Correspondance Michel Butor – Cesare Peverelli

(On peut lire cette correspondance grâce à l'amabilité de Flaminio Gualdoni.
Elle a été revue par Michel Butor lui-même)

    Edito in Peverelli. Salomé (1977-1988), a cura di P. Comte, catalogo, Musée des Beaux-Arts, Pau, settembre – ottobre 1996. E’ per molti versi l’opera che Peverelli avverte come definitiva : in essa egli riversa i decenni di riflessioni e di esperienze sia tecnica, sia soprattutto intellettuali. Gli sono compagni di strada sia M. Butor, con il quale intrattiene un sodalizio che li porta a numerose iniziative a quattro mani, sia F. C. St. Aubyn, il quale già nel 1980 pubblica Cesare Peverelli’s “Salomé”, con un taccuino di disegni dell’artista datato 1978,  in The Malahat Review.
 

Paris le 27 novembre 78
Cher Michel, je t’envoie la copie de la lettre à Saint-Aubyn pour ne pas me répéter. Cette lettre se termine par mon espoir de pouvoir achever le grand tableau en octobre. Naturellement octobre est passé : comme tu le vois je me faisais des illusions.
Le problème très difficile, pour lequel je dois faire d’autres dessins et d’autres tableaux, c’est la mise au point des microstructures, je veux dire d’un système de signes qui puissent correspondre réellement à la grande composition générale. Il me faut acquérir une maîtrise telle que quand j’y serais arrivé, je pourrais alors exécuter le tableau sans effort et sans donner une vision mécanique du travail.
L’autre grand problème, c’est l’unité de la surface du tableau. Cézanne l’obtenait en donnant au ciel la même solidité qu’à la terre. Il y arrivait, non seulement à travers la matité de la matière, mais aussi en altérant les lignes de fuite et les contours des objets. Moi je cherche à résoudre les mêmes problèmes, l’unité de la surface, en donnant aux personnages la même transparence qu’au ciel et en altérant les lignes de fuite d’une façon ambiguë et contradictoire. Je trouve aussi que cela accentue le côté onirique.
En parlant avec Donatoni à propos de sa musique qui part d’un “matériel et le développe avec logique”, je lui demandais comment il posait le même problème à propos de la “couleur”. Sa réponse fut que dans le développement de la “couleur” au fond il n’y a pas de logique, que c’était arbitraire ou plutôt instinctif. Je me rends compte d’une différence d’épaisseur, moins évidente mais tout aussi importante, entre poser des couches de couleur transparente et poser des frottis mats qui eux sont légèrement plus épais.
Je t’ai déjà écrit au sujet de la contradiction des sources de lumière qui vont de pair avec la contradiction des lignes de la perspective. Or la même contradiction se retrouvera dans les différentes textures. Le fantastique doit se trouver non seulement au níveau de l’image, mais surtout au niveau du langage. L’opération de la rencontre du parapluie et du fer à repasser sur la table de dissection, je la mène au niveau du signe linguistique. C’est pour cela que l’image la plus simple peut trouver son aspect le plus fantastique. Et c’est à travers toute cette conduite que l’histoire de Salomé apparaîtra comme un grand rêve onirique.
Cesare

M. F.C. Saint-Aubyn
Cher Monsieur, Jennifer Waelti Walters et Michel Butor m’ont parlé de votre grand travail sur Salomé et m’ont demandé de vous envoyer la documentation sur le mien. Je vous envoie donc les tous premiers documents et je serais heureux que cela puisse vous intéresser.
Je vous envoie quatorze slides, vous trouverez la liste à part. Ce sont les documents du travail préparatoire. Et je vous donne un commentaire.
Le grand tableau sur toile – d’une dimension de 300 x 500 sera peint à l’acrylique. Il comportera toute l’histoire de Salomé. Il y aura les thèmes que vous avez sur les slides, plus un que je n’ai pas encore fait : Salomé embrassant la tête de Saint Jean-Baptiste.
Comme référence à l’histoire, c’est basé sur Oscar Wilde et Richard Strauss. Mais mon style ne sera ni le côté décadent d’Oscar Wilde, ni le côté expressionniste de Richard Strauss. Le travail est en train de se faire, les idées sont claires jusqu’à un certain point. Je pense qu’il y aura un côté onirique : le mythe revécu à travers le rêve. La scène se présentera comme un rituel, un rituel religieux et sacrilège en même temps.
Les divers moments de l’histoire ne seront pas indépendants, mais intégrés dans une grande composition unique. Une cellule (microstructure) se répètera en se transformant au fur et à mesure pour donner naissance aux personnages, aux compositions qui formeront des moments de l’événement et à la composition générale qui donnera naissance à la grande forme. La couleur aussi obéira à une nécessité atmosphérique et psychologique de l’histoire. Il y aura une alternance de mouvements statiques et de mouvements dynamiques jusqu’au tourbillon, une alternance où j’espère intégrer logiquement du Classicisme au Baroque.
La grande forme évitera d’avoir un centre. Il y aura un centre idéal qui sera la liaison logique, l’intégration de plusieurs centres : disons comme la naissance d’une ville comme Paris, qui est né de plusieurs villages, chacun avec son centre qui se sont réunis et ont donné naissance à une ville unique.
Tout cela donnera (je l’espère) un sens de la durée que je crois, perdu dans presque toute la peinture contemporaine. Pour comprendre le tableau l’oeil du spectateur sera obligé de parcourir des itinéraires.
Bientôt vous arriveront les études du travail d’ensemble. Je me suis obligé à me donner la date de fin octobre pour terminer le tableau. J’espère pouvoir tenir mon pari. Si vous me répondez pour me donner votre impression et même éventuellement des suggestions, je vous en serais très reconnaíssant.
Je vous prie de croire, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
Cesare Peverelli

Nice, le 10 janvier 1979
Mon cher Cesare, pardonne-moi d’avoir mis si longtemps à répondre à ta lettre du 27 novembre. Le trimestre dernier a été particulièrement bousculé, et j’ai été plongé tous ces jours-ci dans les Sonates pour piano de Beethoven afin de rédiger ma présentation pour France-Musique le 3 février. Mon édition des oeuvres d’Oscar Wilde est malheureusement à Genève, et je n’ai pu relire sa Salomé, où j’aurais voulu poursuivre le problème du meurtre de la jeune fille. Je me suis seulement replongé dans les Evangiles et Flaubert. Mais ce n’est point des sources littéraires et des transformations qu’elles subissent dans ton travail que je voudrais te parler cette fois-ci. Nous y reviendrons sans doute. Ce qui me frappe d’abord, c’est le caractère narratif qui apparait d’abord dans la présentation du même personnage plusieurs fois, comme on la trouve aujourd’hui avant tout dans les pages de la bande dessinée, mais qui est une structure extrêmement frequente dans l’art ancien depuis les bas-reliefs ou peintures de l’Egypte pharaonique jusqu’aux tapisseries médiévales. Dans la bande dessinée habituelle, ou dans la plupart des parois des temples de la vallée du Nil, chaque moment est soigneusement isolé des autres par un cadre, et l’on peut retrouver quelque chose de cela dans les verticales claires qui rythment le haut de la composition de gauche à droite, mais aussi bien dans certaines bandes dessinées que dans certaines peintures de tombeaux, le cadre se rompt jusqu’à disparaître parfois complètement pour montrer différents moments qui s’enchaînent à l’intérieur de la même frise, comme les peintures de Beni Hassan aussi souvent mentionnées que mal connues, ou du même paysage, comme dans de nombreuses tapisseries où la distinction des scènes aussi bien que leur enchainement est assuré par le texte qui court. Ce texte clarificateur et animateur à la fois peut fort bien se trouver en dehors de l’oeuvre proprement dite. C’est ce qui se passe dans l’admirable suite de Botticelli et son atelier dispersée entre le musée du Prado et une collection américaine, qui illustre la nouvelle de Boccace sur Nastagio degli Onesti, et à laquelle tes études sur Salomé m’ont immédiatement fait penser, histoire remarquable par son caractère cyclique, quasi roussellienne, dans laquelle un cavalier d’antan revient régulièrement assassiner dans la même forêt une femme nue, pour laquelle il s’était suicidé, malédiction qui sera levée lors d’un banquet organisé pour une apparition décisive qui amènera la fille de Paolo Traversari à accorder sa main à Nastagio degli Onesti qu’elle méprisait autrefois. Mais le passage du temps s’exprime aussi chez toi par la transformation progressive des figures, ce qui fait évidemment penser aux futuristes ita1iens et à un artiste dont il m’amuse d’écrire le nom ici (car je sais bien que tu t’es beaucoup méfié de certains aspects de sa personnalité), aussi différent de toi que possible stylistiquement mais avec lequel non seulement cette oeuvre, mais déjà bien d’autres montrent que tu as une profonde parenté spirituelle, Marcel Duchamp. Chez toi aussi le nu, de plus en plus nu, descend le temps, et il te serait facile de présenter, puisque tu as tant médité sur le Radeau de la Méduse d’autres oeuvres anciennes, le nu offert à quoi aboutit la Danse. Le corps gisant de Salomé percé des lances des soldats et de nouveau recouvert de ses voiles, transformé en chrysalide ou nymphe au sens entomologique, peut être comparé à certains passages du Grand Verre. Mais où la différence intervient, et ce qui fait la nouveauté de ce tableau à l’intérieur même de ton oeuvre, c’est que non seulement les figures sont présentes par attitudes successives, mais que les différentes figures, même quand elles se détachent très nettement (Hérode en ses trois phases : intrigué, médusé, meurtrier; Salomé en ses cinq : séductrice, dansante, recevant la tête coupée, condamnée, morte) se présentent comme les transformations d’autres figures, ainsi Hérode est comme la coagulation de sa cour, Salomé de ses soeurs ou servantes, de sa famille où s’isole un instant sa mère, le soldat qui présente la tête coupée de toute cette colonne qui attend à gauche, que l’on sent partout présente derrière, et qui se déploiera pour tuer la jeune fille, mais aussi comme des transformations les unes des autres. Un mouvement continu lie la cour aux soldats, les hommes aux femmes, les bourreaux aux victimes, les morts aux vivants. Et c’est pourquoi il faut que le cadavre ait cette forme de nymphe ou chrysalide, phase dans une métamorphose, car c’est de sa fermentation que naitront les exquis mouvements de la danse; et c’est pourquoi il est inutile de voir nettement Jean-Baptiste dans sa fosse derrière les gardes, car c’est la noirceur de ses peaux de bêtes qui suinte en quelque sorte de tout le tableau, c’est elle qui fait les soldats si sombres, et dès qu’il l’a fait trancher, Hérode s’aperçoit horrifié que la tête du précurseur est sa propre tête. Ainsi chaque scène est non seulement la suite ou la conséquence des scènes précédentes, mais elle est celles-ci transformées, renversées, démasquées. C’est une substance narrative avec ses noeuds, ses points de rebroussement et de crise. Il faut donc que chaque détail puisse en quelque sorte réfléchir cet ensemble de cycles tournant les uns dans les autres, à la fois rouage et goutte d’huile, mais cela ne suffit pas, il faut qu’il le réfléchisse en apportant chaque fois un point de vue nouveau, la moindre touche étant idéogramme et texte se cherchant. Cela me rappelle un passage d’une conversation que j’avais en 1962 avec notre cher Bernard Saby à propos de ses propres tableaux, dont certains ont avec les tiens, malgré une figuration encore tout autre, une affiníté fraternelle, et qui s’est retrouvée avec de nombreuses transformations dans un des rêves de Troisième Dessous, à l’enseigne de la symbiose : “Ce qu’il y avait d’extraordinaire dans les premiers lichens que l’on a vus de toi, et en particulier celui-ci, (ici se cache un tableau de 1952 intitulé Variation), c’était le soin méticuleux avec lequel ils étaient élevés. On s’approchait, on découvrait toujours de nouveaux détails. Les cellules directrices, tu les réduisais de plus en plus, on en trouvait toujours une plus petite dans un autre coin, presque jusqu’à la limite de la vision comme dans une miniature persane, en particulier dans les petites préparations très fouillées que tu faisais alors. – C’est que je cherchais à établir des échanges non seulement entre l’avant et l’arrière, la figure et le fond, le creux et le plein, mais aussi entre la forme et la matière; car ce qu’on appelle les matières en lichénologie est toujours constitué d’organisations de microformes, de formes beaucoup plus petites que celles qui vont se détacher. Ainsi les matières qui apparaissent dans une telle espèce et pour ainsi dire déduites des formes organisatrices; dans d’autres ce sera plutôt le mouvement inverse”. Et c’est ici qu’apparaît le problème de la couleur. Dans ta conversation avec Donatoni, je me demande un peu quel sens il donnait au mot couleur, mais il est certain que celle-ci en occident, en opposition à la ligne, considérée comme pure, sévère, froide (Ingres contre Delacroix), est toujours apparue comme lascive, instinctive, brillante. Mais, je laisse la parole au Bernard de mon rêve : “L’idéal serait pour moi d’introduire une continuité absolument d’un bout à l’autre de l’univers lichénologique, et par conséquent de mettre en relation étroite les couleurs et les cellules. Cela se traduit par le fait que les couleurs sont toujours utilisées dans leurs propriétés contrastantes ou spatiales. C’est la cellule qui nait qui impose telle couleur pour apparaître; c’est la couleur choisie qui va provoquer telles organisations de matières et de figures”. Le mouvement de la machine intérieure au tableau est relié au mouvement du monde par une courroie de transmission où le texte du “mythe” sous toutes ses forrnes (Bible, Flaubert, Mallarmé, Wilde...) joue évidemment un rôle de premier plan, mais comme ce texte est déjà connu, c’est plutôt lui qui entraine le tableau, et pour que celui-ci accomplisse pleinement sa fonction de moteur (faisant bouger non seulement les textes autrement, mais la réalité plus vite), il faut qu’il en émane une lumière nouvelle, et la couleur est essentielle dans cette affaire. Le noir et blanc serait comme une marque de soumission complète au texte antérieur, et il y aurait une certaine tentation à ajouter au noir et blanc un peu de couleur pour signaler le problème, alors qu’il faut partir de la couleur du monde alentour pour le distiller de telle sorte que le noir et blanc apparaisse comme la concentration ultime, le point de fuite, l’axe d’où tout peut se renverser. Tu t’es lancé là dans une immense entreprise et il ne m’étonne pas qu’il te faille du temps. Je ferai un saut à Paris le dernier week-end de janvier (autour du 28) et si tu es là je viendrai voir où tu en es.
Mille amitiés. A bientôt. Ton
Michel Butor

Le 27 janvier 79
Cher Michel, tu t’es bien amusé à me trouver des parentés spirituelles avec Marcel Duchamp, connaissant toute la défiance que je porte à sa démarche. Bien sûr, le Nu descendant un Escalier est un tableau important. Dans ce tableau le mouvement futuriste est décanté de toutes les naïvetés naturalistes futuristes, le dynamisme du mouvement vient à être intériorisé et acquiert une dimension métaphysique. C’est de Marcel Duchamp qui dessine des moustaches sur la reproduction de la Joconde, qui fait des jeux de mots (L.H.O.O.Q.), c’est de ce Duchamp, que je considère être au niveau de blague de collégien, que je me méfie. Je pense que l’humour dans l’art a bien droit de cité, mais il faut qu’il soit véritable. Proclamer la mort de l’art avec ces moyens me paraît trop élémentaire. D’ailleurs je ne crois pas à la mort de l’art, je n’aime pas les fossoyeurs. Si on veut tenir pour valable l’hégélianisme, il faut en tirer toutes les conséquences : considérer seulement la philosophie et se priver de tout le reste. Je crois que tout le monde est revenu là-dessus, mais c’est bien commode de se servir de Hegel seulement pour proclamer la mort de l’art. Je préfère me référer à Marx qui dit : “La difficulté n’est pas de comprendre que l’art et l’épos des Grecs sont liés à certaines formes de développement social, mais au contraire la difficulté est qu’ils nous procurent encore un plaisir artistique et sous un certain aspect il vaut comme norme et modèle inaccessible”. Cette phrase devrait faire réfléchir.
Pour revenir à mon tableau, c’est bien vrai que dans toutes les parties dynamiques, surtout la Danse, on pourra trouver des références aux futuristes et à Duchamp. On pourra aussi en trouver d’autres : dans la Danse on pourra penser à un certain baroque tiepolesque. Mon but n’est pas de trouver une “originalité”. Je travaille à partir des langages acquis et si dans le “faire” j’arrivais à apporter ma contribution de connaissances, je serais bien satisfait. Plutôt qu’un artiste démiurge (à la Beethoven) je vise à être un artisan qui travaille jour après jour à connaître le plus possible (comme Haydn). C’est exactement avec ce travail, basé sur la reméditation de toute l’avant-garde historique, non seulement en peinture mais aussi en musique et en littérature (la tienne m’a beaucoup servi), que je suis arrivé à concevoir le développement d’un tableau à partir d’une cellule.
J’ai déjà parlé dans l’autre lettre de Cézanne, mais je voudrais reprendre le discours pour mieux le développer. Il me semble que Cézanne structure la surface avec un système de touches qui sont de véritables cellules; ainsi chaque point du tableau acquiert le même poids, qu’il représente le ciel, la terre ou n’importe quel autre objet. Mais sa peinture n’est pas réduite à la seule bidimensionnalité, car les lignes de fuite existent et les volumes en viennent même à être exaltés. Je dirai que Cézanne concilie non seulement Poussin avec la nature, mais aussi Byzance avec la perspective. C’est à propos du travail à partir de la cellule que tu remarques mes affinités avec Bernard Saby. Je suis tout à fait d’accord. Son travail s’est basé exactement sur des cellules de micro-organismes qui lui rappelaient ses recherches sur les lichens et comme tu dis : “il cherchait à établir des échanges non seulement entre l’avant et l’arrière, la figure et le fond, le creux et le plein, mais aussi entre la forme et la matière”. J’ai depuis quinze ans, d’une façon moins systématique, la même démarche. Mais je crois que maintenant seulement cette entreprise devient consciente et plus organisée. C’est mon intérêt pour les formes musicales qui m’y a amené. D’ailleurs en repensant à Saby, je me demande si d’avoir composé dans sa jeunesse ne l’aurait pas amené, tout autant que la lichénologie, à cette conception. Et également si certaines couleurs étrangement stridentes chez lui n’étaient pas une recherche pour transposer la dissonance musicale en peinture. Dans la conversation avec Donatoni c’est évident que le mot couleur était l’équivalent du timbre. Tu me dis à propos de la couleur : “C’est la couleur choisie qui va provoquer telles organisations de matières et de figures”. On pourrait dire aussi, qui va provoquer telle couleur. Mais je te dirai que quand je choisis une certaine suite de cellules, les variations et toutes les organisations conséquentes se développent avec un raisonnement qui se veut logíque, même si à l’intérieur je prends beaucoup de libertés. Or cette organisation de matières et de figures donne naissance à une certaine couleur, mais le pourquoi m’est complètement inconnu. Il est vrai qu’une fois choisies les couleurs de base, le développement obéit à ces variations, à des modulations, à des répétitions, à des emboîtements qui ont une logique analogue au travail de la forme. La forme et la couleur se développent en contrepoint l’une de l’autre; mais ce qui reste mystérieux, c’est le premier choix.  La couleur ou lumière peut être employée avec des variations de timbre – une couleur presque idéologique (les ciels de Giotto, les byzantins, Matisse). Elle peut être employée avec une source de lumière fixe (Caravage, La Tour).  Elle peut être employée comme lumière diffuse enveloppant les objets établissant une valeur précise au moyen de la tonalité (Piero della Francesca, Chardin, Morandi). Il peut y avoir plusieurs sources de lumière (la peinture vénitienne). Elles peuvent être infinies à cause de toutes les réfractions possibles (la peinture impressionniste). Naturellement c’est un schéma très simplifié. Dans ma peinture je me trouve avoir continuellement des sources de lumière ambiguës et contradictoires.
Un objet peut être frappé par une source principale de lumière qui arrive à sa droite; l’objet voisin qui logiquement devrait être frappé par la même source de lumière est au contraire éclairé par la gauche. La contradiction de ces éclairages se multiplie dans le tableau y développant un contrepoint.
Je dois encore revenir à Cézanne. Chez lui je disais que la perspective est continuellement suggérée par des lignes de fuite. Mais ces lignes de fuite n’obéissent pas à la conception de la perspective traditionnelle, elles vont être altérées par la logique de la composition. Dans mes tableaux les lignes de fuite obéissent aussi à la logique de la composition. Mais à un type de composition très différent de celui de Cézanne, car ces objets sont transparents et les lignes de fuite peuvent être aperçues souvent au travers des objets et elles conditionnent même leurs formes. Ces lignes vont établir un jeu continuel de contradictions qui correspendent au même jeu de contradictions des sources de lumière.
Mais à propos de couleur il y a un choix aussi au niveau de la narration. Je ne le considère pas définitif, mais quand même je l’ai fait il y a plusieurs mois et depuis il n’y a aucun changement. Dans la scène de la Séductíon, c’est l’ambiguité entre un bleu et un violet qui graduellement devient rose dans la Danse. Ce rose, je pense, pourra rendre l’érotisme de ces mouvements. La présentation de la tête sera investie par une lumière d’un blanc hallucinant. Dans la scène de l’ordre de mise à mort de Salomé, la dominante sera un violet chargé et trouble. Salomé morte sera une lumière noire, si toutefois on peut parler de lumière noire. Or ce choix n’obéit à aucune logique. Pourquoi un bleu violet correspond-il à une séduction? Pourquoi un blanc à une hallucinatíon? Pourquoi un violet chargé à une mise à mort? Je te dirai qu’honnêtement je ne sais pas. D’ici à l’aboutissement du travail, d’autres idées, d’autres problèmes, d’autres difficultés aussi. Il faudrait également décortiquer plus encore l’onirisme de ce grand cérémonial
Cesare

29 février 1979
Cher Michel, je reviens au problème de la couleur. Tes propos concernant “la ligne considérée comme pure, sévère, froide (Ingres contre Delacroix), la couleur comme lascive, instinctive, brûlante” me fait penser à Hegel qui place la peinture avec la musique dans les arts romantiques, en opposition à l’architecture et la sculpture comme arts classiques. Il parle à propos de l’architecture de matière lourde et résistante et souligne que la sculpture avait la même détermination. Dans la peinture il parle de clair-obscur, des ombres et des lumières et dit même que l’élément physique qui sert la peinture est la lumière qui rend visible le monde des objets.
En parlant de lumière en peinture on ne peut s’empêcher de parler de la texture. Une certaine couleur donnée prend une valeur différente suivant sa texture. C’est pour cela que le même problème d’emboîtements de contrepoints qui sont dans ma peinture doit se retrouver dans la texture. Au premier abord le spectateur qui regarde le tableau ne pensera jamais à leur matière. Au contraire, je crois que mon travail donne beaucoup d’importance aux différentes épaisseurs. La différence entre un centième de millimètre et un dixième de millimètre est aussi importante qu’entre un millimètre et un centimètre. C’est en général dans les ombres, dans les transparences que ma matière est moins épaisse; dans les points mats clairs, où il y a une accentuation de lumière, il y a une épaisseur. D’ailleurs j’ai remarqué que cette démarche devient admirable de perfection chez Vermeer, je pense surtout à la Vue de Delft et à la Dentellière. Naturellement dans mes tableaux cette conduite obéit à des lois bien différentes. C’est souvent dans les microstructures pyramidales que les points plus épais et lumineux apparaissent au faîte du sommet, ailleurs ces points servent à rompre la monotonie des autres signes et créent une vibration. Il y a aussi une différence d’épaisseur, moins évidente mais tout aussi importante, entre poser des couches de couleur transparente et poser des frottis mats qui eux sont légèrement plus épais.
Je t’ai déjà écrit au sujet de la contradiction des sources de lumière qui vont de pair avec la contradiction des lignes de la perspective. Or la même contradiction se retrouvera dans les différentes textures. Le fantastique doit se trouver non seulement au niveau de l’image, mais surtout au niveau du langage. L’opération de la rencontre du parapluie et du fer à repasser sur la table de dissection, je la mène au niveau du signe linquistique. C’est pour cela que l’image la plus simple peut trouver son aspect le plus fantastique. Et c’est à travers toute cette conduite que l’histoire de Salomé apparaîtra comme un grand rêve onirique.
Cesare

Nice, le 2 avril 1979
Mon cher Cesare, je vois que ta lettre est datée du 27 janvier. Elle ne m’est arrivée que fin février après celle que Claire m’a envoyée. Le courrier est extrêmement irrégulier en ce moment, il y a eu les grèves surprises tout l’hiver. Je n’en suis pas moins bien en retard. Le trimestre a été comme à l’habitude très chargé, surtout vers la fin : avec les examens, il y a toujours là pour moi un moment très dur. Je commence seulement à reprendre mes esprits.
Trois points me frappent spécialement dans tes lettres :
l° Le problème du symbolisme de la couleur. Tu me donnes les codes suivants :

Scène de la séduction : bleu violet
Danse érotique : rose
Mise à mort : violet chargé
Cadavre de Salomé : lumière noire.
Et tu me dis que tu ne sais pas pourquoi. L’essentiel c’est que cela s’impose à toi et que cela pourra s’imposer à autrui. Tu me dis aussi que ce choix n’obéit à aucune logique. Cette fois je suis sûr du contraire. Si cela s’impose si fort, c’est qu’il y a là une logique. Tu es seulement incapable de l’expliciter autrement que par ton tableau, mais les discours des autres peu à peu pourront l’éclaircir. Cette logique, en gros, fonctionne à trois niveaux. Il y a d’abord le symbolisme général qu’ont les couleurs dans notre société; il s’agit là de relations d’une extrême complexité dont toutes les élucidations restent incomplètes. Mais, par exemple, si je consulte Littré je vois qu’il définit le rouge : qui est de la couleur du feu, du sang; le bleu : qui est de la couleur du ciel sans nuages; le blanc : qui est de la couleur du lait; le jaune : qui est de la couleur d’or, de citron, de safran; vert : qui est de la couleur de l’herbe et des feuilles des arbres. Tu vois, quel jeu de tarots! La liaison du noir au cadavre s’exprime chez nous dans le deuil. Le violet est très généralement ressenti comme une couleur trouble à la fois érotique et funèbre, à cause entre autres du mot viol qui y est inclus. L’érotisme de la rose fonctionne à plein dans le célèbre roman. Le blanc de l’hallucination trouve ses racines dans les fantômes, les nuits blanches. Tu vois qu’il ne serait pas difficile de trouver des liaisons entre ton symbolisme et une sémantique très répandue, très active. D’autre part, ton existence personnelle, tes aventures ont fait que certaines couleurs ont pris pour toi une signification particulière. A l’intérieur du symbolisme général tu privilégies ou même déplaces certaines liaisons. Ce qui fait que tu es un artiste, et un peintre en particulier, c’est que certaines circonstances, certaines particularités t’ont rendu sensible à des symbolismes chromatiques en train de se transformer, donc que ton langage chromatique est en avance sur celui de la plupart des gens. Il faudrait alors étudier la couleur dans toute ton oeuvre et ses relations avec les différents sujets.  Par une sorte de psychanalyse on pourrait alors comprendre à partir de quelle scène telle couleur ou accord de couleurs s’est mise à signifier pour toi spécialement ceci ou cela.
Le troisième niveau est celui du tableau lui-même. Etant donné le langage chromatique qui fonctionne déjà dans tes oeuvres, celle-ci fait elle-même un choix, et du fait que telle ou telle région s’impose pour toi comme violette ou blanche, telle autre ne peut pas avoir la même dominante, doit constituer un intermédiaire ou un contraste. Il va de soi que le tableau ne te semble convenablement fonctionner que dans la mesure où ces liaisons nouvelles t’apparaissent en accord avec un changement général du langage, c’est-à-dire où elles dévoilent des points particulièrement sensibles de notre société, dans la mesure donc où ta peinture travaille comme instrument d’exploration et transformation. Non seulement il est normal que tu ne puisses pas tout expliciter dans ces fonctionnements, tous tes discours servant à te mener jusqu’à un point où la peinture les dépasse, mais cette difficulté, ce sentiment de nécessité muette est l’indice de la résistance d’une censure démasquée, débusquée.
2° Le problème des épaisseurs. La différence entre un centième de millimètre et un dixième de millimètre est aussi importante que celle entre un millimètre et un centimètre. Certes, mais elle n’est pas du tout perçue de la même façon. Dans un cas n’importe qui, même tout à fait ignorant de la technique picturale, voit qu’il y a différence d’épaisseur; dans l’autre on éprouve des phénomènes optiques, et lorsqu’on est au courant, on est capable de les interpréter comme différences d’épaisseur. Et dans la perception même du spécialiste il y a ces deux pôles, son interprétation va de l’un à l’autre, il oscille entre deux réglages de son objectíf. Il y a un seuil à partir duquel les différences d’épaisseur ne sont plus perçues directement comme telles; elles sont en quelque sorte absorbées dans le plan dominant. C’est lorsque nous avons le sentiment de franchir un tel seuil, et de le franchir en permanence, pas une fois pour toutes, que s’impose l’impression de “magie”. Le jeu fondamental des épaisseurs au-delà du seuil directement perceptible installe un domaine fantastique ou mythique à l’intérieur duquel notre monde se réfléchit.
3° Le problème du rituel : ce terme que tu emploies pour désigner et ton tableau et son sujet. L’histoire de Salomé telle qu’elle est racontée dans le Nouveau Testament ne peut pas être considérée comme un rituel. Par contre lorsque Flaubert, ou Wilde, ou Gustave Moreau la répètent, ils se trouvent dans un rituel.  On voit très bien chez eux comment la littérature ou la peinture ne sont plus seulement liées à des cérémonies, mais deviennent la cérémonie elle-même, ou son coeur. Lorsque tu peins ton tableau, tu célèbres un “rituel” non institutionnalisé, non codifié, un rituel qui se cherche, tu veux “répéter” quelque chose qui se dérobe et dont le texte biblique lui-même ne te semble donner qu’une traduction déformée. C’est pourquoi il faut que cela soit si long, donc que la toile soit si grande, qu’il y ait tant d’esquisses et de répliques de détails. Mais, en plus, à cause de la façon dont tu traites le récit répété, tu y inclus la répétition (comme d’ailleurs Flaubert ou Wilde à cause de certaines figures de style).  Tu répètes dans ton rituel un récit que tu interprètes comme étant déjà un rituel, c’est-à-dire une répétition indéfinie : les personnages se dédoublent, se multiplient.  Pourtant ton récit n’est pas exactement circulaire. Rien ne fait penser sur le tableau du cadavre-chrysalide à l’apparition de la jeune fille. Ce “retour” se passe en dehors, à l’envers. Ce que celui-ci nous montre ce sont des Salomé toujours nouvelles qui vont chaque fois séduire de nouveaux Hérode, qui vont chaque fois décapiter des Jean-Baptiste, puis faire périr ces Salomé. L’histoire coule ainsi des coins supérieurs jusqu’au centre inférieur. Et cette histoire est déjà un rituel à la mesure où la Salomé n+I sait ce qui est arrivé à la Salomé qui rêvait ce qui était arrivé à la Salomé n-I. Chacun exécute la partition avec quelques variantes qui loin d’en compromettre la marche en éclaircissent les articulations. Tous sauf un personnage, Hérodiade, ou les Hérodiade. Elle est chaque fois stupéfaite. Elle n’a rien appris, elle n’apprendra pas. Il existe à l’intérieur de cette science un lieu d’ignorance irrémédiable. La science coule ainsi à travers le tableau jusqu’à notre ignorance. Sans arrêt. A bientôt. Mille amitiés. Ton
Michel Butor

16 septembre 85
Cher Michel, Salomé est terminée. Naturellement je continuerai à donner des touches de temps en temps, par ci et par là, question perfectionnements, exaltation ou atténuation des points lumineux, enrichissement dans les modulations, dans les passages de lumière. D’ailleurs, comme disait Picasso, un tableau est terminé quand on le vend. Mais enfin, le 27 tu le verras.
Dans ma mémoire je croyais t’avoir écrit certaines choses; en relisant les lettres j’ai constaté que ce n’était pas le cas, probablement je te les avais dites de vive voix ou seulement pensées. Par exemple j’avais conçu le déroulement de l’histoire d’une façon tout à fait aristotélicienne : unité de lieu et de temps, introduction, développement, climax et catharsis. Le climax, je l’ai placé au moment de la présentation de la tête, où la lumière d’une blancheur aveuglante investit le personnage par derrière; la catharsis cela va de soi : Salomé morte. Or depuis longtemps et surtout maintenant le travail terminé, je me suis rendu compte que cette idée n’était pas valable et même en contradiction avec la conception de ce travail. L’unité de temps et d’espace, dans la peinture cela va de soi. Mais le déroulement du temps naturel en littérature aussi bien qu’en musique, est un problème bien différent dans la peinture. Un tableau, même composé avec plusieurs points focaux, présentera d’abord au spectateur une image globale. Des spectateurs différents, quand ils voudront approfondir leur compréhension (prendre avec, s’emparer de quelque chose) commenceront à choisir des parcours qui seront bien différents les uns des autres et ce sera à eux d’établir le développement, le climax. D’autre part, beaucoup de musiciens, d’écrivains (toi naturellement) choisissent des parcours où le déroulement du temps bouleverse toutes les conceptions traditionnelles de Bach et les modalítés des flamands pour arriver à la sérialité.
Webern dans ses conférences Chemins de la nouvelle musique cite Goethe : “Ces hautes oeuvres d’art sont en même temps les plus hautes oeuvres de la Nature, créées par des hommes suivant des lois vraies et naturelles. Tout l’arbitraire, l’imaginaire s’effondre : là est la nécessité, là est Dieu... Des oeuvres de la Nature créées par des hommes”.
Je ne crois pas que le but de l’art soit l’esthétique, mais bien cette fondamentale idée de nécessité. Dans l’application des lois que je me suis imposées, il y a eu beaucoup d’écarts, je dirais mieux, d’introductions du hasard, sûrement un enrichissement nécessaire. C’était là peut-être la main de Dieu.
Je me rends compte que je deviens mystique, mais depuis Einstein on remarque cette tendance surtout chez les grands savants scientifiques.
Enfin Salomé est terminée. Ou disons, à peu près. Maintenant il faut que je commence à étudier le nouveau sujet auquel je pense depuis quelques années; une véritable folie : Job.
J’ai hâte de te revoir le 27. Je t’embrasse.
Ton Cesare