premier puisqu’il n’y a pas eu de retour, et les voyages précédents: Paris, Bruxelles, Londres, ce n’étaient jamais que des esquisses de celui-ci, premiers brouillons, voyages d’écolier, et que l’appellent encore les monts de la Lune avec les sources du Nil, le pays de la reine de Saba, le golfe de la Perse avec Babylone et Bagdad, et les vestiges de l’antique Éden d’où descendaient les quatre fleuves.

         Le quartier des armuriers et gardes.

         Depuis la Chine jusqu’à ce château de la province française où de tous les placards sortent des lambeaux d’ange ou de mage, où fuse de toutes les pages de la Bible quotidiennement feuilletée par exorcisme, le ricanement de celui qui se dit que le fils tant désiré aurait peut-être ressemblé à celui-ci.
 

(8 Villes)

         Les guetteurs signalent une somptueuse caravane. On ouvre grand les portes; les appartements d’accueil sont prêts: tapis, festin, parade. Il fait les honneurs au roi-voyageur surpris, car dans son lointain Sud, son Centre noir, il n’avait pas encore entendu parler de cette jeune fleur urbaine en pleine explosion, dont les forges et le trafic l’émerveillent. Échanges de cadeaux. Il voyage depuis longtemps, depuis des années, des siècles peut-être. Depuis son départ il ne vieillit plus. C’est dans les astres qu’il a lu l’appel pour aller saluer un enfant miraculeux non loin de la capitale d’un petit royaume tributaire de l’Empire romain sur la côte orientale de la Méditerranée, où il doit rencontrer deux autres rois-voyageurs comme lui, l’un venant de la Chine et l’autre d’un château de la province française ou de l’Irlande. Et les astres disaient bien qu’il devait y en avoir un quatrième, venu de l’autre côté du grand Océan, mais qui pourrait savoir ce qui existe là.

         Il surveille le départ des sacs de café, les suit en pensée, se représente l’arrivée au port, l’embarquement, l’arrimage dans la soute, le voyage avec les marins, les escales, Marseille, le débarquement, le transbordement, les wagons, l’entrepôt parisien, l’achat par le restaurateur, la torréfaction, la cuisine, le garçon qui vient servir la tasse fumante, la discussion littéraire autour. Alors il ramasse une poignée de poussière et s’en frotte le front.

         Le livre des comptes.

         La sévère enceinte babylonienne en terre battue. L’aridité à l’extérieur, mais à l’intérieur les jardins, les innombrables fontaines, et le port où relâcheront les navires qui viendront des Monts de la Lune chargés d’opales et de peaux de tigres, évitant toutes les cataractes pour retrouver le Nil du côté de Louqsor.

         Le quartier des importateurs et prospecteurs.

         La déchirer avec jurons, cette lettre, la brûler solennellement et en recueillir les cendres dans une fiole de verre bleu? Mais on se remettrait à attendre comme avant, pire qu’avant; et peut-être bien que d’autres sont arrivées auparavant et que l’on a brûlées, que l’on a même réussi à oublier, et cela n’a rien changé, car on attend toujours la lettre à laquelle on ne répondra jamais, car il est trop tard ou trop tôt. Autant la garder comme un talisman contre cette attente.
 

(9 Veillées)

         Il arrive sur les Champs-Élysées au moment des funérailles nationales du grand poète. Il se fraie un chemin dans la foule. L’arc de triomphe est ceint d’un halo de papillons noirs qui viennent à sa rencontre, tournent autour de lui, l’entourent d’une sorte de manchon frémissant, l’isolent et bientôt l’emportent jusqu’au catafalque qui s’ouvre et se referme sur lui. Il est vide, il s’y étend, il comprend peu à peu le langage des insectes. Ce sont eux qui ont dévoré le grand homme, ne laissant que quelques boutons de nacre ou de métal. Ils sont devenus les exécuteurs de ses dernières volontés parmi lesquelles une des plus précises et des plus pressantes était de retrouver, de mettre à l’abri Shakespeare enfant. Ils vont d’ailleurs le dévorer lui aussi, ce contre quoi il n’a vraisemblablement aucune objection, car il n’a de toute évidence pus rien à faire dans cette foule.

         Il déroule ses cotonnades, s’en drape, en choisit pour sa soeur, pour la future épouse, les met de côté dans une malle. Au bout de quelques mois arrive une nouvelle cargaison; il en choisit d’autres, vend les précédentes un peu défraîchies.

         Le livre des silences.

         On a beau frotter, laver, filtrer; c’est comme la tache de sang sur la clef de l’épouse de Barbe-bleue; l’image est constellée de taches, dévorée. On a bien de quoi boire, faire une lessive acceptable, mais pour cette magie scientifique il faut une tout autre qualité d’eau, le diamant de cette eau dont ruisselait Charleville et qu’il faudrait faire ruisseler ici.

         Le quartier des hydrauliciens.

         Et l’appellent encore la Chine, les Monts de la Lune avec les sources du Nil, le Brésil, le pays de la reine de Saba, le Japon, le golfe de Perse avec Babylone et Bagdad, les États-Unis, les vestiges de l’antique Éden d’où descendaient les quatre fleuves. Mais le retour ce ne sera point Bagdad, mais quelque chose comme Paris et Charleville, et surtout il y aura un autre retour que seul celui-ci rendra possible, par un nouvel Aden vers un nouvel Harrar, nouveau Paris, nouvelle Bagdad ou Babylone, le retour enfin à ce vers quoi l’on était parti.
 

(10 Ouvriers)

         Tous les huit jours il sort de sa malle le costume complet que lui avait payé un poète admiré de Paris, l’élégance, la discrétion mêmes. C’est comme s’il voulait s’en revêtir, mais il a grandi, forci, depuis le temps; il ne pourrait plus y entrer; et puis après tous les lavages successifs les tissus se sont amincis, les couleurs sont devenues pâles. Il en étale les diverses pièces sur son lit, les vérifie, fait mine de les essayer, puis les replie, mais,  avant de les rentrer dans sa malle, les confie à sa blanchisseuse noire pour un nouveau lavage très soigneux, car il est vrai qu’il y a partout la poussière tenace.

         Comment croire que la Lune soit aussi sèche que le prétendent les astronomes actuels? Derrière cette croûte de cratères, semblables à certains paysages de ces régions, n’y aurait-il pas une perle de glace fourrée d’énormes bulles avec orages et cascades, une inépuisable réserve de l’eau la plus désaltérante et la plus nourricière, en communication avec nos marées et nos sources?

         Le livre des lois.

         Il voyage depuis longtemps, le roi noir, depuis des années, des siècles peut-être. Du jour de son départ il n’a plus vieilli. C’est dans les astres qu’il a lu l’injonction, les noms des deux autres qu’il doit rencontrer, et même qu’il devait y en avoir un quatrième venu de l’autre côté du grand Océan, mais comment y croire? Alors le fantôme de l’enfant Shakespeare marcheur prend la place du mage de la nouvelle Babylone pour expliquer qu’en effet on y a découvert un nouveau monde avec ses royaumes, ses montagnes et sa musique, et que si les circonstances ne l’avaient pas ainsi enfoncé dans le continent africain, c’est sûrement par là qu’il serait allé chercher sa fortune; qu’il avait entendu parler dès ses premières années de la naissance d’un tel enfant miraculeux près de Jérusalem, mais que cela avait eu lieu depuis des siècles, et qu’il avait grandi, était mort, que son nom s’était répandu sur une bonne partie de la Terre souvent par le fer et par le feu, et que cette progression continuait çà et là, notamment tout autour de cette ville aux jardins suspendus, de cette île-oasis du désert-océan, dans ces vagues de poussière avec une maigre écume de végétation, mais que dans certaines régions où il avait été le plus vénéré, le nom de cet enfant était déjà oublié.

         Le quartier des enlumineurs et linguistes.

         L’aridité à l’extérieur, mais à l’intérieur le lait, le vin, les quais, les barques, les navires venus des quatre fleuves de l’antique Éden, les ponts, les docks, les bazars, les thermes qu’il contemple des terrasses de son palais où il interroge le cours des astres; puis il va visiter les dortoirs de ses maçons noirs incomparablement dévoués qui dorment comme des brutes après le dur travail de leur journée, scandé par le tambour et le conteur, et quelques-uns se réveillent en sursaut sur son passage pour lui baiser la main en l’appelant maître, et il leur donne quelques piastres qu’ils aillent dépenser dans les tavernes où l’on dégustera les vins produits par les vignes de ces ravinements métamorphosés en coteaux.
 

(11 Scènes)

         Il se retrouve sur les boulevards parisiens, pénètre dans les cafés qu’il a fréquentés il y a si longtemps déjà. Il sait bien qu’il n’a rien à craindre. On ne le reconnaîtra pas. Personne ne l’attend. Il n’a pas fait le moindre signe. Et même, l’Afrique lui a fourni un tel masque! Tandis que les autres, à part quelques-uns, il n’est que trop certain qu’ils ont à peine changé. Un peu épaissi...

         A Londres les ponts, les docks, les pubs, les serres, les bazars, les banques, les gares, les fumées, les manteaux de pluie, les uniformes rouges, les carillons, le calèches.

         Le livre des cérémonies.

         Dans le catafalque du grand poète, les insectes expliquent au fantôme de Shakespeare enfant qu’il lui suffit de leur dicter ses volontés dernières qu’ils exécuteront scrupuleusement, si folles qu’elles puissent lui paraître (car eux voient les choses tout autrement). Mais il ne trouve rien à leur dire; il cherche tandis qu’ils le dévorent.

         Le quartier des orthopédistes.

         Le diamant de cette eau dont ruisselait Charleville et qu’il faudrait faire ruisseler ici; car sous ce ciel, si on réussissait à traverser les ondulations du paysage avec l’eau douce venue des plus hauts sommets des Monts de la Lune, alors non seulement on pourrait envoyer en Europe les images de ce passé conservé superactif qu’ils ne soupçonnent point, mais surtout faire sourdre de ce terrain de quoi leur faire honte et envie. Ils viendront alors, les ingénieurs, dans cette planète Mars enchâssée dans la Terre, ils viendront par bateaux et par caravanes bien avant que soient creusés tous les canaux de son dessein, y participer dans les bruits neuf de la langue inventée que comprendront les bêtes.
 

(12 Phrases)

         Revenu au pays, riche, farouche, boucané mais rajeuni, fort comme il ne l’avait jamais été, plein d’or dans ses poches, mais surtout de fer dans le sang et les os, il l’a découverte, conquise, il y avait si longtemps qu’elle l’attendait, et elle l’a bien reconnu sous son masque, son roi-voyageur; il s’agit maintenant de lui faire refaire avec lui, dans l’aisance, en prenant son temps, chacune des étapes, en ajoutant même quelques-unes qu’il avait manquées, pour qu’elle sache, qu’elle puisse comprendre, lui aussi qu’il puisse comprendre.

         En dire le moins possible, surtout dans les lettres à la famille, ne laisser passer que l’indispensable, se garder des confidences aux collègues, la moindre indiscrétion compromettrait tout, ne pas leur donner des idées. Se fondre dans le paysage, ne pas éveiller de jalousies; ils n’ont que trop tendance à poser des questions, à s’imaginer. Pas de notes, aucun tiroir, aucun coffre n’est vraiment sûr; tout tenir en tête jusqu’à la clef d’or.

         Le livre des hôpitaux.

         Il vérifie les vêtements étalés sur le lit, les confie à la blanchisseuse noire pour un lavage soigneux; elle s’étonne, demande pourquoi, et quand il lui a répondu, elle secoue la tête en marmonnant dans son langage.

         le quartier des fossoyeurs et historiens.

         Il répond au roi-voyageur qu’en vérité, il y a des siècles, un tel enfant miraculeux était né près de Jérusalem, avait grandi, était mort, ressuscité, disait-on, descendu aux enfers, monté aux cieux, que son nom s’était répandu sur la Terre, mais que dans certaines des régions où il avait été le plus vénéré, il était déjà presque oublié. Le roi Gaspard lui déclare alors qu’il devait y avoir un malentendu, l’orthographe des astres étant si capricieuse, que l’enfant c’était peut-être ce qui n’avait pu se faire à quatre la première fois et qui se ferait sans doute à cinq celle-ci, puisqu’il croyait bien que son hôte, le roi-fantôme aux semelles de vent, ne pourrait résister au désir de l’accompagner avec tout son peuple, et qu’il lui donnerait le moyen de rendre sa ville mouvante comme les astres dans le ciel.
 

(13 Solde)

         Il installe devant lui ce fils qu’il n’a pas eu, lui raconte toutes les frasques de sa jeunesse pour qu’il soit prêt à répliquer ou à se taire si quelque âme bien ou mal intentionnée avait décidé de lui faire des révélations. Tout lui dire, et pour cela tout retrouver dans les moindres détails. Un jour il faudra donc récrire tout cela pour le protéger, pour le mettre en garde. Il lui décrit la sécurité des chiffres, lui vante leur calme, leur pouvoir.

         Il contemple la jambe articulée, en examine toutes les pièces. Parcourant le pont du navire lors du second voyage, le faire sonner de ce talon insensible à toute morsure, mais qu’il faudra garder des termites et du feu. Tout ne va-t-il pas repartir? Une autre jambe, et des bras aussi. Et pourquoi pas un coeur de métal, une soufflerie de bois, se nourrir de charbon ou de pétrole, et même des appareils pour remplacer les yeux, les narines, plus sensibles et plus sûrs, un sexe mécanique pour fonder l’autre race, une bouche de cuivre pour parler l’autre langue.

         Le livre des adieux.

         Les autres, il est sûr qu’ils ont à peine changé, un peu épaissi, certains à l’académie, certains convertis, certains à succès, brouillés, débrouillés, collectionnant les articles les concernant, répliquant, pourfendant, pleurnichant. Et il en revoit en effet, dans les cafés des boulevards parisiens, sirotant sa demi-tasse en songeant à ses plantations.

         Le quartier des ombres.

         Il lui suffit de leur faire connaître ses dernières volontés qu’ils exécuteront scrupuleusement, mais il ne trouve rien à leur dire; il cherche tandis qu’ils le dévorent. Tous ces milliers de mots qui se pressent à l’intérieur de ses lèvres comme un essaim d’abeilles ou de papillons, ne parviennent pas à sortir; et il se met alors à dévorer la foule par ses milliers de bouches, à desceller et transporter les pierres par ses milliers de bras et d’ailes pour construire sa ville au milieu du désert.

          Les guetteurs signalent une somptueuse caravane.
 
 

CIEL
 

AUJOURD’HUI OU LES ASTRES

  Nous quittons le sol.
  Nous quittons les nuages.
  Nous quittons la Terre pour la Lune


         la circonvallation de Copernic formait un cercle presque parfait
         les ombres allongées et dentelées des immenses montagnes douces en éclairage rasant

                  Le vide.

         et ses remparts très escarpés se détachaient nettement
         - gravir les Apennins lunaires en regardant passer ceux de la Terre -

                  la Terre ne quitte jamais la place qu’elle occupe dans le ciel d’un lieu lunaire. Le jour lunaire dure quatorze des nôtres comme la nuit.

         on distinguait une double enceinte annulaire
         - explorer le cratère Copernic en repérant la ville de Cracovie sur la surface de la Terre -

                  Clair de Terre.

         un chaos de rochers s’entasse dans le cirque de Tycho-Brahé qui contiendrait Paris et sa banlieue
         - marcher sur la mer de la Tranquillité en suivant la tombée de la nuit sur l’Atlantique -

                  Éclipse de Terre.

         au fond du cirque comme enfermés dans un écrin scintillèrent un instant
         (les parois de Tycho s’élèvent en terrasses jusqu’à 3600 mètres)

                  Depuis la Terre, c’est une éclipse de Soleil.
 

         deux ou trois cônes éruptifs semblables à d’énormes gemmes éblouissantes
         - marquer les traces de ses pas sur le golfe des Iris en respirant dans son scaphandre leur parfum venu de la Terre -

                  Dans la région accidentée aux alentours du bassin Oriental, la Terre est toujours divisée en deux par la ligne de l’horizon

         c’était comme une surface liquide agitée par un ouragan
         - escalader le Caucase lunaire en écoutant la musique diffusée par la Terre -

                  Dès que le Soleil se couche il ne reste plus que la lumière bleue de la Terre

         dont les pitons et les boursouflures figuraient une succession de lames subitement figées
         - s’endormir sur le lac des Songes en se remémorant sa Terre natale -

                  Le vide.

         la lumière

                  Nous filons vers le Soleil.

         de plus en plus de lumière
         le vent du Soleil

                  Nous croisons Mercure

         sur sa surface grêlée calcinée
         de longs escarpements
         cassent les cratères

                  Pour approcher du Soleil il faut changer de vision.

         l’éblouissement
         lumière interdite

                  Ce qui nous permet d’étudier des couches différentes.

         chaleur
         flammes

                  Des structures différentes.

         granulations
         nuages de flammes

                  Les taches

         fibrilles
         coulées de flammes

                  sont des régions moins chaudes

         spicules
         fleuves de flammes

                  qui évoluent en quelques jours.

         supergranulation
         ravins de flammes

                  La quasi-totalité de la matière du système solaire est concentrée dans cette étoile.

         aigrettes polaires
         plumes de flammes

                  Gaz

         filaments
         tempêtes de flammes

                  qui atteignent à l’intérieur des températures et des pressions énormes.

         tourbillons
         montagnes de flammes

                  Certaines éruptions

         protubérances
         langues de flammes

                  ont plusieurs dizaines de fois le diamètre de la Terre.

         orages
         abîmes de flammes

                  Un maximum d’activité tous les onze ans.

         décharges
         horloges de flammes

                  Nous repartons.

         le vide

                  Nous croisons Vénus, planète brûlante.

         nuages opaques d’acide sulfurique jaune crème parcourus d’éclairs perpétuels
         - frôler les torrents de plomb -
         à qui les vents de 350 kilomètres à l’heure soufflant toujours vers l’Ouest
         - longer le plateau d’Ishtar -

                 Sur la surface tous les objets de plomb, de zinc ou d’étain fondent immédiatement.

         font faire le tour de la planète en quatre jours
         - plonger dans les étangs d’étain -

                Au sol le tonnerre gronde sans arrêt comme un Niagara gigantesque.

         - remonter les cascades de zinc -

                Et si on laisse tomber un objet plat, il ondule en mouvements lents comme une pièce de monnaie dans l’eau.

         le vide

                Au loin la Terre avec la Lune.

         le vide

                Nous approchons de Mars.

         une montagne de poussière jaune
         fond comme une avalanche

                Nous croisons Phobos, le corps le plus sombre du système solaire. 20 kilomètres de diamètre moyen.

         sur les collines usées

                La Guadeloupe n’y tiendrait pas.

         les brumes du petit matin
         - camper dans la plaine d’Utopie -

                  Un navire habité devait se poser sur Mars avant la fin du siècle; maintenant ce ne sera plus qu’au début du prochain.

         se dissipent sur les failles de l’immense vallée découverte par Mariner
         - coloniser la plaine d’Éden -

                On croit qu’il y a de grandes réserves d’eau sur les pôles et vraisemblablement à l’intérieur du sol.

         le plus grand canyon du système toujours parcouru de vents furieux
         - rouler dans les dunes -

               Ce qui permettra peut-être de s’y installer.

         une mer rouge figée aux vagues de rouille
         - chercher l’eau souterraine -

               Mais

         les immenses champs de dunes parmi les buttes givrées sous le ciel saumon
         - creuser des mines -

                la température n’y dépasse presque jamais zéro degré et peut descendre jusqu’à moins 100.

         feuilletage des falaises neigeuses changeant constamment de forme
         - aménager des cavernes -

                Le mont Olympus

         et s’entortillant en lents mouvements autour du pôle sud
         - capter la chaleur du lointain Soleil -

                trois fois plus élevé que l’Éverest;

         une fine colonne de poussière monte alimenter les tempêtes
         - escalader le mont Olympe -

                c’est le sommet du système solaire.

         qui peuvent cacher le pâle Soleil pendant plusieurs semaines
         - se perdre dans le labyrinthe de la Nuit -

                 Le vide.

         - Cérès - Pallas - Junon - Vesta - Hébé - Iris -

                 Nous franchissons la couronne des astéroïdes.

         le Soleil un peu plus lointain

                Nous en connaissons déjà 15000.

         - Hygie - Psyché - Éros - Davida - Icare - Géographe -

                 La teneur de certains en carbone en fait d’immenses réserves d’énergie.

         - Apollon - Adonis - Hermès - Flore - le vide

                 Voici les planètes géantes.

         Sinopé passe devant Pasiphaé
         - planer au fond d’un canyon de  nuages d’hyposulfite d’ammonium surmontés d’aigrettes de cristaux -

                 Jupiter,

         éclipse de Carmè par Anangkè
         - sous le ciel bleu vif d’hélium au-dessus de l’océan noir d’hydrogène huileux -

                 la plus grosse avec au moins 16 satellites,

         l’ombre de Lysithée sur Élara
         - couvert de lents rouleaux en ébullition douce illuminés par des éclairs énormes -

                 son léger anneau de poussières et cailloux.

         Himalia passe devant Callisto
         - et au coucher du très lointain Soleil une vive aurore boréale s’épanouit en grésillant -

                Europe.

         l’ombre de Ganymède sur Amalthée

                 Notre Lune est à peine plus grande.

         Callisto passe devant Pasiphaé

                Toute la surface est un océan de glace.

         - glisser le long d’une fracture en regardant Io passer devant Amalthée sur le terminateur de l’énorme planète -

                 Io.

         l’atmosphère de Jupiter s’éclaire en rouge au moment où le très lointain Soleil commence à émerger après l’éclipse

                Notre Lune est à peine moins grande.

         la tiédeur du très lointain Soleil fait évaporer les dernières traces de gelée blanche sur le bioxyde de soufre orangé

                Les conjonctions des gravités en font un astre convulsif.

         la lueur jaune du nuage de sodium paraît à l’horizon

                Ses volcans projettent à des centaines de kilomètres des panaches de poussières soufrées dont certaines retombent en spirale   vers Amalthée ou même vers les rouleaux de Jupiter.

         peu avant l’aube un volcan entre en éruption sur l’horizon

                La tache rouge,

         les trajectoires paraboliques décrites par les débris dessinent un réseau délicat dont les parties hautes sont éclairées par le très lointain Soleil encore caché devant le ménisque de la planète monstre qui grandit sur la tache rouge

                immense ouragan qui engloutirait facilement la Terre, et qui fait rage au moins depuis Galilée.

         la conjonction de Ganymède et Callisto devant Saturne

                Le vide.

         - filer depuis les sables sombres de Phoebé jusqu’au cirque de Japet -

                Les planètes géantes n’ont pas de sol.

         - en tournant autour des nuages de Titan -

                Nous passons entre Saturne et ses anneaux.

         - virer depuis Hypérion jusqu’aux glaciers de Rhéa -

                C’est un disque mince à l’extrême.

         - en se faufilant dans la division de Cassini -

                Sa tranche a moins d‘un kilomètre d’épaisseur.

         - rouler depuis les givres de Dioné jusqu’aux rochers d’Encelade -

                Son diamètre en a 300 000.

         - en admirant l’ombre des anneaux sur les nuages de la planète -

                Titan,

         - plonger dans la tranchée de Téthys pour en rejaillir vers Janus -

                le plus gros satellite de Saturne,

         - puis assister à l’échange des trajectoires entre deux petits satellites au bord des anneaux -

                L’atmosphère de Titan ressemble à celle de la Terre primitive mais en beaucoup plus froid.

         - naviguer entre les anneaux parmi les nuages de grêlons qui interceptent et difractent les rayons du Soleil encore plus lointain -

                On y a décelé certaines des molécules organiques qui sont sur notre planète à la base

         - parmi les jets d’azote liquide -

                de

         - parmi les cascades de méthane -

                la

         - sur les marécages de bitumes -

                vie.

         le vide

                De plus en plus loin du Soleil,

         le vide

                 la sonde Voyager 2

         - Obéron - Titania - Umbriel -

                nous a envoyé des images d’Uranus

         - Ariel - Miranda - les anneaux -

                et se dirige

         le vide

                vers Neptune.

         - Triton - Néréïde - Pluton - Charon -

                Le vide.
 
 

PYRAMIDE
 

(SELON LE LIVRE DU CONSEIL)

         Ils disaient: “Nous peindrons ce qui fut avant l’arrivée des chrétiens; nous le reproduirons parce que nous manque désormais le Livre du Conseil; nous ne savons plus ce qui s’et passé lors de l’arrivée de cette lumière, lors de l’arrivée des gens d’outremer qui nous ont tirés de notre ombre ancienne. Voici donc le premier des livres, peint jadis, aujourd’hui caché à l’étudiant. Voici ce qu’on racontait sur la constitution de tous les coins du monde.” Et c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le Livre du Conseil  rédigé en langue quiché mais en caractères européens par on ne sait qui au XVIème siècle au Guatemala.

         “Voici le récit de comment tout était en suspens, tout était calme, immobile, paisible,  silencieux; tout était vide au Ciel et sur la Terre. Voici la première histoire et description. Il n’y avait pas un seul homme, ni animal, oiseau, poisson, écrevisse, bois, pierre, caverne, ravin, herbe, forêt. Il n’ avait que le ciel et la mer sans la moindre terre. Seulement l’immobilité, le silence dans les ténèbres et la nuit. Mais le Constructeur, le Formateur, le Dominateur, le Puissant du ciel, l’Enfanteur, l’Engendreur étaient sur l’eau dans une lumière de plumes vertes. Ce sont les sages des sages.”

         “Vint la parole. Dominateur, Puissant du ciel tinrent conseil; ils pensèrent, se comprirent, unirent leurs discours, leur sagesse; il décidèrent qu’il y aurait l’homme tandis qu’ils tenaient conseil dans les ténèbres sur la production des arbres, des lianes, de toute la vie, avec les esprits du ciel surnommés les grands maîtres. Le premier s’appelle Éclair, le second Trace de l’éclair, le troisième Splendeur de l’éclair. Tous ils tinrent conseil sur l’aube de la vie, comment se ferait la germination. Il décidèrent: que cette eau parte et se vide, que la Terre naisse et se raffermisse, que la germination commence, que l’aube soit au ciel et sur la terre, car nous n’aurons point notre adoration jusqu’à ce que naissent les hommes. Terre, dirent-ils, et aussitôt la voilà ! D’abord seulement un brouillard, un nuage, une naissance, puis les montagnes, les grandes montagnes couvertes de forêts.”

         “Dominateur et Puissant du ciel félicitèrent les trois grands maîtres qui répondirent qu’il fallait les laisser achever. Ainsi naquirent les monts, les plaines, ainsi les ruisseaux cheminèrent entre les monts; puis ils mirent en oeuvre les animaux gardiens de toutes les forêts: cerfs, oiseaux, pumas, jaguars, serpents de toutes espèces. Car ces enfanteurs et engendreurs s’étaient dit: n’y aura-t-il que le silence et l’immobilité au pied des arbres et des lianes? Toi, cerf, tu dormiras dans les ravins au bord des eaux, tu courras dans les herbes et les broussailles sur tes quatre pieds et te multiplieras. Et vous, les oiseaux, vous nicherez sur les arbres et les lianes et vous y multiplierez, et que chacun fasse entendre son langage selon son clan et sa manière, et maintenant invoquez-nous! Mais ils ne pouvaient parler comme des hommes, seulement caqueter, mugir, croasser, incapables de s’entendre d’une espèce à l’autre.”

         “Voyant que les animaux étaient incapables d’invoquer leurs noms, ils décidèrent d’inventer d’autres créatures. Conservez votre nourriture et vos domaines, dirent-ils aux animaux, mais vous serez dévorés par ceux qui sauront nous invoquer. Les grands maîtres essayèrent une première espèce d’hommes. Il firent d’abord la chair avec de la terre, mais cela s’abattait, s’amoncelait, s’amollissait, s’aplatissait, fondait. La tête ne pouvait bouger; impossible de regarder derrière soi; la vue était voilée; il commença bien à parler, mais c’étaient des paroles sans suite. Et les grands maîtres décidèrent de tenter un nouvel essai.”

         “Les seconds maîtres firent des mannequins en bois, qui s’animèrent, parlèrent et engendrèrent fils et filles. Mais ils n’avaient ni esprit ni sagesse, nul souvenir de leurs Constructeurs formateurs; ils marchaient sans but sur la Terre, sans souvenir des esprits du Ciel. Alors leurs faces se desséchèrent, leurs pieds et leurs mains perdirent leur consistance. Ils se vidèrent de leur sang et de toutes leurs autres humeurs et graisses. Leurs visages devinrent semblables à des crânes et tout leur corps à des squelettes. C’étaient pourtant les véritables premiers hommes à la surface de la Terre. Mais les esprits du Ciel décidèrent d’un déluge d’eau et de feu. Et le démon Creuseur de face vint leur arracher les yeux; Chauve-souris de la mort leur coupait la tête; le démon Dindon leur mangeait la chair; le démon Hibou broyait, brisait leurs os et leurs nerfs; ils furent moulus, pulvérisés en châtiment de leur sottise et impiété. Et s’obscurcissait la face de la Terre dans la pluie ténébreuse et brûlante de jour et de nuit.”

         “Alors se révoltèrent non seulement les animaux mais les objets; les meules, poteries, écuelles, marmites, leurs chiens, dindons, tous leur parlèrent et manifestèrent leur mépris. Les animaux domestiques disaient: vous nous avez battus, vous nous avez mangés; à votre tour vous serez battus et mangés. Et les meules: tous les jours du matin au soir vous nous disiez: gratte, gratte, déchire, déchire; maintenant vous serez raclés, mordus et pétris. Et les chiens leur dirent encore: vous ne nous donniez pas à manger, vous nous chassiez de votre maison; maintenant c’est vous qui souffrirez la faim et serez chassés. Et leurs marmites et poteries prirent la parole: vous nous noircissiez et brûliez tout le jour, à votre tour vous serez noircis et brûlés. Et les pierres de l’âtre allumèrent du feu sur leurs têtes. Désespérés ils voulurent se réfugier sur les terrasses de leurs demeures, mais celles-ci s’écroulèrent et les firent tomber; ils voulurent monter sur les arbres, mais ceux-ci les secouèrent au loin; ils voulurent entrer dans les cavernes, mais celles-ci se refermèrent à leur approche. On dit que la postérité de ces hommes sont les petits singes-araignées qui vivent actuellement dans la forêt.”

         “Voici comment le Conseil décida de ce qui devait entrer dans la chair de l’homme. Ce furent le renard, le coyote, la perruche et le corbeau qui apportèrent l’épi de maïs qui devait entrer dans la chair de l’homme. Il y eut grande réjouissance d’avoir enfin trouvé un pays excellent rempli de choses savoureuses: maïs, cacao, sapotilles, anones et autres fruits, haricots et miel,  tout ce qui devait entrer dans la formation des hommes véritables. Et les premiers hommes véritables furent quatre maîtres nommés Savant de l’apparence, Savant de la nuit, Savant du trésor et Savant de la Lune. Ils n’avaient pas de père et mère; ils pouvaient être eux-mêmes père et mère, ils furent les premiers des hommes d’aujourd’hui. Ils parlèrent, ils entendirent, ils décidèrent de leur chemin, ils prirent ce qui leur convenait; ils étaient bons, beaux et braves; ils étaient capables de se souvenir; ils levèrent leurs yeux et virent le monde entier, tout ce qui était jusqu’alors caché. Leur regard dépassait les forêts, les rochers, les lacs, les mers, les monts et les plaines. Et ils rendaient grâce à leurs constructeurs.”

         “Mais le Conseil des dieux se méfia encore des hommes, et c’est pourquoi ils leur obscurcirent quelque peu la vue et soumirent leur multiplication à leurs copulations avec leurs femmes qu’ils leur donnèrent de toute beauté, et aux pénibles accouchements de celles-ci. Ces quatre hommes primitifs avec leurs épouses sont les ancêtres de tous les Quichés; mais le Conseil des dieux fit apparaître peu à peu nombre d’autres hommes qui sont les ancêtres de tous les autres peuples. Et ils se dispersèrent loin du lieu d’abondance, et leurs langues se séparèrent; ils ne se comprenaient plus les uns les autres et ne savaient plus invoquer les dieux. Et certains n’avaient même pas le feu. Il n’y avait à l’origine que le feu venu de l’orage; et l’orage lui-même éteignait parfois le feu qu’il avait donné. Alors les quatre hommes primitifs réussirent à produire du feu en frottant leurs sandales. Et les autres tribus qui périssaient de froid, vinrent leur demander de leur feu, mais ils ne leur donnèrent celui-ci que dans la mesure où ils acceptèrent de rendre hommage au dieu de l’orage, le premier inventeur du feu.”

         “Nos conseillers connaissaient le Livre du Conseil. Grande était leur existence, leurs cérémonies, grands leurs jeûnes, leurs sacrifices, leurs édifices, leurs pouvoirs. Et voici leurs demandes aux dieux, le gémissement de leurs coeurs: Salut, beauté du jour, grands maîtres, esprits du Ciel et de la Terre, donneurs du jaune et du vert, donneurs de filles et de fils. Tournez-vous vers nous, répandez sur nous le vert et le jaune, donnez l’existence à nos fils et filles pour qu’ils vous invoquent sur les chemins, au bord des rivières, dans les ravins, sous les arbres et leurs lianes, et donnez-leur des fils et des filles. Évitez-leur malheur, infortune et mensonge. Qu’ils ne tombent pas, ne se blessent pas, ne se déchirent pas, ne se brûlent pas. Que leurs voyages soient heureux pour l’aller et pour le retour. Levez les obstacles et les dangers, donnez-leur des chemins verts et jaunes; que votre puissance soit bienveillance tant que reviendra l’aube sur la descendance de notre peuple dans les quadrisiècles des quadrisiècles et ceci malgré les menaces que nous sentons peser sur nous.” Ainsi s’exprimaient-ils selon ce qu’en rapporte notre Livre du Conseil, ombre du livre disparu.
 
 

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