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Poésie au jour le jour 38

(enregistré en novembre 2014)

Sommaire






BYZANCE

pour Youl
La pourpre descend du balcon
pour caresser les mosaïques
dans la poussière des chevaux

nacre * émail * onyx

L’or descend des coupoles
pour tinter sur les armes
dans l’enivrement des banquets

émeraude * hermine * brocard

L’indigo descend de la nuit
pour annoncer la décadence
dans l’approche des Ottomans

encens * luth * navire


 
 
 
 
 

RETOUR SUR TERRE

pour Youl
Nous approchons
         tout a changé
les continents
         ont dérivé

Les océans
         ont débordé
ruines partout
         rouilles et flaques

Plus de pétrole
         mais des miroirs
qui nous renvoient
         constellations

Voici pourtant
         les mêmes nuages
lacs et spirales
         grottes et tours

Modulant tout
         sur leur passage
échos et timbres
         ombres et pluies

Qui nous promettent
         l’avènement
d’une autre paix
         d’un autre chant

Que nous n’aurons
         jamais connus
que connaîtront
         nos descendants

Tout étonnés
         qu’il ait fallu
aller si loin
         pour les trouver


 
 
 
 
 
 
 

HARMONIES POÉTIQUES ET GRAPHIQUES

pour Roger Druet
          Dialogue entre la plume et le pinceau, lors d’une exposition collective en 1983. Cela fait 22 ans déjà ! Dialogues entre le texte et l’image, le texte comme image et dans l’image.

         Depuis cela n’a plus cessé. La lettre Z, quittant sa position de dernier de la classe, s’est animée comme Zorro pour revendiquer sa balafre, entraînant bientôt dans son sillage toutes les autres.

         Les mots sont partis entre les Terres sur les vagues de la musique. Poursuivre le plaisir d’écrire en interminables paraphes, ne serait-ce qu’une seule lettre.

         Toute une vie dans la fascination de la lettre et de son dessin. Tous les alphabets, tous les caractères, toutes les écritures avec leurs instruments : du style au crayon, du calame à la brosse.

         Dialogue entre calligraphie et typographie, comme entre langue parlée et chantée; comme si c’était la mélodie et son accompagnement au piano, tout un concert se rassemblant dans les horizons de couleurs, depuis le quatuor à cordes jusqu’aux grouillantes fosses des opéras.

         Solitaire, mais accompagné d’un aréopage de regards plus anciens, les frères aînés : Tobey, Szenes, Vieira da Silva, Rothko, Twombly, derrière lesquels, en remontant les gradins du temps, se lèvent graveurs et architectes, de Marc-Antoine à Palladio, de Dürer à Borromini.

         “Harmonie”, anticipait Charles Fourier, un état de la société dans lequel tous les désirs, retrouvant leur nature défigurée, pourraient s’exprimer à loisir, ayant enfin tourné la page des terreurs, dans l’exploration méthodique d’un multivers où tout résonnerait dans un nouveau silence illimité.


 
 
 
 
 
 
 

INITIALES

pour Youl
Un jour elles en ont assez
de traîner des mots derrière elles
locomotives délivrées
elles ont lâché leurs wagons

Pour partir à la découverte
parmi les ranchs et les réserves
rencontrant d’autres alphabets
avec lesquels fraterniser

Que de bourgeons sur les jambages
que de vrilles sur les cylindres
que de regards entre les bielles
que de soupirs sous les trémas

Idéogrammes hiéroglyphes
lettrines schémas et pancartes
manifestations et vacarmes
revendications et vacances

Nageant dans le bain d’autres lettres
que de rencontres merveilleuses
formant farandoles et rondes
sautant passages à niveau

Voici des strophes et refrains
ballades menant virelais
colonnes carrés et dallages
dans l’exploration des volumes

Et voici que la vérité
explose comme une chaudière
que l’on a trop voulu forcer
ses débris devenant des rires

Et la prose reprend ses droits
après avoir longtemps sifflé
le chemin de fer recommence
son catalogue des stations


 
 
 
 
 
 
 

OXFORD

pour Michael Holland
La pluie de lettres sur la page
les glissements dans les couloirs
chuchotements d’érudition
poèmes d’anciens amoureux
un rayon de soleil du soir
passant à travers les vitraux
réveille fastes oubliés
dans les résonances chorales

Une étudiante en sa cellule
relit en tremblant son essai
sur la métrique médiévale
songeant au jeune physicien
qui interroge les atomes
dans l’ombre des laboratoires
ou à cet autre plus sportif
qui s’exerce pour l’aviron

Puis elle rassemble ses livres
descend l’escalier en hélice
quatre à quatre car l’heure sonne
pour rejoindre l’amphithéâtre
où le grand professeur dispense
ses cours magistraux réputés
pour l’ironie de ses remarques
sur les travaux retardataires

La nuit s’est obscurcie les lampes
s’allument dans les cours carrées
le vent feuillette les prairies
puis revient siffler dans les ruelles
où passent comme des fantômes
au milieu de la brume douce
des groupes titubant un peu
cherchant à regagner leurs chambres

Sous l’effervescence des bières
ou sous les velours du porto
on croit retrouver les murmures
des illustrations d’autrefois
dans leurs querelles distinguées
théologiques politiques
scientifiques ou poétiques
entre les dialogues des cloches

Une remarque vous surprend
le lendemain on ira voir
dans bibliothèque ou musée
ce qu’il en est précisément
ainsi dans l’Encyclopédie
Britannique on est emporté
d’article en article et de tome
en tome irrésistiblement

Notre siècle en bouscule un autre
tout d’un coup le règne s’efface
et les joyaux de la couronne
ont changé de tête et de mains
des personnages de romans
apparaissent dans les vitrines
cristallisant les désarrois
de toute la foule studieuse

Il nous faut les boeufs du savoir
avec leurs mufles d’obstinés
leur chaude haleine dans le froid
pour tirer notre obésité
nous arracher à nos lenteurs
et nous permettre de franchir
le gué du présent embourbé
avec tous ses remous d’épines


 
 
 
 
 

AU COIN DU MUR

pour Youl
Les papiers collés
les uns sur les autres
nous font dévaler
l’escalier du temps

Avec des racloirs
on tanne ces peaux
dont les inscriptions
baignent dans l’oubli

Des regards s’échappent
entre deux des strates
ouvrant des paupières
couturées d’erreurs

Les enfants d’alors
appellent à l’aide
mais tout est noyé
par les détergents


 
 
 
 
 

L’OEIL DU FOUR

pour Michel Le Gentil
Depuis déjà des millénaires
un peu partout sur la planète
les hommes se sont ingéniés
à modeler l’argile humide
en rubans pour les enrouler
et fabriquer des récipients
ou en briques pour s’y loger
qu’ils ont fait sécher au soleil

Parfois ils se sont aperçus
que lorsqu’on approchait du feu
cela transformait la texture
auparavant c’était friable
alors c’est devenu cassant
et pourtant beaucoup plus solide
résistant aux intempéries
conservant marques et signaux

C’est ainsi qu’ils ont poinçonné
règlements contrats et prières
pour les entasser en archives
à l’ombre de leurs ziggurats
puis ils ont découvert le tour
pour élever dans leurs caresses
entre leurs mains dégoulinantes
jarres amphores et cratères

Mais tout cela restait poreux
on a cherché un épiderme
pour recouvrir ces écorchés
il fallait cuire plus encore
dans des fourneaux aménagés
pour atteindre températures
auparavant spécialité
des forgerons dans leurs cavernes

Les formes se sont assouplies
comme celles des animaux
les figures noires ou rouges
poulpes mythes géométrie
ont recouvert toutes les panses
pour embellir l’eau et le vin
qui accompagnaient les repas
dans la vaisselle des grands jours

Tapi aux fourrés du silence
le potier dit je rivalise
avec l’incendie de forêt
que j’allume comme l’orage
ou les éruptions volcaniques
que je reproduis miniature
apprivoisant le cataclysme
qui doit dévorer l’univers

Il a escaladé l’échelle
des chaleurs comme les titans
avaient escaladé l’Olympe
mais en y réussissant mieux
découvrant des verts et des bleus
des familles de blancs et roses
imaginant des transparences
fixant les flammes en pétales

Et buvant du thé dans ses bols
en les reposant sur la table
il en a fait tinter les bords
tout en admirant le reflet
de la Lune sur la surface
semblable à celle d’un étang
ou au cercle d’une pupille
four minuscule de l’éclair


 
 
 
 
 
 
 

L’OPÉRA DES PAGES
Souvenir de Harburg

 pour Bertrand Dorny
Livres livres livres livres
des rayons et des rayons
des couloirs et des couloirs
les parties les plus secrètes
les trésors et les enfers
tel un rat je me promène
en reniflant les reliures

Un titre vient m’intriguer
je commence à feuilleter
cabinet des fées voyages
imaginaires théâtres
illustrés des alchimistes
où je cherche des secrets
autres que ceux des vieux maîtres

Ce que les vers ont laissé
des Bibles et des Corans
dans madrasas monastères
pillés par les mécréants
de toutes les confessions
incendiés et bombardés
dans les guerres de tous temps

Philosophes des lumières
archivistes des ténèbres
patrologies traductions
des merveilles orientales
les ténors des Renaissances
les sirènes cantatrices
et leurs accompagnateurs

Dans la fosse de l’orchestre
mémoires des contrebasses
les violons des aventures
saxophones policiers
les percussions de l’Histoire
les cuivres des épopées
les bois des romans d’amour

J’étale sur une table
les planches des Almagestes
éclairées par la fenêtre
qui donne sur la forêt
les vignes et les collines
où dialoguent les fantômes
des explorateurs poètes

Et sur des petits carnets
je gribouille des notules
qui deviennent peu à peu
ces strophes comme des bulles
qui gravissent les gradins
dans le verre de la scène
devant le choeur des silences


 
 
 
 
 
 
 

LA POUSSIÈRE DE MARRAKECH

pour Mylène Besson
les dieux d’hier                                                              les dieux d’avant
                      une babouche                      un pépin
                                        le Compatissant
                      une datte                            une ficelle
les dieux interdits                                                           les dieux vaincus
                      un clou                               un osselet
                                        le Roi
                      une coquille                        un timbre
les dieux ridiculisés                                                        les dieux condamnés
                      une écale                            une brindille
                                        le Saint
                      un dirham                           une plume
les dieux multiples                                                         les dieux agités
                      une épingle                         une rose
                                        le Pacifique
                      une allumette                      un caillou
les dieux trompeurs                                                       les dieux d’aujourd’hui
                      une épluchure                     une capsule
                                        le Vigilant
                      un tesson                           une graine
les dieux du stade                                                         les dieux de l’écran
                      un noyau                            un éclat
                                        le Tout-puissant
                      une écaille                          une vis
les dieux de la télévision                                                les dieux modernes
                      un écrou                             un boulon
                                        le Très-fort
                      un cheveu                          un calame
les dieux facétieux                                                         les dieux farceurs
                      une griffe                           un bec
                                        le Très-grand
                      un ruban                           un crayon
les dieux mensongers                                                     les dieux changeants
                      un ticket                           un élastique
                                        le Créateur
                      une dent                           un bouton
les dieux mourants                                                         les dieux naissants
                      un couteau                       une poupée
                                        le Mystérieux
                      un jouet                           un chiffon
les dieux sanguinaires                                                     les dieux avides
                      un mouchoir                    un copeau
                                        le Caché
                      une palme                        une feuille
les dieux séducteurs                                                       les dieux magiciens
                     une bribe                         un trognon
                                        le Seigneur
                      une miette                       une pastille
les dieux affamés                                                           les dieux assoiffés
                      un bonbon                      une loque
                                        l’Éternel
                      une étiquette                   une orange
les dieux fatigués                                                            les dieux masqués
                      une agrafe                      une pelure
                                        le Fidèle
                      un bouchon                    une bille
les dieux abandonnés                                                     les dieux fabuleux
                      un échantillon                 une cosse
                                        le Véridique
                      une paille                       un sifflet
les dieux inconstants                                                      les dieux joueurs
                      un pinceau                     un cure-dent
                                        le Sage
                      une feuille                      un ressort
les dieux renaissants                                                       les dieux grouillants
                      une clef                          une cravate
                                        le Savant
                      une cuiller                      un rouage
les dieux roublards                                                         les dieux rusés
                      une ampoule                   une boucle
                                        l’Invincible
                      une punaise                    un sequin
les dieux dispersés                                                         les dieux fantômes
                      un papillon                     une touffe
                                        le Rassembleur
                      une mouche                   un épi
les dieux revenants                                                         les dieux insistants
                      une goutte                     une flaque
                                        le Vengeur
                      un talisman                    une médaille

 
 
 
 
 

LA POUSSIÈRE DE MARRAKECH (2)

       pour Mylène Besson
1
Les dieux d’hier                                                             les dieux d’avant
             une babouche un pépin                       une datte une ficelle
                      un clou                         un osselet
                                LE COMPATISSANT
                      une coquille                  un timbre
             une écale une brindille                        un dirham une plume
les dieux interdits                                                            les dieux vaincus

2
Les dieux ridiculisés                                                        les dieux condamnés
             un pépin une coquille                         une épingle une rose
                      une allumette                 un caillou
                                           LE ROI
                      une épluchure                une capsule
             un tesson une graine                           un noyau un éclat
les dieux multiples                                                            les dieux agités

3
Les dieux trompeurs                                                        les dieux d’aujourd’hui
             une datte un timbre                            une écaille une vis
                      un écrou                        un boulon
                                         LE SAINT
                      un cheveu                      un calame
             une griffe un bec                               un ruban un crayon
les dieux du stade                                                            les dieux de l’écran

4
Les dieux de la télévision                                                   les dieux modernes
             une ficelle une écale                            un ticket un élastique
                      une dent                        un bouton
                                   LE PACIFIQUE
                      un couteau                     une poupée
             un jouet un chiffon                             un mouchoir un copeau
les dieux facétieux                                                            les dieux farceurs

5
Les dieux mensongers                                                        les dieux changeants
             un  clou une brindille                           une palme une feuille
                      une bribe                         un trognon
                                     LE VIGILANT
                      une miette                       une pastille
             un bonbon une loque                            une étiquette une orange
les dieux mourants                                                             les dieux naissants

6
Les dieux sanguinaires                                                        les dieux avides
             un osselet un dirham                            une agrafe une pelure
                      un bouchon                       une bille
                                LE TOUT-PUISSANT
                     un échantillon                    une cosse
             une paille un sifflet                               un pinceau un cure-dent
les dieux séducteurs                                                            les dieux magiciens

7
Les dieux affamés                                                                les dieux assoiffés
             une coquille une plume                         une feuille un ressort
                      une clef                             une cravate
                                    LE TRÈS-FORT
                      une cuiller                          un rouage
             une ampoule une douille                       une punaise un sequin
les dieux fatigués                                                                  les dieux masqués

8
Les dieux abandonnés                                                           les dieux exilés
             un timbre un pépin                              un papillon une touffe
                      une mouche                      un épi
                                  LE TRÈS-GRAND
                      une goutte                          une flaque
             un talisman une médaille                      un brin un débris
les dieux inconstants                                                             les dieux joueurs

9
Les dieux renaissants                                                            les dieux grouillants
             une écale une coquille                          un crachat une larme
                      un poil                               un crin
                                     LE CRÉATEUR
                      une grenouille                     une sauterelle
             une rognure un fétu                             une vertèbre un grain
les dieux roublards                                                                les dieux rusés

10
Les dieux dispersés                                                                les dieux fantômes
             une brindille une épingle                       une gomme une lame
                      un couvercle                       un hibiscus
                                   LE MYSTÉRIEUX
                      un anneau                           une croûte
             un prospectus un tampon                      un centime un penny
les dieux revenants                                                                 les dieux insistants

11
Les dieux perturbés                                                                les dieux ébranlés
             un dirham une rose                               une olive un kleenex
                      un fil                                   un peigne
                                       LE CACHÉ
                      une antenne                         une prise
             un interrupteur un pneu                         un cadran un bavoir
les dieux dormeurs                                                                   les dieux malades

12
Les dieux rêveurs                                                                     les dieux effarés
             une plume une allumette                       un  lacet un noeud
                      une craie                              une mine
                                      LE SEIGNEUR
                      un gravier                            un pédoncule
             une morve un  mégot                            un échantillon un caramel
les dieux trembleurs                                                                   les dieux rancuniers

13
Les dieux ingénieux                                                                    les dieux gourmands
             un pépin un caillou                                une semelle un talon
                      une empreinte                        une rigole
                                         L’ÉTERNEL
                      un terrier                              un égout
             un tube une boucle                                un manche une enveloppe
les dieux luxurieux                                                                       les dieux paresseux

14
Les dieux envieux                                                                        les dieux avares
             une coquille une épluchure                      une tuile une cheville
                      un robinet                             un emballage
                                           LE FIDÈLE
                      une écorce                            un charbon
             une bobine un oeillet                               un bracelet une perle
les dieux en colère                                                                        les dieux orgueilleux
 


 
 
 
 
 
 
 

NOTE POUR L’ACADÉMIE DE MARRAKECH

pour Mireille Béra
qui fera suivre à sa guise
          Comme nous étions au travail avec des amis peintres dans le magnifique ryad de Denise Masson, pour écrire un livre et préparer une exposition, nous en avons profité pour répondre aux invitations de plusieurs écoles publiques et privées où nous avons été magnifiquement reçus par les élèves et leurs professeurs. Dans les classes de français, on nous avait préparé de petites scènes interprétées avec beaucoup de charme. De l’enthousiasme, à la fois sérieux et gaieté, de quoi bien augurer de l’avenir de notre langue dans la région. Certains même nous ont servi de guides pour visiter la palmeraie qu’ils ont rajeunie pour nous. De retour en  France nous désirons transmettre à tous notre souvenir le plus chaleureux.


                                                                                                                                                                                                                 Michel Butor
 
 
 
 
 
 
 

STÈLE POUR CLAUDE SIMON

pour Rhéa
Une enfance dans les vignes
auprès d’une forteresse
de l’autre côté des monts
le vacarme de la guerre
on veut y participer
ce n’est que pour assister
à l’écrasement du droit

Mais c’est loin d’être fini
reprend la guerre la guerre
ici et là un brandon
qui rallume en incendie
les souvenirs d’autres guerres
celles du début du siècle
celles des siècles passés

Les vieilles femmes en parlent
tandis que les rescapés
s’efforcent d’exorciser
les images effroyables
qui reviennent les hanter
cherchent à cicatriser
les débâcles successives

Si la prochaine s’annonce
que faire pour l’éviter
sinon raconter encore
le plus calmement possible
en prenant de la distance
dans l’effilochement cru
du temps qui ne passe pas

Donc éditions promotions
interviews de journalistes
cela n’a pas d’importance
les prix tombent comme ils peuvent
on n’aura rien fait pour çà
on fera bonne figure
ou du moins on essaiera

Mais on est bien loin du compte
et le saignement des phrases
se coagule en romans
pour élever taciturne
les livres s’accumulant
une stèle solitaire
sur l’étendue des gravats


 
 
 
 
 
 

L’OISEAU DANS LA TOURMENTE

pour Simon Messagier
J’ai beau déployer
mes ailes mes plumes
se tordent s’arrachent
j’en perds quelques-unes
je ne sais plus où

Je vais où je puis
tout d’un coup des branches
violemment brisées
viennent me heurter
dans leur désarroi
 

J’ai beau essayer
de monter plus haut
traverser les nuages
cherchant mes repères
parmi les sommets

La tête me tourne
tombe la première
entre les falaises
de laine et de verre
battues par les vents
 

Pourtant par-delà
les fouets et les vagues
j’aperçois toujours
l’île de l’enfance
avec ses roseaux

Et ses tourbillons
pour vous découvrir
en dépit de tout
au-delà de tout
l’Égypte rêvée


 
 
 
 
 
 
 

LA TERRE FRAGILE

pour Marie-José Arnaldo (sic)
Les sismologues
         précisent les failles
les archéologues
         remuent le passé
les géologues
         feuillettent les couches
les paléontologues
         reconstituent les monstres
les pétroliers
         forent des puits

Les historiens
         défont l’oubli
les utopistes
         proposent des voies
les futurologues
         se contredisent
les climatologues
         mesurent le réchauffement
les zoologistes
         inventorient les espèces en disparition

Les botanistes
         ont des regrets
les ethnologues
         arrivent trop tard
les linguistes
         perdent leur latin
les physiciens
         cherchent la formule
les astronomes
         étudient les planètes extérieures

Les astronautes
         calculent des trajectoires
les politiciens
         se réunissent
les réfugiés
         sombrent
les artistes
         font ce qu’ils peuvent
les céramistes
         brûlent leurs vaisseaux

Les brocanteurs
         recollent les morceaux
les enfants
         bâtissent des châteaux
les vieillards
         se remémorent
les amoureux
         se regardent
les écrivains
         s’efforcent de garder leur calme


 
 
 
 
 
 
 
 

L’ANTRE DE LA NYMPHE

pour Henri Pousseur
En remontant vers la source
à travers prés et rochers
déplaçant les aubépines
je découvre une fissure
qui s’élargit en bassin
formant un miroir tremblant
où tombe un rayon de jour

Goutte à goutte clapotis
les murmures souffle à souffle
les battements des rameaux
les respirations secrètes
et ces bruits répercutés
dans les pavillons de pierre
et sur le manteau des mousses

M’enivrant de leurs échos
dans la luisance des perles
je perds toute retenue
enlevant souliers et veste
et jusqu’à slip et chemise
pour m’étendre sous la voûte
en caressant les parois

La fraîcheur et la chaleur
se disputent l’avantage
de m’emmener visiter
les recoins les plus obscurs
que parfois des réflexions
irisent de leurs élytres
révélant gemmes et gammes

L’image qui me revient
dans la moire des surfaces
n’est plus celle qu’enregistrent
mes papiers d’identité
narines se font naseaux
cheveux deviennent crinière
oreilles dressées en pointe

Je me reconnais centaure
ou même cheval mes pieds
deviennent sabots soudain
les poils se changent en plumes
des ailes se développent
pour me faire tournoyer
Pégase Icare ou sirène

Et lorsque j’aurai quitté
ces embrassements sauvages
pour retrouver mes travaux
dans la termitière humaine
des muses adolescentes
et des satyres enfants
me combleront de baisers


 
 
 
 
 
 

LA MAIN AMIE

pour Maxime Godard
1)
TABLE ENTROUVERTE

Le frileux cherche dans ses doigts
les saveurs d’anciennes fatigues
la moitié d’un cadran de montre
vient rappeler le temps qui passe
le verre devient invisible
comme le portrait renversé
que la main fidèle repose
après qu’on l’ait examiné

2)
HORS PISTE

Dans le salut la main s’envole
comme un oiseau quittant son nid
l’appareil doit la rattraper
mais il ne retient que son ombre

3)
IRIS DÉCLIC

Naviguant d’un regard à l’autre
le capitaine des réponses
cherche à refermer la bouteille
où bout le génie des pupilles


 
 
 
 
 
 

CHEMINS DU RÊVE

pour Anne Slacik
et Youl
Rouilles et roseaux
par la porte d’ivoire
l’oeil de la migration
vers la diversité

Pistes et signaux
par les vantaux de corne
l’écho de la distance
vers la ductilité

Villes et saisons
par les panneaux de verre
les illuminations
vers la ténacité

Machines et fleuves
par les lames de bronze
tocsins et grondements
vers l'inventivité

Ronces et rosée
par les forêts de pluie
l’éveil de l’arc-en-ciel
vers la fertilité

Détours et impasses
par les sables ardents
la jeunesse des sciences
vers la fécondité

Lampes et mansardes
par le miroir ouvert
la clef du lendemain
vers la fidélité

Cavernes et lacs
par l’issue des ténèbres
le secret des audaces
vers la simplicité

Souterrains et rues
par le soupirail roux
les fumées prophétiques
vers la longévité

Flammes et questions
par le balcon des cendres
le retour du phénix
vers la tranquillité


 
 
 
 
 

LE DRAGON DES EAUX

pour Jean-Baptiste Leroux
Avec ses ailes de vagues
il s’enfonce dans les flammes
des bassins aménagés
par le Soleil au milieu
de son royaume en détresse
pour illuminer les fêtes
dont il enivre ses gens

La vapeur de son haleine
métallise les brandons
qu’il utilise à construire
des nids pour ses descendants
et des caves pour les perles
qu’il veut semer des naufrages
et des incendies sur l’eau

Né dans un lac de cratère
en traversant les nuages
il s’élève jusqu’aux astres
les plus proches qu’il parcourt
à la recherche de gemmes
où se lisent les secrets
de l’humidité fertile

La rouille de ses écailles
se dépose sur les feuilles
dans les allées qui émergent
du brouillard et des fumées
tandis que la Lune laisse
place au matin grelottant
sur les berges des canaux

Quant aux filets de sa bave
ils tendent sur les chemins
des pièges pour attirer
les enfants et les amants
qu’ils recouvrent de chamarres
en leur donnant des idées
pour aller au bout du monde

Il les prend sur ses épaules
dans la chaleur de ses plis
et déploie devant leurs yeux
les forêts et les rivages
les montagnes et les îles
la fontaine de Jouvence
et les vignes du Parnasse

En monnayant l’or du temps
il distribue sur les plages
l’écume de sa beauté
marchand de sable il dispense
le sommeil aux angoissés
et des rêves très précis
qu’ils pourront réaliser


 
 
 
 
 
 
 

UNE OBSESSION

pour Mathias Pérez
Un objet revient toujours
ou si vous préférez un sujet
ou mieux encore un projet

C’est la séductrice la tentatrice
l’initiatrice la médiatrice
la divinatrice la rénovatrice

L’infirmière l’enchanteresse
l’ensorceleuse la ménagère
la compagne la délivrante

Celle d’où l’on vient
à qui l’on revient
l’inoubliable

Celle qu’on rencontre
et que l’on retrouve
l’insaisissable

Quel que soit son nom
quel que soit son âge
l’incontournable

Imprégnant la page
comme une pluie
régénératrice

Imprimant des signes
qui se répandent
et se répondent

En matières toujours nouvelles
que mon texte
vient caresser


 
 
 
 
 
 

LE VIN CÉLESTE

pour Patrice Pouperon
      Le vigneron des nuages cueille les grappes dans la treille de l’arc-en-ciel, en exprime le jus dans le pressoir du vent pour qu’il fermente au chai des saisons.

     Rubis sur l’ongle
     gong de pourpre

Sur les vrilles du paysage
les enfants des anges regardent
les grives picorer les bulles
pour en goûter la qualité
dont les effluves leur parviennent
dans les danses du crépuscule
parmi les archipels nomades
et les voiles illuminées

Dans les cuves des intervalles
entre montagnes et déserts
l’élixir mûrit et fleurit
pour tomber en pluie sur les rêves
des enfants démons épuisés
par leur recherche d’une issue
dans l’enfer de l’adolescence
et guérir leurs démangeaisons


 
 
 
 
 
 

LES DEMOISELLES DU PONT NOIR

pour Pierre Leloup
1

Ombres et transparences
reflets et tentations

N’hésitez plus venez vers nous
il vous suffira d’approcher
pour que nous nous évaporions
mais dès que vous vous lasserez
nous reviendrons vous aguicher
en vous chantant quelque chanson
que le vent vous apportera
sans que vous puissiez résister

2

Séduction végétale
miroir embroussaillé

C’est l’âge il faut vous résigner
impossible de nous saisir
pas même de nous effleurer
vous ferez ce que vous pourrez
vous essaierez d’accompagner
notre mélodie par la vôtre
et nous vous encouragerons
en multipliant les couplets

3

Le grondement du fer
sous les pas et les roues

Vous tentez de barrer le pont
où nous installons notre guet
vous vous êtes mis à plusieurs
pour accumuler de l’audace
vous plaisantez vous plastronnez
c’est tout ce que nous désirons
il suffira que nous passions
pour que vous vous mettiez à fondre

4

Les dégoulinements
sur les yeux et les mains

Vous vous plongez dans la rivière
malgré les algues et les mousses
nous comparons vos bras vos jambes
mouvements et respirations
nous vous applaudissons très fort
mais dès que vous gagnez la rive
nous nous dispersons bruyamment
vous ne savez par quel chemin

5

Planant sur les marais
des instincts primitifs

Il nous est arrivé parfois
de vous dérober vos habits
les plus gentilles d’entre nous
les déposent sur les traverses
mais d’autres vont les enfiler
pour se faufiler parmi vous
s’amusant de votre lenteur
à percer la supercherie

6

Les haussements d’épaules
les cheveux en bataille

Mais inutile d’essayer
de vous déguiser en retour
nous saurons bien vous reconnaître
nous avons besoin de vous fuir
et pour cela que vous couriez
à perte de souffle et de vue
vos halètements nous reposent
et votre sueur nous désaltère

7

Labyrinthe amoureux
immensité d’écume

Il vous faut trouver d’autres pièges
ici tout conspire avec nous
car les endroits ne manquent pas
où vous auriez tout l’avantage
mais ne vous imaginez pas
que nous allons vous renseigner
trouvez tout seuls nos chers amis
vraisemblablement par hasard

8

À l’âge des questions
le printemps des réponses

Le plus déluré d’entre vous
réussira peut-être un jour
à dérober quelque ruban
tandis que nous disparaîtrons
en l’assaillant de toutes parts
avec d’invisibles baisers
il ne saura plus où donner
de sa tête qu’il voudrait perdre

9

La rotation des heures
le retour du beau temps

Un jour l’une se laissera
prendre et vous ne comprendrez pas
comment cela est arrivé
elle aura tout manigancé
sans que vous vous doutiez de rien
mais vous ferez le conquérant
auprès de vos copains d’hier
et notre choeur en rira bien

10

Passage des années
dans les roseaux du soir

Une autre l’aura remplacée
et puis une autre encore une autre
un jour il vous faudra passer
par ce pont que vous évitiez
vous aurez pris de la bouteille
vous ne viendrez plus vous baigner
nous vous rendrons votre salut
vous laissant nous examiner


 
 
 
 
 
 
 

LES LARMES DU BITUME

pour Joël Leick
1

La brume sournoisement
se glisse entre les pavés
un soupirail de cuisine
ajoute quelques relents
des Arabes et des Noirs
attendent près des machines
qui malaxent leur lessive

         Je me retrouve dans une ville où je n’ai plus remis les pieds depuis ma petite enfance. Je crois n’en avoir gardé aucun souvenir.

Un point d’interrogation
se dessine sur le mur
entre plâtras et gravats
la suie la colle et l’acide
une affiche lacérée
conserve quelques vestiges
de promesses non tenues

2

Une empreinte digitale
dédales d’identité
semblables à nos errances
entre travail et logis
avec quelques intervalles
pour retrouver les amis
dans le vacarme d’un bar

         Il me reste, à tout prendre, bien peu de choses à reconnaître, presque tout ayant été détruit par la guerre ou la spéculation.

Le soleil et le sommeil
ne sont plus ce qu’ils étaient
soubresauts le long d’un corps
qu’on explore dans la nuit
rongée par les lampadaires
et les camions des poubelles
aux lueurs du petit matin

3

Géographie de la pluie
sur l’océan des trottoirs
un archipel provisoire
qui va bientôt s’engloutir
sous l’inondation produite
réchauffement climatique
par le trop plein des égouts

         Le peu qui subsiste a été repeint maintes fois; les boutiques ont changé de propriétaires et d’affectation; quand c’est restauré, rabiboché, légendé, cela ne fait qu’accroître la distance.

Ce n’est plus l’eau d’autrefois
on la retrouve sans doute
dans des montagnes lointaines
où de rares animaux
survivants de nos massacres
viennent s’abreuver en paix
malgré le bruit des avions

4

Elle nous était donnée
mais pour la faire couler
jusqu’à nos salles de bains
il faut tant de précautions
de travaux et de filtrages
qu’elle est de plus en plus chère
et que l’on craint d’en manquer

         Ici ou là, c’est comme un arrachement. Je ne parviens plus à détacher mon pied du sol. C’est comme si je m’enfonçais dans un tourbillon de mémoire, et pourtant aucun détail précis n’émerge.

L’humidité me transit
mais pour me désaltérer
j’ai envie de m’installer
sous les chapelets de gouttes
qui tombent des toits de tôle
puis se mélangent en boue
dans les caniveaux bondés

5

Du sang perle de mes yeux
qui sont meurtris de poussière
j’ai du mal à respirer
pourtant je sens quelquefois
à travers la pourriture
et les vapeurs du pétrole
un parfum d’un autre temps

         Qu’ai-je reconnu, ou plutôt qu’est-ce qui m’a reconnu et m’a lancé ce signal d’alarme comme la vrille d’une sirène ?

Qui m’ouvre la voie des vagues
entre deux goulées de vent
moi qui ai le mal de mer
je rêve d’anciens navires
et de claquements de cordes
en partance pour des Indes
qui restent à découvrir

6

Mon corps ce n’est plus un corps
c’est comme si les cellules
décidaient de s’écarter
et de se multiplier
indépendamment de moi
je ne suis plus qu’un cancer
dans le jus du temps qui passe

         Est-ce cela que l’on appelle la nostalgie ? Pourtant aucune envie de trop traîner dans ce coin, plutôt celle d’échapper à une obscure pétrification, gélification, comme si ce passage m’avait donné un tremplin pour rebondir.

Ce n’est qu’en votre regard
que viendra la guérison
ce n’est que dans vos discours
que je trouverai mes mots
ce n’est qu’en votre silence
qu’un chant se faufilera
transmutation de nos troubles


 
 
 
 
 
 
 
 

LA TORCHE DOUCE

pour Joël Leick
Sur son corps les lunes
cherchent à fleurir
le miel vespéral
vient dégouliner
comme une caresse

Sur son corps les boucles
viennent s’enrouler
le soleil jaloux
vient carboniser
cette toison d’or

Sur son corps le soufre
aidé du phosphore
attend le contact
et le frottement
pour l’embrasement

Sur son corps les flammes
avec leurs volutes
de dégustation
s’écartent laissant
leurs cendres de sables

Sur son corps les ombres
viennent dessiner
leurs flux et reflux
voulant partager
sa respiration

Sur son corps les mains
tremblants éventails
gouvernails d’haleine
rêvent de victoires
dans la transparence

Sur son corps les lèvres
ouvrent les serrures
où vont s’enfoncer
les clefs de l’amour
pour fondre en mercure

Sur son corps les mots
viennent s’apaiser
roulant leur écume
pour faciliter
l’éclat des naissances


 
 
 
 
 
 

UNE AVERSE D’ÉMOIS

pour Joël Leick
1)

En soulevant
un premier voile
soie ou papier
je perds mon souffle

Que je retrouve
en contemplant
le moindre objet
que je rencontre

Le houx le gui
un tubercule
ressort ou nuages
charbons épines

La vue le goût
la vie l’odeur
serpents glissant
subtilement

Entre les couches
de l’atmosphère
entre les nues
des profondeurs

L’ombre et l’éveil
les horizons
entre les coudes
et les épaules

Des vieux massifs
ragaillardis
par les torrents
qui les chatouillent

À plus d’un titre
accents d’alcool
monnaie de singe
îlots d’été

Petit matin
thé ou café
j’essuie mes cils
sur le sentier

L’oeil de l’orage
parcourt les champs
et les façades
comme un espion

Qui retransmet
ses découvertes
par des tambours
infatigables

Dans les fourrés
plumes et poils
sont transpercés
d’humidité

De temps en temps
quelques secours
font partager
l’argent du froid
 

2)

En soulevant
un second voile
lianes ou fer
je perds mon temps

Longues secondes
courtes minutes
heures d’angoisses
fil des journées

Un poil de Lune
dans l’entonnoir
où se déverse
le chant du gel

Passez miroirs
langues de bois
dents de métal
vernis à ongles

Le roi des rats
cherche fortune
en explorant
le tertre vert

Il a laissé
sceptre et couronne
dans le trésor
de ses ancêtres

Une princesse
se désespère
en supputant
son arrivée

Quand viendras-tu
où flânes-tu
qui te retient
loin de mes bras

Mes cheveux croissent
pour te chercher
une pupille
en chacun d’eux

Même une oreille
pour distinguer
l’irremplaçable
bruit de tes pas

Je te reviens
j’ai découvert
l’anneau des sages
le puits d’ivoire

Sous le museau
qui se détache
c’est mon visage
que tu revois

C’est moi fidèle
je te retrouve
c’est toi c’est nous
c’est le printemps
 

3)

En soulevant
le dernier voile
deuil ou soucis
je perds mon âge

Boulets et cendres
cahiers d’ardoise
textes de craie
sur les fourneaux

Vaisselle en pile
couverts et verres
sur le granit
du vieil évier

La lessiveuse
qui se dandine
en émettant
vapeurs et bulles

C’était l’oracle
dans le ménage
avec la cloche
de l’angélus

Les TGV
tracent leurs lignes
comme pinceaux
exaspérés

Et les avions
laissent leurs traces
sur les buissons
de notre école

Entre vergers
et sapinières
leurs bruits mêlés
par les cascades

Roses d’exil
brumes de ronces
jardins amers
tours de détresse

Je me faufile
dans les fissures
des oliviers
et des falaises

Pour y trouver
l’oeuf des cavernes
la voix des anges
le gong des sources

Or encens myrrhe
un nouveau-né
coups de marteau
du charpentier

Et nous les mages
rentrons chez nous
sans trop savoir
où ce peut être


 
 
 
 
 

LES SURPRISES DU TERRAIN VAGUE

pour Joël Leick
1)

J’ai quitté les rues boutiquières
j’ai marché je ne sais comment
entre les ruines des usines
que j’avais connues bourdonnantes
le long des rails abandonnés
au milieu des buissons de ronces
les châteaux d’eau servant de phare
sur ces tempêtes d’éboulis
 

 Au fond du baril déjà des mousses et des algues
 L’index du pieu dénonce la cicatrice


Une touffe de primevères
entre deux blocs de macadam
d’où jaillissent tiges de fer
mâchées par quelque ogre ou cyclope
près de vestiges de repas
des assiettes de carton blanc
avec des touches de moutarde
boîtes de bière ou de coca
 

2)

C’est une décharge sauvage
mais relativement discrète
quelques ressorts d’un vieux sommier
sur les branches d’un arbre mort
des lambeaux de plastique noir
des journaux à-demi brûlés
quelques parpaings en pyramide
et des mégots en quantité
 

 Le sourire de la rouille répond aux signes de la craie
 Les baguettes osseuses font sonner le tambour


L’officiel terrain d’épandage
est bien loin de l’autre côté
de l’aéroport de plaisance
dont les avions me persécutent
certains tournoient comme étonnés
de trouver quelqu’un en ces lieux
sans doute ils vont me signaler
comme sans domicile fixe
 

3)

Mais je ne suis plus du tout seul
voici qu’une troupe d’enfants
libérés d’une école proche
vient s’éclabousser dans les flaques
et se cacher dans les grands pneus
avec des morceaux de gouttières
ils fabriquent des toboggans
pour y faire rouler leurs billes
 

 Les anneaux de Saturne sur les autoroutes de l’espace
 Le donjon vulcanisé rêve à son tracteur absent


J’ai l’impression que ma présence
ne les perturbe nullement
je ne sais même s’ils me voient
je pourrais les photographier
tout à loisir c’est comme si
j’étais devenu transparent
je me garde de faire un bruit
quand diminuent ceux des moteurs
 

4)

Minutieusement ils explorent
ce terrain de récréation
en poussant des cris de triomphe
lorsqu’ils découvrent quelque objet
qu’ils peuvent métamorphoser
lui donnant nouvelle existence
et dignité dans leur théâtre
opéra de virginité
 

 Y a-t-il encor des ampoules sur les tiges du lampadaire ?
 Une aurore boréale dans une capsule d’aluminium


Tous ils se sont agglutinés
autour d’un guidon de vélo
qui devient serpent dans la jungle
puis antenne pour la station
spatiale dans laquelle ils virent
en évitant soigneusement
les épaves des satellites
en orbite autour de la Terre
 

5)

Un nuage chasse le soleil
un coup de vent tourne les pages
d’un horaire dépenaillé
les avions rentrent au bercail
les filles ferment les boutons
de leurs petits imperméables
et les garçons de leurs blousons
alors que démarre l’ondée
 

 L’automne prêtera ses couleurs au printemps
 Un envol d’étourneaux parmi les cannelures


Ils s’enfuient en escaladant
les récifs de leurs piratages
les planches de leur pont-levis
je voudrais partir avec eux
ils s’écartent pour me laisser
passer aimablement narquois
ils m’avaient vu dès le début
et leur spectacle était pour moi


 
 
 
 
 
 

LA CLEF DES EAUX

pour Joël Leick
1)

L’ange dans l’Apocalypse
va chercher la clef du puits
pour enfermer le dragon

Il restera mille années
qui passeront comme un songe
puis sortira sous un nom
et un visage nouveaux

Il répandra ses bienfaits
même s’ils sont éphémères
il dispensera sa science
véridique ou mensongère
il guérira nos souffrances
tout en en provoquant d’autres
mais nous vivrons plus longtemps
 

2)

Du puits de captivité
jailliront eaux lumineuses
de fureur et de fraîcheur

Ses ailes se déploieront
comme des fleurs sur les villes
en répandant des parfums
qui enivreront les foules

Et si les inondations
submergent les avenues
il inventera gondoles
pour aller d’une fenêtre
à l’autre porter secours
aux effarés à genoux
devant leurs veilleuses rouges
 

3)

Il emportera les vieux
sur la surface des fjords
où ils reprendront souplesse

Après avoir retrouvé
au cimetière des ânes
la mâchoire avec laquelle
Samson tua les Philistins

Il ouvrira le chemin
jusqu’aux mines où le vent
concentre son énergie
tandis que les vieux derricks
rouilleront dans les déserts
accumulant leurs bitumes
pour l’enchantement des peintres
 

4)

Dalila de Babylone
soulèvera les sept voiles
et les fera retomber

Sur les griffes du dragon
qui roulera dans leurs plis
nous faisant participer
à leurs danses millénaires

Et les ombres du passé
processionneront tranquilles
sur les fleuves des jardins
entourant Jérusalem
transparente et musicienne
tandis que les cavaliers
calmeront leurs oriflammes
 

 5)

Du plus sombre du présent
les étoiles d’amertume
entrouvriront leurs paupières

Les filles de l’arc-en-ciel
vierges folles vierges sages
Dalila et Salomé
infirmières des passions

Les anges et les dragons
Saint Jean-Baptiste et Samson
se plongeront dans ce puits
pour recevoir le baptême
où tout changera de nom
permettant à nos langages
de forger la clef des eaux


 
 
 
 
 
 

LES NERVURES DES ARBRES

pour Youl
La scie les a tranchées
dans les troncs abattus
leur laissant le velours
de leurs arrachements

Il reste de la sciure
comme un peu de pollen
dans le fond des corolles
attendant les insectes

Avant que le rabot
arase tout cela
avant que les copeaux
fleurissent l’établi

Avant qu’on ait meulé
toutes ces âpretés
qui gardent le toucher
des sols de la forêt

Bientôt tout sera lisse
on aura effacé
le relief antérieur
et ses complexités

Qu’il vous faut contempler
quelques instant encore
qu’il vous faut caresser
sans craindre les échardes

Pour entendre monter
les leçons de la sève
l’étoile des racines
les échos des branchages

Les romans de l’écorce
les feuilles et les fleurs
les noeuds et les sutures
et les accents du feu


 
 
 
 
 

OEUFS (sic) DE PÂQUES

pour Youl
Que rapportez-vous de Rome
en ces temps de giboulées ?
L’or du Tibre et l’oeil du Rhin
les reliques des anciens

Que ramenez-vous du Caire
en ces peurs d’épidémies ?
Le sérum des pharaons
les papyrus du beau temps

Qu’avez-vous trouvé à Londres
en cette saison des pluies ?
Les jonquilles et les roses
discourant autour du thé

Que transportez-vous des Indes
en l’essor des migrations ?
Un peu de myrrhe et d’encens
pour enrichir vos soirées

Quelle est l’annonce des Andes
au retour d’explorations ?
L’étonnement permanent
une humanité nouvelle

Qu’avez-vous pêché au fond
des océans de l’Histoire ?
Les cloches des éclosions
la résurrection des vifs


 
 
 
 
 

JANGADA DE CHAMBRE

pour Youl
Sur les fleuves de l’insomnie
nous dérivons avec lenteur
faisant escale à tous villages
qui ont su nous prévoir des quais

Pour échanger maintes merveilles
découvertes dans les forêts
de nos lectures tropicales
acajous et jacarandas

Perroquets orchidées serpents
plumes vanilles et venins
contre du manioc et du vin
armes journaux décorations

Et dans les fumées du matin
nous parvenons aux grandes villes
où nous serons démantelées
pour fabriquer d’autres navires


 
 
 
 
 
 
 

LE PAPILLON DES MARINS

pour Youl
La chenille rampe et sinue
sur les quais les ponts les cabines
elle se love en chrysalide
ne bouge plus pendant des mois

Puis au plus fort de la manoeuvre
des mains viennent la dégager
voici qu’elle déplie ses ailes
pour assurer voiles et vies


 
 
 
 
 
 

ATTENTE
 
 

1)
       Il viendra. On m’a bien dit qu’il viendra. Mais je ne sais plus qui m’avait dit qu’il viendrait. Ce qui n’a pas grande importance, car l’essentiel c’est qu’il vienne, et le plus tôt possible. Cela fait déjà longtemps que je l’attends; je ne sais plus combien de temps, mais cela s’étire, c’est comme si les minutes s’allongeaient. Et il y a déjà longtemps que je trouve que cela fait longtemps. Trop longtemps pour que je puisse y renoncer maintenant. Il suffirait que je découvre un moyen de raccourcir ces minutes qui s’effilent de plus en plus, si bien que la pendule que je consulte de plus en plus souvent semble presque immobile. C’est comme si elle allait s’arrêter; et pourtant non, voici comme une secousse qui me dit qu’il viendra.
 
 L’allongement
 l’étirement
 l’effilement
 l’élongation
2)
       Qui viendra ? Je le savais, bien sûr. On me l’avait dit et je suis certain que c’était très important pour moi. Il s’agissait de celui-là et de nul autre. J’essaie des noms, mais aucun ne me semble plus vraisemblable. Il y en a pourtant quelques-uns qui me font m’esclaffer comme tout à fait impossibles. Mais il ne faudrait pas que je m’y attarde trop longtemps; tout se mettrait à vaciller. Tout de même, j’ai bien l’impression qu’il s’agit de quelqu’un de ma famille, qui aurait joué un rôle important dans mon enfance. Je ne puis évidemment plus dire lequel, mais cela peut me revenir, surtout sans que je le cherche; une bulle qui soudain s’épanouit et se libère à la surface. Un oncle, sans doute, une sorte d’oncle, mais je ne sais plus à quel degré de parenté, ni de quel côté. Il y a quelques instants j’avais son nom sur le bout de la langue; ou plutôt c’était hier; ou même la semaine dernière. Et j’étais si content de l’avoir retrouvé, du moins son nom, si content de l’attendre, que ce soit lui que j’attende.
 
 Le messager
 des Antipodes
 l’ambassadeur
 du temps gagné
3)
       Quand viendra-t-il ? Sûrement on m’avait donné une date, du moins une limite à partir de laquelle il ne vaudrait plus la peine de l’attendre; et je suis sûr de ne pas avoir dépassé ce terme. C’est seulement comme s’il reculait subrepticement. Non qu’il me faille obligatoirement patienter jusque-là, car on m’a bien dit qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre. “Comme un voleur”, c’était l’expression dont on s’était servi en parodiant d’anciens textes. Mais on avait aussi précisé quelque chose : un moment de la journée peut-être, le matin ou le soir, ceci spécialement pour que je puisse me relâcher, passer des nuits tranquilles. Je me demande si ce n’était pas plutôt l’état du temps : il viendrait pendant la pluie ou la neige, ou lors d’une éclaircie. Ou encore mon propre état. Pourvu que ce ne soit pas au moment où je ne l’attendrais plus. Mais je l’attends.
 
 
 Le coeur qui bat
 l’ombre et la nuit
 l’aube et la pluie
 le tain du temps
4)
        Où viendra-t-il ? Il doit bien nous connaître, donc il ne faut pas trop s’éloigner de la maison. Mais il doit connaître aussi nos trajets, surtout ceux habituels d’il y a maintenant quelques années, et donc il saura nous y retrouver. Si seulement je savais de quel côté il va venir, et en utilisant quel moyen de transport ! Je pourrais alors aller à sa rencontre, ce qui permettrait à celle-ci de se produire un peu plus tôt. Marcher sur la route ne ferait guère avancer les choses, mais permettrait au moins de canaliser la fatigue. Prendre une voiture serait imprudent. Nous nous raterions. Alors ce serait lui qui devrait m’attendre. Quelle inversion des rôles ! Ne  vaudrait-il pas mieux que j’aille jusqu’au sommet de la butte pour surveiller les quelques abords. Dommage que le curé soit absent ! J’aurais pu lui demander la clef du clocher. Mais s’il vient en voiture, serai-je capable de reconnaître la sienne ? Il en aura d’ailleurs sûrement changé depuis le temps. Mieux vaut donc rester à la fenêtre de l’étage pour le guetter, l’entendre sonner ou me héler.
 
 Cahin caha
 talus ornières
 cahots pavés
 givre insomnie
5)
       Que dira-t-il ? Il y aura d’abord quelques préliminaires; un salut pour vérifier que je le reconnais. Sans doute quelques précisions sur lui-même s’il lui reste des doutes, si la lumière ne s’est pas suffisamment faite dans mes yeux. Si c’était tel ou tel naturellement je l’appellerais par son nom; mais s’il s’agit de quelqu’un de plus éloigné, il me faudra quelques moments pour que la connexion se rétablisse. Il me demandera des nouvelles de la famille, ce que j’ai fait pendant ces dernières semaines, ces derniers mois, ces dernières années, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, ou écrit. Il fera sortir des greniers obscurs quelques souvenirs communs à propos de cousins, de camarades. Il me racontera ses propres aventures, et vraisemblablement, puisqu’il m’a fait demander de l’attendre, il me fera quelque proposition : un voyage avec lui quelque part, un travail en commun qui me tirerait d’affaire, une mission particulièrement délicate. Ou bien il me livrera, léguera seulement quelques mots, une tradition ancestrale dont je deviendrais le gardien.
 
 Intimité
 les cendres froides
 le fond des verres
 lents éventails
6)
      Que fera-t-il ? Voudra-t-il entrer dans la maison ? S’assiéra-t-il comme un habitué dans un fauteuil au coin du feu, après s’être débarrassé de son imperméable, de son écharpe et de son chapeau ? Il sera fatigué sans doute après ce voyage peut-être long. Il aura besoin d’une tasse de café. Je l’imagine silencieux, se taisant longuement avant de reprendre son souffle. Et même ne me disant rien du tout, prenant notre relation pour acquise sans se soucier de me sortir de mes perplexités. S’il a une valise, c’est qu’il restera quelques jours. Ou bien qu’il a seulement fait une escale en se rendant ailleurs. Ou ni l’un ni l’autre : il en sortira un objet  banal pour tout autre, précieux pour nous deux, vanne à souvenir, muni - qui sait ? - de sa légende inscrite, mais qui le laissera énigmatique, une invitation à le découvrir et avec lui tout un pan de notre saga, du chant de la tribu. Dans ce cas il n’est pas impossible qu’il s’amuse de mon ébahissement, referme le couvercle et reparte sur sa route me laissant avec mes questions renouvelées à l’attendre encore, que ce soit son retour ou une lettre explicative me dévoilant enfin le qui, le pourquoi, le comment. Ce que j’attends au fond, c’est une autre attente.
 
 Le glas des montres
 l’écho du port
 l’étain des antres
 dégel des comptes

 
 
 
 
 

SOUS LES YEUX DES BLOCKHAUS DÉSAFFECTÉS (sic)

pour Joël Leick
      Je n’ai plus de nouvelles. Rien au courrier; rien aux différents téléphones. Je guette à travers les meurtrières de la mémoire et du béton. Je sais vaguement où tu es, dans une ville lointaine où je ne suis jamais allé, mais que je m’efforce d’imaginer pour t’imaginer à l’intérieur dans ces rues que je ne connais pas, devant ces affiches et ces enseignes que je suis incapable de déchiffrer.

Immobilisé
au bord de la mer
pétrification
d’algues et de sang
sur le mur de sable

Le regard fixé
sur l’eau menaçante
l’horizon plié
sous les nuages bas
attendant la grêle

     Je scrute à travers les brèches de la vie quotidienne et de la poussière. Quelle heure est-il dans ton fuseau ? Mes calculs s’embrouillent. Es-tu en train de manger dans un de ces restaurants à bols et baguettes, ou déjà en train de dormir ? Je construis une chambre pour t’accueillir là-bas, très différente évidemment de celle où sans doute tu n’es pas encore rentrée.

Vapeur de coquilles
traces de foyer
l’herbe dans la rouille
la roue de fortune
au moyeu cassé

L’image déserte
où rampe la ronce
la porte du froid
ouvrant sur les seins
de la nudité

     J’écoute à travers les déchirures de la solitude et de la ferraille. Voilà : tu as dîné, tu tournes la clef dans la serrure. Mais comment sont les serrures là-bas ? Tu allumes un ventilateur, tu t’accoudes à la fenêtre et tu regardes les vagues, les milliers de vagues, de l’autre côté desquelles je manque de nouvelles et je m’efforce de ne plus trop penser à toi, car les angoisses se multiplient : comment vas-tu, comment te débrouilles-tu ?

Taches et poussières
dans l’humidité
refuge incertain
pour passer l’orage
parmi les fantômes

Les bateaux de guerre
larguent leur amiante
entre les rochers
et les pétroliers
dégazent au large

     J’observe à travers les persiennes de la mémoire et de la poussière. Tout d’un coup la question que je craignais, que j’essayais de maintenir à l’extérieur, mais que je sentais tambouriner à la vitre de mes tempes, m’envahit et m’étrangle, l’essaim de questions; et si elle tombait malade... Et si elle trébuchait dans un escalier... Et si elle était renversée par une voiture ou même une bicyclette...

Inscriptions et grilles
recoins de misère
avec les reliefs
d’un repas furtif
entre les parpaings

Roulement d’automne
grincement des bois
ressac des galets
dans l’ombre des criques
épaves d’étraves

     Je rumine à travers les effondrements de la vie quotidienne et de la ferraille : et si la raison pour laquelle je n’ai plus de nouvelles, c’était justement qu’il lui était arrivé quelque chose et qu’elle était dans l’impossibilité absolue de me le faire savoir par quelque voie que ce soit, alors que c’est justement maintenant ou jamais qu’elle aurait besoin de moi. Mais non, voyons, calme-toi !

Baie des trépassés
lavoir des écumes
l’ange des filets
emprunte sa faux
au temps grelottant

Sourcils de métal
fronçant leurs broussailles
dans l’inquisition
des larves avides
balafrées de sel

     Je distille à travers l’alambic de la solitude et du béton. Calme-toi. Il n’y a aucune raison. Elle aurait sûrement trouvé un moyen. Nous ne sommes plus au XXème siècle. Aujourd’hui, avec tous ces appareils de communication si perfectionnés, on arrive toujours. Du moins on croit qu’on arrive toujours. Mais j’y crois de moins en moins. Tout d’un coup ça craque. On ne sait pourquoi. Personne n’est capable de vous dire pourquoi. Oh, on vous trouvera bien une explication, ne vous inquiétez pas... Mais pour l’instant...

Menhir naufragé
paupières du vent
sueur cristallisée
dans l’aine des vagues
sous les cils d’épines

Souvenirs d’épreuves
fragments délavés
en grand abandon
dans la sépulture
des peurs d’autrefois

     Je me jure à moi-même que tout va bien, que tu vas bien, que tu n’as pas froid, que tu ne t’ennuies pas, que tu ne manques de rien, que je ne te manque pas, que tu n’es pas sur un lointain sentier au long d’une mer lointaine à te demander si je ne m’inquiète pas trop puisque tu n’as pas pu m’envoyer de courrier, ni me téléphoner, car tu sais vaguement où je suis, dans les environs maritimes d’une ville que tu connais bien; mais évidemment tu peux difficilement te douter que je suis sur ce sentier-ci, où je suis sur ce sentier, mais tu sais que je pense à toi, que j’essaie de ne pas trop penser à toi.


 
 
 
 
 
 
 

UNE PAUSE POUR MARIE-JO
 

La nuit le jour
se démener
comme chantait
Leporello

Toujours courir
toujours partir
le nettoyage
et le pressing

Faire valises
et les défaire
vite lessive
et repassage

Comment finir
la salopette
qu’il doit porter
pour ses grands soirs

Les journalistes
les photographes
et moi quand vais-je
photographier

Un peu de sieste
en écoutant
Ravel Bartok
Liszt ou Chopin

Sans oublier
Domenico
Wolfgang ou bien
Jean-Sébastien

En respirant
de temps en temps
les écritures
de mon Michel


 
 
 
 
 
 

À CORPS PERDU

pour Julius Baltazar
Tournant comme l’ombre
autour de la Terre
comptant les années
autour du Soleil
changeant de vêture
selon les saisons
chargé de bois mort
tel un vieux pommier

Attendant la suite
entre deux sommeils
récapitulant
la guerre et la paix
le fil des rivières
les pays lointains
le chant du retour
les yeux et les jeux


 
 
 
 
 
 
 

À LA DÉCOUVERTE

(Le bateau sobre)

pour Patrice et Liliane Pouperon
Houles et ressacs
algues langoureuses
plumes à poignées
stridences des gouttes

Après avoir longé les plages
les quais des ports et des canaux
j’ai voulu franchir les détroits
pour aborder aux archipels

Turbots et dorades
algues et coquilles
remuements d’écume
surfaces ployées

Des tas ruisselants de poissons
barils de biscuits et d’eau fraîche
des enroulements de filins
des paquets de voiles pliées

Écueils et cavernes
coraux astéries
requins et dauphins
signaux lumineux

Candidats à l’émigration
vers une sourcilleuse Europe
les passagers sont endormis
rêvant de permis de séjour

Épaves sillages
cargaisons d’émaux
mouettes et sirènes
volcans sous-marins

Mais moi qui suis le capitaine
je veux les mener bien plus loin
jusqu’aux rives qu’on imagine
des pays d’hospitalité

Mâts sur l’horizon
tempêtes soudaines
saluts des radios
constellations neuves


 
 
 
 
 
 
 
 

LA FLEUR DE DÉDALE

pour Lucien Giraudo et Patrice Pouperon
 1

         Pèlerin sur le chemin de Saint-Jacques, je m’émerveille de la transformation de la flore. Faisant sonner mes coquilles, je ferme les yeux pour mieux m’imprégner de parfums que je n’aurais jamais imaginés.
 

Je passe le col
         gravis le sentier
descendant la pente
         aperçois l’auberge
reconnais l’enseigne
         fais tinter le gong
baisse la poignée
         monte dans la chambre
En marchant d’un côté
en revenant de l’autre
je dessine un pétale
qui m’approche du choeur
s’entrouvrant vers le ciel
en convoquant  le vent

Un vitrail de nervures
palpitation de vagues
tourne dans la lumière
comme nos errements
en cherchant l’aventure
qui nous rajeunirait

2

         Voguant sur la mer vers la Crète, je vois d’île en île de nouvelles trouvailles d’architecture. Louvoyant dans les passes je rencontre des navires dont j’envie la souplesse.
 

J’allume le feu
         nage dans les songes
laboure les draps
         j’ouvre la fenêtre
j’écoute s’il pleut
         palpe le métal
je fouille les ruines
         je bâtis les ombres


Le chevalier Thésée
débarqué sur le port
avec les jeunes gens
promis au sacrifice
qu’il désirait sauver
de la dévoration

Rampait comme chenille
égarée dans les feuilles
d’un bourgeon hérissé
d’épines vénéneuses
et de crocs ruisselants
de biles et de baves

3

         Retrouvant Athènes après avoir fait le tour de la Terre, j’ai du mal à la reconnaître. Que d’étranges théâtres ! Que de machines bruyantes ! Les colonnes remontées surgissent d’une épaisse brume.
 

Je sème le sel
         récolte l’orage
étirant ma soie
         je tisse une toile
cousant mes trajets
         essayant climats
j’attends le signal
         je cherche fortune


Ariane rencontrée
quand il pliait ses voiles
lui a donné le fil
qu’il déroule aux virages
lui rappelant ses seins
dans l’approche du glas

Errance des caresses
il fabrique un cocon
d’où il ressortira
tel un lépidoptère
en Icare vainqueur
sacrificateur doux

4

         Escaladant les rochers autour de Jérusalem, j’entends les musiques se multiplier. Les démons révèlent aux anges de nouveaux motets. Des mains de flamme applaudissent dans la crypte.
 

Posant des questions
         j’évite les pièges
brodant mes histoires
         écoutant silences
je traduis le soir
         délie le matin
en perfectionnant
         l’attache des plumes


Mon fils a dit Dédale
enfin je te revois
je te croyais noyé
dans la gueule des eaux
par la fureur jalouse
du Soleil minotaure

Aveuglé par mon deuil
au début je n’ai pu
saluer ton visage
trop certain que le monstre
malgré toutes mes ruses
en avait réchappé

5

         Moissonnant dans la Beauce, je dresse les gerbes par les mouvements de ma faux. Entre les travaux et les jours je goûte aux céréales de la profondeur, arrosées de vins volcaniques.
 

Perdu dans mes comptes
         je presse les grappes
je pétris le pain
         je grille les viandes
aux fumets d’écume
         j’improvise un chant
je lave une stèle
         de libération


Les cornes en s’ouvrant
sont devenues des ailes
pénétrées de rayons
qui les rendront plus fortes
ta nef méconnaissable
prend un nouvel essor

Et tu iras sauver
ce masque de moi-même
qui te croyant perdu
s’est jeté dans les eaux
pensant te retrouver
dans cet envers du ciel


 
 
 
 
 
 
 

FAIRE SUIVRE

pour ?
Cher correspondant
comment passez-vous
ce temps de vacances
pendant que la guerre
continue partout

Illusions perdues
espoirs persistants
il faut amasser
fureur et patience
pour intervenir

Par notre attention
par notre silence
par notre peinture
par notre écriture
et par notre chant


 
 
 
 
 
 

DEUIL

pour Bertrand Dorny, Anne Walker et toute leur famille
Pourquoi ? tournoyant
dans la nuit hurlante
même en plein midi
chaque battement
du coeur le répète

Tu nous a laissés
plus seuls que jamais
plus seuls que toi-même
avais pensé l’être
en ton désarroi

Comme une marée
transformant en île
ce qu’on avait cru
si bien attaché
creusant des ravins

Où nous demandons
à tous les courants
de nous transporter
de l’autre côté
de l’instant fatal

Cherchant dans nos yeux
le Léthé sauveur
l’oubli sans oubli
un apaisement
dans notre frayeur


 
 
 
 
 
 
 

BOSTON

pour Mary Gegerias
La douceur des briques anciennes
longeant la rivière animée
par les efforts des avirons
les étudiants fourmis pressées
filant de collège en collège
de bibliothèque en musée
profitant d’années de sursis
avant d’entrer dans les affaires

Les traces des luttes anciennes
pour une vie débarrassée
des caprices des rois régnant
de l’autre côté de la mer
cherchant à retrouver l’éclat
plutôt argenté que doré
d’une république romaine
avant les dérives d’empire

Le port et ses bateaux anciens
les cerisiers couvrant l’asphalte
de milliers de pétales blancs
après la moindre giboulée
des oiseaux prenant leurs escales
lors des migrations printanières
sur les plages des archipels
et parmi les roseaux des lacs

La longueur des phrases anciennes
dans les récits des baleiniers
explorateurs des mers du Sud
les romans peuplés de sorcières
et de fantômes élégants
vêtus de robes à tournure
tandis que les impressionnistes
ouvrent les yeux des symphonies

L’appel des avenirs anciens
lorsque le progrès scintillait
aux grilles des siècles prochains
dans les illusions éblouies
avant le sentiment d’un globe
devenant bientôt trop étroit
ayant dilapidé son bien
comme un héritier sans scrupule

La ferveur d’un bonheur ancien
qui se faufile malgré tout
en diversifiant ses visages
en effeuillant les nombreux voiles
qui risquent de le recouvrir
mais résistant rajeunissant
affinant encore et toujours
l’acuité de l’oeil et l’oreille

Persistance d’un coeur ancien
qui bat dans les amours des jeunes
et des vieux qui veulent transmettre
les trésors qu’ils ont amassés
que ce soit archéologies
utopies ou mathématiques
la cuisine ou le jardinage
les voyages ou les rencontres

Et sur l’aéroport ancien
on nous fait quitter nos chaussures
pour vérifier que nous n’avons
nul explosif dans nos talons
nous nous souvenons de l’époque
où prendre un avion signifiait
déclaration d’indépendance
cela reviendra bien un jour


 
 
 
 
 
 
 

TEXTES SOUS LA PLUIE

 pour Jean-Luc Parant
          Dans certains dessins les gouttes recouvrent toute l’écriture. Celles qui sont faites les yeux fermés giclent sur les autres. Les mots sont noyés ? Seuls quelques jambages émergent; c’est comme s’ils essayaient de nager éperdument pour survivre à l’inondation, parvenir à quelque plage blanche. Mais dans d’autres cas le texte s’isole. On a l’impression qu’il est en relief, que les billes liquides ruissellent sur lui pour s’accumuler en bassins ou canaux. Il se présente comme un archipel plus ou moins battu par les flots.

         On le lit alors assez clairement, même s’il est dans une écriture de brouillon rapide, à l’origine à mon seul usage, très différente de mon écriture actuelle que la pratique du livre manuscrit a considérablement assagie pour parvenir au maximum de lisibilité, celle dans laquelle, par exemple, j’ai recopié cette page. Mais cela ne me facilitait pas beaucoup les choses en ce qui concerne leur identification.

         Finalement je constate qu’il s’agit de travaux préliminaires pour le livre d’artiste publié avec Camille Bryen en 1973 : Querelle des États, cinq triptyques ou contes de fées en poudre, petit monument à Charles Perrault, intégralement repris dans Envois avec quelques explications. Je vois que les premiers essais utilisent certains aspects d’Une chanson pour Don Juan, poème mobile dont une première réalisation parut en 1972 avec Ania Staritsky; mais c’est surtout le poème Perle publié d’abord en carte postale, sans doute déjà en 1972, mais dont je n’ai pas réussi à retrouver un exemplaire, puis repris en sept versions différentes en 1976 dans Illustrations IV.

         Les feuilles doivent avoir conservé à peu près l’ordre dans lequel elles avaient été brouillonnées, car les références aux contes de Perrault deviennent de plus en plus précises. Mais il y a eu un moment où je suis parti dans une direction tout autre, décidant de procéder par un montage de citations, si bien qu’il ne reste que peu de traces de ces tentatives dans le texte définitif. La pluie de Jean-Luc a matérialisé les ratures de l’oubli.


 
 
 
 
 
 
 

RETOUR

pour Henri Pousseur
Les souvenirs fraient leurs sentiers
dans l’embrouillamini des drains
allégeant de phosphorescences
la solitude médicale

Goutte à goutte la mélodie
des jours anciens reconstitue
les paysages engloutis
dans la sépulture du siècle

Mon pauvre corps que te voilà
percé malmené suturé
te reste-t-il une région
où fonctionner normalement

Mais j’ai confiance en tes ressources
pour sauter de l’autre côté
de cette fêlure stridente
sur le clavier de mes années

C’est une basse qui s’ajoute
aux trilles des générations
qui nous suivent sans se douter
de ce qui va leur arriver

Nous-mêmes savions encor moins
pataugeant dans nos illusions
qui se réveillent assainies
dans l’aube de convalescence

Sur mon navire de souffrances
où j’étais ficelé au mât
dont la hune me nourrissait
j’aborde au quai de guérison

Infirmières dont les sourires
et les pansements délicats
charmaient ma réanimation
conservez ma reconnaissance

Et vous anges d’apocalypse
trouverez-vous sous vos scalpels
quelque indice pour apaiser
les maladies de la planète

Quant à moi je cherche un silence
pour y cultiver les échos
d’une récupération douce
dans le point d’orgue de l’espoir


 
 
 
 
 
 
 
 

UN COCKTAIL AVEC TEQUILA

pour Claude Henri Bartoli
Chers amis de grande richesse
que je ne connais pas encore
richesse parfois bien cachée
sous des fins de mois difficile
je voudrais pouvoir visiter
vos ateliers faire avec vous
des livres affiches estampes
qui sait quand ce sera possible ?
mais l’âge n’est pas une excuse
puisque boire un verre avec vous
serait un rajeunissement
au détour d’une année ou l’autre
une lucarne s’ouvrira
qui me permettra de sauter
parmi des cieux un peu plus calmes
jusqu’à votre hospitalité

 
 
 
 
 

                                                       Sommaire n°38 :
 

BYZANCE
RETOUR SUR TERRE
HARMONIES POÉTIQUES ET GRAPHIQUES
INITIALES
OXFORD
AU COIN DU MUR
L’OEIL DU FOUR
L’OPÉRA DES PAGES
LA POUSSIÈRE DE MARRAKECH
LA POUSSIÈRE DE MARRAKECH (2)
NOTE POUR L’ACADÉMIE DE MARRAKECH
STÈLE POUR CLAUDE SIMON
L’OISEAU DANS LA TOURMENTE
LA TERRE FRAGILE
L’ANTRE DE LA NYMPHE
LA MAIN AMIE
CHEMINS DU RÊVE
LE DRAGON DES EAUX
UNE OBSESSION
LE VIN CÉLESTE
LES DEMOISELLES DU PONT NOIR
LES LARMES DU BITUME
LA TORCHE DOUCE
UNE AVERSE D’ÉMOIS
LES SURPRISES DU TERRAIN VAGUE
LA CLEF DES EAUX
LES NERVURES DES ARBRES
OEUFS DE PÂQUES
JANGADA DE CHAMBRE
LE PAPILLON DES MARINS
ATTENTE
SOUS LES YEUX DES BLOCKHAUS DÉSAFFECTÉS
UNE PAUSE POUR MARIE-JO
À CORPS PERDU
À LA DÉCOUVERTE
LA FLEUR DE DÉDALE
FAIRE SUIVRE
DEUIL
BOSTON
TEXTES SOUS LA PLUIE
RETOUR
UN COCKTAIL AVEC TEQUILA


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