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Poésie au jour le jour 34

(enregistré en septembre 2014)

Sommaire





ENTRE LES NUAGES

pour Clarbous
Soupirail donnant
sur douves d’émail
où plongent les anges
venant délivrer
les désespérés

Île en profondeur
creusant ses ravins
dans les eaux du fleuve
dont les berges brillent
d’écailles en fleurs

Grotte où les rayons
tissent des saris
nappes et moirures
caressant les pièges
de l’immensité

Puits pour les savants
grand laboratoire
où les doigts du vent
jouent sur le clavier
des ordinateurs

Au balcon des âges
l’enfance de l’art
les toiles des fonds
sur lesquels comètes
signent leurs paraphes

Pépins de la figue
au lait de sagesse
grappes de la vigne
aux palais d’été
lierre illimité

Voile recouvrant
le tableau d’abîme
où la craie des astres
inscrit les appels
d’un passé noyé

Oeil à double entrée
miroir de l’intime
porche vers les orbes
d’infinis voyages
dans notre avenir


 
 
 
 
 
 

L’INCENDIE PERMANENT

pour Patrick Wateau
Ce n’est pas au calife Omar
que j’attribue la destruction
de la grande bibliothèque
c’est sans doute une conséquence
du séisme qui a fauché
le phare cette autre merveille
de la splendide Alexandrie

Mais déjà ce n’étaient que ruines
les ânes et chèvres paissaient
dans les quartiers abandonnés
peu de lecteurs étaient capables
de fouiller parmi les gravats
pour sauver l’édition complète
d’un des grands poètes tragiques

Je me souviens des années sombres
à la fin de l’occupation
nous n’avions plus aucun moyen
de nous faire chauffer de l’eau
selon nos coutumes anciennes
ni bois ni charbon ni pétrole
ni gaz ni électricité

Nous devions alors bricoler
d’ingénieux fourneaux à partir
de vieilles boîtes de conserves
pour y consumer du papier
nous arrachions page après page
de nos manuels scolaires pour
les froisser en petits boulets

Il ne fallait pas s’arrêter
même ralentir un instant
obligeait à recommencer
ainsi nous avons vu filer
Histoire chimie botanique
géométrie morceaux choisis
algèbre atlas et dictionnaires

Nous regardions les rayonnages
en nous demandant s’il faudrait
après tous ces livres de classe
entamer les précieux ouvrages
qui garnissaient notre salon
heureusement pendant ce temps
la Libération s’approchait

Aussi je songe à ces nomades
qui campaient dans divers faubourgs
de la grande ville déchue
trop heureux de trouver des pages
de papyrus ou parchemin
pour faire démarrer leurs feux
afin de rôtir leurs moutons

L’incendie a duré cent ans
dans l’indifférence des chefs
et dure jusqu’à maintenant
dans les saisons d’intermittence
dans le cauchemar de l’Histoire
dont nous savons moins que jamais
comment pouvoir nous éveiller

Les livres sont un contre-feu
braises qui couvent sous la cendre
flammes rejaillissant au vent
dans la jeunesse des lecteurs
rebâtissant la tour du Phare
pour nous diriger dans les passes
dangereuses qui nous attendent


 
 
 
 
 
 

TRAMES ET CHAÎNES

In memoriam Walter Comelli
pour Anne
Des lambeaux d’enfance italienne
dérivaient dans un ciel d’exil
les gourmandises disparues
avec le parfum des violettes
les anges de la cathédrale
pointant leurs jambes dans les nuages
et les mois se rajeunissant
tournant autour du baptistère

Avec le rêve d’un retour
parmi la famille restée
mais la vie s’y prit autrement
ce furent des villégiatures
et non la réinstallation
les Alpes et les Apennins
entrelaçant leurs sortilèges
et leurs duos de nostalgie

Dans un faubourg sur la frontière
entre la Savoie occupée
poussière et peur sous les montagnes
misère avec l’espoir de paix
qui viendrait d’on ne savait où
et le refuge de Genève
où bientôt reprendraient les fastes
des missions internationales

Couche après couche les vernis
avec leurs vapeurs dangereuses
retrouvant le luxe des siècles
antérieurs aux révolutions
et d’empires dans un lointain
au-delà des mers et des steppes
de dynasties accumulées
et d’idéogrammes secrets

Et le paysage se fixe
sur la toile ou sur le papier
d’autres pinceaux d’autres outils
prolongent la méditation
de l’artisan qui se concentre
après le foyer dévorant
sur les marges de son travail
ce qu’on regarde malgré soi

L’accordéon sur les genoux
mêlant javas et cavatines
métamorphosant en gaîté
les difficultés du moment
l’atelier proposant ses murs
aux intermittents de l’image
aux trouvailles des voyageurs
aux inscriptions des frontaliers

Maintenant la géométrie
déploie ses possibilités
les cercles et les quadrillages
germent dans les cadres faufilent
leur commedia dell’arte
à travers fibres et pigments
roulent sur parois chatoyantes
comme des astres rapprochés

Au village de la peinture
les caravanes obstinées
viennent déposer leurs trésors
glanés lors d’années de silence
de lectures et de regards
et les disposent en signaux
sur les pistes de nos humeurs
pour nous guider jusqu’à la nuit


 
 
 
 
 
 
 

LES GISANTS DE NAXOS

pour Leonardo Rosa
Après avoir été dressé
sur le paysage des îles
qu’ils toisaient inlassablement
depuis leur jeune immensité

Brisés par le vent d’abandon
ils sont retombés sur la terre
quêtant l’aumône d’un regard
dans leur solitude bruissante

Rochers parmi d’autres rochers
leur visage n’est plus que cendres
et souvenir de la rencontre
entre l’ivresse de l’Asie

Et la fille du roi de Crète
spécialiste des labyrinthes
s’éveillant de son désespoir
pour ranimer les dieux errants

Puis tout au long des millénaires
sortir de pétrification
les jeunes gens pour leur donner
les ailes qu’inventa Dédale

Instruits par des siècles d’erreurs
ils emporteront avec eux
la pesanteur de nos entrailles
pour nous rendre constellations


 
 
 
 
 

NUÉES ANNONCIATRICES

pour Gregory Masurovsky
Un point un trait un point un point
c’est l’alphabet Morse qui trace
son grésillement dans la nuit
qui devient blanche sous ses doigts
une virgule une cédille
ce sont les phrases silencieuses
qui s’enroulent dans le message
glissé dans la bouteille à l’encre

Lancé sur la mer parisienne
pour flotter ne pas s’engloutir
et découvrir un oeil rivage
qui le déchiffre et s’en délecte
qui se baigne dans ses humeurs
pour y retrouver la jeunesse
de sa vision de son toucher
l’innocence de ses désirs

Lancé sur la mer Atlantique
pour retrouver le paysage
de l’enfance avec ses parfums
les coups de vent dans les rues droites
les sirènes des paquebots
les voitures ensevelies
sous la neige et l’été les glaces
qui dégoulinaient sur les doigts

Que de vagues se sont levées
du papier qui semblait si calme
l’eau psalmodiant sa litanie
le désert touillant ses tornades
l’encre diffusant son pollen
sur les palpitantes prairies
que d’automnes mobilisés
avec leurs averses de feuilles

Quelques objets indispensables
dans l’exiguïté de la loge
double qui servait d’atelier
sont venus imprimer leur ombre
et leur chaleur et leurs vapeurs
dans l’atmosphère vibratile
s’est exprimé le suc des fruits
les fleurs ont lâché leurs pétales

Les regards se sont pris au piège
vrillant les feuilles et les murs
en développant autour d’eux
les visages qu’ils illuminent
doubles abîmes célébrant
toutes les blancheurs et noirceurs
de ces peaux où le temps essuie
ses plumes en rides et sigles

Toisons duvets et chevelures
ruisselant dans la nudité
qui devient bientôt transparente
dans l’angoisse de la survie
momie aimée gisant debout
jalonnant les sentiers obscurs
de la forêt de maladie
par des cailloux incandescents

Les fantômes se multiplient
entourant le dessinateur
de leurs adieux répercutés
d’un bout à l’autre des voyages
ces traits sur la peau de la Terre
qui se roule comme une feuille
dans la bouteille de l’espace
abordant sur le chevalet
 


 
 
 
 
 

LES ORCHIDOPTÈRES

pour Simon Messagier
1

Le règne végétal
et le règne animal
ont communication
du côté des microbes
mais leur évolution
les a tôt séparés

Ces espèces de papillons
pondent leurs oeufs dans les épaisses
forêts qui se sont implantées
dans les régions d’Amazonie
dévastées par les bûcherons
à la solde des papetiers
pour les journaux conservateurs
des États-Unis d’Amérique

Antennes moustaches
sourcils de grenat
bracelets de cendres
épines flambantes
trompes acajou
griffes mandibules

         Une tache de soleil traverse des étages de feuillage pour venir caresser le museau d’un rongeur.
 

2

On peut imaginer
que sur notre planète
l’aventure de vie
ait pris un autre tour
et que de nombreux ponts
les aient entrelacés

Ils choisissent les plus beaux noeuds
des lianes racines et mousses
et au lieu de devenir larves
qui se nourrissent de feuillage
ces oeufs bourgeonnent doucement
en touffes et en pédoncules
qui s’épanouissent en pétales
de toutes les couleurs du temps

Épingles et peignes
antennes ivoire
moustaches nacrées
pistils cramoisis
sourcils émeraude
épines et trompes

         Le balancement des ramures produit un concert de grincements auxquels répond le grésillement des sauterelles.
 

3

Ainsi certains poissons
échoués sur les plages
auraient pu enfoncer
leurs écailles racines
et changer leurs nageoires
en fleurs chargées de sel

En corymbes grappes jetés
parfois superbes solitaires
ocellés niellés tachetés
mimant les écailles et plumes
avec des parfums de vanille
de lilas ou de rose-thé
elles éclosent savamment
comme des mains qui se détendent

Colliers étamines
épingles saphir
peignes écarlate
plastrons de turquoise
épaulettes perle
pistils et sourcils

         Malgré les efforts des hommes armés de machettes le sentier va bientôt redevenir indiscernable.
 

4

Anémones de mer
coraux et crinoïdes
les insectes trompeurs
brindilles ou lichens
ou les buissons de ronces
roulant dans les déserts

Dès que la fleur est bien ouverte
ses ailes commencent à battre
elle prend bientôt son essor
cherche les rayons du soleil
puis la rosée au creux des branches
tourne dans les galeries vertes
et vient se poser sur les doigts
des enfants qui jouent dans les sentes

Couronnes turbans
colliers de charbons
étamines feu
élytres topaze
aigrettes rubis
plastrons épaulettes

         Les gouttes de pluie s’accumulent dans de larges feuilles creuses qui soudain courbent leurs pétioles pour se délivrer de leur charge.
 

5

Ont mimé ces passages
depuis des millénaires
et qui nous dit qu’un jour
si nous accélérons
imprudents que nous sommes
mutations inventives

Lorsque descend le crépuscule
que seuls continuent les oiseaux
à chanter leurs chagrins d’amour
tous les autres bruits s’éteignant
leur gosier flamboyant murmure
à l’oreille des plus aimables
les dits des forêts d’autrefois
des conseils pour le lendemain

Ongles boucliers
couronnes de pourpre
turbans incarnat
palmes de citron
chevelures mauves
élytres aigrettes

         Ce qu’on entend très loin au-delà des cimes, c’est le bourdonnement d’un avion affrété par un photographe qui plonge prendre un cliché puis remonte comme pour retrouver sa respiration.
 

6

Nous n’aboutirons pas
au développement
de forêts de regards
qui fleuriraient d’oreilles
nous protégeant enfin
de notre absurdité

Puis quand la nuit s’appesantit
les pétales s’ourlent de flammes
qui dialoguent avec la Lune
sur les étangs phosphorescents
tout en cherchant l’orchidée soeur
pour les échanges de pollen
et préparer en jardiniers
la nouvelle génération

Sourcils bracelets
ongles mimosa
boucliers iris
antennes cuivrées
moustaches d’argent
palmes chevelures

         Une compagnie d’entomologues munis de filets et vaporisateurs cherche à épingler dans ses boîtes vertes quelques-uns des plus beaux spécimens.


 
 
 
 
 
 
 
 

NEUVAINE

pour Marie-Jo
Ma tranquille mon infatigable
ma boiteuse mon inspiratrice
ma couturière ma cuisinière
ma conductrice ma photographe
trésorière infirmière pianiste
ma déménageuse téléphoniste
ma somnambule ma bagagiste
veilleuse dormeuse voyagiste

Les années semblent passer plus vite
pourtant tout ralentit dans ma vie
je ne marche plus comme autrefois
j’ai beau n’écrire que des billets
et non des lettres je ne parviens
plus à venir à bout du courrier
qui s’amasse en urgence sur ma
table de travail superchargée

Il y a certes bien longtemps que
je me plains de ne pas savoir dire
non aux sollicitations qui se
présentent toujours avec autant
de vivacité de séduction
ce qui fait que je me laisse aller
à des promesses que je ne puis
tenir à ma grande humiliation

J’espérais que l’âge me rendrait
progressivement plus raisonnable
mais derrière la barbe et certain
détachement c’est l’adolescent
avec sa paresse et son brouillard
qui continue ses frasques et garde
ses illusions malgré les coups bas
que nous donnent les informations

Je suis lent je suis lent c’est affreux
bien plus lent qu’un vieil ordinateur
je ne peux plus apprendre une langue
et le peu que j’ai su se dissipe
ma tête est comme un champ de gravats
je me perds au milieu des débris
de mes grands projets abandonnés
si je ne te sens pas près de moi

J’ai donc encor plus besoin de toi
qu’auparavant je n’arrive plus
à voyager seul quant au logis
je n’aurais jamais su m’en tirer
étant homme du siècle passé
même si je parviens à guetter
les rares signaux avant-coureurs
d’une amélioration à venir

Chacun des vers compte neuf syllabes
chaque strophe comporte huit lignes
ce qui fait que chacune répète
huit fois neuf donnant soixante-douze
le chiffre pour te féliciter
en ce déjeuner d’anniversaire
dont nous attendons de très nombreux
renouvellements dans le futur

Cette fois rediront les neuf strophes
avec le nombre de tous leurs vers
le magnifique soixante-douze
brûlant en signaux dans notre fête
et pour que la neuvaine soit pleine
avec des neuf de tous les côtés
neuf fois neuf faisant quatre-vingt-un
il nous suffit de tenir neuf ans

Nous serons peut-être à ce moment
des arrière-grands-parents tout frais
et même si nous sommes toujours
plus lents avec des médications
de plus en plus nombreuses j’espère
que je poursuivrai mes exercices
autour du nombre dix pour pouvoir
célébrer dignement tes cent ans


 
 
 
 
 
 

ROTATIONS NÎMOISES

       pour Patrice Pouperon
1
LA FLEUR TOURBILLONNAIRE

L’abeille affolée par l’odeur
des insecticides violents

dessine innombrables pétales
pour marquer son indignation

transformant en flammes de miel
ses efforts pour survivre un peu

et dans l’épuisement splendide
lance un chant du signe des temps

2
LE GONG VÉGÉTAL

Une graine explose et son bruit
répercuté sur les étangs

éveille la sève des arbres
et fait trembler le bout des branches

donnant aux oiseaux des idées
pour renouveler leurs appels

et s’insinue dans les maisons
pour changer les rêves des gens

3
L’EMBRASEMENT DE LA COMÈTE

Venu du fond noir de l’espace
l’énorme glaçon lumineux

ayant changé sa trajectoire
aux approches d’une planète

au lieu de poursuivre sa route
et repartir vers d’autres cieux

en amoureuse du Soleil
vient s’abîmer entre ses bras

4
LA SPIRALE DU JEU

Dans la coupole renversée
la bille du hasard attire

les regards de tous les paumés
espérant qu’un chiffre apparaisse

qui soit la clef de leur enfer
mais si la lumière jaillit

ils voudraient la multiplier
et le gouffre les engloutit

5
UN PEU DE FAR-WEST

Ronces roulant sur le désert
entre les volcans mal éteints

avec les Indiens qui maintiennent
leurs traditions dans la mêlée

parmi les cavaliers lançant
les sifflements de leurs lassos

avant les répons dans la nuit
des guitares et des coyotes

6
L’OEIL DU CYCLONE

Toutes les feuilles d’un automne
arrachées sur le continent

roulent sur la fureur des vagues
puis s’apaisent dans une rade

où elles tombent en planant
pour inscrire leurs prophéties

parmi les humains étonnés
qui retrouvent le coeur à vivre

7
ÉCHANGES DE POLITESSES

Avec un chiffon dans la main
la ménagère s’évertue

à polir le vieux bois ciré
tandis que son mari s’acharne

à laver la carrosserie
de la voiture sa fierté

tel un sculpteur cherchant l’éclat
sur les surfaces qu’il fleurit
 


 
 
 
 
 

SECRETS MORDORÉS

pour Joël Leick
1
Que me veux-tu géométrie ?
si tu sais devenir triangle
je pourrai me rendre carré
de mes quatre points cardinaux
convergera dans mes canaux
d’irrigation l’eau fécondante
pour imprégner tes médiatrices
et les fleurir en papyrus

Et quand j’aurai pris mes distances
géodésie géomancie
rangeant mon compas et ma trousse
mesurant mon halètement
dans les pointillés du sommeil
je rêverai de perspectives
colonnades pleines d’enfants
s’ébrouant aux fontaines vives

2
Que me veux-tu l’agriculture ?
si tu sais devenir coton
je pourrai venir te cueillir
je t’égrènerai carderai
te filerai te tisserai
faisant osciller ma navette
pour me couvrir de tes chemises
et me rouler entre tes draps

Et quand l’automne lèvera
ses tornades sur le grand Sud
retrouvant la glaise et la lie
je me glisserai sur tes rives
entre les roseaux des marais
apercevant sur tes radeaux
des amoncellements de grappes
qui dérivent jusqu’aux pressoirs

3
Que me veux-tu géographie ?
si tu sais devenir montagne
je pourrai me rendre torrent
avec des saumons remontant
mes cascades jusqu’à tes antres
et dedans me faufilerai
sous tes rideaux de stalactites
vers les peintures d’autrefois

Et quand il faudra redescendre
dans la vallée du quotidien
je préparerai dans mon âtre
des échafaudages de braises
pour t’accueillir à ton réveil
surveillant soupirs et sourires
tandis que les chiens et les fleurs
viendront partager nos caresses

4
Que me veux-tu photographie ?
si tu sais te multiplier
je pourrai te prêter mes prismes
pour t’allonger dans tous les sens
explorer tes anamorphoses
te replier en éventails
te rouvrir comme des volets
pour plonger dans tes matinées

Et quand au palais des miroirs
avec loupes et longues-vues
nous agrandirons nos familles
dans l’explosion des labyrinthes
un avant-goût nous parviendra
comme le parfum d’une rose
d’un siècle où nous aurions pu vivre
descendants de nos descendants

5

Que me veux-tu littérature ?
si tu sais me donner le monde
je pourrai devenir chanson
avec des refrains déployant
leurs variantes illimitées
Don Juan de fidélité
je conjuguerai les beautés
pour en nourrir tes séductions

Et quand l’âge refermera
le chapitre des effusions
la moindre caresse tremblante
fera frissonner nos mémoires
et nous attendrons calmement
dans la palpitation du soir
la rupture de nos fusibles
rimant avec l’éternité


 
 
 
 
 

TOILE ROUSSE

pour Joël Leick
Quelques obsessions que tu gardes
dans le fin fond de tes rancoeurs
lorsque tu te métamorphoses
en araignée cherchant la pomme
que le serpent a oubliée
pour séduire un Adam moderne
dans l’enfer métropolitain
toute ta peau m’est délivrance

         Fumées qui rampent de soupirail en voies ferrées. Mélodies qui sautent soudain d’une octave pour s’écrouler dans un battement de portes qui claquent. Hurlements entre paratonnerres et bitume avec un oiseau qui fiche sa croix dans le ciel comme pour nous enlever tout espoir. Mais...

Quelques taches d’encre ou de vin
de sang de graisse ou de poussière
qui souillent ta nappe linceul
du festin où nous ne goûtions
que nos regards et nos cheveux
il suffit que tu te relèves
pour qu’entraînant tous ces reliefs
tu m’ouvres les portes du vent

         Une odeur qui me rappelle quelque chose, une journée d’enfance heureuse, avec un grenier, du ligne qui sèche, une vieille femme épluchant des pommes. Comme je voudrais avoir le flair d’un animal pour l’analyser, la poursuivre jusqu’à toi, jusqu’à ton silence, ta douceur, ta rousseur, ta patience.

Quelque pesanteur que tu roules
dans la fatigue ou le souci
craignant les lendemains de rides
les brûlures dans l’estomac
les fêlures et les fractures
te sentant telle un mégot froid
les flammes fraîches de tes lèvres
curent l’égout de mon ennui


 
 
 
 
 

PÈLERINAGE AVEC UN ARBRE

pour Joël Leick
Un beau matin
je suis parti
pour visiter
la maison où
Leonardo
a pris naissance
celui qui nous
recommandait
de regarder
les plus vieux murs
pour y trouver
l’inspiration

Il suffisait
prétendait-il
de contempler
assez longtemps
pour voir soudain
se dessiner
champs de batailles
pays lointains
architectures
chevaux navires
machineries
stryges fantômes

Comme si des
portes s’ouvraient
sur ce que seuls
voyaient les anges
comme si les
temps et les lieux
se rapprochaient
de notre errance
trésors perdus
anciens royaumes
secrets des dieux
cités futures

J’aurais voulu
interroger
les quelques pierres
qui subsistaient
de son enfance
telle peinture
presque effacée
deux ou trois arbres
épargnés par
les bûcherons
pour m’en vêtir
comme d’un masque

Essayant de
reconstituer
à partir de
tous les indices
oeuvre complet
et les récits
des historiens
l’adolescent
qu’il a pu être
j’aurais voulu
bien téméraire
identifier

S’il en restait
quelque vestige
un de ces murs
déjà moisis
en son époque
dont il avait
pu se servir
pour réussir
à me glisser
comme un voleur
et retrouver
la clef perdue

Je me faisais
peu d’illusions
tant d’eau avait
coulé depuis
tout était si
défiguré
tellement de
reconstructions
j’errais en vain
dans le village
jusqu’au moment
où j’entendis

Comme un murmure
derrière moi
c’était le vent
qui faisait rire
toutes les feuilles
d’un oranger
il me semblait
qu’il se moquait
de mes efforts
et même qu’il
lançait des mots
insaisissables

Alors je me
suis réveillé
du brouillard où
je m’enlisais
et c’était comme
s’il me disait
je suis moi-même
ce que tu cherches
écoute-moi
regarde-moi
passe à travers
la nuit des siècles

Et j’ai compris
à cet instant
qu’il était un
de ces passages
il n’y a pas
que les vieux murs
continuait-il
me semblait-il
Leonardo
interrogeait
aussi les arbres
même leurs ombres

Non seulement
les arbres mais
la terre des
champs labourés
germination
maturation
papiers au vent
reflets sur l’eau
les veines des
vieilles charpentes
dalles écailles
sèves et suies

La peau des arbres
écorces feuilles
champignons mousses
la peau des femmes
la peau des fruits
la peau du cuivre
la peau des flaques
la peau des ombres
fenêtre ovale
vers la jouvence
sous les caresses
de nos sourcils

Peaux souterraines
fruits du sous-sol
galets exquis
après cuisson
venus jadis
d’outre-Atlantique
répandues sur
l’Europe entière
amoncelés
dans des camions
pour rassasier
gens et bestiaux

Photographies
l’une dans l’autre
la chambre noire
devenue claire
une mâchoire
pour détacher
une bouchée
du quotidien
c’est le déclic
dans l’appareil
sur la peau de
révélation

J’ai rencontré
un parapluie
j’ai répondu
vieil océan
c’était bien là
le mot de passe
la barbe de
Leonardo
s’est agitée
dans les sous-bois
miroir d’écrits
palme d’écume

Ainsi chacun
doit s’ingénier
à découvrir
les interstices
lui permettant
de s’infiltrer
sur l’autre face
du clair savoir
de circuler
dans les artères
de l’arbre du
progrès secret


 
 
 
 
 
 

LES INSTRUMENTS DE LA GÉNÉRATION

pour Joël Leick
Dans l’univers énigmatique
nos ancêtres s’imaginaient
en savoir beaucoup plus que nous
certes dans nos laboratoires
nous avons découvert merveilles
surtout indubitablement
que presque tout ce qu’ils croyaient
n’était qu’un voile d’illusions

Certes nos encyclopédies
sont gigantesques par rapport
aux leurs en quelques décennies
elles se sont multipliées
débordant de tous les côtés
les bibliothèques immenses
éclatant en mille morceaux
que l’on essaie de recoller

Bien sûr qu’il y avait des trous
dans le tissu de leur savoir
inexact en grande partie
mais moins nombreux que dans le nôtre
un peu plus sûr dans ses avances
toujours de plus en plus prudentes
après de cinglants démentis
moins vastes et vertigineux

Et leurs sages s’interrogeaient
quel que soit leur siècle ou leur site
leur couleur leur littérature
mais ils avaient quelques réponses
aux questions qui nous préoccupent
qui colmataient un peu ces brèches
même s’il nous est impossible
de les adopter aujourd’hui

Où sommes-nous d’où venons-nous
que sommes-nous où allons-nous
comme le demandait Gauguin
quelqu’un s’occupe-t-il de nous
comme un père de ses enfants
une mère ce serait mieux
ou quelque chose gouvernant
le pilotage automatique

La création le jugement
dernier enfer et providence
paradis pour se reposer
et surtout pour se retrouver
péché originel combats
des dieux des démons et des anges
ou bien la réincarnation
rétablissant quelque justice

Dès qu’il commence à balbutier
l’enfant demande à ses parents
pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi
nous nous efforçons de répondre
par des chaînes de parce que
mais bientôt il faut s’arrêter
nous sommes obligés de dire
eh parce que c’est comme ça

Pourquoi manger pourquoi dormir
pourquoi les pauvres et les riches
pourquoi le ciel pourquoi la mer
pourquoi les puissants et les faibles
pourquoi grandir pourquoi souffrir
pourquoi maladies et terreurs
pourquoi vieillir pourquoi mourir
pourquoi puanteurs et sanies

Si seulement on nous disait
nous sommes là pour être heureux
car il existe des moments
où les flammes de ces questions
se calment tout en subsistant
dans les marges de la conscience
telle une basse continue
transformant le réel en chant

Comme cette réponse tarde
il nous faut bien la décider
à nous de trouver le comment
organisons notre planète
avant de découvrir enfin
l’évolution dans quelques autres
les leçons qu’on pourra tirer
de leurs multiples différences

Or parmi toutes ces énigmes
s’il en est une qui nous trouble
parce qu’elle est près du bonheur
aussi du malheur trop souvent
c’est bien notre sexualité
pourquoi sommes-nous homme et femme
pourquoi même les dinosaures
avaient des ébats amoureux

Nul Darwin n’a pu nous apprendre
en quoi cette répartition
des rôles même à l’intérieur
des fleurs depuis millions d’années
les pistils et les étamines
pouvait être considéré
comme une bonne adaptation
pour un hasard quelle constance

Ainsi l’acte générateur
est devenu un peu partout
l’image même du bonheur
même s’il fallait le cacher
même s’il fallait renoncer
à le commettre pour jouir
dès cette vie du paradis
achever la quête du graal

Et si certaines religions
ont célébré ces instruments
yoni lingam divinités
en copulation permanente
cela ne faisait qu’agrandir
la quantité de précautions
qu’il convenait de respecter
pour goûter l’illumination

Ces olives dans une bourse
ce robinet qui quelquefois
se gonfle de sang et devient
un cylindre de chair avide
maladroitement façonné
que nous voudrions remplacer
par du bois précieux du corail
du jaspe du jade ou du bronze

Cette grotte au milieu des joncs
avec rideaux de stalactites
perle et fontaine on se croirait
dans quelque bosquet de Versailles
ce débarcadère où les grues
déplacent conteneurs et foudres
avec battements sur les pneus
et les réservoirs d’énergie

Ainsi rien n’est plus difficile
que de présenter simplement
ces instruments qui se protègent
par le plus subtil des brouillards
si on les nomme ils se révulsent
si on les montre ils se dérobent
si on les cache ils se faufilent
si on les tait ils sont bavards

Aussi tant peintres que sculpteurs
architectes ou joailliers
ont fait défiler métaphores
colonnes clochers minarets
termes obélisques menhirs
ou conques absides citernes
baptistères porches et voûtes
globes tabernacles pyxides

Les poètes infatigables
remuent frondaisons et marées
sperme de rose odeur d’épines
le jour la nuit les étincelles
éclats de silex lait d’ébène
les trains fonçant dans les tunnels
coulées de lave sur les pentes
des Etnas drapés dans les chambres

Dans leurs élégies leurs sonnets
manipulant rimes et strophes
jouant avec les musiciens
par leurs madrigaux et chansons
ils font cascader leurs soupirs
de flûte en luths claviers et trompes
versent le sang de leurs minutes
sur les fibres entrelacées


 
 
 
 
 
 

DÉVORER LE CALENDRIER

pour Barbara Schroeder
1)
Dans ma jeunesse on arrachait
chaque jour une feuille au bloc
pendu à côté de l’horloge
et dont l’épaisseur diminuait
jusqu’à la nuit de Saint-Sylvestre

C’était alors coupes ou flûtes
on trinquait pour le nouvel an

On s’embrassait sous le bouquet
de gui et de houx accroché
au linteau puis on disposait
le nouveau bloc à effeuiller
 

 (dispersé sous les grandes images tout au long du livret) :

 Sceptre des humbles lys rural
 timidité bourgeon de tuiles
 montgolfière buisson de pages
 ciboire chardon de douceur
 cuirasse d’ongles et d’écailles


2)
Quand on mange les artichauts
à la française on cueille ainsi
feuille à feuille tout un programme
on joue à compter au début
on rêve à ce que l’on doit faire

Demain la semaine prochaine
le mois prochain mais assez vite

On se lasse d’ailleurs les feuilles
sont de plus en plus transparentes
minces des fantômes de feuilles
disparaissant dans le lointain
 

 Monument pour Don Juan fidèle
 spirale de gastronomie


3)
Alors on prend tout un chapeau
puis pour pouvoir goûter enfin
le coeur des délices promises
on se débarrasse du foin
soit ce qui serait devenu

La fleur si on l’avait laissée
éclore naturellement

Ainsi la précipitation
pour satisfaire un appétit
ce qui certes permet de vivre
nous prive d’une éternité
 

 Astrolabe compas des âges
 carrefour de brume et de bronze
 entre les bractées litanies
 comme les touches sur la toile

 
 
 
 
 

SUR LE CHEMIN DES CARAVANES

pour Jean-Pierre Thomas
1
     Les murailles ébréchées à l’intérieur desquelles nous laissons nos femmes et nos enfants pour une période indéterminée, sous la garde d’amis en qui nous avons toute confiance, disparaissent derrière nos épaules. Il y avait autrefois des portes mais on les a détruites pour faciliter la circulation.

2
     À droite et à gauche encore quelques baraques avec des échoppes où l’on vend quelques fruits et légumes, des allumettes, des marmites et des sandales; quelques passants y discutent entourés d’animaux familiers.

3
     Nous rencontrons plusieurs camions bruyants qui soulèvent des nuages de poussière, aussi des chariots traînés par des boeufs à longues cornes, ou des ânes conduits par des adolescents avec force coups de fouets et jurons.

4
     Quelques voitures encore assez propres nous dépassent; quelques motocyclettes décorées de rubans se faufilent; deux ou trois cavaliers maintiennent leur allure solennelle dans la mêlée.

5
     À la première bifurcation la plupart de nos compagnons prennent à droite en direction de l’autre ville la plus proche, célèbre pour ses fontaines, d’où brinquebale un bus scolaire bondé d’enfants.

6
     A la deuxième bifurcation une station d’essence avertit qu’elle est la dernière pour plusieurs centaines de kilomètres. Les pales de son éolienne tournent au ralenti, puis s’arrêtent.

7
     Nous avions naturellement fait le plein avant le départ, mais jugeons plus prudent d’y ajouter un jerrican que nous fixons à l’arrière avec des sangles. C’est l’ultime occasion de boire un café bien épais.

8
     Nous vérifions nos provisions d’eau, car si cartes indiquent des sources, il est probable que la plupart d’entre elles seront taries. Quant à l’état de la piste même, les informations sont plutôt rassurantes. Dans le mouvement d’un voile nous discernons un sourire.

9
     Sur un pont de métal dont les éléments tressautent à notre passage, nous franchissons un étroit ravin sec où quelques chèvres tondent les derniers buissons épineux en suivant paresseusement un jeune flûtiste déguenillé.

10
     Désormais seule notre route est macadamisée. Nous sentons d’ailleurs que ce n’est plus pour longtemps. Les nids de poule se multiplient. Nous ne croisons plus que des sentiers de moins en moins distincts.

11
     Pourtant voici encore un panneau publicitaire délabré d’une multinationale vantant ses boissons gazeuses. Le soleil monte.

12
     Un tourbillon de vent fait rouler des bandes de plastique noir déchiquetées et des bidons vides qui vont s’accumuler au pied d’un rocher.

13
     Vient toute une famille pieds nus, les hommes poussant des valises sur des brouettes, les femmes portant des baluchons en équilibre sur leur tête, quelques-unes un bébé sur la hanche, les enfants des sacs sur leurs dos.

14
     Voici même un dromadaire comme aux temps anciens, surchargé de ballots à rayures, la tête ornée de touffes de laine aux couleurs criardes, avec son meneur qui scande de sa canne une mélopée murmurée.

15
     Les cailloux roulent de tous les côtés; bientôt ce n’est plus que sable et poussière, ce qui nous donne une rafraîchissante impression de propreté; mais la chaleur monte.

16
     Les montagnes se rapprochent; leur découpure mord le ciel de plus en plus haut; à mi-pente quelques villages suspendus avec minarets, parfois clochers ou stupas, et vautours tournoyant.

17
     Une vallée rocheuse sur laquelle un pont de bois s’est effondré, sans doute lors d’une exceptionnelle crue de l’oued aujourd’hui absent. Il n’en reste que quelques poutres impressionnantes. Il faut négocier la descente; cahots et dérapages, le lit de galets à côté des dalles du gué; puis la remontée.

18
     Sur l’autre rive, plus d’ornières; on roule sur le roc. Le plateau se resserre. Nous dérangeons une troupe de gazelles qui caracolent.

19
     Maintenant c’est une falaise qu’il va nous falloir escalader. Si l’on ne nous avait assuré que la route est toujours praticable, nous nous poserions des questions. Pas d’autre issue que d’aller voir; nous sommes littéralement au pied du mur. D’ailleurs un audacieux taxi, descendant en oblique, nous en apporte la réponse, son écriteau encore lisible malgré les épreuves. Il nous salue au passage sans s’arrêter, et nous devinons à l’intérieur quelques vêtements animés.

20
 Parvenus au col sans trop d’éraflures, nous nous arrêtons pour casser la croûte et regarder le chemin parcouru. Au loin nous apercevons encore la ville quittée le matin même avec ses murailles et ses fumées. Quand les reverrons-nous avec nos amis, nos enfants et nos femmes ? Puis nous examinons longuement ce qui nous reste à parcourir l’après-midi, car nous savons bien que c’est là que l’aventure commence.


 
 
 
 
 
 
 

ESCALES SUR LE MÉTRO STELLAIRE

pour Patrice Vermeille
 1) LE QUARTIER DES THÉÂTRES

     Nous entrons dans le parc des brumes où apparaissent de temps en temps quelques pancartes pour nous diriger vers divers ouvrages classiques, des nouveautés, des comédies, nôs, ballets, opéras, et nous rencontrons çà et là des estrades, arènes ou scènes qui se précisent peu à peu. Des coups de bourdon ou de gong annoncent les représentations. Des fauteuils apparaissent pour les quelques spectateurs intéressés, et le spectacle commence. Divers flâneurs sont attirés, s’installent dans de nouveaux fauteuils apparus à point nommé. Il y en a toujours assez, jamais trop. Certaines salles deviennent immenses. Toutes disparaissent après les derniers applaudissements pour laisser la place à d’autres souvent disposées tout différemment. Avant de retourner chez soi, on peut faire un détour vers des restaurants ou même des chambres, en repartir à la découverte d’autres spectacles jusqu’à l’épuisement. Cela fonctionne toute l’année; mais ici que veut dire année ?
 

2) LES USINES ABANDONNÉES

     Ces grands ateliers, ces réservoirs, ces cheminées, ces passerelles, on s’efforce de les transformer en musées avec animations et expositions temporaires. Mais il y a toujours de nouvelles entreprises qui déposent leur bilan, de nouveaux établissements qui ferment, et il est impossible de trouver le financement même pour les consolider. On les étaie dans un provisoire qui dure, et de temps en temps de grands pans s’écroulent, brique ou métal. Il faut alors creuser des routes parmi les amoncellements de débris pour parvenir aux régions encore vivantes, par exemple aux jeunes unités de fabrication, pimpantes et ramassées, bourrées d’électronique, hérissées de paraboles, d’éoliennes et de capteurs solaires, qui poussent comme des champignons, mais dont certaines déjà commencent à faner, sécher, pourrir, se vider, s’effondrer dans un nouveau style de ruines.
 

3) LE MIROIR DES MARAIS

     On circule dans ces bayous avec de longues barques à fond plat sur lesquelles sont tendues des toiles à rayures de couleurs pour protéger de l’insolation ou de la pluie. Des perches décorées de rubans permettent aussi bien d’amarrer que de progresser. Se faufilant sur d’agiles gondoles, des mariachis viennent proposer leur musique, des petits vendeurs leurs victuailles. Ici et là des tours observatoires se dressent transparentes avec leurs échelles qui permettent de monter admirer les curieuses configurations du paysage de roseaux : le coeur, la couronne, le miroir, l’oiseau, le gril, l’oeil ou la femme endormie. Tout ceci change au cours des années avec une imagination figurative inépuisable. On en publie régulièrement des répertoires illustrés de photographies aériennes. Le plus troublant ce sont les régions de symétrie. Il n’est pas trop recommandé de s’y aventurer. On arrive parfois à des bifurcations où, sans pouvoir choisir droite ou gauche, haut ou bas, on se dédouble, barque, passagers, conducteurs, pour se retrouver dans le meilleur des cas quelques instants plus loin, mais parfois perdre définitivement cette image réelle qui vous aura perdu elle aussi.
 

4) LES INSCRIPTIONS DES SABLES

     Travail de Sisyphe, on fouille, on déblaie, on fait apparaître quelques objets que l’on s’empresse de mettre en sûreté dans les réserves d’un musée ou même parfois ses vitrines, mais aussi çà et là des murs immenses déjà répertoriés en partie lors de fouilles antérieures, couverts d’hiéroglyphes que l’on s’efforce de transcrire au plus vite, car, on ne le sait que trop, quelles que soient les précautions prises, palissades métalliques ou constructions moins sommaires, au bout de quelques jours le sable réenvahira tout cela. On pourrait en charger des camions; mais où le déverser ? La seule solution serait de le renvoyer d’où il vient, ce qui serait participer à la reconstitution de ces réserves qui paraissent déjà inépuisables. On n’arrive à dévoiler ces textes qu’entre deux battements d’une énorme paupière; et pourtant ils nous parlent d’empires et dynasties, de leurs gloires et prospérités antérieures à l’invasion des sables qui étendent sournoisement leur domination et gagnent maintenant les faubourgs des villes modernes.
 

5) L’ASTRE DES OMBRES

     Il émet une lumière inversée. Les faces des objets touchés directement par ses rayons restent obscures. Par contre les autres s’illuminent et projettent des taches éclatantes aux contours précis. Ce qui est le plus surprenant, c’est que ces découpages adoptent les couleurs des obstacles qui les produisent. Il en est résulté une école de peinture que les plaisantins nomment “ombressionnisme”. La source ne se distingue pas du ciel nocturne. On calcule sa position d’après ses effets. Lorsque d’autres astres l’éclipsent, ce qui se produit assez fréquemment - car cette planète possède plusieurs satellites, ce système plusieurs Terres -, leur lumière change de nature. La Lune la plus proche et la plus vaste en apparence éclaire alors beaucoup mieux qu’en sa plénitude. Lors des occultations partielles, on observe des figures délicatement ouvragées qui évoluent lentement dans la nuit.
 

6) LE TOMBEAU D’OPHÉLIE

     Des flots couverts de lentilles d’eau avec des brindilles qui surnageant tournent en mouvements très lents autour de la stèle penchée qu’ont érigée les successeurs du malheureux prince de Danemark. Aux anniversaires de la naissance et de la mort on lance des radeaux couverts d’algues qui forment comme une couronne autour du monument avant de s’engloutir en quelques jours. On dispose des harpes éoliennes pour une musique suavement funèbre à laquelle répondent les batraciens. Évidemment certains prétendent avoir aperçu le sinueux fantôme de la fille de Polonius, en particulier lors de nuits de neige. Les pèlerins déposent leurs empreintes digitales avec de la vase sur de grandes feuilles flottantes, car les légendes racontent qu’elle reçoit ces courbes comme autant de baisers apaisants.
 

7) LE FANTÔME D’ANUBIS

     Les dieux sont de plus en plus fatigués, manquent d’offrandes et de prières. Qui se soucie encore d’eux, sinon quelques professeurs d’université, quelques jeunes chercheurs qui aspirent à le devenir ? Le chacal sublime, jadis préposé au passage d’une existence à l’autre aussi bien pour le pharaon que pour ses plus humbles esclaves, doit maintenant faciliter pour ses collègues la transformation de la gloire en oubli. Il flaire dans les ruines des anciens temples pour débusquer les quelques vestiges de présence souvent réfugiés autour d’une icône mieux préservée. Il cherche aussi parmi les rites que tolèrent des religions plus récentes en les habillant de leur vocabulaire tout en les taxant de superstition. Descendant précautionneusement les échelons de l’ensevelissement, il vient tenter de recoller les quelques morceaux épargnés de tous ces Osiris, s’arrangeant pour en reconstituer certains qui manquent, alors que lui-même a du mal à faire tenir ensemble les membres et organes qui lui restent, luttant pour tenir encore ouvertes ses paupières et ses babines.
 

8) LE PUITS DES SCIENCES

     A la margelle les enfants des écoles, sous la conduite de leurs instituteurs, font tomber cailloux et projectiles divers. On a réuni toute une gamme de chronomètres, l’idée étant d’évaluer la profondeur jusqu’à la surface de l’eau, en mesurant le temps qui s’écoule avant que revienne le bruit de l’éclaboussure. Chacun a naturellement son petit ordinateur avec lequel il se débrouille plus ou moins bien. Or à chaque [caillou] jeté on perçoit plusieurs chocs l’un après l’autre, comme de ricochets à la surface d’un lac. Y aurait-il plusieurs niveaux successifs, la première couche liquide se comportant comme un gaz par rapport à une seconde, et ainsi de suite ? En outre les résultats ne concordent pas selon les jeunes expérimentateurs, ce qui désoriente les maîtres jusqu’au moment où l’un d’entre eux a l’idée d’établir un graphique faisant intervenir la place de l’enfant. Il se dégage alors la figure d’une sorte d’escalier en cours de solidification qui les invite à descendre pour entrevoir dans des tunnels phosphorescents les merveilles des sciences futures.
 

9) LA BRASSERIE DES AIGLES

     Les cuves de cuivre où tournoient les bulles ont pris des allures anthropomorphes; voici des épaules, des cous, des torses, des cuisses et des coudes, mais aussi des boutonnières, ceintures, colliers, bracelets et boucles, des jupes, des revers et des poches. Le règne animal vient à la rescousse de cette fantasmagorie. Les tuyauteries se couvrent de plumes, de poils ou d’écailles; les robinets s’ouvrent comme des becs qui tournent à droite ou à gauche pour surveiller les alentours avec leurs manomètres clignotants, avant l’envol général de la machinerie vivante sous les voûtes plombées pour aller se joindre au grand banquet annuel des inventeurs d’écumes neuves, où les diverses fabriques confrontent leurs trouvailles, avec force mélopées et fanfares profondes, dans les souterrains d’un industriel walhalla. De minces lucarnes donnent sur les percées héroïques de multiples fleuves roulant leurs pépites et leurs vapeurs tandis que, d’une falaise à l’autre, se répercutent les coups des noirs forgerons qui, dans leur poétique rage, préparent une nouvelle génération de chaudières.


 
 
 
 
 
 

LE CRÂNE D’UN FRUIT

pour Jacques Clauzel
Qu’il était séduisant
avec sa peau luisante
un satin mordoré
un nuage d’aurore
une joue de bébé
un sein de jeune fille

Une odeur délicieuse
un avant-goût de chair
juteuse et savoureuse
croquante et lumineuse
fondante et chaleureuse
caressante brumeuse

Comme il était facile
pour le roi des serpents
d’en faire le symbole
des plaisirs de la science
et de le proposer
à la première femme

Ses doigts glissant au long
de ses formes exquises
ses ongles en couronne
afin de détacher
sans nulle déchirure
sa tige délicate

Il y a si longtemps
bien avant le déluge
quand encore tout nus
de plus en plus dressés
nos ancêtres couraient
à travers la forêt

         On se retrouve dans le livre de la Genèse, bien avant le déluge, au jardin d’Éden, avec le serpent lové dans l’arbre de la connaissance du bien et du mal, proposant à notre mère à tous le fruit de ses méditations pour l’amener à faire commettre à son mari la fatale mais finalement heureuse faute originelle. Quels souvenirs profondément enfouis remontent au travers de cette scène.

Bien avant que le froid
ait répandu ses fleuves
de glaces et de pierres
à diverses reprises
soudant en un seul bloc
l’Amérique et l’Asie

Obligeant à garder
le feu tombé du ciel
le nourrissant de bois
pour survivre à l’abri
de terriers dans la neige
d’igloos et de cavernes

Obligeant à chasser
de plus en plus de bêtes
pour pouvoir s’en nourrir
s’éclairer de leur graisse
et les mettre en réserve
les séchant et fumant

Mais aussi détacher
soigneusement leur peau
la tirant par les dents
en s’aidant de couteaux
de silex longuement
et savamment taillés

Pour pouvoir s’en couvrir
après les avoir fait
sécher pendant des mois
sur des cadres de branches
la Lune entre les nuages
croissant et décroissant

         Les glaciations successives, avec les épisodes plus ou moins catastrophiques de plusieurs déluges, nous séparent de cette émergence de l’humanité. Le climat antérieur qui permettait non seulement de conserver la nudité, mais de se nourrir de fruits sans trop d’efforts, laisse la lueur d’un âge d’or, la patrie pour laquelle nous étions faits, d’où quelques dieux jaloux nous ont chassés. Comme la population augmente, les ressources naturelles deviennent insuffisantes. Il faut se battre et surtout essayer d’autres solutions.

En cousant leurs morceaux
d’abord épais et raides
perdant rapidement
leur précieuse fourrure
puis assouplis tannés
coulant sur les épaules

Avec du fil d’entrailles
dévidées de leurs ventres
des poils entortillés
et des aiguilles d’os
ou bien d’arêtes vives
arrachées aux poissons

Pour en faire des tentes
faciles à porter
d’un terrain dans un autre
sans qu’on soit obligé
de refaire des huttes
à chaque nouveau camp

Bien avant qu’on ait su
domestiquer les bêtes
pour nous accompagner
de toundras en savanes
en trayant leurs mamelles
et tondant leurs toisons

Puis en filant leur laine
afin de la tisser
pour faire des manteaux
couvertures tapis
les teignant par des jus
qui les fassent parler

         Les enfants de Caïn parviennent à survivre à travers le froid en perfectionnant leurs techniques. Chasseurs et pasteurs, leurs mains rouges de sang, ils supplantent ceux d’Abel qui préféraient s’en tenir aux traditions malgré la raréfaction des baies et racines, des petits gibiers confiants ou des coquillages.

Bien avant qu’on se soit
arrêté pour bâtir
des maisons de torchis
de briques et de pierres
au milieu de prairies
de champs et de vergers

Où l’on élève enfin
ces arbres merveilleux
que l’on ne savait pas
toujours où retrouver
ni en quelle saison
pour déguster leurs fruits

Les choisissant plantant
les semant les greffant
mariant bouturant
arrosant engraissant
taillant et nettoyant
surveillant récoltant

Pour en manger certains
aussitôt pour en cuire
d’autres ou les sécher
en distiller certains
en vins cidres liqueurs
pour se ragaillardir

Diversifiant leurs goûts
leurs formes et couleurs
jardiniers provoquant
outre les cuisiniers
peintres et photographes
dans leurs vies silencieuses

         L’agriculture enracine l’humanité autour de ses demeures qui s’agglomèrent en villages et villes où l’on tente, avec les vergers, de reconstituer les forêts paradisiaques perdues, multipliant et rassemblant leurs arbres nourriciers, parfois si distants les uns des autres dans la lointaine sylve des origines.

Mais lorsqu’on les oublie
à leur maturité
ils vieillissent bientôt
en se couvrant de taches
blets talés et gâtés
ils pourrissent ou sèchent

Ils tombent sur la terre
s’y mêlent s’y enfoncent
retrouvent leur fonction
que nous avions troublée
à savoir libérer
les graines qui bientôt

Dans le meilleur des cas
vont s’ouvrir et germer
poussant leurs radicelles
et leurs cotylédons
élevant leurs tigelles
et leurs premiers bourgeons

En crevant la surface
traversant les saisons
et les intempéries
pourvu qu’un  animal
ne dévore leurs pousses
qu’un pied ne les écrase

Ils fabriquent du bois
pour se tenir debout
et après des années
font leurs premières fleurs
dont certains des pistils
feront les premiers fruits

         Généalogique, l’arbre bienfaiteur dont les peuples des banquises et déserts gardent la nostalgie, organise la succession de nos aventures communes, telle une colonne vertébrale, avec le mouvement de ses métamorphoses, générations et corruptions. Ainsi, après la circulation de tant d’idées, sangs et sèves, détaché, délaissé notre crâne devient les écales d’un fruit vide, parmi les branches sèches des ossements.

Tout au long de l’Histoire
le serpent ingénieux
a caché dans la pomme
et dans tous ses cousins
pour qu’Ève les propose
à son lourdaud d’Adam

Non seulement son sexe
et sa poitrine exquise
mais toutes les menaces
de vieillesse et de mort
toutes déliquescences
et pétrifications

Pustules moisissures
rides et puanteurs
ricanements d’orbites
et grincements de dents
dispersions d’ossements
et suées de venins

Mais aussi le bûcher
d’où renaît le phénix
avec souvent retour
à la sauvagerie
une saveur acide
qu’il faudra maîtriser

Pour maintenir à vif
le verger de jouvence
des îles Hespérides
dans le réchauffement
des mauvaises croissances
et proliférations

         Animation du rameau, le serpent balbutie la leçon du verger, dont les échos se répercutent à travers cris et bourrasques, enfers et purgatoires, cimetières et massacres, foules et flammes, au long des espaliers, alignements, quinconces et perspectives de paix.


 
 
 
 
 
 
 
 

L’HEURE DU THÉ

pour Youl
Le matin
         le rayon
la fraîcheur
         l’éveil

Dans la contemplation d’un paysage de rochers et de brumes
à travers les feuilles et les papiers
la science infuse

Le soir
         l’ombre
la chaleur
         l’accalmie

Les saveurs font la roue dans le silence
ponctué de réverbérations de gongs
et de vols d’avions


 
 
 
 

TAPIS DÉROULÉ

pour Youl
La laine des caravanes
fleurit en bouquets persans
pour adoucir le retour
sur la terre après l’avion

Marche à marche les princesses
inscrivent de leurs babouches
les distiques des romances
de leurs amours contrariées

Derrière les journalistes
et les cordons policiers
les étudiants en exil
s’efforcent d’apercevoir

Celles qu’ils avaient quittées
dans les fumées des émeutes
et de leur lancer des signes
au milieu du brouhaha

Leurs prénoms sur des pancartes
en différents alphabets
leurs numéros de portable
des protestations fidèles

Qu’ils déchirent en pétales
dispersés d’un coup de vent
que les princesses recueillent
à la barbe des douaniers


 
 
 
 
 
 

LOGIS DE CHARME

pour Youl
Une réserve de bûches
un âtre avec des chenets
une cuisine éclairée
par une grande fenêtre
donnant sur la mer au loin

Des poutres sous le plancher
un escalier pour monter
jusqu’aux chambres du grenier
avec barreaux sous la rampe
pour pouvoir s’y accrocher

Des armoires pour ranger
le linge les vêtements
l’argenterie la vaisselle
les outils les ustensiles
et les jouets pour les enfants

De l’eau chaude pour le bain
des souvenirs de voyages
des tables pour travailler
des instruments de musique
des livres dans tous les coins


 
 
 
 

LE CHANT DES FIBRES

pour Youl
L’une au long de l’autre ou l’une sur l’autre
ride vague ou nervure veine rayure rainure
vannerie tissage tressage feuille fronde ramure
comme des mains qui se croisent ou se caressent

La marche la nage ou la danse l’ombre et l’écho
explications déclarations démonstrations
à bras ouverts à première lecture à bride abattue
tourner plier rouler entourer embraser fleurir


 
 
 
 
 

LE TOMBEAU D’ARTHUR RIMBAUD

pour Mireille Calle-Gruber et Alain Veinstein
Qui suis-je moi qui suis sorti
de la tombe où je t’attendais
moins une jambe que je n’ai
pas réussi à remplacer
avant de repartir là-bas
comme je l’aurais tant voulu
comme j’attendais dans ma chambre
mère un baiser qui ne venait
que rarement et si furtif
que mes larmes se remplissaient
d’insultes que je ravalais
dans l’ambiguïté de mes flammes

D’où suis-je venu trébuchant
car c’était un tout autre enfer
que celui d’où j’ai réchappé
que j’avais cherché provoqué
où ai-je trouvé la béquille
que j’ai posée contre un pilier
quant à la peau blanche grisâtre
c’est la couleur de l’entre-temps
parcouru d’illuminations
qui sont les souvenirs des rêves
que j’étouffais dans mes navettes
entre l’eau l’Afrique et l’Asie

Où suis-je que veut dire ici
et qui était cette personne
en grande toilette disant
“viens donc près de moi tu seras
beaucoup mieux qu’ici” quel ici
celui de la tombe ou celui
de l’église de Charleville
où j’aurais voulu te parler
mère mais n’ai pu que répondre
en l’appelant “ma tante” quelle
tante je ne l’ai pas connue
serait-ce une soeur de mon père

Où voulait-elle m’emmener
transformée en ange gardien
dans quelle saison quel château
dans quel Aden de l’autre monde
dans quel Harrar transfiguré
“je vous remercie je me trouve
très bien ici et je vous prie
de m’y laisser” où trouverais-je
la femme et l’enfant désirés
que j’aurais voulu vous montrer
pour voir éclore ce sourire
que vous m’avez tant refusé

Où vais-je maintenant dans quel
tombeau différent de celui
que vous creusez pour reposer
entre les os entremêlés
de votre père et Vitalie
à qui je montrais les musées
de Londres quand tous les espoirs
nous étaient encore permis
et les miens que vous laisserez
dans le cercueil bien conservé
avec la belle croix dorée
qui n’a pas empêché ma fugue

La pluie tombe sur Charleville
des lycées vont porter mon nom
on fêtera l’anniversaire
de ma naissance et de ma mort
de savants universitaires
vont me traiter de tous les noms
sans doute il s’agit de quelqu’un
que j’aurais voulu devenir
mais qui s’est dérobé sous moi
comme une jambe que l’on coupe
et qu’on ne peut pas remplacer
je me trouve très bien ici

Le vent siffle sur les mosquées
la voile claque sur les vagues
les porteurs me secouent toujours
qui parle ici qui se faufile
dans les ossements de ma vie
usurpateur d’identité
voleur du feu de mon bûcher
fantôme d’un ancien fantôme
je cherche l’autre que je suis
déchiqueté dans mes errances
mère notre tombe se creuse
en l’engloutissement d’un monde
 


 
 
 
 
 

RUISSELLEMENT D’OMBRES

pour Joël Leick
Le soleil commence
à descendre vers
l’horizon très clair
un effleurement
de ténèbres douces
bruit dans la vallée
flaques transparentes
larmes de résine
soulignant les traits
sur les prés les rues
les murs les écorces
les tables servies
les livres qu’on lit
les pages écrites
les lits entrouverts
les bateaux fendant
les eaux des rivières
les cheveux les mains
les bras les poitrines
genoux et nombrils
pistils et sourcils
précipitation
silencieusement
la marée montante
la germination

Le soleil descend
dans le ciel sans nuages
les arbres s’allongent
traversant les routes
les ponts les clôtures
clochers de dentelle
couvrant les maisons
grilles dessinant
raies sur le gravier
degrés de fraîcheur
après le pressoir
et l’étouffement
de l’après-midi
pétales de roses
tombant une à une
figurant des îles
sur l’océan d’herbes
délivrant parfums
l’appel du voyage
une inondation
une contagion
un rideau qui roule
entre les signaux
d’un village à l’autre
d’hier à demain

Le soleil poursuit
sa descente vers
l’horizon marin
projetant les voiles
des bateaux qui rentrent
vers le port bruyant
chant dans les tavernes
tintements de verres
la bière épaissie
coule sur les quais
aiguille d’horloge
le phare marquait
le gel des minutes
c’était toujours l’heure
et sa sonnerie
mais on ne savait
laquelle un suspens
où tout s’arrêtait
la ronde a repris
chacune des bornes
touchée tour à tour
d’un doigt grandissant
sans hésitation
une hémorragie
une cataracte

Le soleil se couche
le temps s’accélère
on veut déguster
toutes les bouchées
on veut caresser
les plus beaux projets
on veut s’enivrer
de chaque gorgée
on veut démêler
les cheveux du soir
repasser les plis
sur les draps de cuivre
on veut parcourir
la carte du tendre
on veut s’enfoncer
dans la nuit propice
en enregistrant
les respirations
transfusion de sèves
dialogues des ruines
la surabondance
la toute-misère
les yeux engloutis
on veut déchiffrer
les runes du vent


 
 
 
 
 

LA NEIGE NOIRE DU PHÉNIX

pour Joël Leick
 Je t’offre ces quelques rameaux d’encre pour que l’arbre de ton système nerveux reste toujours aussi sensible,

 Je t’offre ces quelques larmes d’encre pour que l’intérieur de tes orbites soit toujours habité par tes yeux,

 Je t’offre ces quelques mouvements d’encre pour que ta poitrine fleurisse toujours de ta respiration,

 Jusque dans les neiges de l’au-delà.


 
 
 
 
 
 

INVERSIONS
in memoriam François Augiéras

pour Joël Leick
     L’enfant est devenu le vieillard qui cherche passionnément et croit avoir trouvé un enfant qui ne deviendrait pas un vieillard comme lui; mais il le deviendra.

     La victime qui l’a échappé belle, est devenue le sacrificateur qui cherche parmi les futures victimes, celle qui risque de devenir un miraculé puis un sacrificateur comme lui, ce pourquoi il veut le supprimer définitivement sans attendre la cérémonie; mais il va s’y prendre avec tant de douceur et lenteur qu’il n’y parviendra pas.

     L’enfant de choeur est devenu le prêtre qui cherche parmi ceux qui lui servent la messe, celui dans les regards duquel clignotent les signes avant-coureurs d’une vocation apparente à suivre son exemple, et laisse traîner à son intention dans la sacristie un verre auprès du vin ouvert et des livres où l’on détaille des listes de péchés raffinés.

     Le serviteur est devenu le maître qui ne peut s’empêcher de houspiller ses anciens camarades qui voudraient devenir maître à leur tour, multiplient les farces et pièges, engagent des serviteurs qui les trompent; et tout l’édifice social croule avec bruit et poussière.

     Après la révolution le serf est devenu le seigneur qui arpente le chemin de ronde du château dans lequel il vient de s’installer pour surveiller le travail de ceux qu’il a délogés, dans les champs qu’il a tant travaillés lui-même, qu’ils ne savent ni labourer ni moissonner, et à qui il doit l’enseigner en pratiquant son ancien métier mieux que jamais, si bien que jamais la campagne n’aura été si belle.

     L’apprenti est devenu l’instructeur qui examine les enfants des rues pour isoler celui chez qui brillent les flammes les plus noires afin de lui faire éviter les étapes habituelles de l’initiation qu’il transmet et se mettre lui-même à l’école de ses balbutiantes révélations, lui servir de secrétaire et propagandiste.

     L’animal est devenu le dresseur qui cherche parmi ses anciens camarades de zoo candidats à l’humanisation, celui qui saura le mieux camoufler son mufle ou sa trompe sous son visage d’emprunt, ses pinces dans ses bras, ses ailes dans ses épaules, pour qu’il dresse à son tour ces apparences d’hommes afin de les mener vers le quai d’embarquement à destination de la montagne émergée.

     Le novice est devenu l’expert qui compare les travaux soumis à son appréciation pour découvrir la perle rare, l’hérétique imaginatif qui fera dérailler la théologie coutumière dans une apocalypse de libération.

     Après la réforme le catéchumène est devenu le catéchiste qui propose un autre baptême, abolit tous les anciens sacrements pour en instituer de nouveaux que les catéchumènes actuels dénaturent aussitôt, car ils n’en comprennent plus la langue que le catéchiste ne comprend déjà plus et que ses prédécesseurs comprenaient de moins en moins si tant est qu’ils l’eussent jamais comprise.

     L’élève est devenu le professeur qui fouille les publications de ses professeurs d’autrefois pour en relever toutes les bourdes, et il tremble à l’idée que le dernier de la classe ira éplucher ses propres ouvrages pour en mettre à nu les sottises, et cela peut-être sans même devenir professeur à son tour.

     Le contestataire est devenu l’académicien qui voit les couteaux des contestataires plus jeunes devenir peu à peu des épées de parade, tandis qu’ils sollicitent son soutien pour leur élection, les refusés fondant des académies dissidentes dont ils deviennent tour à tour les secrétaires perpétuels, cherchant candidats et thuriféraires parmi les contestataires de la génération suivante parmi lesquels ils espèrent enfin découvrir celui qui contestera pour de bon.

     Le fasciné est devenu le séducteur qui ne veut séduire que s’il est séduit, multipliant ses aventures pour les condenser dans les métamorphoses d’une seule figure à travers laquelle il s’efforce de faire passer tous les voyages, tous les regards et toutes les langues.

     *

     Le voyageur est devenu l’ange des morts qui les accueille au débarqué pour leur faire visiter les plantations d’arbres de la connaissance nouvelle.


 
 
 
 
 
 
 

LES COFFRES DE VENISE

pour Joël Leick
 La belle héritière Portia
 est secrètement amoureuse
 d’un jeune vénitien lettré
 qui pour la conquérir hasarde
 non seulement ses propres biens
 mais ceux d’Antonio son ami
 qui risque d’y perdre la vie

 Des gens de toutes les couleurs
 toutes religions et nations
 viennent présenter leurs hommages
 mais son père avait arrangé
 avant sa mort un stratagème
 pour l’aider dans sa décision
 et faciliter ses réponses

 Après avoir éliminé
 les prétendants les plus vulgaires
 pour départager les derniers
 il faut qu’ils choisissent parmi
 trois coffres un d’or un d’argent
 le dernier de plomb pour trouver
 à l’intérieur le jugement

 Il reste le prince héritier
 de Marrakech à mi-chemin
 des prestiges venus d’Orient
 et des trésors de l’Amérique
 celui d’Aragon séduisant
 avec un peu de prétention
 et l’aventureux Bassanio

 Ils ont accepté de jurer
 si la merveille leur échappe
 de ne révéler à personne
 le coffre qu’ils auront choisi
 de renoncer à courtiser
 toute jeune fille encor vierge
 et vider les lieux pour jamais

 Sur le coffre en or on peut lire
 celui qui me choisit aura
 ce vers quoi mainte foule tend
 après quelque méditation
 le prince du Maroc comprend
 c’est évidemment cette dame
 convoitée par tout l’univers

 Le prince d’Aragon se dit
 cette foule doit signifier
 la multitude qui se fie
 aux apparences mensongères
 Bassanio lui connaît l’histoire
 du misérable roi Midas
 pour qui le pain n’était plus qu’or

 C’est l’or que choisit l’Africain
 il ouvre et voit à l’intérieur
 un squelette avec cet écrit
 tout ce qui brille n’est pas l’or
 tu l’as souvent entendu dire
 plus d’un homme a vendu sa vie
 pour n’avoir que mon apparence

 Vers grouillent dans les tombeaux d’or
 si ta flamme avait mieux brûlé
 plein de conseil en ta verdeur
 tu n’aurais eu cette sentence
 va-t-en tu n’es pas amoureux
 le Marocain s’en est allé
 penaud retrouver son pays

 Sur le coffre en argent on lit
 celui qui me choisit aura
 selon ce qu’il a mérité
 Maroc s’est dit je la mérite
 par ma naissance et ma fortune
 mes grâces mon éducation
 mais l’argent n’est pas digne d’elle

 Le prince d’Aragon se dit
 pour une fois que le mérite
 est récompensé j’en profite
 Bassanio sait qu’aucun mérite
 n’est suffisant pour ce qu’il aime
 quant à l’argent qui avilit
 il ne peut lui faire confiance

 L’Espagnol a choisi l’argent
 il ouvre et voit à l’intérieur
 un bouffon avec cet écrit
 sept fois l’argent se purifie
 sept fois tu seras fustigé
 sept fois te redise l’écho
 septuple masque de vilain

 Certains ne cherchent follement
 que l’apparence du bonheur
 il est des fous couverts d’argent
 comme ce coffre qui te plaît
 prend la femme que tu pourras
 toujours plus fou seras que moi
 va-t-en qui se fierait à toi

 Quant à l’humble coffre de plomb
 il déclare qui me choisit
 devra se hasarder lui-même
 le Marocain a ressenti
 cette  phrase comme une insulte
 il n’irait pas se hasarder
 pour autre chose que l’éclat

 L’Aragonais a estimé
 qu’il faudrait meilleure apparence
 pour qu’il hasardât sa personne
 seul Bassanio a su saisir
 sous cette troublante injonction
 l’invitation à se donner
 il se hasarde pour sa joie

 C’est donc le plomb qu’il a choisi
 il ouvre et voit à l’intérieur
 un portrait de celle qu’il aime
 accompagné de cet écrit
 tu n’as pas choisi l’extérieur
 mais cherché la beauté profonde
 qui t’accorde sa récompense

 C’est ici la fin des errances
 par l’alchimie de ton amour
 le plomb de la vie quotidienne
 se change en or philosophal
 si cette image te convient
 tourne les yeux vers son modèle
 et lui répond par un baiser

 Avant que la cérémonie
 puisse être dûment célébrée
 il faut que le sort d’Antonio
 qui avait hasardé sa vie
 pour le bonheur de son ami
 soit éclairci par les astuces
 de la plus belle des rusées

 Et sur les canaux de Venise
 sont hasardés bien d’autres coffres
 ceux que transporte Jessica
 pour l’amour de son Lorenzo
 ceux qui voguaient pour Antonio
 et qu’il croyait avoir perdus
 mais qui convergent vers la fête

 Un qui venait de Tripoli
 alourdi du plomb de l’Afrique
 un de l’Asie avec l’argent
 du grand Mogol un d’Amérique
 bourré de l’or de Mexico
 et un dernier de l’Angleterre
 avec les oeuvres de Shakespeare


 

                                                                                Sommaire n°34 :

                                                                                                   ENTRE LES NUAGES
                                                                               L’INCENDIE PERMANENT
                                                                               TRAMES ET CHAÎNES
                                                                               LES GISANTS DE NAXOS
                                                                               NUÉES ANNONCIATRICES
                                                                               LES ORCHIDOPTÈRES
                                                                               NEUVAINE
                                                                               ROTATIONS NÎMOISES
                                                                               SECRETS MORDORÉS
                                                                               TOILE ROUSSE
                                                                               PÈLERINAGE AVEC UN ARBRE
                                                                               LES INSTRUMENTS DE LA GÉNÉRATION
                                                                               DÉVORER LE CALENDRIER
                                                                               SUR LE CHEMIN DES CARAVANES
                                                                               ESCALES SUR LE MÉTRO STELLAIRE
                                                                               LE CRÂNE D’UN FRUIT
                                                                               L’HEURE DU THÉ
                                                                               TAPIS DÉROULÉ
                                                                               LOGIS DE CHARME
                                                                               LE CHANT DES FIBRES
                                                                               LE TOMBEAU D’ARTHUR RIMBAUD
                                                                               RUISSELLEMENT D’OMBRES
                                                                               LA NEIGE NOIRE DU PHÉNIX
                                                                               INVERSIONS
                                                                               LES COFFRES DE VENISE
 
 

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