Correspondance Michel Butor – Cesare Peverelli
(On peut lire cette correspondance grâce à l'amabilité
de Flaminio Gualdoni.
Elle a été revue par Michel Butor lui-même)
Edito in Peverelli. Salomé (1977-1988),
a cura di P. Comte, catalogo, Musée des Beaux-Arts, Pau, settembre
– ottobre 1996. E’ per molti versi l’opera che Peverelli avverte come definitiva
: in essa egli riversa i decenni di riflessioni e di esperienze sia tecnica,
sia soprattutto intellettuali. Gli sono compagni di strada sia M. Butor,
con il quale intrattiene un sodalizio che li porta a numerose iniziative
a quattro mani, sia F. C. St. Aubyn, il quale già nel 1980 pubblica
Cesare
Peverelli’s “Salomé”, con un taccuino di disegni dell’artista
datato 1978, in The Malahat Review.
Paris le 27 novembre 78
Cher Michel, je t’envoie la copie de la lettre à Saint-Aubyn
pour ne pas me répéter. Cette lettre se termine par mon espoir
de pouvoir achever le grand tableau en octobre. Naturellement octobre est
passé : comme tu le vois je me faisais des illusions.
Le problème très difficile, pour lequel je dois faire
d’autres dessins et d’autres tableaux, c’est la mise au point des microstructures,
je veux dire d’un système de signes qui puissent correspondre réellement
à la grande composition générale. Il me faut acquérir
une maîtrise telle que quand j’y serais arrivé, je pourrais
alors exécuter le tableau sans effort et sans donner une vision
mécanique du travail.
L’autre grand problème, c’est l’unité de la surface du
tableau. Cézanne l’obtenait en donnant au ciel la même solidité
qu’à la terre. Il y arrivait, non seulement à travers la
matité de la matière, mais aussi en altérant les lignes
de fuite et les contours des objets. Moi je cherche à résoudre
les mêmes problèmes, l’unité de la surface, en donnant
aux personnages la même transparence qu’au ciel et en altérant
les lignes de fuite d’une façon ambiguë et contradictoire.
Je trouve aussi que cela accentue le côté onirique.
En parlant avec Donatoni à propos de sa musique qui part d’un
“matériel et le développe avec logique”, je lui demandais
comment il posait le même problème à propos de la “couleur”.
Sa réponse fut que dans le développement de la “couleur”
au fond il n’y a pas de logique, que c’était arbitraire ou plutôt
instinctif. Je me rends compte d’une différence d’épaisseur,
moins évidente mais tout aussi importante, entre poser des couches
de couleur transparente et poser des frottis mats qui eux sont légèrement
plus épais.
Je t’ai déjà écrit au sujet de la contradiction
des sources de lumière qui vont de pair avec la contradiction des
lignes de la perspective. Or la même contradiction se retrouvera
dans les différentes textures. Le fantastique doit se trouver non
seulement au níveau de l’image, mais surtout au niveau du langage.
L’opération de la rencontre du parapluie et du fer à repasser
sur la table de dissection, je la mène au niveau du signe linguistique.
C’est pour cela que l’image la plus simple peut trouver son aspect le plus
fantastique. Et c’est à travers toute cette conduite que l’histoire
de Salomé apparaîtra comme un grand rêve onirique.
Cesare
M. F.C. Saint-Aubyn
Cher Monsieur, Jennifer Waelti Walters et Michel Butor m’ont parlé
de votre grand travail sur Salomé et m’ont demandé de vous
envoyer la documentation sur le mien. Je vous envoie donc les tous premiers
documents et je serais heureux que cela puisse vous intéresser.
Je vous envoie quatorze slides, vous trouverez la liste à part.
Ce sont les documents du travail préparatoire. Et je vous donne
un commentaire.
Le grand tableau sur toile – d’une dimension de 300 x 500 sera peint
à l’acrylique. Il comportera toute l’histoire de Salomé.
Il y aura les thèmes que vous avez sur les slides, plus un que je
n’ai pas encore fait : Salomé embrassant la tête de Saint
Jean-Baptiste.
Comme référence à l’histoire, c’est basé
sur Oscar Wilde et Richard Strauss. Mais mon style ne sera ni le côté
décadent d’Oscar Wilde, ni le côté expressionniste
de Richard Strauss. Le travail est en train de se faire, les idées
sont claires jusqu’à un certain point. Je pense qu’il y aura un
côté onirique : le mythe revécu à travers le
rêve. La scène se présentera comme un rituel, un rituel
religieux et sacrilège en même temps.
Les divers moments de l’histoire ne seront pas indépendants,
mais intégrés dans une grande composition unique. Une cellule
(microstructure) se répètera en se transformant au fur et
à mesure pour donner naissance aux personnages, aux compositions
qui formeront des moments de l’événement et à la composition
générale qui donnera naissance à la grande forme.
La couleur aussi obéira à une nécessité atmosphérique
et psychologique de l’histoire. Il y aura une alternance de mouvements
statiques et de mouvements dynamiques jusqu’au tourbillon, une alternance
où j’espère intégrer logiquement du Classicisme au
Baroque.
La grande forme évitera d’avoir un centre. Il y aura un centre
idéal qui sera la liaison logique, l’intégration de plusieurs
centres : disons comme la naissance d’une ville comme Paris, qui est né
de plusieurs villages, chacun avec son centre qui se sont réunis
et ont donné naissance à une ville unique.
Tout cela donnera (je l’espère) un sens de la durée que
je crois, perdu dans presque toute la peinture contemporaine. Pour comprendre
le tableau l’oeil du spectateur sera obligé de parcourir des itinéraires.
Bientôt vous arriveront les études du travail d’ensemble.
Je me suis obligé à me donner la date de fin octobre pour
terminer le tableau. J’espère pouvoir tenir mon pari. Si vous me
répondez pour me donner votre impression et même éventuellement
des suggestions, je vous en serais très reconnaíssant.
Je vous prie de croire, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
Cesare Peverelli
Nice, le 10 janvier 1979
Mon cher Cesare, pardonne-moi d’avoir mis si longtemps à répondre
à ta lettre du 27 novembre. Le trimestre dernier a été
particulièrement bousculé, et j’ai été plongé
tous ces jours-ci dans les Sonates pour piano de Beethoven afin de rédiger
ma présentation pour France-Musique le 3 février. Mon édition
des oeuvres d’Oscar Wilde est malheureusement à Genève, et
je n’ai pu relire sa Salomé, où j’aurais voulu poursuivre
le problème du meurtre de la jeune fille. Je me suis seulement replongé
dans les Evangiles et Flaubert. Mais ce n’est point des sources littéraires
et des transformations qu’elles subissent dans ton travail que je voudrais
te parler cette fois-ci. Nous y reviendrons sans doute. Ce qui me frappe
d’abord, c’est le caractère narratif qui apparait d’abord dans la
présentation du même personnage plusieurs fois, comme on la
trouve aujourd’hui avant tout dans les pages de la bande dessinée,
mais qui est une structure extrêmement frequente dans l’art ancien
depuis les bas-reliefs ou peintures de l’Egypte pharaonique jusqu’aux tapisseries
médiévales. Dans la bande dessinée habituelle, ou
dans la plupart des parois des temples de la vallée du Nil, chaque
moment est soigneusement isolé des autres par un cadre, et l’on
peut retrouver quelque chose de cela dans les verticales claires qui rythment
le haut de la composition de gauche à droite, mais aussi bien dans
certaines bandes dessinées que dans certaines peintures de tombeaux,
le cadre se rompt jusqu’à disparaître parfois complètement
pour montrer différents moments qui s’enchaînent à
l’intérieur de la même frise, comme les peintures de Beni
Hassan aussi souvent mentionnées que mal connues, ou du même
paysage, comme dans de nombreuses tapisseries où la distinction
des scènes aussi bien que leur enchainement est assuré par
le texte qui court. Ce texte clarificateur et animateur à la fois
peut fort bien se trouver en dehors de l’oeuvre proprement dite. C’est
ce qui se passe dans l’admirable suite de Botticelli et son atelier dispersée
entre le musée du Prado et une collection américaine, qui
illustre la nouvelle de Boccace sur Nastagio degli Onesti, et à
laquelle tes études sur Salomé m’ont immédiatement
fait penser, histoire remarquable par son caractère cyclique, quasi
roussellienne, dans laquelle un cavalier d’antan revient régulièrement
assassiner dans la même forêt une femme nue, pour laquelle
il s’était suicidé, malédiction qui sera levée
lors d’un banquet organisé pour une apparition décisive qui
amènera la fille de Paolo Traversari à accorder sa main à
Nastagio degli Onesti qu’elle méprisait autrefois. Mais le passage
du temps s’exprime aussi chez toi par la transformation progressive des
figures, ce qui fait évidemment penser aux futuristes ita1iens et
à un artiste dont il m’amuse d’écrire le nom ici (car je
sais bien que tu t’es beaucoup méfié de certains aspects
de sa personnalité), aussi différent de toi que possible
stylistiquement mais avec lequel non seulement cette oeuvre, mais déjà
bien d’autres montrent que tu as une profonde parenté spirituelle,
Marcel Duchamp. Chez toi aussi le nu, de plus en plus nu, descend le temps,
et il te serait facile de présenter, puisque tu as tant médité
sur le Radeau de la Méduse d’autres oeuvres anciennes, le
nu offert à quoi aboutit la Danse. Le corps gisant de Salomé
percé des lances des soldats et de nouveau recouvert de ses voiles,
transformé en chrysalide ou nymphe au sens entomologique, peut être
comparé à certains passages du Grand Verre. Mais où
la différence intervient, et ce qui fait la nouveauté de
ce tableau à l’intérieur même de ton oeuvre, c’est
que non seulement les figures sont présentes par attitudes successives,
mais que les différentes figures, même quand elles se détachent
très nettement (Hérode en ses trois phases : intrigué,
médusé, meurtrier; Salomé en ses cinq : séductrice,
dansante, recevant la tête coupée, condamnée, morte)
se présentent comme les transformations d’autres figures, ainsi
Hérode est comme la coagulation de sa cour, Salomé de ses
soeurs ou servantes, de sa famille où s’isole un instant sa mère,
le soldat qui présente la tête coupée de toute cette
colonne qui attend à gauche, que l’on sent partout présente
derrière, et qui se déploiera pour tuer la jeune fille, mais
aussi comme des transformations les unes des autres. Un mouvement continu
lie la cour aux soldats, les hommes aux femmes, les bourreaux aux victimes,
les morts aux vivants. Et c’est pourquoi il faut que le cadavre ait cette
forme de nymphe ou chrysalide, phase dans une métamorphose, car
c’est de sa fermentation que naitront les exquis mouvements de la danse;
et c’est pourquoi il est inutile de voir nettement Jean-Baptiste dans sa
fosse derrière les gardes, car c’est la noirceur de ses peaux de
bêtes qui suinte en quelque sorte de tout le tableau, c’est elle
qui fait les soldats si sombres, et dès qu’il l’a fait trancher,
Hérode s’aperçoit horrifié que la tête du précurseur
est sa propre tête. Ainsi chaque scène est non seulement la
suite ou la conséquence des scènes précédentes,
mais elle est celles-ci transformées, renversées, démasquées.
C’est une substance narrative avec ses noeuds, ses points de rebroussement
et de crise. Il faut donc que chaque détail puisse en quelque sorte
réfléchir cet ensemble de cycles tournant les uns dans les
autres, à la fois rouage et goutte d’huile, mais cela ne suffit
pas, il faut qu’il le réfléchisse en apportant chaque fois
un point de vue nouveau, la moindre touche étant idéogramme
et texte se cherchant. Cela me rappelle un passage d’une conversation que
j’avais en 1962 avec notre cher Bernard Saby à propos de ses propres
tableaux, dont certains ont avec les tiens, malgré une figuration
encore tout autre, une affiníté fraternelle, et qui s’est
retrouvée avec de nombreuses transformations dans un des rêves
de Troisième Dessous, à l’enseigne de la symbiose
: “Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans les premiers lichens que l’on
a vus de toi, et en particulier celui-ci, (ici se cache un tableau de 1952
intitulé Variation), c’était le soin méticuleux
avec lequel ils étaient élevés. On s’approchait, on
découvrait toujours de nouveaux détails. Les cellules directrices,
tu les réduisais de plus en plus, on en trouvait toujours une plus
petite dans un autre coin, presque jusqu’à la limite de la vision
comme dans une miniature persane, en particulier dans les petites préparations
très fouillées que tu faisais alors. – C’est que je cherchais
à établir des échanges non seulement entre l’avant
et l’arrière, la figure et le fond, le creux et le plein, mais aussi
entre la forme et la matière; car ce qu’on appelle les matières
en lichénologie est toujours constitué d’organisations de
microformes, de formes beaucoup plus petites que celles qui vont se détacher.
Ainsi les matières qui apparaissent dans une telle espèce
et pour ainsi dire déduites des formes organisatrices; dans d’autres
ce sera plutôt le mouvement inverse”. Et c’est ici qu’apparaît
le problème de la couleur. Dans ta conversation avec Donatoni, je
me demande un peu quel sens il donnait au mot couleur, mais il est certain
que celle-ci en occident, en opposition à la ligne, considérée
comme pure, sévère, froide (Ingres contre Delacroix), est
toujours apparue comme lascive, instinctive, brillante. Mais, je laisse
la parole au Bernard de mon rêve : “L’idéal serait pour moi
d’introduire une continuité absolument d’un bout à l’autre
de l’univers lichénologique, et par conséquent de mettre
en relation étroite les couleurs et les cellules. Cela se traduit
par le fait que les couleurs sont toujours utilisées dans leurs
propriétés contrastantes ou spatiales. C’est la cellule qui
nait qui impose telle couleur pour apparaître; c’est la couleur choisie
qui va provoquer telles organisations de matières et de figures”.
Le mouvement de la machine intérieure au tableau est relié
au mouvement du monde par une courroie de transmission où le texte
du “mythe” sous toutes ses forrnes (Bible, Flaubert, Mallarmé, Wilde...)
joue évidemment un rôle de premier plan, mais comme ce texte
est déjà connu, c’est plutôt lui qui entraine le tableau,
et pour que celui-ci accomplisse pleinement sa fonction de moteur (faisant
bouger non seulement les textes autrement, mais la réalité
plus vite), il faut qu’il en émane une lumière nouvelle,
et la couleur est essentielle dans cette affaire. Le noir et blanc serait
comme une marque de soumission complète au texte antérieur,
et il y aurait une certaine tentation à ajouter au noir et blanc
un peu de couleur pour signaler le problème, alors qu’il faut partir
de la couleur du monde alentour pour le distiller de telle sorte que le
noir et blanc apparaisse comme la concentration ultime, le point de fuite,
l’axe d’où tout peut se renverser. Tu t’es lancé là
dans une immense entreprise et il ne m’étonne pas qu’il te faille
du temps. Je ferai un saut à Paris le dernier week-end de janvier
(autour du 28) et si tu es là je viendrai voir où tu en es.
Mille amitiés. A bientôt. Ton
Michel Butor
Le 27 janvier 79
Cher Michel, tu t’es bien amusé à me trouver des parentés
spirituelles avec Marcel Duchamp, connaissant toute la défiance
que je porte à sa démarche. Bien sûr, le Nu descendant
un Escalier est un tableau important. Dans ce tableau le mouvement
futuriste est décanté de toutes les naïvetés
naturalistes futuristes, le dynamisme du mouvement vient à être
intériorisé et acquiert une dimension métaphysique.
C’est de Marcel Duchamp qui dessine des moustaches sur la reproduction
de la Joconde, qui fait des jeux de mots (L.H.O.O.Q.), c’est de ce Duchamp,
que je considère être au niveau de blague de collégien,
que je me méfie. Je pense que l’humour dans l’art a bien droit de
cité, mais il faut qu’il soit véritable. Proclamer la mort
de l’art avec ces moyens me paraît trop élémentaire.
D’ailleurs je ne crois pas à la mort de l’art, je n’aime pas les
fossoyeurs. Si on veut tenir pour valable l’hégélianisme,
il faut en tirer toutes les conséquences : considérer seulement
la philosophie et se priver de tout le reste. Je crois que tout le monde
est revenu là-dessus, mais c’est bien commode de se servir de Hegel
seulement pour proclamer la mort de l’art. Je préfère me
référer à Marx qui dit : “La difficulté n’est
pas de comprendre que l’art et l’épos des Grecs sont liés
à certaines formes de développement social, mais au contraire
la difficulté est qu’ils nous procurent encore un plaisir artistique
et sous un certain aspect il vaut comme norme et modèle inaccessible”.
Cette phrase devrait faire réfléchir.
Pour revenir à mon tableau, c’est bien vrai que dans toutes
les parties dynamiques, surtout la Danse, on pourra trouver des
références aux futuristes et à Duchamp. On pourra
aussi en trouver d’autres : dans la Danse on pourra penser à
un certain baroque tiepolesque. Mon but n’est pas de trouver une “originalité”.
Je travaille à partir des langages acquis et si dans le “faire”
j’arrivais à apporter ma contribution de connaissances, je serais
bien satisfait. Plutôt qu’un artiste démiurge (à la
Beethoven) je vise à être un artisan qui travaille jour après
jour à connaître le plus possible (comme Haydn). C’est exactement
avec ce travail, basé sur la reméditation de toute l’avant-garde
historique, non seulement en peinture mais aussi en musique et en littérature
(la tienne m’a beaucoup servi), que je suis arrivé à concevoir
le développement d’un tableau à partir d’une cellule.
J’ai déjà parlé dans l’autre lettre de Cézanne,
mais je voudrais reprendre le discours pour mieux le développer.
Il me semble que Cézanne structure la surface avec un système
de touches qui sont de véritables cellules; ainsi chaque point du
tableau acquiert le même poids, qu’il représente le ciel,
la terre ou n’importe quel autre objet. Mais sa peinture n’est pas réduite
à la seule bidimensionnalité, car les lignes de fuite existent
et les volumes en viennent même à être exaltés.
Je dirai que Cézanne concilie non seulement Poussin avec la nature,
mais aussi Byzance avec la perspective. C’est à propos du travail
à partir de la cellule que tu remarques mes affinités avec
Bernard Saby. Je suis tout à fait d’accord. Son travail s’est basé
exactement sur des cellules de micro-organismes qui lui rappelaient ses
recherches sur les lichens et comme tu dis : “il cherchait à établir
des échanges non seulement entre l’avant et l’arrière, la
figure et le fond, le creux et le plein, mais aussi entre la forme et la
matière”. J’ai depuis quinze ans, d’une façon moins systématique,
la même démarche. Mais je crois que maintenant seulement cette
entreprise devient consciente et plus organisée. C’est mon intérêt
pour les formes musicales qui m’y a amené. D’ailleurs en repensant
à Saby, je me demande si d’avoir composé dans sa jeunesse
ne l’aurait pas amené, tout autant que la lichénologie, à
cette conception. Et également si certaines couleurs étrangement
stridentes chez lui n’étaient pas une recherche pour transposer
la dissonance musicale en peinture. Dans la conversation avec Donatoni
c’est évident que le mot couleur était l’équivalent
du timbre. Tu me dis à propos de la couleur : “C’est la couleur
choisie qui va provoquer telles organisations de matières et de
figures”. On pourrait dire aussi, qui va provoquer telle couleur. Mais
je te dirai que quand je choisis une certaine suite de cellules, les variations
et toutes les organisations conséquentes se développent avec
un raisonnement qui se veut logíque, même si à l’intérieur
je prends beaucoup de libertés. Or cette organisation de matières
et de figures donne naissance à une certaine couleur, mais le pourquoi
m’est complètement inconnu. Il est vrai qu’une fois choisies les
couleurs de base, le développement obéit à ces variations,
à des modulations, à des répétitions, à
des emboîtements qui ont une logique analogue au travail de la forme.
La forme et la couleur se développent en contrepoint l’une de l’autre;
mais ce qui reste mystérieux, c’est le premier choix. La couleur
ou lumière peut être employée avec des variations de
timbre – une couleur presque idéologique (les ciels de Giotto, les
byzantins, Matisse). Elle peut être employée avec une source
de
lumière fixe (Caravage, La Tour). Elle peut être employée
comme lumière diffuse enveloppant les objets établissant
une valeur précise au moyen de la tonalité (Piero della Francesca,
Chardin, Morandi). Il peut y avoir plusieurs sources de lumière
(la peinture vénitienne). Elles peuvent être infinies à
cause de toutes les réfractions possibles (la peinture impressionniste).
Naturellement c’est un schéma très simplifié. Dans
ma peinture je me trouve avoir continuellement des sources de lumière
ambiguës et contradictoires.
Un objet peut être frappé par une source principale de
lumière qui arrive à sa droite; l’objet voisin qui logiquement
devrait être frappé par la même source de lumière
est au contraire éclairé par la gauche. La contradiction
de ces éclairages se multiplie dans le tableau y développant
un contrepoint.
Je dois encore revenir à Cézanne. Chez lui je disais
que la perspective est continuellement suggérée par des lignes
de fuite. Mais ces lignes de fuite n’obéissent pas à la conception
de la perspective traditionnelle, elles vont être altérées
par la logique de la composition. Dans mes tableaux les lignes de fuite
obéissent aussi à la logique de la composition. Mais à
un type de composition très différent de celui de Cézanne,
car ces objets sont transparents et les lignes de fuite peuvent être
aperçues souvent au travers des objets et elles conditionnent même
leurs formes. Ces lignes vont établir un jeu continuel de contradictions
qui correspendent au même jeu de contradictions des sources de lumière.
Mais à propos de couleur il y a un choix aussi au niveau de
la narration. Je ne le considère pas définitif, mais quand
même je l’ai fait il y a plusieurs mois et depuis il n’y a aucun
changement. Dans la scène de la Séductíon,
c’est l’ambiguité entre un bleu et un violet qui graduellement devient
rose dans la Danse. Ce rose, je pense, pourra rendre l’érotisme
de ces mouvements. La présentation de la tête sera investie
par une lumière d’un blanc hallucinant. Dans la scène de
l’ordre de mise à mort de Salomé, la dominante sera un violet
chargé et trouble. Salomé morte sera une lumière noire,
si toutefois on peut parler de lumière noire. Or ce choix n’obéit
à aucune logique. Pourquoi un bleu violet correspond-il à
une séduction? Pourquoi un blanc à une hallucinatíon?
Pourquoi un violet chargé à une mise à mort? Je te
dirai qu’honnêtement je ne sais pas. D’ici à l’aboutissement
du travail, d’autres idées, d’autres problèmes, d’autres
difficultés aussi. Il faudrait également décortiquer
plus encore l’onirisme de ce grand cérémonial
Cesare
29 février 1979
Cher Michel, je reviens au problème de la couleur. Tes propos
concernant “la ligne considérée comme pure, sévère,
froide (Ingres contre Delacroix), la couleur comme lascive, instinctive,
brûlante” me fait penser à Hegel qui place la peinture avec
la musique dans les arts romantiques, en opposition à l’architecture
et la sculpture comme arts classiques. Il parle à propos de l’architecture
de matière lourde et résistante et souligne que la sculpture
avait la même détermination. Dans la peinture il parle de
clair-obscur, des ombres et des lumières et dit même que l’élément
physique qui sert la peinture est la lumière qui rend visible le
monde des objets.
En parlant de lumière en peinture on ne peut s’empêcher
de parler de la texture. Une certaine couleur donnée prend une valeur
différente suivant sa texture. C’est pour cela que le même
problème d’emboîtements de contrepoints qui sont dans ma peinture
doit se retrouver dans la texture. Au premier abord le spectateur qui regarde
le tableau ne pensera jamais à leur matière. Au contraire,
je crois que mon travail donne beaucoup d’importance aux différentes
épaisseurs. La différence entre un centième de millimètre
et un dixième de millimètre est aussi importante qu’entre
un millimètre et un centimètre. C’est en général
dans les ombres, dans les transparences que ma matière est moins
épaisse; dans les points mats clairs, où il y a une accentuation
de lumière, il y a une épaisseur. D’ailleurs j’ai remarqué
que cette démarche devient admirable de perfection chez Vermeer,
je pense surtout à la Vue de Delft et à la Dentellière.
Naturellement dans mes tableaux cette conduite obéit à des
lois bien différentes. C’est souvent dans les microstructures pyramidales
que les points plus épais et lumineux apparaissent au faîte
du sommet, ailleurs ces points servent à rompre la monotonie des
autres signes et créent une vibration. Il y a aussi une différence
d’épaisseur, moins évidente mais tout aussi importante, entre
poser des couches de couleur transparente et poser des frottis mats qui
eux sont légèrement plus épais.
Je t’ai déjà écrit au sujet de la contradiction
des sources de lumière qui vont de pair avec la contradiction des
lignes de la perspective. Or la même contradiction se retrouvera
dans les différentes textures. Le fantastique doit se trouver non
seulement au niveau de l’image, mais surtout au niveau du langage. L’opération
de la rencontre du parapluie et du fer à repasser sur la table de
dissection, je la mène au niveau du signe linquistique. C’est pour
cela que l’image la plus simple peut trouver son aspect le plus fantastique.
Et c’est à travers toute cette conduite que l’histoire de Salomé
apparaîtra comme un grand rêve onirique.
Cesare
Nice, le 2 avril 1979
Mon cher Cesare, je vois que ta lettre est datée du 27 janvier.
Elle ne m’est arrivée que fin février après celle
que Claire m’a envoyée. Le courrier est extrêmement irrégulier
en ce moment, il y a eu les grèves surprises tout l’hiver. Je n’en
suis pas moins bien en retard. Le trimestre a été comme à
l’habitude très chargé, surtout vers la fin : avec les examens,
il y a toujours là pour moi un moment très dur. Je commence
seulement à reprendre mes esprits.
Trois points me frappent spécialement dans tes lettres :
l° Le problème du symbolisme de la couleur. Tu me donnes
les codes suivants :
16 septembre 85
Cher Michel, Salomé est terminée. Naturellement je continuerai
à donner des touches de temps en temps, par ci et par là,
question perfectionnements, exaltation ou atténuation des points
lumineux, enrichissement dans les modulations, dans les passages de lumière.
D’ailleurs, comme disait Picasso, un tableau est terminé quand on
le vend. Mais enfin, le 27 tu le verras.
Dans ma mémoire je croyais t’avoir écrit certaines choses;
en relisant les lettres j’ai constaté que ce n’était pas
le cas, probablement je te les avais dites de vive voix ou seulement pensées.
Par exemple j’avais conçu le déroulement de l’histoire d’une
façon tout à fait aristotélicienne : unité
de lieu et de temps, introduction, développement, climax et catharsis.
Le climax, je l’ai placé au moment de la présentation de
la tête, où la lumière d’une blancheur aveuglante investit
le personnage par derrière; la catharsis cela va de soi : Salomé
morte. Or depuis longtemps et surtout maintenant le travail terminé,
je me suis rendu compte que cette idée n’était pas valable
et même en contradiction avec la conception de ce travail.
L’unité de temps et d’espace, dans la peinture cela va de soi. Mais
le déroulement du temps naturel en littérature aussi bien
qu’en musique, est un problème bien différent dans la peinture.
Un tableau, même composé avec plusieurs points focaux, présentera
d’abord au spectateur une image globale. Des spectateurs différents,
quand ils voudront approfondir leur compréhension (prendre
avec, s’emparer de quelque chose) commenceront à choisir des parcours
qui seront bien différents les uns des autres et ce sera à
eux d’établir le développement, le climax. D’autre part,
beaucoup de musiciens, d’écrivains (toi naturellement) choisissent
des parcours où le déroulement du temps bouleverse toutes
les conceptions traditionnelles de Bach et les modalítés
des flamands pour arriver à la sérialité.
Webern dans ses conférences Chemins de la nouvelle musique
cite Goethe : “Ces hautes oeuvres d’art sont en même temps les plus
hautes oeuvres de la Nature, créées par des hommes suivant
des lois vraies et naturelles. Tout l’arbitraire, l’imaginaire s’effondre
: là est la nécessité, là est Dieu... Des oeuvres
de la Nature créées par des hommes”.
Je ne crois pas que le but de l’art soit l’esthétique, mais
bien cette fondamentale idée de nécessité.
Dans l’application des lois que je me suis imposées, il y a eu beaucoup
d’écarts, je dirais mieux, d’introductions du hasard, sûrement
un enrichissement nécessaire. C’était là peut-être
la main de Dieu.
Je me rends compte que je deviens mystique, mais depuis Einstein on
remarque cette tendance surtout chez les grands savants scientifiques.
Enfin Salomé est terminée. Ou disons, à peu près.
Maintenant il faut que je commence à étudier le nouveau sujet
auquel je pense depuis quelques années; une véritable folie
: Job.
J’ai hâte de te revoir le 27. Je t’embrasse.
Ton Cesare