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Poésie au jour le jour 2

(enregistré le 25 octobre 2000)

Sommaire



A L'ITALIENNE

pour Dorny

 
O Madonna Mona Lisa Mamma mia bellissima
Signorina per piacere grazie tante dopo di lei
Antipasti torinesi tagliatelle bolognese
Scaloppine saltimbocche gorgonzola provolone
Panettone parmigiano tutti frutti capucini
Orvieto Chianti Barolo Prosecco Valpolicella
Materiali scolastici giocattoli per bambini
Tipografia manoscritti stampe giornali ricordi
Uffizi Brera Giardini quattrocento rinascente
Scala San Carlo Fenice per la donna è mobile
Sospiri cuore amore baci notte luna stelle
SAFRAN
pour Julius Baltazar
Ce sont des nuages et des sables qui glissent entre mes lèvres
Ce sont des efflorescences et des incandescences qui caressent ma langue
Ce sont des chevelures et des flammes qui circulent dans mes veines
Ce sont des appels et des résonances qui envahissent mes narines
Ce sont des promesses de populations futures qui jaillissent de corps en corps
POLLEN
pour JB
 J'introduirai mes filaments jusqu'au fin fond de tes pistils pour qu'une mutation débarque sur nos rives
SOUFRE
pour JB
J'ai cueilli des fleurs minérales
au bord des bassins des geysers
pour alimenter mes vergers
alchimiques en greffons drus
afin d'obtenir les agrumes
dont se délectent les dragons
veillant autour de mes trésors
convoités par les gens en place
que leurs espions ont alertés

J'ai cueilli des cendres vivantes
au bord des fusées retombées
des feux d'artifice en l'honneur
des dernières libérations
pour fumer les terreaux safran
des prés où joueront les enfants
des griffons nés dans les cavernes
que m'ont léguées les anciens maîtres
pour y mûrir mes talismans

J'ai cueilli les interminables
minutes des accouchements
au bord des scènes et des vies
pour en tisser l'allongement
des cases du calendrier
en plages d'immortalité
à l'abri de toutes les taxes
l'or des ans le citron des vagues
pour ouvrir les geôles du temps

J'ai cueilli des flux d'étincelles
au bord d'alambics électriques
dans les discrets laboratoires
où s'élabore l'élixir
qui dissoudra canons et tanks
épaulettes cravaches morgue
dans les piscines des gymnases
où s'exerceront les dauphins
pour explorer les autres règnes

J'ai cueilli les éclairs d'été
au bord des forêts et banquises
pour creuser dans les nuits des pôles
des galeries en draperies
s'enroulant autour de l'essieu
de notre planète et donnant
sur des trous noirs ou bien couleur
de la raie du sodium pour rendre
Vénus habitable et Pluton

J'ai cueilli dans les hôpitaux
les ongles des vieillards griffant
le bord des draps teints de leur bile
pour en épaissir mes fureurs
pour cristalliser mes humeurs
dans ce jaune au-delà de l'or
sur les ramages des rameaux
qui délient les verrous des langues
les cadenas des agonies

J'ai cueilli les palpitations
des trilles batteries arpèges
au bord des silences conquis
sur les ronflements de nos villes
pour traduire à nos surdités
les rumeurs perdues des savanes
les grincements des migrations
parlers des mangeurs de coquilles
les veillées des cités d'antan

J'ai cueilli les soies et nervures
au bord des grains du tournesol
dans les royaumes des monnaies
dans les pupilles des pumas
dans les franges des dalmatiques
essuyant les dalles et marches
de Byzance Assur ou Memphis
pour en diffuser la fragrance
dans les remugles de nos gouffres

J'ai cueilli plumes vibratiles
au bord des ailes des phénix
qui nichent sur les bananiers
des hespérides ou atolls
qui apparaissent quand se lève
l'étoile des bergers ou celle
des rois mages puis se diluent
dans les corolles de l'écume
aux remous de l'actualité
 
 
 
 
 

TREMPLIN
pour Seund Ja Rhee

 
Depuis l'oeil
Depuis l'aube elle a cheminé
Depuis son enfance elle a traversé les frontières
Franchi les océans pour nous rencontrer

Franchi les tempêtes pour nous apporter
Les rameaux les roseaux les étamines
Nous révéler les cercles de son écriture
Les graines de son histoire et les planter

Les graines de son errance et les soigner
Dans son atelier les peindre
Dans les rues de notre capitale
Entre les pierres du jardin de son ermitage

Les graines de ses espoirs entre les pierres
Du palais de ses souvenirs puis les cueillir
Pour les rapporter à travers les perturbations
Les annoncer en dépit des conflagrations

Jusqu'aux rivages des égarements
Jusqu'aux sources du lendemain
Jusqu'aux ramages des émaux
Jusqu'à la paix
 
 
 
 
 

PAUSE
matin, midi, soir
pour Anne Walker

 
C'était entre perle et brume, entre laque et miroir. Les premiers boutons perçaient à l'aisselle des feuilles; les sources retrouvaient leurs ambres, les vagues leur satin, les algues leurs palmes.

C'était entre signe et reflet, entre geste et frisson. Les lichens sur les rocs se remettaient à leurs peintures: fleurs ou nébuleuse, foules ou maëlstroms.

C'était entre mesure et misère, épaule et appel. Plumes et pollens glissaient entre les branches; les becs picoraient les airelles.

Le temps passe et presse. Les aiguilles tournent et griffent. Quelques minutes, par pitié; quelques instants de réflexion avant de prendre son élan; quelques braises pour rompre la glace.

Les hommes boivent leur café en regardant distraitement mais anxieusement les nouvelles. Les femmes boutonnent les manteaux des écoliers en grappillant quelques annonces.

C'est vrai que cela va déjà mieux. Ils parlent des projets du jour, rêvent au lendemain, écartent les soucis. C'est la vie courante.
 

*
 

C'était entre lame et tourbe, entre orgueil et torpeur. Les épines majeures se dressaient au long des lianes; les étangs retrouvaient leurs bulles, les nuages leurs grondements, les lys leurs étamines.

C'était entre flamme et grêle, entre écume et sang. Les pigeons poursuivaient leurs colloques sur les tuiles: mathématiques ou météorologie, rhapsodies ou sonnets.

C'était entre turbulence et patience, indignation et ruses. Les lueurs glissaient le long des outils, les étaux bloquaient les rouages.

Le jour passe et hennit. Les préoccupations tournent et s'aiguisent. Quelques gorgées, par pitié, quelques instants de méditation avant de reprendre la chaîne, quelques soupirs pour assurer la liaison.

Les hommes terminent leur verre en regardant les amuseurs avec indulgence mais agacement. Les femmes rangent la vaisselle en prévoyant le prochain menu.

C'est vrai, cela marche encore mieux. Ils parlent des progrès de la semaine, rêvent aux vacances, écartent les fantômes. C'est la vie grinçante.
 

*
 

C'était entre iris et pourpre, entre résonance et transparence. Les derniers rayons filaient au revers des rideaux; les forêts retrouvaient leurs craquements, les quartiers leurs échos, les cuisines leurs fumets.

C'était entre désir et lassitude, entre gangue et gong. Sur les pages les lignes poursuivaient leurs rivalités: mélodies ou discours, listes ou récits.

C'était entre résignation et acharnement, multiplications et reprises. Les réverbères s'allumaient au bord des rambardes; les orages bouclaient leurs partitions.

Le mois passe et traîne. Les comptabilités tournent et sifflent. Quelques sourires, par pitié, quelques instants de répit avant de trouver le sommeil, quelques plaisanteries pour détendre l'atmosphère.

Les hommes caressent leur chien en regardant leurs meubles avec exaspération mais fierté. Les femmes déroulent leurs cheveux en faisant tinter leurs peignes.

C'est vrai, cela répond de mieux en mieux. Ils parlent des échecs du mois, rêvent à la retraite, écartent les démons. C'est la vie plongeante.

    (Michel Butor)
 
 
 
 
 

FEUILLETANT LE GLOBE
avec Dorny
Je n'ai jamais fait le tour de la Terre
Je l'ai presque fait plusieurs fois
Mais en revenant toujours par le même côté
Il est grand temps que je m'y mette
Je vais aller toujours vers l'est comme Philéas Fogg
D'abord l'Extrême-Orient puis la Californie
Cela ne me fera pas retarder d'un jour
Car en traversant la ligne de changement de date
Au milieu du Pacifique j'aurai rajusté mon calendrier
Pourtant je suis sûr que cette révolution qui nous reste
Est un élixir de jouvence
Et que nous aurons pratiquement vaincu la mort
Quand nous serons satellisés
LE TEMPS QUI S'EFFRITE
pour Thierry Renard
1
La femme invisible

Le rideau de fer est tombé sur cette carnation juvénile. Tous les traits du visage sont maintenant remplacés par des cannelures de fonte et d'acier. Il s'agit en fait d'une soeur jumelle de François premier, dont, au grand scandale des évêques, il était tombé amoureux. Elle en eut une fille, née le même jour qu'Henri II qui en devint amoureux à son tour. Et ainsi de suite jusqu'à Louis XIV. Le masque de fer était une femme. Peut-être rencontrerez-vous sa descendante.

2
Déchéance

L'horloge avait pris le pouvoir. Déesse impitoyable, elle exigeait de plus en plus de sacrifices humains, occupant de plus en plus de place avec ses rouages dégouttant de sang, si bien qu'un jour elle a vomi toutes ses heures dans le palais qu'elle avait rendu désert.

3
Madame Thé

Je bois à ta santé, désuète baigneuse; j'ai réussi à te prendre à mon piège de verre émaillé pour déguster tes jambes, tandis que tu essaies maladroitement de les entortiller dans un nuage de lait.

4
La conquête des voûtes

A l'intérieur de la basilique désaffectée les petits maîtres, les abbés de cour, les marquises viennent s'initier aux plaisirs de la navigation aérienne à l'abri des averses et des importuns. Quelques aventuriers en physique font étalage de leurs lumières tandis que les maîtres d'hôtel disposent la collation dans les anciennes sacristies.

5
Photomancie

On vient du monde entier pour consulter le monstrueux enfant devin. Aveugle comme l'amour, il se contente de retourner une ou deux cartes; mais inutile d'y chercher nos couleurs de bridge ou de tarot; l'image est toujours neuve et toujours fatale: c'est la photographie de quelqu'un qui mourra dans l'année.

6
Les figures dévergondées

Au congrès des polyèdres on a disposé des ottomanes dans des boudoirs pour que ces messieurs ou dames puissent délasser leurs arêtes, faces, courbes ou tranchants. Il s'en passe de belles! Au retour dans l'amphithéâtre que de délégués sont méconnaissables, évidés ou bourgeonnants! On en gondole ses rayures.

7
A fleur d'émail

La végétation peinte sur la panse évolue avec les saisons: boutons, ouverture des pétales, puis leur chute. Souvent le matin des gouttes de rosée; de la neige l'hiver sur les tiges dépouillées, sur les quelques feuilles encore accrochées. Chaque année l'arrangement change quelque peu. Les spécimens les plus recherchés comportent des oiseaux chanteurs.

8
Lectures adolescentes

Dans l'incarnat du soir les reliures anciennes émettent des tresses de légende. Des récitantes à paupières alanguies racontent leurs explorations sous-marines effectuées avec l'aide bien sûr d'appareils primitifs, mais surtout des derniers enchanteurs qui se sont réfugiés dans les pages de garde aux replis des rinceaux et griffures.

9
Repartir à zéro

Rayée la journée, à refaire; il faut repartir sur de nouvelles bases. Biffée la Terre, un brouillon grossier dont le moindre écolier aurait honte. Quant au ciel, on avait pourtant dit de dessiner des ourses, Persée, Andromède et Pégase; or voyez de quoi ça a l'air!

10
L'essaim de la Malmaison

Les demoiselles empire, à la taille très haute, ont laissé en partant le virevoltement de leurs papillotages. Les tasses de thé se sont effeuillées en pétales qui tournoient encore dans le silence des vacances.

11
Propagande sylvestre

C'est la grasse campagne de la république des stars. C'est à qui possédera le plus gros chêne, le plus ancien, le plus accroché au roc. Mais ce ne sont que des arbres de peinture. Toute la nuit des armées d'artisans viennent allonger un peu les branches, ajouter une feuille sur les échafaudages compliqués qui trompent non seulement l'oeil mais tous les sens, avec une forte dose de bonne volonté.

12
L'heure du métis

Il n'a pas pu supporter cette servitude; c'est pourquoi il expose à qui veut regarder les morceaux du cadran de ses entrailles. Il n'acceptera nulle réparation. Il veut être protestation et débris, témoignage d'un horrible malentendu, d'une rencontre manquée. Il se proclame erreur de l'histoire, erreur dans l'histoire des erreurs, histoire des erreurs de l'histoire.

13
Taille

Vous avez grandi, chère amie. -Vous grandirez aussi. -Vous avez grossi, chère amie. _Si vous saviez ce que vous deviendrez dans quelques années... -Mais je m'envole, chère amie, regardez comme vous êtes attachée au sol; on a l'impression que vous ne réussirez plus jamais à vous lever. -Heureusement pour vous, chère amie, car je serai toujours là pour votre atterrissage qui va devenir de plus en plus périlleux.

14
Cagibi libertin

C'est assez coquet, ce petit nid, mais on est quand même assez à l'étroit. Pas moyen de se livrer à des effusions véritables. Alors cela valait-il la peine de se proclamer empereur? Que de fanfares perdues alors que dans la moindre chambre de servante on pourrait au moins s'étaler; sans parler des meules de foin. Et puis on se sent tellement observé qu'on est toujours obligé de sourire, ce qui donne à la fin quelque crispation. Le peuple veut que l'on ait au moins l'air de s'amuser.

15
L'averse galante

Les occidentaux se ressemblent tous, disent les orientaux. Quelle monotonie dans leur vêtement, leur démarche, leur expression! Ce sont comme des gouttes d'eau. Leur foule ressemble à de la pluie. Comment font-ils pour se reconnaître? Certains prétendent que justement c'est par goût lascif de la variété. Ils passent de femme en femme ni vu ni connu. Elle ne s'aperçoivent que c'est un autre que lorsqu'il est déjà trop tard. Et le lendemain tout le monde est satisfait.

16
Débris d'espoir

La porcelaine du paysage romantique s'est brisée sur le grimoire. Le sorcier qui, après tant d'efforts, était parvenu à changer de siècle, désespère de la recoller, retombé dans son moyen âge tardif. Non seulement tout semble à refaire, mais il est bien possible que cette époque qu'il avait pourtant visitée, n'ait désormais plus jamais lieu.

17
L'inconfort moderne

Entre deux chaises inconfortables, il ne restait plus qu'à partir. Mais les voiles semblent être de bois. Aucun vent ne réussira jamais à les gonfler. Il faut donc s'en remettre à la dérive au gré du courant sur ces radeaux transatlantiques jusqu'à quelque galère où la toile au moins ait conservé sa souplesse.

18
L'église de jouvence

Ce matin l'église d'Auvers s'est rajeunie pour Vincent. Dirait-on pas qu'on vient de la construire, que ce n'est qu'hier qu'on l'a débarrassée de ses échafaudages. Toutes les paysannes cueillent les fleurs de leurs menus jardins pour orner ses autels lors de la dédicace. La Réforme n'a pas encore eu lieu; on n'a même pas découvert l'Amérique ni inventé l'Imprimerie. Allons donc! On lui apporte le journal. Il n'empêche, elle conserve toute sa fraîcheur.

19
Athanor de salon

A l'intérieur de l'aiguière translucide le filtre de bronze poreux sépare les eaux inférieures des supérieures. Des guirlandes d'or préparent les trajets des grands luminaires dont le jus, à chacune de leurs conjonctions, se répandra en rosée sur la corolle du lotus où le successeur du premier homme enlacera la rénovatrice de la première femme sous le regard compatissant des satyres qui animent les frondaisons de cet univers portatif.

20
Le crépuscule dans la peau

A l'envers du décor la tribu se faufile au long des planches. Si les cavaliers parviennent à franchir cette barrière où les étiquettes se multiplient, les pluies toutes les nuits régénéreront les prairies et leur gibier. Sinon les frontières de la réserve vont se recroqueviller, puis les serrures du musée avec un bruit de colt ou de remington.

21
Rosée d'époque

Miroir, gentil miroir, dis-moi qui est la plus belle saison. -Le printemps où s'ébattent vos chèvres et brebis, vos enfants à l'escarpolette ou à la fontaine, vos délicieux valets menant chaise et carrosse, ânes et mulets parmi sentiers et ponts, est déjà merveille assurément; et pourtant de l'autre côté de la mer, les matins qui se lèvent font en un instant faner tout cela comme une tapisserie vieillotte qui part en lambeaux.

22
La communion des ombres

Grande reconstitution historique hollywoodienne. C'est le temps du muet et du noir et blanc. Dante y rencontre Béatrice mariée qui lui présente ses enfants. "Cela ne m'empêchera nullement de vous mener jusqu'aux étoiles." Les comiques de service font glousser le public. C'est alors qu'une mélodie au piano enlace leurs mains d'églantines, oeillets, liserons en couleurs peut-être pas tout à fait naturelles mais réconfortantes.

23
Notre monde va finir

Il est grand temps de saluer la procession sur l'esplanade avec ses délégués de toutes les corporations, gonfalons armoriés, emblèmes sur des chars avec choeurs et orgues portatifs, parfois castelets pour marionnettes, car les météores dévastent silencieusement les salons dont les tentures s'enroulent en torches et les fresques pâlies cuisent en émaux violents.

24
Un fauteuil hors d'académie

Prenez la peine de vous asseoir. On voit que vous vous êtes mis tout le monde à dos et que vous avez la tête à l'envers. Un peu de calme vous permettra de redresser la situation, d'emprunter le passage du nord-ouest pour comparer les enseignements des deux Indes et rentrer cultiver dans votre jardin les plus rares fleurs, les fruits les plus doux.

25
Les caveaux de l'Ouest

Taillée dans le marbre du Wyoming, l'urne conserve les cendres encore brûlantes de tous les prétendants aux couronnes européennes qui ont préféré l'aventure à l'administration. Le soir de la Toussaint, soulevant leur couvercle, reprenant pour quelques instants leur corps et leurs titres, ils sèment en tourbillons des lys dans les canyons et dunes, puis retrouvent à l'aube les immémoriaux réseaux souterrains pour se rassembler dans la crypte de leur anonymat.
 
 
 
 
 
 

GENEVE A L'ECOUTE
pour Fawzia Assaad

 
Dans son oreille de montagnes étrangères, autour de son étamine oscillante qui dissémine son pollen liquide sur les voiles des planches et des yachts virevoltant l'été sur son miroir d'eau, la fleur Genève dispose toutes les nervures de ses pétales pour capter les messages du monde.

Légations, consulats, institutions, associations rivalisent de téléphones, télégrammes et téléfax. Les restaurants proposent les saveurs de cinq continents. Les musées montrent des spécimens de flore et de faune proches et lointaines, des céramiques de l'Europe et de l'Extrême-Orient, des tissus, masques et outillages de l'Afrique, de l'Indonésie, aussi bien que de la millénaire Amérique. Ici les souterrains de l'archéologie, les rêves des cités lacustres, les énigmes de Byzance ou des Pharaons. Un peu plus loin les serres et les horloges, les instruments de mesure et les manuscrits.

Les banques, elles, ne pratiquent que le langage grossier de la monnaie, le plus répandu aujourd'hui, celui que notre culture fait hélas passer avant tous les autres, tout en sachant fort bien les mensonges qu'il permet, les malentendus, trahisons, trafics et blanchiments. Mais dans cet étroit registre quelle sensibilité, quelle universalité! Donc que de possibilités pour un discours réinventé! Antennes sur les toits et les tours s'y préparent déjà.

Les physiciens ont leurs anneaux, les astronomes leurs coupoles. Les orgues de la cathédrale retentissent de musiques nouvelles; d'autres instruments leurs répondent en participant aux mêmes recherches dans les salles spécialisées: octogone, victorienne, néo-classique, ou même dans le grand théâtre avec son bonnet carré de conservateur.

Des autocars déversent des Japonais qui s'entrephotographient sous l'austère protection des réformés de jadis, le dos au mur, s'efforçant de percer de leurs regards de pierre blanche les bâtiments de l'université où d'éminents professeurs discutent de thèses, mémoires ou administration, pour surveiller un peu ces bonshommes de Plainpalais dans leur perpétuelle attente d'un départ qui ne se fait jamais, tout proches des clochards qui comptent leurs derniers sous pour s'offrir des tournées.

Sur la plaine en forme d'aiguille aimantée, certains jours les légumes, volailles, beurre, oeufs, fromages, laissent place au marché aux puces: romans à deux sous, reliures vermoulues, bibelots, vieux meubles, trésors oubliés. Parfois les cirques et leurs ménageries, les manèges, grands huit, trains de fantômes. Près des gares ou du port les hôtels; près de l'aéroport les foires aux automobiles, livres ou machines agricoles.

Et partout on pourrait suivre les traces de Jean-Jacques en partance pour la Savoie ou de Jean-Etienne pour Istanbul. Les chambres sous les toits grésillent de machines à traitement de texte. Autour des caquelons à fondue, on croit entendre encore trinquer Charles-Ferdinand et Charles-Albert.

Quant au fleuve il brasse les traces et les images pour les charrier jusqu'à cette autre oreille entourée de montagnes, ocellée d'îles et de navires, qui communique à son tour par des canaux ou détroits avec d'autres oreilles encore.

Un jour, quand on aura donné leur congé définitif aux douaniers, quand il y aura enfin cette libre circulation des idées et des hommes dont on rêve dans toutes ces assemblées et rencontres mais à laquelle on oppose toujours tant de sentinelles et visas, un jour cette merveilleuse concentration de frontières, chambre acoustique, déjà remarquable fenêtre, deviendra porte grande ouverte pour la transcription et la traduction.

Michel Butor, Lucinges, le 13 septembre 1991
TRESSAGE D'ATTENTES
pour Michel Sicard

 
 
C'est un provençal qui rêvait de pluies normandes
A l'ombre de vieux imprudents sublimes
Dans les pérégrinations des solitaires en convoi
Entre la précipitation et le délai

A l'écoute du sensible aux aguets du balbutié
Dans les investigations des laboratoires en détresse
Entre la lenteur et l'explosion
Astronome chroniqueur enlumineur éclairagiste

Dans les révolutions des pays en exil
Entre le paraphe et le commentaire
Calligraphe parodiste portraitiste météorologue
Trouvant le germe où d'autres n'avaient fouillé que des tombes

Entre l'aspersion et la bibliographie
glossateur artisan jardinier constructeur
Trouvant le dialogue où d'autres n'avaient prévu que la joute
C'est un écrivain qui transcrit les peintures pour la rumeur

Patient fouineur aventurier organisateur
Trouvant le passage où d'autres n'avaient bâti que des chicanes
C'est un peintre qui interroge les écrivains sur les peintres
Au fil du foyer au coeur de la marge

Trouvant l'oeil ou d'autres n'avaient cherché que des échos
C'est un parisien se baignant dans des pépites d'Italie
Au soleil de jeunes mémoires imperturbables
Dans les multiplications des imaginations de l'amour
 
 
 
 
 

LA TERRE ENTRE MOI-MEME ET MOI
pour Kim Chie Sou
Une autre écriture une autre langue un autre malheur
les rizières à la place des champs de blé
ici les cosmos et les marguerites là-bas
les montagnes qui se découpent sur l'horizon différemment

J'essaie d'identifier quelques caractères
en les confrontant sur les panneaux de signalisation
aux bizarres transcriptions en lettres occidentales
m'étonnant souvent du son que j'entends

Les enfants qui défilent dans les monuments nationaux
ont des uniformes brillants jaunes pour la plupart
comme le chrysanthème sauvage mais aussi
de toutes les autres couleurs même céladon

Certains de leurs camarades plus âgés
se risquent parfois à se détacher de leur groupe
pour me murmurer "Welcome in Korea"
avec un sourire timidement effronté

Les couleurs des deux drapeaux sont bien les mêmes
mais alors que chez nous cela fait trois panneaux
comme les deux battants immobiles d'une porte
entrouverte on l'espère sur l'aube et le départ

Ici les vagues du yin se lovent dans les flammes du yang
et les trigrammes aux quatre coins ajoutent
le noir de leur écriture mathématique
sur la plage blanche qui claque au vent

L'ail et les cigales comme en Provence
l'explosion des villes et des autoroutes
la hantise des frontières meurtrières
les traces partout des catastrophes et massacres

Amis de l'ancien royaume ermite avant de continuer
mon tour du monde en m'enfonçant de plus en plus
à l'orient si bien qu'à l'extrême je retrouverai
mon village dans ses montagnes à la frontière

Où je vais semer des cosmos pour vous accueillir
tentant de faire passer au brouillard de mes mots
un peu de la lumière de vos soies campagnardes
un peu de la fraîcheur chaleureuse de vos épices

Je souhaite en levant un bol d'alcool de riz
bon voyage à vos inventions votre langue et votre écriture
tout autour du monde pour lui apporter un peu du calme
que vous avez su conserver parmi tant de bruit

Kyongjiu, le 12 octobre 1991
MOISSON DE L'ESTAQUE
pour Serge Assier
Celui qui part à l'aventure
dans les champs visuels de l'Estaque
peut y cueillir entre autres choses
pour en émerveiller notre loisir

1
Les gammes de l'accordéon
accompagnant celles des âges
et la vibration d'un archet
près du froissement d'un corsage

déclic

2
Un petit gilet de velours à côtes
devant la rouille sous la verrière
le duvet sur les avant-bras
les cheveux follets dans la brise

viseur

3
Dans une loggia turque
un lampadaire fleuri
les pieds d'une lectrice
et les boucles d'une fumeuse

un peu plus tard

4
Les illuminations mordorées
des vitres corallines
les étincelles du couchant
dans les replis d'un chandail sombre

un autre jour

5
Les reflets des panneaux transparents
sur les chemises sous les platanes
le ruissellement des rayons
depuis les feuilles jusqu'aux épaules

puis

6
Les écrous fixant les poutres
sur les volets de bois taché
le renflement que fait le pain
sur le bord du sac suspendu

soudain

7
Les fleurs que l'on dirait artificielles
devant les jalousies moirées
les ciseaux qui croisent leurs lames
devant la maquette du navire

regarde

8
La lumière qui suinte
dans les chevrons du parasol
les triangles des joutes provençales
sur le blanc tableau noir du ciel

et ceci que l'on allait presque manquer

9
Le petit-fils juché
sur les épaules de l'observateur
les trous dans le béton
peint d'écussons et d'ombres

changement de rouleau

1O
L'eau qui transforme la bouteille
de plastique en colonne de quartz
la délicatesse des coutures
autour de la poche du jean

un peu plus tard

11
L'arceau métallique nimbant
l'arbre intérieur et l'extérieur
la danse du jeune acrobate
suspendu à sa mince barre

un autre jour

12
La mélodie du linge qui sèche
ponctuée du rire des enfants
la courbe du trottoir ciselée
de brèches et lézardes

puis

13
Les grandes raies du châle déversant
leur souplesse dans la ruelle
le mouvement faisant glisser les griffures
au long du bras comme une caresse

soudain

14
Les jeux des écoliers planant
entre deux étages de toits
les antennes cheminées poteaux et branches
comme une exposition de sculptures

regarde

15
La rencontre de l'éventail des pavés
avec le torse du vieux mur
la luisance des anoraks
sur le trottoir mouillé

et ceci que l'on allait presque manquer

16
Les dents tels des carreaux de faïence
et les mots qui en sortent comme des oiseaux
les sillons des tricots
comme des labours ou des vignes

déclic

17
Les petites mains serrant
les tiges tourbillonnantes
le crâne sourcilleux du roc
se hissant derrière la clôture

viseur

18
Les arches du viaduc font que les gosses
ont l'air de jouer au foot dans un cloître italien
les pentagones du ballon fleurs de pétunia
qui s'ouvrent en roulant sur le sol

changement de rouleau

19
Les marins sur le T-shirt du fiston
lorgnent la belle tatouée sur la poitrine du père
divers treillis telles de petites vagues
recouvrant le sable ou les dalles

puis

20
L'Algérie reconstituée devant la maison basse
avec fenêtre presque au ras du sol
les lattes manquantes font de la persienne
le clavier d'un piano pour le vent

soudain

21
Différents degrés d'embonpoint depuis
le ventre royal du patriarche
jusqu'aux chevilles de la petite fille surprise
et toute une collection d'orteils dans les lucarnes des sandales

regarde

22
Nombrils tétons et tatouages
accroche-coeurs bijoux toisons
espadrilles trépieds lanières
fourches des grilles flammes des volutes

et ceci que l'on allait presque manquer

23
Parmi les costumes d'antan le garçon taillé
dans le bois dont on fait les flûtes
tissus imprimés fichus et dentelles
mitaines pendentifs et montres à remonter le temps

déclic

24
Les paysages des Antilles
sur les chemises des instrumentistes
l'attention du jeune serveur
qui se faufile entre les phrases

viseur

25
L'élan de la feuille de papier
dans un geste de flamenco
le crissement du rouleau d'aluminium
pour l'emballage des douceurs

un peu plus tard

26
Les personnages de dessins animés
épanouis sur les bulles à côtes
les ailerons des moulinets
captant les couleurs des jardins

un autre jour

27
La tapisserie des litrons
culs étiquettes et capsules
les abeilles dans la casquette
mûrissent le miel des soirées

changement de rouleau

28
Une scène d'un fameux film régional
au-dessus du miroir près du ventilateur
la moustache grise parallèle
au bord inférieur du chapeau de paille

regarde

29
La lyre au-dessus de la porte de l'harmonie
l'orgue des bouteilles en attendant mieux
les cornes brillantes enfoncées dans les goulots
pour servir l'anis dans un jet gracieux

et ceci que l'on allait presque manquer

30
Le passage du doigt
sur la poussière de la carafe
le bar utilisé pour trinquer
bien avant son achèvement

déclic

31
Les lampadaires qui s'allument
pour l'au revoir des amoureux
leurs mains qui s'accrochent encore
leurs yeux qui se cherchent toujours

viseur

32
La chevelure qui chatouille
les mains sombres serrées sur la taille
le store des halles de la marée
devient marbre ou peau de panthère

un peu plus tard

33
Le voile de la mariée s'envolant
prolonge le rameau de mimosa
l'automobile ouvre sa porte
comme un pavillon de cor de chasse

un autre jour

34
Les vieilles roues de vieux métal
sur les vieux rails sous le vieux pont
au passage de la jeune fille
les écailles de peinture se font écailles de papillon

puis

35
Le clin d'oeil du meuleur de rails
qui ne passe que tous les 20 ans
l'échappée vers l'éblouissement
au-delà des heures et pancartes

soudain

36
Le banc du parc percé d'une série d'écrans de télévision
comme dans une galerie formant une seule image
le tourniquet fera passer le garçon
de cadrage en cadrage comme de jour en jour

changement de rouleau

37
Un repas de peinture un buffet d'interrogations
l'attache de la fenêtre
proposant sa forme
pour un motif de cachemire

viseur

38
On remet ses chaussures devant la modeste mosquée
toque tarbouche bonnet casquette
au-dessus des yeux froncés
dans l'habitude d'un soleil plus dévorant

un peu plus tard

39
Les éclaboussures sur la blouse
la confiance dans le regard
la méfiance dans le regard
la rayure en éclair sur la couture du pantalon

un autre jour

40
Veau agneau porc lapin volaille
tout pour le repas du scaphandrier
sans oublier ce qu'il faut pour faire la soupe
et quelque nature morte à déranger pour le dessert

puis

41
Le photographe au-dessus de son géranium
celui qui se voit photographié près de son chien
celle qui ne s'en doute pas
et celui qui le sait peut-être

soudain

42
La toile d'araignée des fils électriques
stores linges barreaux et racines
la petite espionne qui ne manque rien
elle sera peut-être un jour photographe

regarde

43
Des lunettes pour la plongée
vers les grands fonds de la songerie
dans ce hamac-filet on nage en dormant
comme un poisson qui se faufile entre les mailles

et celui-ci que l'on allait presque manquer

44
Le liège des mûriers absorbe le bruit
des circulations et conversations
les portes fermées conservent la fraîcheur
dans le cellier des nouvelles

déclic

45
La même hésitation
dans le pas de l'homme et celui des chiens
le même tintement
dans la tresse d'ail et la sonnerie de l'entrée

changement de rouleau

46
Il ne lui reste plus qu'à soigner quelques roses
qu'il voit à peine mais qu'il respire
l'eau vient sur les fleurs comme une lecture
sur l'ennui ou la déception

un autre jour

47
Ballet des balais pour sorcière solide
grasse comme ses plantes
prospérant comme elles
dans tous les recoins et fissures

puis

48
Blindages crochets poignées et verrous
échelle baguette réservoir chaudière
panoplie d'outils piège à guêpes
thermos à pois cendrier plein

soudain

49
Conversation de troisième jeunesse
avec vue sur la mer
les motifs des briques traduisent dans le plein-air
les bambous du papier-tenture

regarde

5O
Pique-niques en duo
quatuor sous les pins
à tire d'ailes de pierres
parmi plumes d'écorces

et celui-ci qu'on allait presque manquer

51
L'envie de se précipiter si joliment
devant les pyramides en sucre et nacre
la foule des baigneurs au loin
tel un banc de méduses qui s'échoue

déclic

52
Une averse de jeunes gens
dédoublés par leurs ombres
les chaînes n'étant plus là
que pour être narguées

viseur

53
En vitrine mobile mais à l'arrêt
les starlettes à oreilles indéfrisables
sous le guet du clocher
des portières et serrures

un peu plus tard

54
La farandole des fanions
enjambant celle des âges
les gammes de l'accordéon
escaladant le paysage
 
 
 
 
 

SPERMATOZOIDE
pour Dorny
Un petit texte
pour un livre minuscule
une toute petite cellule
pour un bout d'homme
qui grandira
et marchera
A LA LETTRE
pour Dorny

 
Une seule et la main de l'écrivain commence à s'agiter
le lecteur s'impatiente il attend son mot et sa phrase
et que tout cela fasse discours et volume
une seule et l'imprimeur réclame tout un alphabet
le dessinateur en prépare un autre et un autre encore
pour toutes les variétés de la littérature
et le déchiffreur part à la conquête d'autres écritures
hiéroglyphes idéogrammes inscriptions sur toutes surfaces
papiers et pierres fils disques et rouleaux chromosomes et tatouages
 Lucinges, 27 décembre 91
SUR LA RESERVE
pour Joe Ben Junior
Mon cher Indien, en cette année
où nous célébrons avec quelque tintamarre et malaise
le cinquième centenaire du hasardeux
premier voyage transatlantique de Christophe Colomb,

en faisant silence sur les migrations
et découvertes antérieures
dont nous savons à vrai dire fort peu de chose,
pourquoi ne te montres-tu pas plus raisonnable ?

C'est vrai, il y a eu quelques massacres, mais c'était l'époque;
admettons même qu'en certaines régions il y en a eu beaucoup,
mais depuis quelques années cela a nettement diminué;
considérons calmement tout cela comme de l'histoire ancienne.

Oui, nous avons détruit de nombreuses cultures curieuses,
mais iras-tu sérieusement soutenir
que nos costumes trois-pièces, nos cravates et nos T-shirts
ne sont pas plus seyants que tes plumes d'antan ?

Tu es un bon client pour nos supermarchés,
où nous tolérons un rayon pour ton artisanat;
tu portes le jean à merveille,
et nos casquettes de base-ball te donnent fière allure.

Si nous t'avons dérobé la plupart des objets que tu vénérais,
c'était pour les vendre à de grands collectionneurs,
ou les accumuler dans des musées où ils sont soignés
avec toutes les ressources des techniques les plus récentes.

Maintenant qu'il ne te reste presque plus rien,
vois comme nous sommes heureux de dénicher l'un des tiens
à peu près intact, comme si nous ne t'avions pas détruit;
sous quelle belle surveillance nous essayons de le garder!

Nous sommes si fiers de pouvoir dire dans un de nos congrès
que nous disposons d'un spécimen sans aucun métissage,
ce qui va nous permettre d'étudier ce que tu étais,
ce que naturellement tu n'aurais pu faire sans nous.

Que nous ne voulons pas que tu fasses avec nous.
car si nous admettions que tu peux nous enseigner qui tu es,
bientôt tu ne nous dirais plus seulement ce à quoi
nous avons pu ressembler dans un très lointain passé

Heureusement fort révolu, même si certains se laissent aller
à le parer de grâces paradisiaques,
mais ce que nous sommes aujourd'hui
avec nos gratte-ciel, laboratoires et tanks.

Si donc nous te laissons utiliser nos matériaux,
nos toiles, couleurs, pinceaux, contreplaqués ou colles
(les tiens étant de maniement bien trop difficile),
c'est pour satisfaire les goûts douteux de nos touristes.

Ou à l'extrême rigueur pour nous amuser à te voir nous imiter
avec tant de servile habileté qu'elle réussisse à masquer
presque la moindre trace de ton origine si ce n'est
celle qui marque à jamais ton infériorité.

Si nous te laissions te rendre compte du fait
que tu en sais beaucoup plus sur nous que nous sur toi,
y compris nos quelques spécialistes qui ont étudié ta tribu,
car c'est ta tribu tout entière qui a dû étudier la nôtre,

Alors c'est toi qui deviendrais peu à peu notre professeur,
même si tu devais aller chercher tes documents
dans les musées spécialisés où nous les avons relégués,
qui inventerais une nouvelle sorte d'ethnographie.

Et nous risquerions alors de nous réveiller Indiens,
une bien bizarre sorte d'Indiens qui se découvrirait
aussi étrangère à elle-même que nous avons pensé que tu l'étais,
que nous avons voulu, voulons que tu le sois.

Comment ne chercherions-nous pas à conserver la pureté
de notre race et l'exclusivité de notre art,
car si nous admettions qu'un artiste de chez toi
pouvait manifester génie égal à l'un de chez nous,

Il nous faudrait avouer que nos peintres aussi sont des "sorciers",
puisque c'est le nom que nous employons,
et que tu voudrais sans doute nous en suggérer
un autre venu de ta propre langue;

Avouer qu'une part de nos déclarations d'ancienne modernité
sont en réalité symptômes de culpabilité:
lorsqu'au lieu de chercher le sens, nous disons qu'il n'y en a pas,
c'est que nous sommes effarés de celui qu'on pourrait trouver.

Reconnais donc, mon cher Indien, qu'avec tes sursauts de vitalité,
tu nous compliques diablement la vie;
mais je vois déjà trop bien que je pourrais ameuter
tous les conservateurs et douaniers de l'art,

grommeleurs, persifleurs dans nos administrations et salons;
nous ne menons déjà plus qu'un combat d'arrière-garde;
tu es sorti de ta réserve,
et nul ne pourra plus jamais t'y confiner.

                             Michel Butor, Lucinges, le 6 janvier 1992
 
 
 
 
 
 

LA FONTAINE DE JOUVENCE
pour Claude Viallat
1
-
Ruissellement

Nuages dans le ciel

vagues sur la mer
torses dans les plis
oiseaux dans les bois
Ce sont des gouttes
 

Nuages sur la mer

torses dans les bois
promesses des livres
caravelles sous le vent
Ce sont des sables
qui glissent
 

Nuages sur les bois

promesses du vent
sargasses dans la tourmente
vitraux sur la ville
Ce sont des gouttes
et des sables
qui glissent entre mes lèvres
 

Nuages dans le vent

sargasses de flammes
îles sur le fleuve
poissons dans la nuit
Ruissellement de sables
 

2
-
Palpitation

Torses dans les bois

oiseaux sur l'écume
vagues de promesses
livres dans le vent
Ce sont des efflorescences
 

Torses dans l'écume

vagues sous le vent
caravelles dans la tourmente
sargasses de la découverte
Ce sont des incandescences
qui caressent
 

Torses dans le vent

caravelles de la découverte
vitraux sur le fleuve
poissons entre les îles
Ce sont des efflorescences
et des incandescences
qui caressent ma langue
 

Torses de la découverte

vitraux sur les îles
mailles des filets
roses des jardins
Palpitation d'incandescences
 

3
-
Germination

Vagues dans le vent

livres sur le ciel
caravelles parmi les sargasses
tourmentes sur le fleuve
Ce sont des chevelures
 

Vagues sur le ciel

caravelles sur le fleuve
mailles des vitraux
jardins dans les sables
Ce sont des flammes
qui circulent
 

Vagues sur le fleuve

mailles dans les sables
roses dans les filets
lichens sur les rocs


Ce sont des chevelures
et des flammes
qui circulent dans mes veines
 

Vagues sur les sables

roses sur les rocs
semis sur les labours
ombres sur les chaumes
Germination de flammes
 

4
-
Navigation

Caravelles sur le ciel

livres parmi les sargasses
vitraux dans les églises
sables dans les jardins
Ce sont des appels
 

Caravelles parmi les sargasses

vitraux des jardins
sables sur les îles
roses parmi les pépites
Ce sont des résonances
qui envahissent
 

Caravelles parmi les jardins

sables sur les pépites
rocs autour des labours
semis sur les ombres
Ce sont des appels
et des résonances
qui envahissent mes narines
 

Caravelles parmi les pépites

rocs parmi les ombres
lèvres sur le vin
signes sur les routes
Navigation de résonances
 

5
-
Perpétuation

Vitraux des sargasses

roses dans la tourmente
jardins sur les îles
semis de pépites
Ce sont des promesses
 

Vitraux dans la tourmente

jardins de pépites
roses sur les labours
lèvres sur les ombres
Ce sont des populations futures
qui jaillissent
 

Vitraux de pépites

roses sur les ombres
semis sur les routes
signes dans le vin
Ce sont des promesses
de populations futures
qui jaillissent de corps en corps
 

Vitraux sur les ombres

semis dans le vin
lettres sur les murs
flammes dans nos yeux
Perpétuation dans l'aventure
RESCAPE DU MOYEN-EMPIRE
pour Patrice Pouperon

 
Tu es un homme
lui avait dit son âme-oiseau
les bâtisseurs de pyramides
qui croyaient devenir des dieux

Tu es vivant
les bâtisseurs de pyramides
ne reçoivent plus leurs offrandes
sont morts une seconde fois

Le jour est beau
lui avait dit son âme-oiseau
et ce n'est pas l'enterrement
qui pourra te laver ton nom

Mon oiseau mon âme enfin
nous pouvons parler aujourd'hui
tu me rends la douceur
que je croyais morte

                         Lucinges, le 12 janvier 1992
 
 
 
 
 

AU SEUIL DE LA RUCHE DE SURVIE
pour Graziella Borghesi
 
Quel miel cherches-tu
reposant tes ailes
entre les rayons
devant le portail
abeille aux yeux noirs?

Celui du désert
dans les alvéoles
entre les écailles
des fûts de colonnes
ou troncs de palmiers

La suie devient sable
dans les alentours
de la basilique
métamorphosée
en une oasis

Je cherche le temps
de l'autre côté
du bourdonnement
le pollen des morts
et l'or du silence

                      Lucinges, le 27 janvier 1992
 
 
 
 
 
 

APRES MOI LA POUSSIERE
in memoriam Juliet Man Ray
Sorcière soigneuse
je dis mon adieu
à tous ces objets
que j'époussetais
avec mon cheval
à crins de nylon
sur lequel je vais
m'envoler laver
les tours et les nuages
les rues et les ombres
les yeux et les ongles
les reins et les coeurs
ENTRE DEUX EAUX
pour Louis-Pierre Bougie
Je nage entre l'Atlantique et le Pacifique et des bulles de souffrance montent de ma bouche. Autrefois j'avais des jambes, désormais elles se sont enlacées, tordues, serrées pour se réunir en queue de dauphin. J'éprouve l'inverse de ce qu'avait ressenti la petite sirène. Comment dire? Un engourdissement, un fourmillement, une migraine dans le bas. Mes bras deviennent lentement aussi nageoires et je me débats entre les tentacules des algues et des calmars, entre les flots de sang provoqués par mes frères squales et les nuages de lessive déversés par mes soeurs lavandières qui ne me reconnaîtront plus si j'émerge, ne me comprendront plus si je les appelle, qui fileront pour alerter police et curés, pour m'exorciser tout en attendant mon retour qui n'était encore qu'improbable et que leurs affolements rendront impossible. Alors je me cacherai dans les faubourgs rocheux, m'enduirai de vase et de sable à la recherche d'une autre famille qui ne m'adoptera jamais complètement.
 

Autrefois j'avais des pieds, mais ils se sont allongés, durcis, ramifiés pour s'enfoncer en racines d'arbres. J'éprouve un peu ce qu'a dû ressentir Daphné lorsque, se refusant aux caresses du Soleil, elle s'est transformée en laurier. Comment dire? Une germination, un obscurcissement, une lignification de mes veines. Mes coudes deviennent aussi sournoisement des embranchements et je me faufile entre les toiles des araignées ou des oiseaux-tisserands, entre les couches de feuilles abandonnées par mes frères chênes et les pelotes d'aiguilles disposées par mes soeurs couturières qui ne me reconnaîtront plus si j'arrache mon écorce, ne me comprendront plus si je prends flammes, qui partiront pour ameuter bûcherons et pompiers en se remémorant mes discours qui n'étaient encore qu'avertissements et que leurs aveuglements transformeront en prophéties. Alors je hurlerai dans les tourbillons sylvestres, me recouvrirai de mousse et de champignons à la recherche d'un autre langage qui ne m'exprimera jamais complètement. Je marche entre les larmes et les eaux-mères, et des échardes d'angoisse tombent de mes doigts.
 

J'éprouve un peu ce qu'a dû ressentir l'artiste égyptien lorsqu'il a terminé son sphinx. Comment dire? Un épuisement, un émerveillement, une pétrification de mes oreilles. Mes lèvres deviennent aussi subrepticement des babines et je m'étends voluptueusement au-dessus des épices des caravanes et des ruelles, au-dessus des traces laissées par mes frères lions et des fumets mijotés par mes soeurs cuisinières qui ne me reconnaîtront plus si je bondis sur leur village, ne me comprendront plus si je rugis, qui convoqueront exorcistes et chasseurs en examinant mes images qui n'étaient encore qu'arabesques et que leur précipitation va rendre monstres. Alors je m'endormirai dans les replis désertiques, me graverai de hiéroglyphes et cérémonies à la recherche d'une autre croyance qui ne me soulagera jamais complètement. Je ronfle entre les fleuves et les lacs, et une haleine de désarroi s'élève de mes naseaux. J'avais autrefois une ombre, mais elle s'est fondue, concentrée, vaporisée pour se cristalliser en une pyramide de braise.
 

Comment dire? Un acharnement, un décharnement, un arrachement de ma peau. Mes cheveux deviennent aussi traîtreusement des fils métalliques, et je pénètre parmi les épines des ronces ou nopals entre les ossements exhumés par mes frères vampires et les lamentations de mes soeurs embaumeuses qui ne me reconnaîtront plus si je hante leurs ateliers, ne me comprendront plus si je hulule, qui fuiront pour quérir veilleurs et shamans en fouillant mes greniers qui n'étaient d'abord qu'entrepôts, mais que leurs imprudences vont pourrir en charniers. Alors je me coulerai dans les corridors gluants, me nourrirai de pentacles et clavicules à la recherche d'une autre incarnation qui ne m'apaisera jamais complètement. Je plane entre les nuées inférieures et supérieures et une sueur acide ruisselle dans mon linceul. Autrefois j'avais un jardin, mais il s'est fané, racorni, fissuré pour se creuser en cratère de ruines. J'éprouve un peu ce qu'a dû ressentir Duncan lorsqu'il est venu s'asseoir au banquet d'Ecosse.
 

Mes fibres changent d'échelle, et je me promène en mon propre corps parmi les cils des épithéliums et des infusoires entre les veines infectées par mes frères staphylocoques et les inoculations de mes soeurs infirmières qui ne me reconnaîtront plus si je m'éveille de mon anesthésie, ne me comprendront plus si je gémis, se hâteront d'aller consulter internes et professeurs en exaspérant mes malaises qui n'étaient encore que frissons mais que leurs traitements vont aiguiser en brûlures. Alors je me glisserai dans les canaux engorgés, me barderai de graisses et calcifications à la recherche d'une autre santé qui ne me rajeunira jamais complètement. Je râle entre la pluie et la fonte des neiges, et des silex acérés tournoient dans mes articulations. Autrefois j'avais une famille, mais elle s'est détournée, retournée, travestie pour se barricader dans son refus. J'éprouve un peu ce qu'a dû ressentir Gregor Samsa quand il s'est réveillé cloporte sur son lit. Comment dire? Un dégoût, une panique, un désespoir de toutes mes cellules.
 

Je vogue entre les paupières gonflées de mes frères galériens et les lanternes de mes soeurs sirènes qui ne me reconnaîtront plus si je débarque sur leurs plages, ne me comprendront plus si je vocalise. Elles rassembleront marins et douaniers en aggravant mes engloutissements qui n'étaient encore que plongées, mais que leurs brutalités vont condamner en naufrages; alors je frôlerai les écumes et les écailles, me lancerai dans les courants et passages à la recherche d'un autre continent qui ne m'accueillera jamais complètement. Je fouine entre les filtres et les égouts, et des coquilles lumineuses entrouvrent leurs valves. Autrefois j'avais un royaume, mais il y a ce qu'ont dû ressentir tant de princes destitués. Comment dire? Un remords, une honte, une nausée de tous les instants. Mes flots raffinent leurs nuances, et je gicle dans les interstices parmi les seins des rocs et les lèvres des nuages.
 

Mes soeurs fossoyeuses ne me reconnaîtront plus si je reprends vie, ne me comprendront plus si je murmure. Elles iront enrôler psychiatres et geôliers en perturbant mes bizarreries qui n'étaient encore que caprices mais que leurs interdits fixeront en fureurs. Alors je cacherai mes dents et mes griffes, m'enroberai dans les déguisements et parodies à la recherche d'une personnalité qui ne me cernera jamais complètement. Je ricane entre les sources et les vagues, et les échos tremblent dans le brouillard. Autrefois j'avais un cercueil, mais il s'est vermoulu, défait, dissous dans les suintements souterrains. J'éprouve un peu ce qu'a dû ressentir Lazare lorsqu'il a rouvert les yeux. Comment dire? Un appétit, une incrédulité, presque une déception. Mes épaules se chargent d'ailes et je prends mon essor parmi les plumes et les membranes entre les cohortes des démons mes frères.
 

Je refermerai mon manteau couleur de muraille; j'enfoncerai mes mains dans mes poches à la recherche d'une clef qui ne me libérera jamais complètement. Je rôde entre la sueur et la rosée; mes complices surveillent les carrefours. Autrefois j'avais un emploi, mais il s'est périmé, ridiculisé, remplacé par les ingénieuses machines. J'éprouve un peu ce qu'ont pu ressentir les architectes de la tour de Babel lorsqu'ils ont constaté la confusion de leurs langues. Comment dire? Une lassitude, une rancoeur, une volonté de revanche. Mes contemporains se dissolvent dans le crépuscule et je poursuis ma lamentable fortune parmi les impasses et les terrains vagues entre les écharpes des vagabonds mes frères et les foulards de mes soeurs charmeuses qui ne me reconnaîtront plus si je me présente, ne me comprendront plus si je les implore. Elles vont déchaîner leurs protecteurs et clients en épinglant mes fautes qui n'étaient auparavant que vétilles, mais que leurs témoignages feront châtier comme les plus dangereux exemples.
 
 
 
 
 
 
 

REFLETS
pour Dorny
 
Sur les verres les ongles peints
la lampe les yeux des enfants
le museau du chien sur la table
le feu dans l'âtre les bouteilles
l'écran de la télévision
par la fenêtre irisations
des vagues et nuages les phares
des voitures sur les vitrines

Sur la bouteille les visages
les baisers des lèvres aux verres
le rubis des vins les cheveux
répons des vagues et voitures
duos des nuages et vitrines
émaux écailles et ferrures
les yeux dans l'ombre les bijoux
les nappes et l'argenterie

Sur les fenêtres les rayons
bulles et glaçons dans les verres
la bouteille du népenthès
clé de souvenir et d'oubli
le fourmillement des voitures
nuages de réverbération
araignées de fils électriques
yeux lumineux dans les vitrines

Sur les vitrines les passants
les nuages de foule affairée
les yeux rivés sur les voitures
les verres sur les guéridons
les étiquettes des bouteilles
les ruisseaux le long des trottoirs
fenêtres battues par la pluie
les vagues des anamorphoses

Sur les voitures les drapés
des imperméables humides
les avalanches des vitrines
cliquetis de marbres et chromes
cristallisations des immeubles
les yeux de vagues et de verre
la bouteille à l'encre des nuages
les feux de la circulation

Sur les yeux le miroitement
bouteille à la mer d'écriture
le scintillement des vitrines
et le flamboiement des enseignes
s'éclairant réciproquement
dans les fenêtres des voitures
les verres devant les gravures
vagues des images des nuages

Sur les vagues les yeux d'écume
larmes de verre flaques d'or
fenêtres du vent nuages bas
les navires en ex-voto
dans leurs bouteilles suspendues
aux poutres d'églises normandes
voiture à chevaux dans les prés
corps en vitrine sur le sable

Sur les nuages l'embrasement
la bouteille ou rage le gin
ou djinn aux mille et une nuits
qui nous ouvrira les vitrines
des trésors où dorment les traces
du passé verres d'outre-vue
fenêtres des vagues-voitures
les yeux du prochain millénaire.
 
 
 
 
 
 

VOEUX A MATHILDE EN VINGT-CINQ
pour Mathilde
25 ans de germination
25 bougies pour m'éclairer
25 gorgées à ta santé
25 lignes sur le papier
25 lettres pour le titrer
25 pétales d'aquarelle
25 sourires à ta voix
25 soupirs en ton absence
25 souvenirs de vacances
25 degrés pour les beaux jours
25 projets d'exploration
25 noms de fleurs exotiques
25 suggestions de parfums
25 signes de connivence
25 clins d'oeil d'intelligence
25 espoirs de réussite
25 tons pour crier misère
25 riens à défaut de tout
25 regrets d'insuffisance
25 excuses pour le peu
25 voeux de tout mon coeur pour
25 années de floraison
25 de fructification
et 25 de dégustation
CHROMOSOME
pour Dorny
Si tu seras mâle ou femelle
c'est moi qui en déciderai

Dans chacune de tes cellules
je rêverai génération
 
 
 
 
 
 

PARADIS PERDU
pour Grete Knudsen
 
Les branches s'écartaient pour nous
laisser passage en retenant
délicatement nos cheveux
et nous proposaient des cerises
dont le jus coulait sur nos joues

C'était il y a si longtemps
à peine si je me souviens
il a fallu qu'on me raconte
et que je retrouve des traces
dans les peintures et chansons

J'étais un enfant mais j'avais
toutes les forces d'un adulte
et tous ses désirs je passais
de mère en fille et déposais
des bébés poisseux dans leurs bras

Tout cela semble disparu
et pourtant tout cela perdure
entre le miroir et l'image
entre le rêve et le réveil
entre la page et l'impression

Les ronces nous griffaient sans nous
infliger la moindre souffrance
dessinant des fleurs sur nos peaux
que les amoureux effaçaient
en buvant les perles du sang

La main dans la main nous courions
entre les déserts et les sources
choisissant les uns pour les autres
les fruits des arbres du savoir
dont nous comparions les saveurs

J'étais à l'aise dans mon corps
j'en connaissais tous les organes
les maladies étaient amies
je goûtais fièvres ou frissons
dans des lits de boues et de feuilles

Où était-ce ne saurais dire
si loin de tout si près de toi
jouissant du chaud comme du froid
j'ai perdu la clef de la grille
et j'erre comme une âme en peine
 
 
 
 
 

SUITE NICOISE
pour Gregory Masurovsky
1
LE PALMIER

J'attends les nouveaux rois-mages pour leur montrer douze directions. Les palmes qui auront servi tomberont quelques heures après leur départ. Mes dattes leur fourniront des réserves de jeunesse et détermination. Ils en auront grand besoin pour traverser toutes ces forêts étendues désertiques brûlantes ou glacées, toundras, montagnes, et surtout les interminables faubourgs des anciennes cités trépanées ou les zones de guerre civile. Un jour ils devraient se rejoindre, mais je ne peux dire où ni quand; et c'est alors qu'ils se découvriront capables d'arracher la page du monde et de recommencer l'histoire à zéro avec les traces ou les bribes sauvées. Certains auront manqué à mon rendez-vous initial, et je les attendrai encore avec les palmes qui resteront; je les attendrai des siècles s'il faut, ou plus exactement celui qui prendra ma relève au même endroit quand je mourrai, à qui je transmettrai mes signaux de reconnaissance, mes angles d'investigation et les secrets de mon viatique.
 

2
VAGUES ET GALETS

De l'autre côté, c'est la Corse, la Sardaigne un peu plus loin, l'ancien royaume des deux Siciles, Malte, la Tunisie, toute l'énorme Afrique respirant, au-delà de ses dunes, comme un buffle dans son marais.

De l'autre côté, ce sont les algues, les plongeurs, les épaves des galions qui ramenaient l'or pour le Pape depuis la Nouvelle Grenade après une escale dans les parages de l'ancienne, ou celles des trirèmes remplies d'amphores dont le vin a enivré les poissons des millénaires antérieurs, puis la vase, le roc, l'écorce et le magma.

De l'autre côté, c'est la Promenade et les jeux, les campagnes électorales, les règlements de comptes, les convalescences, les étudiants qui cherchent comment ils pourraient devenir princes-mages et partir de l'autre côté.
 

3
LE MONT CHAUVE DEPUIS LA VILLA ARSON

Je ne sais pas quand je pourrai de nouveau grimper sur ces pentes où m'accueillait à chaque détour le souvenir de Paul Cézanne à cause des pins, des oliviers, des maisons, du bleu du ciel. Et il y avait aussi le jaune des mimosas l'hiver, la pourpre des bougainvilliers qui convoquaient dans mes ruminations d'alchimiste toujours novice un éventail d'autres peintres. Je vis depuis des années maintenant dans un autre musée naturel; ma vue a fait peau neuve, mais j'ai besoin de conserver dans un coin de mes galeries mentales ouvertes à d'autres vents désormais, la certitude que tout cela existe encore malgré la pollution, la corruption, la surpopulation touristique tout près. Arbousiers, figuiers, orangers; la courbe de la baie des anges avec les brumes sur la ville; les avions qui atterrissent ou s'envolent à l'embouchure du Var; le cap d'Antibes d'un côté, celui de Monaco de l'autre; les montagnes de la frontière italienne; le paquebot venant de Corse. Arrière-saison dans l'arrière-pays; arrière-jeunesse d'un avant-propos. C'étaient les démons du midi qui venaient me tenter sur ce mont chauve, me proposant de voler, plonger et découvrir, accoudé à ce balcon au bord d'un millénaire, scrutant les horizons multipliés à la recherche de quelques bons présages pour l'avènement du prochain.
 
 
 
 


BALLADE AU GLAS D'ARDENNE

in memoriam Jean-Marie Le Sidaner

 
Les chiens auront beau flairer
de cathédrale en cathédrale
impossible pour eux
de retrouver leur nord
la roue du voyageur
tourne avec des à-coups
dans l'averse d'Ardenne

Nous avions poursuivi
sous l'or des arcades
autour de la grand-place
le fantôme de l'enfant
prodigue et prodige
rageur et marcheur
dans le printemps d'Ardenne

Chien moi-même aboyant
aux lunes frontalières
je suivais tes écoutes
des rives de séries noires
aux sourires des ruelles
d'autant plus attentives
que tes yeux se perdaient
dans le brouillard d'Ardenne

Prince enseignant de Charleville
qui saura relever maintenant
le défi d'héritage
dans la déchirure d'Ardenne ?
 
 
 
 
 
 

MÂCHER LES MOTS
pour Dorny
Ezéchiel nous raconte, au deuxième chapitre de ses visions, qu'il entendit un jour une voix lui enjoindre d'ouvrir la bouche et de manger ce qui lui serait offert, qu'il vit alors une main lui tendre un rouleau déployé, inscrit sur les deux faces, de lamentations, gémissements et plaintes, et qu'à le dévorer, cet ouvrage lui parut doux comme le miel.

Et Jean, au dixième de son Apocalypse à Patmos, qu'une voix lui ordonne de prendre le petit livre déroulé dans la main de l'Ange debout, un pied sur la terre et un sur la mer, et qu'à sa prière celui-ci répondit: "mais oui, mange-le donc; il te remplira les entrailles d'amertume, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel".

Et Rabelais nous raconte, en son Quart Livre, que Pantagruel, naviguant avec ses compagnons pour parvenir à l'oracle de la Dive Bouteille, rencontra un jour en pleine mer des paroles gelées "qui ressemblaient, dit-il au chapitre 56, à des dragées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d'azur, des mots de sable, des mots dorés." Et plus loin: "des paroles piquantes, des paroles sanglantes... des paroles horrifiques et d'autres mal plaisantes à voir. Lesquelles ensemblement fondues ouîmes: hin, hin, hin, hin, his, tique, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, tracc,tracc, trr, trr, trr, trrr, trrrr, ou ou ou, ou, ou, ououououon,goth, magoth et ne sais quels autres mots barbares... Je voulais quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de l'huile, comme on garde la neige et la glace, et entre de la paille bien nette..."

Il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, disait-on. Il y a ainsi des mots qu'on mâche et remâche.

Commençons par les mots amers dont on ne réussit pas à se délivrer, qui nous reviennent à chaque silence ou détente: mépris, humiliation, malheur, guerre, misère, abandon, détresse, incapacité, fatigue, ignominie, fatalité, appréhension, regrets, remords, deuil, péril, impuissance, horreur, affres, agonie, souffrance, honte, effroi, abjection, affliction, désespoir, noirceur, perversité, mensonge, envie, jalousie, terreurs, obsessions, craintes, soucis, échecs, déceptions, angoisses, trahisons; hélas, on n'en finirait pas; les insultes qu'on a reçues, qui vous collent à la peau, à la langue, dont on essaie en vain de se laver, mots qui se combinent en chaînes cliquetantes, qui vous mettent la bouche à feu et à sang.

Puis il y a les mots qu'on aiguise au retour comme des épées ou des coutelas, d'autres qu'on charge comme des revolvers, alourdit comme des massues. Alors c'est tout l'innombrable catalogue des injures et des jurons: les gros mots, ceux que l'on interdit aux enfants, avec les noms d'animaux, les généalogies, les professions décriées, les ordures. Et l'on travaille les consonnes pour les rendre plus sifflantes ou percutantes. On concocte des venins pour les y insuffler. On s'exerce à les asséner, ce qu'on ne fera sans doute jamais; on se contentera de les grommeler indéfiniment. Tous ces mots de condamnation, dont on dit justement, quand on réussit à les proférer haut et net, qu'on ne les mâche pas: vipère lubrique, maraud, faquin, butor de pied plat ridicule, fils de chienne, excrément de la terre; et tous les mots amers que l'on rumine peuvent jaillir dans cette danse macabre, ou au contraire s'étaler en tourbillons, proliférer en averses, orages, cyclones, toute cette météorologie intime dévastatrice, toute cette fabrication d'acides et de laves dont les éruptions ne laissent que cendres.

Au contraire les mots que l'on prépare, mijote, comme si la bouche était la cuisine d'un grand restaurant, les monologues d'escalier avant la rencontre et surtout après: "je lui dirai que..., j'aurais dû lui dire..., la prochaine fois je lui répondrai..."; tous les mots de séduction pour la carrière ou pour l'amour. On les polit, patine, vernit, sucre, épice, rissole, rôtit, sertit, cisèle, égrène, dispose en bouquets, chapelets, rosaces, guirlandes, les mots de parure, bijoux, festins, éloges, caresses. Donc tous ceux qui décrivent le corps féminin pour les hommes, la voix ou les voies féminines, le corps masculin pour les femmes, la voie ou les voix masculines, les gestes des enfants pour les parents, le secours de ceux-ci pour ceux-là; les mots à goût de fraise, de fenêtre ouverte, de fleur d'iris ou de pommier.

A l'auberge du petit Larousse on nous propose un plantureux menu de mets verbaux depuis A jusqu'à Z. Les noms propres pour le dessert, les condiments des pages roses. Mots que l'on déguste, dont on ne se lasse pas, mots qui chantent, ceux que l'on retrouve enfin après les avoir cherchés si longtemps, ceux que l'on avait sur le bout de la langue.

Ou bien quelque chose qu'on vous dit, ou qu'on dit de vous, que l'on rêvait qu'on vous dise ou dît de vous, souvent sans le savoir, et qui est enfin là. On n'ose pas y croire. Qu'est la saveur du miel le plus délicat auprès de cette bouffée d'air délicieux, cette inépuisable gorgée, cette bouchée double, triple, multiple, cette prononciation, cette énonciation dont on a le sentiment qu'elle va se poursuivre en sous-voix tout au long des autres discours, et que la mort même ne l'achèvera pas.
 
 
 
 
 

CES GENS-LA
(quelques portraits d'artiste)
pour Philippe Bonan
Ces gens-là ne sont
comme vous et moi
que des égarés
cherchant leur étape

Et si tel ou tel
amasse fortune
ce n'est que l'effet
d'un malentendu

Même s'il sourit
c'est comme un enfant
parant sa misère
en vous quémandant

Ou comme celui
qui devient aveugle
heureux de capter
la moindre lueur

L'aurore n'a plus
sa couleur d'antan
le soir s'amenuise
au bout de la grève

Les pauvres en sont
plus pauvres qu'avant
il faut ranimer
le soleil défait

Admirez l'essor
du nouvel oiseau
dit le photographe
mousse dans sa hune

Colombe ou corbeau
pour nous annoncer
la fin du déluge
d'ennui et de suie

"Ainsi la prairie
à l'oubli livrée
grandie et fleurie
d'encens et d'ivraie

Au bourdon farouche
de cent sales mouches"
dit l'enfant marcheur
aux viseurs de l'arche

Portraits de regards
par delà les yeux
chacun dans son coin
donnant sur sa nuit

Le laboratoire
des révélations
où baigne en secret
la main de justice

Où tourne en douceur
la roue à déclics
des siècles futurs
notre indemnité
 
 
 
 
 

L'ECRITURE DANS L'IMAGE
pour Gerald Minkoff et Muriel Olesen

 
1

Peindre est si facile dit le roi de la magie
le titan a fondé sa maison sur un coup de dés
il suffit de regarder passer à travers l'ancien rideau de fer
la femme qui va retrouver son point d'interrogation favori
 

2

Le métro s'enfonce dans la galerie des monstres
ils envahissent le sommeil des voyageurs
qui se réveilleront à l'autre bout du monde sans bout
à la recherche d'une création différente
 

3

Les bulles montent sur l'écume des pages
le houblon du souvenir s'enroule autour des tempes
le peintre des après-midi poudroyantes sur les rives de la Seine
prête à l'Europe cahotante le calme de trois lettres de son nom
 

4

En cas de danger demandez secours à Miss Italie
elle vous ouvrira les salons de son coeur
en cas de solitude attirez vers vous le poids de l'horloge
le soir vous tatouera d'une ombre complice
 

5

Hâtez-vous princesse de l'aurore
le navire de la photographie quitte les amarres de la vie courante
les heures de la nuit se liguent insidieusement
pour vous empêcher d'aborder aux quais de nouveaux mondes
 

6

Au printemps de Nice le pharaon faucon
survole les journaux du marché aux poissons
où les seiches municipales projettent leur confusion
pour tenter d'échapper aux regards des enfants des sables
 

7

Le feu mangera lentement la spirale des âges
ou la réverbération du luth ancestral capté entre chien et loup
en émettant une fumée purificatrice
qui fera s'ouvrir les mots dans nos rêves comme des fleurs de cerisier
 

8

Dormez blancheurs en balayant les continents
dormez pinces de ténèbres dans les replis de la nuit brûlante
dormez grouillements et dentelles de délices
tandis que les fuseaux des heures tressent leurs cordages
 

9

Sans palmes sans figuiers pas de république
paisible dans l'ensoleillement des sciences
sans fougères et sans colonnades pas d'espérance violente
sur les steppes et plateaux de la calligraphie
 

10

Le pont des idéogrammes franchit le lac du mur
les arbres du jour prochain se réfléchissent dans les yeux
l'arche du ciel franchit la stèle de l'absence
le mouvement des eaux reprend celui des lèvres
 

11

Les lignes de la main dessinent les figures
du jeu d'échecs où triomphe le fou noir
le roi et la reine déchus ont déposé leurs couronnes
pour aller se rejoindre dans la case de leur palais flottant
 

12

Nous prendrons notre camionnette japonaise
pour retrouver nos matadors au cinéma de la contrebande
ils dénoueront nos foulards dans la fraîcheur de l'écran
les lignes blanches ruisselant sur nos forêts d'haleines
 

13

Conduisez avec grande prudence pour votre virage
vers l'école du monde réel
chevauchez avec grande souplesse vos conversations
pour obtenir l'entrée au paradis des sportifs par la porte d'or
 

14

Dans ce qui était autrefois Leningrad
ce qui était autrefois l'armée rouge cherche la vérité perdue
sous la propagande perdue la petite famille cherche où ont pu émigrer
les colosses d'antan aux pieds de papier déchiré
 

15

Les chiens castillans aboient aux joueurs de pelote basque
les langues de l'école se mêlent à celles des touristes
et à celles de la famille dans la réclusion du repos
après qu'on ait mimé l'action sous toutes ses formes sans la trouver
 

16

S'il n'était interdit de traverser les voies
vous vous seriez précipités dans ce déferlement
où vous savez qu'au-delà du bruit et de la terreur
un bateau de papier vous attend pour tous les plaisirs d'outre-vague
 

17

Le temps passe dans la vapeur des bouleversements historiques
les nageurs cherchent la douceur en dépit de l'hiver critique
la route file dans la torpeur des inscriptions énigmatiques
les chauffeurs rêvent de fraîcheur sur les plages du vieux Mexique
 

18

Pour jouer au meurtre à l'américaine
le faux revolver à fausses recharges
pour jouir des douceurs à l'américaine
le vrai serpent à interminables enlacements
 

19

La femme-crocodile écrit à son bébé-serpent
qui se baigne dans un bassin de lait
comme une dame romaine avant la grande foire
sur son lit de repas et repos
 

20

A passer par la ville Tarzan a perdu la tête
mais une autre apparaît à la place du coeur
un masque de vampire qui lui donne des ailes
pour voler comme une fumée vers la délivrance des femmes
 

21

Les anciens écrivains en cagoule déchiffrent les inscriptions
talismaniques redonnant ainsi la vie et la jeunesse
aux statues enchaînées sur leurs socles
par d'autres formules aux airs innocents
 

22

Bon ou mauvais diable il dévale
les escaliers de la ville en suspens
à la recherche d'une lampe neuve
en politique et en économie comme nous tous
 

23

Pharmacie de mes yeux et de mes souvenirs
tous les rouleaux de pellicule comme des phioles
sur les tables et les rayons attendant la prescription
dans la ventilation des soifs et des annonces
 

24

Un univers dans un grain de sable disait William Blake ou de poussière
c'est l'astronautique dans le métro
mais nous piétinons dans la salle d'attente et les distances
que nous réussissons à parcourir ne sont jamais assez longues
 

25

A vendre ce que les juifs n'ont pas vendu Rimbaud dans le marché aux puces
à vendre les habitations et les migrations sports féeries et conforts parfaits
à vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs Rimbaud aveugle dans le métro parisien
à vendre les corps les voix l'immense opulence inquestionable ce qu'on ne vendra jamais
 

26

La bête comme support de l'écriture
qui la brûle en répandant un irrésistible fumet
le caractère va se mettre à bondir et mugir
le troupeau des lettres à cornes cavalcadant sur le sable de la page
 

27

Défense d'afficher la vente des ours à dépecer
aux médecins marrons spécialisés dans les prothèses sauvages
trafic clandestin de dentiers de fauves
sinon comment expliquer l'avidité de certains?
 

28

Toutes les larves parisiennes passeront par le tunnel de la mi-mort
pour se réveiller insectes vengeurs et désinfecter leurs couvents d'enfance
les barques des amants descendront le cours du Styx
pour qu'ils se réveillent invulnérables dans le foudroiement de la foule
 

29

Même si je suis champion de France ou albatros
rôde ma mort subite derrière les rochers ou les briques
rôde la mort lente et il faut apprendre à rire
devant cette menace qui peut prendre la voix d'une petite fille
 

30

Qui es-tu philosophe présenté à notre méditation
par la munificence d'un pape et les employés de son successeur?
qui es-tu si longtemps survivant de l'ancienne Saint-Petersburg
qui n'as pas réussi à attendre qu'elle ait retrouvé son nom?
 

31

Dans chacune des cellules de notre peau ou de nos os
s'enroule une longue inscription que les savants commencent à déchiffrer
un tatouage est donc un palimpseste sur le texte de cette loi
qui commanderait en détail l'évolution de notre corps et que nous apprendrons à tourner
 
 
 
 
 
 

DANS LA PROFONDEUR DES SURFACES
pour Didier Hays

 
Voici des lèvres, d'admirables lèvres tentatrices, des lèvres plus belles, plus colorées que nature; vous n'avez même pas besoin de regarder mieux; vous le savez bien; ce ne sont pas vraiment des lèvres mais leur image utilisée pour la publicité de quelque parfum.

Voici donc un parfum, plus séducteur, plus troublant que tout parfum jamais respiré; vous n'avez même pas besoin d'essayer de sentir; vous le savez bien; ce n'est pas vraiment un parfum, mais son effet sur le visage d'une femme.

Serait-ce donc une femme, à la fois souriante et distante, lisse et palpitante, plus chaude et plus fraîche que toutes nos compagnes? Vous le voyez bien; ce n'est même pas son reflet dans un miroir; c'est celui d'une affiche écrasée de soleil ou de projecteurs.

Mais non, ce n'est pas une affiche, réfléchissez; c'est son traitement à travers un objectif pour aller imprégner, au fond d'une chambre noire, les grains d'une pellicule.

Et ce que nous sommes en train de regarder, ce n'est même pas celle-ci, mais son tirage encore une fois dans l'agrandisseur, inversant couleurs et valeurs, baigné dans les révélateurs, séché, glacé sur une épreuve.

Or si nous percevons cette épreuve, c'est parce qu'elle transforme et renvoie les rayons lumineux qui se faufilent à l'intérieur du cristallin pour traverser l'humeur vitrée, puis exciter les cellules de notre rétine, cônes et bâtonnets, qui vont transmettre par les fils des neurones des messages aux mémoires et circuits de notre ordinateur crânien.

Et tout cela provoque une agitation de paroles qui se déposent dans un texte proposé à votre lecture lequel pourra fleurir dans la confidence jusqu'aux mouvements de vos lèvres en quête d'admirables lèvres, de véritables lèvres pour vos baisers.
 
 
 
 
 
 

PHOSPHORE
pour Claude Bartoli
Pétales non seulement bleus mais bleu de la soie des roses bleues gardées par les dragons des nuages.

Paumes entre le rouge de la fourrure des lys rouges et celui des griffons parmi les vagues et le sang jaunes.

Nageoires plus jaunes que le velours des tulipes jaunes et alternativement aussi bleues que les doigts des licornes sur les ramures noires.
 

Paumes non seulement bleues mais bleu de la fourrure des lys bleus gardés par les griffons des vagues.

Nageoires entre le rouge du velours des tulipes rouges et celui des licornes parmi les ramures et les doigts jaunes.

Plumes plus jaunes que la laine des jacinthes jaunes et alternativement aussi noires que les cheveux des chimères sur les sables rouges.
 

Nageoires non seulement bleues mais bleu du velours des tulipes bleues gardées par les licornes des ramures.

Plumes entre le rouge de la laine des jacinthes rouges et celui des chimères parmi les sables et les cheveux jaunes.

Lèvres plus noires que la paille des orchidées noires et alternativement aussi bleues que les griffes des sirènes sur les rochers rouges.
 

Plumes non seulement bleues mais bleu de la laine des jacinthes bleues gardées par les chimères des sables.

Lèvres entre le rouge de la paille des orchidées rouges et celui des sirènes parmi les rochers et les griffes noires.

Ecailles plus jaunes que le tulle des iris jaunes et alternativement aussi bleues que les cornes des basilics sur les cristaux rouges.
 

Lèvres non seulement bleues mais bleu de la paille des orchidées bleues gardées par les sirènes des rochers.

Ecailles entre le noir du tulle des iris noirs et celui des basilics parmi les cristaux et les cornes jaunes.

Pétales plus jaunes que la soie des roses jaunes et alternativement aussi bleues que les regards des dragons sur les nuages rouges.
 

Ecailles non seulement noires mais noir du tulle des iris noirs gardés par les basilics des cristaux

Pétales entre le rouge de la soie des roses rouges et celui des dragons parmi les nuages et les regards jaunes.

Paumes plus jaunes que la fourrure des lys jaunes et alternativement aussi bleues que le sang des griffons sur les flammes rouges.
 


 
 
 

IRIS VOCAL

pour Claude Séférian
La voix violette ou demi-voix, à peine audible, pour les confidences à la nuit tombante avec des tremblements, des silences, des sifflements qui sont presque des souffles.
 

La voix indigo entre chien et loup, pour l'attente, les rendez-vous décisifs, le retour au pays natal à travers les forêts, les tunnels et les gares, par monts et par vaux, par quatre chemins, à la belle étoile et au point du jour.
 

La voix bleue pour l'ombre, le vent, l'écume, l'embarquement, le claquement des écharpes et des mouchoirs, le salut aux îles, les cent pas le long du bastingage ou des coursives, la rencontre au bar, le baiser, la sieste.
 

La voix verte, au moment même de la mue, avec ses sauts de registre, ses acidités, brèches, crissements, frôlements, caresses, fécondations, germinations, accouchements, hourrahs.
 

La voix jaune charriant le plein midi, la ruée vers l'or, les ruissellements d'huile ou d'alcool dans les officines et les caves, l'encens des déclamations et des prônes, les arias, cavatines et motets.
 

La voix orangée fruitée, pulpeuse, veloutée, soyeuse, palpitante avec des passages d'haleines animales, des broderies de chants d'oiseaux: roucoulements, ululements, mugissements, pépiements et appels.
 

La voix rouge avec ses rugissements de fournaise, rythmes de soufflets, martèlements de forge, grésillements, déflagrations, ronflements, vrombissements, jaillissements de laves, écroulements de braises, cinglements de flammes et soupirs de fièvres.
 

La voix noire des manifestations, protestations, résistances, fermentations, superstitions, fureurs contenues, creusements de puits et de souterrains, accumulations de trésors, maturations de vins et plissements de chaînes profondes.
 

La voix grise des nacres et délicatesses, draps et tweeds, nuées et flaques, la distinction même, l'urbanité, les élégances, les vieux murs, les cascades, le frétillement des anguilles, les cheveux ou la barbe des sages, le sommeil des enfants.
 

La voix blanche de la visite aux fantômes, regrets et remords, affres et aveux, gémissements et râles, passages, glissements, faufilements, effilements, filatures à travers la porte, le trou de la serrure, le chas de l'aiguille, le miroir, le clin d'oeil, l'horizon et les points d'orgue de toutes les fugues.
 
 
 
 
 
 

L'INVENTION DE L'AGRICULTURE
pour Patrice Pouperon

 
Après avoir erré pendant des millénaires
de point d'eau en point d'eau
ou le long des fleuves
à la poursuite du gibier
nous avons décidé d'entrecroiser des fibres
pour nous protéger du froid
puis d'aménager le paysage
en le couvrant de rayures
et d'y enraciner nos demeures
pour l'entretenir
TOAST EN CHEMIN
in memoriam Georges Lambrichs

 
Tu as donc rejoint ton jumeau cher Georges
quand je vous voyais ensemble
c'était comme un miroir au milieu de la table
et quand vous trinquiez c'était
comme si vous échangiez vos mains

Il était le verseur et toi le goûteur
il bâtissait l'espace où tu mettais des livres
il te tendait le verre où le vin oscillait
tu habitais les vitres de ses façades
qu'il faisait vibrer de tes remarques

Chaque fois je cherchais mon double
derrière une de vos épaules et je le trouvais
et j'en trouvais d'autres encor surtout
si c'était dans une de ces brasseries 1900
que vous affectionniez tous deux

Car c'était aussi comme s'il y avait
un miroir au milieu de chacun de vos visages
l'oeil de gauche niant le sourire de droite
la paupière de l'un clignant
aux sous-entendus de l'autre

Donc chaque fois que tu parlais je cherchais
sous ta phrase une autre cachée
chaque fois que tu regardais je devinais
sous la couleur une autre couleur
et sous ta double vie les quatre vents des muses

Multiplication douce comme celle de l'imprimerie
aventures au parfum des mots
dans les fragments d'un silence amoureux
contrebandier narguant tes propres douanes
tranquille descente aux enfers d'une face perdue

Les dialogues des morts doublaient
nos conversations de survivants
guides apprentis vers l'envers du siècle
dans les fumées de cet encens du nouveau monde
que vous répandiez en volutes symétriques

Un ami brésilien m'a donné des cigares
tout en sachant fort bien que je ne fume plus
c'était pour les faire brûler comme offrande
en ce demi-jour de deuil neigeux
dans les braises de la cheminée

De mon actuelle étape à l'écart
tandis que je cherche mon double reflet dans un verre
le regard de ce jumeau que je n'ai jamais eu
mais dont notre complicité passant à travers la vôtre
m'a donné l'inextinguible nostalgie
 
 
 
 
 

BODY BUILDING
pour Cuchi White

 
Les rois ont laissé la place aux statues
que la pollution de la ville a non seulement
noircies mais rongées déchiquetées de lèpre
ainsi le Louvre est devenu un hôpital
ou plutôt une grande station thermale
où des infirmiers esthéticiens et masseurs
s'efforcent de réparer les outrages des ans

L'académie des estropiés regarde au-delà des sables
et gravats de la cour les façades couvertes
de nouveaux balcons en échafaudages
stores tentes serviettes et agrès
avec des grues orthopédiques pour tendre les membres
chariots ascenseurs pour déplacer les plus malades
et fabrication de ciment charnel pour cicatriser les blessures

Les uns après les autres on les passera sous la douche
on leur raclera les croûtes étrillera leurs boucles
on les frottera de savons et détergents comme ces voitures
qui font hurler leurs freins sur les chaussées et quais
et qui retrouvent leur vernis entre deux lampées d'essence
on les plongera dans des bains de toutes températures
avec des mousses et des épices comme au temps de l'empereur Julien

Les cardinaux ont déposé au vestiaire
non seulement leur soutanelle et leur camail
mais leur visage et nombre de leurs illusions
ils sont devenus semblables à des rochers ou des nuages
certains d'entre nous regretteront leur délabrement
quand on nous les aura rendus avec des nez pimpants
et des drapés amidonnés comme dans un hôtel d'autrefois

Les femmes s'enrobent dans des voiles et des châles
avant de s'étendre sur des transatlantiques
ou des lits de repos dans d'immenses vestibules
traversés par le trafic des dessertes à médicaments
parfums cosmétiques bijoux friandises
avec les trousses des chirurgiens et mécaniciens
pour lesquels elles se dénudent un sein en se pâmant

Et les jeunes gens se font rouler dans les flots du marbre
en s'offrant au soleil du soir qui vient les caresser
à travers les fenêtres de leur geôle-aquarium
pour tenter de les enlever comme Zeus Ganymède
afin de les soustraire à la foule virale qui va
se déchaîner lors de la réouverture
comme pour un match de football ou un concert de rock
 
 
 
 
 

VANITE AU MIROIR
pour Didier Grasiewicz
Un mot

Les crânes de l'époque baroque, les crânes des châteaux hantés, les crânes des ruines.

La cruche avec son reflet
Le cadre de bambou avec son ombre et son rement
Le cendrier les lunettes et la bougie

Ces orbites dans les décombres, comme le regard des siècles passés.

Une phrase

Des âges sombres, des ères de la peste et de la mort.

Le livre s'ouvre sur sa langue
Redoublement accompagnant le tremblement
Cendres et fumées

On peut dire que le Moyen Age était sous le signe de la mort.

Une devise

De sa contemplation, de son triomphe.

Elixir des repentirs
inondant les craquelures
Nuances timidités et fougues

On la reconnaissait, on méditait sur elle, on en parlait dans les sermons. On la mettait en scène: danse macabre, gisants.

Une inscription

Et cela a duré: que de squelettes au XVIIème siècle!

La montre avec sa vibration
Trois statuettes en alternance
Le petit Amour les Lutteurs et la Femme assise

C'est même l'origine d'un genre pictural fondamental au XIXème siècle, presque le roi des genres au tournant du nôtre: la nature morte.

Un royaume

Mais qui n'a conquis sa royauté que lorsqu'il a presque oublié, qu'il a occulté, renié son histoire.

La pile Wonder avec son nombril et ses promesses
La table devant le mur marqué de traits
Le livre s'ouvre sur son titre et ses matières

La nature morte ou le genre traître.

Un silence

Le mot "mort" y est pour nous presque entièrement effacé.

Enseignement en profondeur
Sur l'usure et la décrépitude
Eclairées par des fibres de flammes

Dans les musées, quand nous nous délectons de ces fleurs, pichets ou guitares, nous n'y trouvons rien de macabre. Mais au XVIème siècle ces arrangements de beaux objets étaient nommés des Vanités et comportaient en général une tête de mort.

Une réverbération

On peut imaginer une interprétation païenne: c'est que la présence du crâne accentue la vivacité des plaisirs, affine les sens. Celle précisément qui sous-tend l'évolution de la nature morte, qui fait qu'elle devient en anglais still life. Vie tranquille, vie silencieuse.

Le plâtre épouse la noirceur
L'encre danse avec la fureur
Le geste avec sa disparition et son image

Dans ce sens qu'elle ne nous parle plus de la mort? Ou qu'elle en parle dans le silence, dans le secret. La mort presque oubliée donne vie à ces objets, les rend exquis. Still alive, encore en vie.

Un ermitage

C'était le crâne qui rendait toutes ces couleurs plus lumineuses, ces fruits plus tentants. Mais ce crâne magicien, nos parents en avaient trop peur. Leurs enfants en ont toujours peur, et nos enfants en auront peur parce que nous n'aurons pas su les délivrer. Ce seront les enfants de nos enfants...

Lecture de l'angoisse fantômes en transparence
Parmi la poussière des âges et leurs parfums
Le livre s'ouvre sur ses prières et ses secrets

Le crâne de l'ancienne Vanité s'est caché dans cette peur. C'est pourquoi, s'il agit toujours, il agit moins. Nos parents ne voulaient plus voir que ce qu'il leur avait fait voir, lâchant l'ombre pour la proie, sans se rendre compte que les couleurs de la proie se ternissaient rapidement, que la vie fanait dans son silence. Le crâne est le montreur de ce théâtre d'ombres.

Un écart

Les artistes classiques et romantiques nous disent qu'en faisant leur oeuvre ils construisent leur propre monument et acquièrent ainsi une certaine immortalité dans la mémoire des hommes.

Passages d'échos et souvenirs de traditions en traditions
Illustrant l'expérience du vieillissement et pourrissement
Dans l'ardeur des taches et l'éclat mouillé des lèvres

Mais il y a quelque chose de plus intime: l'activité de l'artiste est une défense contre une menace de mort permanente. Il est guetté par les autres qui le considèrent comme anormal, donc dangereux, un marginal, un malade, un fou, un criminel; ils vont essayer d'éliminer sa différence.

Une retraite

Il lui faut donc s'organiser, ruser pour survivre dans sa résistance; son oeuvre va en quelque sorte projeter, antérieurement à sa fonction de sépulture, celle de demeure ou cachette. Cacher le vivant avant de cacher le cadavre. L'artiste sait qu'il va mourir; toute sa vie est un sursis.

Les fêlures défilent avec leur insistance
Les craquements avec leur énergie et leur flou
Multipliant lézardes et avertissements

Mais l'ennemi n'est pas seulement à l'extérieur. Ce n'est pas seulement la police et l'inquisition qui cherchent à supprimer l'artiste dans sa différence, mais c'est lui-même qui, s'il est de temps en temps très fier de son génie, trouve à d'autres que c'est décidément bien lourd, n'arrivant plus à assumer sa différence, et se sentant lui-même une sorte d'insulte au monde malgré tout si beau.

Un belvédère

L'heure de la mort, c'est l'heure de la vérité sur le monde; sur sa vanité, dit l'Eglise; sa non-vanité, répond le peintre. Sur la vanité de nos vanités.

Le livre se ferme sur ses bruissements et formules
Nappes de ténèbres orgues d'émeri lueurs d'ardoises
Dans les réflexions les obstinations et les prophéties

Faire de la peinture, ou de la littérature, ce serait donc bien apprendre à mourir, trouver le moyen de ne pas mourir dans la sottise de cette mort que les autres avaient en réserve pour nous et qui ne nous convient nullement, mais donc de réaliser, organiser notre propre mort, cette attente de sa venue, faire de sa vie une mort.

Un crâne
 
 
 
 
 

SELON LE LIVRE DU CONSEIL
pour Marie Léonor
1

Ils disaient: "Nous peindrons ce qui fut avant l'arrivée des chrétiens; nous le reproduirons parce que nous manque désormais le Livre du Conseil; nous ne savons plus ce qui s'est passé lors de l'arrivée de cette lumière, lors de l'arrivée des gens d'outre-mer qui nous ont tiré de notre ombre ancienne. Voici donc le premier des livres, peint jadis, aujourd'hui caché à l'étudiant. Voici ce qu'on racontait sur la constitution de tous les coins du monde". Et c'est ce qu'on appelle aujourd'hui le Livre du Conseil rédigé en langue quiché mais en caractères européens par on ne sait qui au XVIème siècle au Guatemala.

2

Ils disaient: "Voici le récit de comment tout était en suspens, tout était calme, immobile, paisible, silencieux; tout était vide au ciel et sur la terre. Voici la première histoire et description. Il n'y avait pas un seul homme, ni animal, oiseau, poisson, écrevisse, bois, pierre, caverne, ravin, herbe, forêt. Il n'y avait que le ciel et la mer, sans la moindre terre. Seulement l'immobilité, le silence dans les ténèbres et la nuit. Mais le Constructeur, le Formateur, le Dominateur, le Puissant du Ciel, l'Enfanteur, l'Engendreur étaient sur l'eau dans une lumière de plumes vertes. Ce sont les sages des sages.

3

Vint la parole. Dominateur, Puissant du Ciel tinrent conseil; ils pensèrent, se comprirent, unirent leurs discours, leur sagesse; ils décidèrent qu'il y aurait l'homme tandis qu'ils tenaient conseil dans les ténèbres sur la production des arbres, des lianes, de toute la vie, avec les esprits du ciel surnommés les grands maîtres. Le premier s'appelle Eclair, le second Trace de l'éclair, le troisième Splendeur de l'éclair. Tous ils tinrent conseil sur l'aube de la vie, comment se ferait la germination. Ils décidèrent: que cette eau parte et se vide, que la terre naisse et se raffermisse, que la germination commence, que l'aube soit au ciel et sur la terre, car nous n'aurons point notre adoration jusqu'à ce que naissent les hommes. Terre, dirent-ils, et aussitôt la voilà. D'abord seulement un brouillard, un nuage, une naissance, puis les montagnes, les grandes montagnes couvertes de forêts.

4

Dominateur et Puissant du ciel félicitèrent les trois grands maîtres qui répondirent qu'il fallait les laisser achever. Ainsi naquirent les monts, les plaines, ainsi les ruisseaux cheminèrent entre les monts; puis ils mirent en oeuvre les animaux gardiens de toutes les forêts: cerfs, oiseaux, pumas, jaguars, serpents de toutes espèces. Car ces enfanteurs et engendreurs s'étaient dit: n'y aura-t-il que le silence et l'immobilité au pied des arbres et des lianes? Toi cerf, tu dormiras dans les ravins au bord des eaux, tu courras dans les herbes et les broussailles sur tes quatre pieds et tu te multiplieras. Et vous les oiseaux vous nicherez sur les arbres et les lianes et vous y multiplierez, et que chacun fasse entendre son langage selon son clan et sa manière, et maintenant invoquez-nous. Mais ils ne pouvaient parler comme des hommes, seulement caqueter, mugir, croasser, incapables de s'entendre d'une espèce à l'autre.

5

Voyant que les animaux étaient incapables d'invoquer leurs noms, ils décidèrent d'inventer d'autres créatures. Conservez votre nourriture et vos domaines dirent-ils aux animaux, mais vous serez dévorés par ceux qui sauront nous invoquer. Les grands maîtres essayèrent une première espèce d'hommes. Ils firent d'abord la chair avec de la terre, mais cela s'abattait, s'amoncelait, s'amollissait, s'aplatissait, fondait. La tête ne pouvait bouger; impossible de regarder derrière soi; la vue était voilée; il commença bien à parler, mais c'étaient des paroles sans suite. Et les grands maîtres décidèrent de tenter un nouvel essai.

6

Les seconds maîtres firent des mannequins en bois qui s'animèrent, parlèrent et engendrèrent filles et fils. Mais ils n'avaient ni esprit ni sagesse, nul souvenir de leurs Constructeurs formateurs; ils marchaient sans but sur la terre, sans se souvenir des esprits du ciel. Alors leurs faces se desséchèrent, leurs pieds et leurs mains perdirent leur consistance. Ils se vidèrent de leur sang et de toutes leurs autres humeurs et graisses. Leurs visages devinrent semblables à des crânes et tout leurs corps à des squelettes. C'étaient pourtant les véritables premiers hommes à la surface de la terre. Mais les esprits du ciel décidèrent d'un déluge d'eau et de feu. Et le démon Creuseur de face vint leur arracher les yeux; Chauve-souris de la mort leur coupait la tête; le démon Dindon leur mangeait la chair; le démon Hibou broyait, brisait leurs os et leurs nerfs; ils furent moulus, pulvérisés en châtiment de leur sottise et impiété. Et s'obscurcissait la face de la terre dans la pluie ténébreuse et brûlante de jour et de nuit.

7

Alors se révoltèrent non seulement les animaux, mais les objets; les meules, poteries, écuelles, marmites, leurs chiens, dindons, tous leur parlèrent et manifestèrent leur mépris. Les animaux domestiques disaient: vous nous avez battus, vous nous avez mangés; à votre tour vous serez battus et mangés. Et les meules: tous les jours du matin au soir, vous nous disiez: gratte, gratte, déchire, déchire; maintenant vous serez raclés, mordus et pétris. Et les chiens leur dirent encore: vous ne nous donniez pas à manger; vous nous chassiez de votre maison; maintenant c'est vous qui souffrirez la faim et serez chassés. Et leurs marmites et poteries prirent la parole: vous nous noircissiez et brûliez tout le jour, à votre tour vous serez noircis et brûlés. Et les pierres de l'âtre allumèrent du feu sur leurs têtes. Désespérés ils voulurent se réfugier sur les terrasses de leurs demeures, mais celles-ci s'écroulèrent et les firent tomber; ils voulurent monter sur les arbres, mais ceux-ci les secouèrent au loin; ils voulurent entrer dans des cavernes, mais celles-ci se refermèrent à leur approche. On dit que la postérité de ces hommes sont les petits singes-araignées qui vivent actuellement dans la forêt.

8

Voici comment le conseil décida de ce qui devait entrer dans la chair de l'homme. Ce furent le renard, le coyote, la perruche et le corbeau qui apportèrent l'épi de maïs qui devait entrer dans la chair de l'homme. Il y eut grande réjouissance d'avoir enfin trouvé un pays excellent rempli de choses savoureuses: maïs, cacao, sapotilles, anones et autres fruits, haricots et miel, tout ce qui devait entrer dans la formation des hommes véritables. Et les premiers hommes véritables furent quatre maîtres nommés Savant de l'apparence, Savant de la nuit, Savant du trésor et Savant de la lune. Ils n'avaient pas de père et mère; ils pouvaient être eux-mêmes père et mère, ils furent les premiers des hommes d'aujourd'hui. Ils parlèrent, ils entendirent, ils décidèrent de leur chemin, ils prirent ce qui leur convenait; ils étaient bons, beaux et braves; ils étaient capables de se souvenir; ils levèrent leurs yeux et virent le monde entier, tout ce qui était jusqu'alors caché. Leur regard dépassait les forêts, les rochers, les lacs, les mers, les monts et les plaines. Et ils rendaient grâce à leurs constructeurs."

9

Ils disaient: "Mais le conseil des dieux se méfia encore des hommes, et c'est pourquoi ils leur obscurcirent quelque peu la vue et soumirent leur multiplication à leurs copulations avec leurs femmes qu'ils leur donnèrent de toute beauté, et aux pénibles accouchements de celles-ci. Ces quatre hommes primitifs avec leurs épouses sont les ancêtres de tous les quichés; mais le conseil des dieux fit apparaître peu à peu nombre d'autres hommes qui sont les ancêtres de tous les autres peuples. Et ils se dispersèrent loin du lieu de l'abondance, et leurs langues se séparèrent; ils ne se comprenaient plus les uns les autres et ne savaient plus invoquer les dieux. Et certains n'avaient même pas de feu. Il n'y avait à l'origine que le feu venu de l'orage; et l'orage lui-même éteignait parfois le feu qu'il avait donné. Alors les quatre hommes primitifs réussirent à produire du feu en frottant leurs sandales. Et les autres tribus qui périssaient de froid vinrent leur demander de leur feu mais ils ne leur donnèrent que dans la mesure où ils acceptèrent de rendre hommage au dieu de l'orage, le premier inventeur du feu."

10

Ils disaient: "Nos conseillers connaissaient le Livre du Conseil. Grande était leur existence, leurs cérémonies, grands leurs jeûnes, leurs sacrifices, leurs édifices, leurs pouvoirs. Et voici leurs demandes aux dieux, le gémissement de leurs coeurs: "salut, beauté du jour, grands maîtres, esprits du ciel et de la terre, donneurs du jaune et du vert, donneurs de filles et de fils. Tournez-vous vers nous, répandez sur nous le vert et le jaune, donnez l'existence à nos fils et filles pour qu'ils vous invoquent sur les chemins, au bord des rivières, dans les ravins, sous les arbres et leurs lianes, et donnez-leur des fils et des filles. Evitez-leur malheur, infortune et mensonge. Qu'ils ne tombent pas, ne se blessent pas, ne se déchirent pas, ne se brûlent pas. Que leurs voyages soient heureux pour l'aller comme pour le retour. Levez les obstacles et les dangers, donnez-leur des chemins verts et jaunes; que votre puissance soit bienveillance tant que reviendra l'aube sur la descendance de notre peuple dans les quadrisiècles des quadrisiècles et ceci malgré les menaces que nous sentons peser sur nous." Ainsi s'exprimaient-ils selon ce qu'en rapporte notre Livre du Conseil, ombre du livre disparu.
 
 
 
 
 

LE BUISSON ARDENT
pour Georges Autard
Aux recoins d'une montagne
où je m'étais égaré
comme je cherchais refuge
au plus profond des ténèbres

J'aperçus une lueur
une voix m'interpella
venant d'un jardin savant
brûlant sans se consumer

Mon enfant sauvé des eaux
regarde mes fleurs s'ouvrir
qui ne faneront jamais
regarde mes fruits mûrir

Cueille-les pour te nourrir
enivre-toi étudiant
des secrets de Pharaon
les formes se multiplient

Jaillissements de couleurs
qui débordent l'arc-en-ciel
en lignes qui se transforment
en surfaces permettant

De traverser les frontières
l'intérieur communiquant
avec l'extérieur voici
les clefs de la délivrance

Non pour toi mais pour tes frères
va regarder leur misère
par toi je les sortirai
de leur cécité complice

Loin des fauteuils défoncés
des refrains des ateliers
du labyrinthe vénal
et des discours sirupeux

Ton bâton c'est un serpent
qui découvrira les sources
Ta santé c'est une lèpre
qui fera fuir les geôliers

Grappes de clous rire aux larmes
ruissellements d'or et sang
inscription d'écume et vignes
renversements dévotions

Trace un chemin pour tes frères
hors de la sécurité
du miel et du lait d'Egypte
vers les trésors des déserts

Les flammes du paradis
les délices des enfers
les révélations des ombres
les enchantements des nombres

Les chemins des nouveau-nés
les relais des anciens mondes
la communion des espèces
le plain-chant des horizons
 
 
 
 

MASQUE
pour Pierre Leloup

 
Le regard du bois sur nos murs
apportant torpeur et moiteur
dans l'engourdissement d'hiver
où nous tentons de dissiper
nos brouillards et nos déceptions
grâce au peu de contemplation
dont nous sommes encor capables
notre regard sur ce regard

Les lignes du bois sur nos jours
apportant silence et rumeur
dans notre stress et notre bruit
apportant langueur et désir
dans le nickel de nos travaux
dans la poussière de nos livres
la fatigue de nos retours
et notre angoisse fin de siècle

Les couleurs du bois sur nos nuits
apportant douceur et confort
aux planches de notre cercueil
que prépare sans s'en douter
quelque menuisier diligent
rêves de jungles dans nos lits
Afrique épousant notre Europe
caresses de lianes au vent

Animaux du bois dans nos coeurs
leur sang se glissant dans le nôtre
leur force dans nos lassitudes
leur instinct dans nos désarrois
leur ignorance en nos erreurs
avant de coucher leurs momies
au sarcophage de leur boîte
leur éveil dans notre sommeil
 
 
 
 

ENVERS ET CONTRE TOUT
in memoriam Michael Spencer

 
De part et d'autre de notre voiture louée
le paysage déroulait ses forêts grises
eucalyptus et banksias parmi les fumées
devant les horizons de roc rouge
où pérégrinaient les aborigènes

Rêvant du temps élastique et multiple du rêve
grouillant d'humanités antérieures
et de possibilités de conquêtes et revanches
avec la complicité d'animaux différents
avant d'aller abreuver leur patience

Dans les bistrots sordides d'Alice Springs
qui leur étaient réservés depuis chaque fois
que l'on prononce le nom de Michael
c'est cette randonnée qui recommence
comme si rien ne l'avait jamais interrompue

Et nous nous éloignons des rives et de leurs criques
avec leurs voiliers opéras et musées
délicieuses maisons coloniales à balcons
opales et vignes laines et pépites
pour nous enfoncer sur la tôle ardente

Où bruissent impitoyablement les mouches
parmi les cahots et les cadavres secs
pour mettre toute notre vieille éducation
européenne à l'épreuve de cette autre nature
dans notre nature terrestre

Confronter nos chansons d'autrefois
la musique de toutes nos langues
à cette basse rougeoyante continue
pour en arracher d'autres harmoniques
la clef des songes et des champs

Un coup de ton doigt sur le tambour
du désert de l'autre côté des montagnes
décharge tous les sons de leur crasse ancestrale
et commence la nouvelle harmonie
les quatre mouvements combinent leurs attractions

Les vagabonds luttant dans le vent de poussière
soulignent leurs traces parmi les arbres sans ombre
auxquels on s'appuie pour souffler un peu
avant d'allumer un feu d'écorces et brindilles
sous le couperet du crépuscule

Une dernière chance de recommencer l'histoire
était offerte en cette contre-méditerranée
par l'arbitre sans visage qui comptabilise
nos jeux de balles sur le gazon ou la brique broyée
gâchée comme toutes les autres mais pas entièrement

Il demeure l'écho d'une prémonition
enregistré au nom talisman d'un archange
pour nous aider à franchir la porte grondante
qui nous sépare du siècle prochain menaçant
mais pourrait aussi nous mener à l'envers des menaces
 
 
 
 
 
 

REPONSE DES PHOTOGRAPHIES
pour Marco Dejaegher

 
Venu de ton plat pays venteux de l'autre côté de la mer
les yeux écarquillés dans notre soleil moite
devant nos montagnes neigeuses cracheuses
de fumées et flammes nos plaines à bananiers
et nos plateaux couverts de forêts à jaguars

Bien sûr comme les archéologues et les touristes
qui nous frôlent sans presque nous voir
tu fais tinter le déclic de ton oeil à mémoire
devant nos stèles et pyramides ancestrales
ou le long nez crochu du vain dieu de la pluie

Mais tu te faufiles aussi dans les rues les plus pauvres
de nos faubourgs et villages à la recherche
d'une rumeur de fête avec intensité de dévotion
et de superstition qui ranime en les illuminant
les fantômes de ton enfance déchirée comme la nôtre

Guettant la couleur et la douceur
la vivacité du geste mais aussi le goût des repas
et l'odeur avec la pulsation des coeurs et tambours
tout ce qui ne peut s'inscrire sur ta pellicule
que par les ruses les plus détournées et patientes

Mimétique tu te mêles à notre foule
tu te glisses caméléon le long de nos murs
cherchant partout l'anneau pour te rendre invisible
afin de ne rien perturber de notre rite
et de notre intimité qui t'attire

Or il se fait que tu deviens pour nous non pas
comme l'un d'entre nous mais comme
un de nos murs ou de nos arbres et bientôt
nous t'accordons la même inattention qu'à eux
ton visage est le masque de leurs plâtres ou feuillages

C'est comme si c'était eux qui nous regardaient
à travers tes yeux qui se creusent
jusqu'à l'autre côté du décor de notre obstination
et bientôt c'est nous qui nous regardons furtivement
au travers de leurs orbites percées par les tiennes

Donc ce n'est plus tout à fait notre rite
tel qu'il était ni vraiment notre intimité
mais c'est leur transfiguration
en interrogation et protestation
la guérison du siècle en un soleil nouveau
 
 
 
 
 

COURRIER D'EPHEBE
pour Patrice Pouperon et Jean-Michel Vecchiet

 
Comme Diane avec ses rayons pour Endymion
ainsi Amphitrite n'a jamais cessé
depuis des siècles jour et nuit de le caresser
avec ses moirures et les courants passent
de ses veines de marbre aux rivages de sable
tandis que les recommandations se répercutent
entre les aisselles rocheuses et les boucles d'algues
et que les papiers administratifs palpitent
subrepticement sous les signatures et tampons
LA PROMENEUSE DU QUAI
pour Patrice Pouperon
 
Sa chevelure
bruit de sandales
et son sourire
balancements
la rencontrer
le clapotis
l'accompagner
rayons du soir
joindre nos ombres
filets et bouées
dans les reflets
robe d'écaille
timidement
respirations
l'interroger
lui proposer
où vivez-vous
un mot ou deux
dans quel quartier
méditative
ou bien village
d'outre-horizon
votre métier
frisson d'argent
votre famille
énigmatique
jeux et projets
un peu de sel
rêves regrets
accents de lune
embarquons-nous
lèvres d'écume
plongeons ensemble
ongles du vent
dans la jouvence
île au trésor
triton sirène
les yeux des vagues
souvenez-vous
c'était demain

 
 
 

CHRYSALIDE

pour Jacques Clauzel

 
1

J'ai vécu pourtant, je le sais bien; je rampais, je me dressais, je regardais, je sentais le vent qui agitait les brins d'herbe et me caressait la peau; j'identifiais les feuilles qui me convenaient, je m'en régalais, je dévastais, je m'endormais le soir et me réveillais après avoir rêvé que je filais une longue soie pour m'envelopper, m'abriter de la pluie et du soleil, de la fatigue et de la peur.
 

2

En effet j'ai filé une longue soie pour m'envelopper; je m'en souviens parfaitement maintenant; j'ai choisi mon gîte et mon temps; je me suis immobilisé dans mon labeur. Il n'y avait plus que ma tête qui se tournait de tous côtés, crachant, façonnant son fil de bave qui se solidifiait presque aussitôt tout autour de moi, fabriquant une sorte de hamac pour un long sommeil. Pendant quelques heures j'ai encore vu le paysage au travers, puis seulement s'il faisait jour ou nuit.
 

3

C'était devenu comme un nid pour une couvaison, comme une matrice pour une gestation, comme une graine pour une germination. J'avais l'impression que ma vie antérieure toute entière passait dans ce fil, et que je vidais l'intérieur de mon corps qui n'était plus qu'une coquille à l'intérieur de cette coquille nouvelle. Ainsi je dévidais les souvenirs de tous les goûts que j'avais savourés ou repoussés, de toutes les odeurs que mes antennes avaient perçues. Quand j'en suis arrivé au moment où j'étais dans un oeuf, je me suis trouvé dans un oeuf.
 

4

Je ne sais pas ce qui se passe. Je ne contrôle plus rien. C'est comme si une machinerie s'était déclenchée à l'intérieur de ce qui me reste de corps, puisant dans des réserves que je ne me soupçonnais pas pour fabriquer tout un outillage. Je ne suis plus qu'un atelier. Ainsi le fil de ma vie antérieure se dédoublait sous ma langue et mes dents. Une moitié s'amassait en ce logement opaque, cet athanor où je mûris, et l'autre s'entreposait peu à peu pour que je puisse en façonner mes nouveaux organes sous la direction d'un ordinateur qui depuis ma naissance s'était dédoublé aussi, l'un formant le cerveau, la conscience que je me connaissais, l'autre se préparant à prendre le relais.
 

5

Je vois déjà que j'ai de nouveaux yeux; ou plus exactement je vois autrement qu'avant, donc c'est que j'ai de nouveaux yeux. Car lors du dernier scellement de ma loge, quand j'ai enfin collé dans mon épuisement l'extrémité de mon fils récapitulatif, je ne voyais plus rien; j'attendais dans la nuit, espérant que des rêves me réconforteraient dans cette patience. Maintenant c'est comme si la paroi s'était amenuisée, devenait translucide; et je détecte des détails à l'intérieur de mon habitacle tandis que j'essaie les mouvements de mon nouveau cou. J'aperçois même déjà des membres, ou plutôt leurs coudes ou jointures que j'ai hâte de déplier.
 

6

J'avais vu des ailes; j'avais rêvé d'avoir des ailes; j'en rêve encore; je ne fais qu'en rêver dans ma geôle de nacre et de lait où je ressens un tel travail s'accomplir de moins en moins obscurément. Serait-il possible que cette fabrication de nervures et d'écailles, cette mise au point d'articulations et moteurs, aboutisse à me donner des ailes? Dans mon exaltation je les imagine avec des ocelles, avec des armoiries comme des étendards; et sans savoir encore si mon effort dans ce sens produit quelque résultat, j'essaie de les rendre un peu plus longues, encore plus longues, plus souples, encore plus légères et vigoureuses. Je voudrais que toute ma réserve inconnue s'épuise en ailes.
 

7

Aurais-je aussi de nouvelles oreilles? Pourtant je n'ai cessé d'entendre, comme je n'ai cessé de respirer pendant toutes ces heures qui me semblaient interminables, toutes ces journées ou nuits d'abstinence et rumination. J'entends de mieux en mieux; je suis en alerte; je guette des signaux; car, je m'en souviens fort bien, nous étions plusieurs dans cette si lointaine antiquité. Si seulement je pouvais voir un autre pour qu'il me dise si j'ai des ailes, pour qu'il me montre comment me servir de ces ailes que je commence à déployer. Car ma coque se brise et toute ma vie antérieure qui s'effile jusqu'au bout de mes ailes, me précipite vers le banquet, l'aventure et l'amour.
 
 
 
 
 

LOGOGRAPHISMES
pour Roger Pfund
Logographismes
Biographismes
Publigraphismes
Technographismes
Stéréographismes
Ethnographismes
Chorégraphismes
(suggestions pour les titres de chapitre)
LOGOGRAPHISMES

(pour le chapeau)
 
 

Un visage que l'on poursuit ou plutôt qui vous poursuit, même s'il est mort, d'autant plus peut-être, de feuille en toile, de cadre en mur, de lieux en temps, changeant de forme et de couleurs, mais toujours le même; puis dialoguant avec un autre, tout un concile, toute une libération de visages qui envahissent banques, bazars et balcons avec leurs emblèmes, inscriptions et discours à la recherche de l'espace perdu.
SUPERMARCHÉ
pour Dorny
 
Au fond des canyons de produits aguicheurs
Nous poussons nos petits chariots
Comme des fauteuils d'invalides
Sous la surveillance des caméras
Et des miroirs tandis que cliquettent
Les calculatrices des caisses
Avant de courir vers l'inframarché
Où nous abritons nos sommeils fêlés
Traversant les parkings en flammes
Entre deux salves de tireurs fous

Au rayon des sports
A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu
Equipements entraînements nominations
A saisir à suivre à ne pas manquer
Briefing marketing forcing doping
Joueurs internationaux tribunes de stades
Aménagements administratifs et fiscaux
Journaux spécialisés chaînes de télévision
La sueur le trac le stress les flashs
Coupes du monde et jeux olympiques

Au rayon des soins
excitants calmants somnifères
A vendre ce que noblesse ni crime n'ont goûté
Amincissants analgésiques aphrodisiaques
Occasions exceptionnelles avantages inouïs
Drogues seringues sérums bavards
Cliniques luxueuses hôpitaux vétustes
Sang contaminé contrôles truqués
Stérilisants virus épidémies poisons
Internements interventions nécrologies

Au rayon des pouvoirs publics
Décorations voyages voitures
Rabais incroyables garanties éternelles
A vendre ce qu'ignorent l'amour maudit
et la probité infernale des masses
Miels baumes et pommades
Voix et silences consciences élastiques
Vestes à retourner éminences grises
Grands travaux procès attentats
Plumets portefeuilles présidences

Au rayon des coeurs solitaires
Cosmétiques mercerie lingerie
Ce qui se fait ce qui se porte ce qui se dit
Le corps entier la vie entière
A vendre ce que le temps ni la science
N'ont pas à reconnaître le dernier cri
Consolations conversations confidences
Enfants exotiques peaux de rechange
Eclats empruntés prothèses nylon
Epîtres graduées alcools et piments

Au rayon des armes et cycles
Couteaux suisses coups et blessures
Notre promotion du jour notre sacrifice de nuit
Drapeaux hymnes galons baillons
Tanks état neuf missiles anti-missiles
A vendre les applications de calcul
Et les sauts d'harmonie inouïs
Matériel d'écoute et brouillage
Espions tueurs experts geôliers
Abris souterrains pour états-majors

Au rayon de la librairie
Carnets crayons photocopieurs
Liquidation sans précédent on livre tout à domicile
Fauteuils d'académie philosophies triviales
Commémorations d'Arthur Rimbaud
Tours d'ivoire avec enseignes au néon
Le goût du jour le retour aux saines traditions
A vendre les trouvailles et les termes non soupçonnés
possession immédiate prix de fin d'année
Souvenirs d'actrices pensées d'un boxeur

Au rayon des arts et métiers
Toiles tubes pinceaux fusains
Changement de propriétaire tout doit partir
Compas microscopes ordinateurs
Indiscrétions falsifications machinations
L'avenir sans problèmes la retraite assurée
La mort avec ou sans phrases
Monuments en tous genres
A vendre les Corps les voix l'immense
Opulence inquestionable ce qu'on ne vendra jamais
 
 
 
 
 

REVERSIBILITE
pour Anne Walker
A

La neige dans l'approche du Jour
L'autre côté est entre chien et loup

Une fougère dans l'aube
Le crépuscule dort en son domicile

Une trace dans l'aurore
Au verso le diapason de la brune

Une phrase au petit matin
Le soir songe à son exaltation

De grand matin suivre un sentier
Retour dans le basculement du jour

Une plage à l'heure des saveurs
En miroir guettent les arômes

Une vague à l'heure des fraîcheurs
Les chaleurs frémissent en occultation

Une graine à l'heure des couleurs
Les nuances répondent en coulisse

Une plume à l'heure des éclats
Les rumeurs s'aiguisent en exil

Une aile à l'heure des parfums
En secret l'éveil des senteurs
 

B

Une fougère à l'heure des rumeurs
Le bal des éclats en son domicile

Une trace à l'heure des nuances
Au verso grondent les couleurs

Une phrase à l'heure des chaleurs
Les fraîcheurs fleurissent en exaltation

Un sentier à l'heure des arômes
Au retour persistent les saveurs

Une plage au basculement du jour
Le grand matin chante en miroir

Une vague dans le soir
Le petit matin murmure en son occultation

Une graine dans la brune
L'aurore s'apprête en coulisse

Une plume dans le crépuscule
L'aube s'éveille en exil

Une aile entre chien et loup
Le jour approche en secret

Une lampe dans la nuit studieuse
De l'autre côté des horizons s'ouvrent
 
 
 
 
 

MIS SUR LA VOIE
  pour Jude Stefan
Tandis que résonnaient les traces dans les préaux
et que le grégorien suintait par les fissures des vitraux
nous nous efforcions de creuser des tunnels
au travers des nappes d'encens lourd éventé

Chaque page de nos manuels ou dictionnaires
devenait comme une Pompéï que nous lavions
de ses cendres et qui se dressait
dans la salle d'études où volaient les mouches

Celles-ci devenaient fantômes accueillants
et leur bourdonnement syllabes à scander
la somnolence du surveillant nous donnait
la clef des siècles où nous nous précipitions

Encouragés par d'innombrables aînés
murmurant leurs encouragements
derrière nos épaules ou nous montrant
la voie par leurs Essais ou Fables

Parmi sarcophages et chapiteaux
à la découverte non point des empereurs
que nous trouvions tous détestables
avec leurs lippes et leur morgue

Même le bon Titus détruisant Jérusalem
mais de cette aisance que nous imaginions
au moindre esclave et de cette façon
de vivre au long des routes

Aux pierres éblouissantes perçant
de leurs trajets de flèches
après les vignes et faubourgs
marais à fièvres et déserts à charognes

Montagnes et forêts ténébreuses
jusqu'à cet horizon des horizons
où la terre vague escaladait
indéfiniment le ciel écume

Et l'on sentait l'Orient et ses gemmes
tapi derrière aux aguets comme un fauve
et d'un autre côté la boue et la neige
là c'étaient plutôt des hordes de loups

Et l'on avait l'impression de se souvenir de la Grèce
avec ses spectacles tout différents
écoliers romains la reconstituant
à partir de nos rouleaux et tablettes

Au long des routes avec leurs escales
villes à temples thermes et amphithéâtres
mais aussi auberges fontaines et surtout
les villas au milieu de leurs domaines

Avec leurs toits de tuiles incurvées roses
parmi des cyprès et pins parasols
au travers desquels miroitaient les voiles
des navires étoilant leurs sillages

Autour du centre pourrissant
lourd d'encens et de moisissure
menacé menaçant brûlant
où déjà se tramaient nos drames
 
 
 
 
 

A L'ENVERS DES SAISONS
pour Maurice Hayoun
1

Même si c'est la neige par ici, les stalactites et les frissons; même si ce sont les loups qui hurlent et les ours qui grognent, les pétrels que chasse l'Aquilon avec les colonies de manchots qui s'assemblent sur la banquise; même si nous fermons nos volets pour nous réchauffer près du poële, et allumons nos bougies pour nous assurer que le grand jour reviendra, en essayant de l'amadouer par des chansons anciennes;

Un peu plus loin ce sont les laves et les fougères, les groseilles et le dégel, les premières fraises et les zéphyrs sous la bannière de la truite, un goût de menthe avec un reste de blancheur;

Outremer les chamois et chevreuils dévalent, et les bisons mugissent avec les orignaux l'annonce de l'argent; les hérons et les cigognes prennent leur essor tandis que les cygnes noirs répondent aux butors le bec enfoncé dans la vase; voici le musc avec un souvenir de miel;

Vous, aux Antipodes, marchez et dormez nuit et jour dans les canyons ou forêts ou encore sur les terrasses ou la plage pour enregistrer la respiration des insectes et photographier crépuscule ou clair de lune sur les ramures des séquoias ou les aiguilles des cèdres dans la nostalgie de la perle; vous ramassez tessons et coquillages pour les assembler en colliers et guirlandes sur la poitrine des étrangères et les châteaux de sable de leurs enfants.
 

2

Et tandis que vous, aux Antipodes, ouvrez les vitres et volets pour admirer les brumes et la rosée sur les premières lessives et les toiles des araignées dans la nostalgie de l'écarlate; vous cueillez des bouquets de crocus et jonquilles pour les déposer sur les derniers menhirs et oratoires des druidesses et vierges d'antan;

Outremer les colibris et les alouettes lancent l'annonce du cuivre que les mainates et les aras reprennent; les fauves s'approchent des villes fortifiées et les sangliers dévastent roseraies et potagers; voici le santal avec une trace de safran;

Un peu plus loin ce sont les fourrures et les neiges, les bijoux et les stalactites, les glaciers et les frissons sous le signe du quartz, une vague de poivre avec un reste de rougeur;

Même si c'est la vigne par ici, les érables et les orages; même si ce sont les chevreuils qui dévalent et les orignaux qui mugissent, les cigognes qui prennent leur essor parmi les appels des butors le bec enfoncé dans la vase; même si nous rinçons nos bouteilles pour le vin de l'an passé en faisant sécher cèpes et pruneaux pour préparer les grands banquets de commémoration.
 

3

Outremer colibris et rossignols célèbrent l'annonce de l'or; coyotes et renards chassent cailles et hirondelles que la faim et le vent ramènent avec les vols d'oies et canards verts qui passent entre les cimes et les nuages; voici le jasmin avec une pointe de menthe;

Un peu plus loin ce sont les dahlias et les vignes, les whiskies et les érables, les grandes marées et les orages sous l'oriflamme de la queue de paon, une inondation de miel avec un reste de citron;

Même si c'est le maïs par ici, la sécheresse et les bougainvilliers; même si ce sont les alouettes qui lancent leurs notes et les aras qui les reprennent, avec les sangliers qui dévastent les potagers; même si nous dormons la nuit dans la forêt ou sur la plage pour photographier le clair de lune sur les aiguilles des cèdres et ramassons les coquillages pour les assembler en guirlandes sur les châteaux de sable des enfants;

Vous, aux Antipodes, vous réchauffez près de l'âtre ou du poële dans la nostalgie du tournesol; vous allumez feux de Bengale et bougies pour vous assurer que la guérison approche et que le grand jour reviendra, en essayant de l'amadouer par des cymbales et des chansons anciennes.
 

4

Un peu plus loin ce sont les palmes et le maïs, les orangers et la sécheresse, les ananas et les bougainvilliers sous l'enseigne du velours, une nappe de safran avec un reste de verdeur;

Même si ce sont les fougères par ici, le dégel et les zéphyrs; même si ce sont les rossignols qui s'exercent et les renards qui chassent, avec les hirondelles que le vent ramène et les vols de canards verts qui passent entre les nuages; même si nous ouvrons les volets pour admirer la rosée sur les premières toiles des araignées et cueillons des bouquets de jonquilles pour les déposer sur les derniers oratoires des vierges d'antan;

Outremer les lynx et les loups hurlent tandis que les morses et les ours grognent l'annonce de l'émeraude; l'Aquilon fouette albatros et pétrels avec les colonies de phoques et de manchots qui s'installent sur la banquise; voici l'encens avec un soupçon de poivre;

Et vous, aux Antipodes, rincez tonnes et bouteilles pour les alcools et vins de l'an passé en faisant sécher bûches et cèpes, harengs et pruneaux, dans la nostalgie des jeunes pousses, pour préparer les longues veilles et les grands banquets de commémoration.
 
 
 
 
 

GAMMES POLAIRES ou LUMIERES DU NORD
pour Louis Thomas d'Hoste
1)

De quatorze à vingt heures du soir, le ciel se colore légèrement dans le nord. Cercle dormant dans l'ombre. Sous la première racine du grand frêne, se trouve le monde des morts. Neige noire. Puis la coloration prend la forme régulière d'une bordure jaune pâle. Grains et paumes. Sous la seconde racine se trouve le monde des géants. Remous et pierriers. Les extrémités de la bordure semblent s'arc-bouter sur le champ de glace. Crânes de marbre. Sous la troisième racine se trouve le monde des hommes. Torrents immobiles. Peu à peu la zone brillante s'élève dans le ciel. Cygnes planant dans l'aube. A la cime du monde des hommes se dresse un aigle d'or. Ecumes et plages. La zone brillante apparaît striée de bandes noirâtres.

2)

Des jets d'une matière lumineuse s'élancent. Eventails planant dans l'aube. Un faucon d'or entre les yeux de l'aigle. Epaves blanches. Les jets diminuent ou forcent leur éclat. Taillis et cloches. Dans les profondeurs du monde des hommes se love un serpent. Horizons et nuages. Le météore arrive à son zénith. Casques de grès. Le serpent entoure la Terre en se mordant la queue. Eclairs sanglants. Le météore se compose de plusieurs arcs. Phoques tournant dans la nuit. Un navire fait avec les ongles des morts lève l'ancre. Vagues et crêtes. Les arcs se baignent dans les ondes rouges.

3)

Les arcs se baignent dans les ondes jaunes ou vertes. Colliers tournant dans la nuit. Les géants de glace tentent d'escalader le firmament par l'arc-en-ciel. Gouffres silencieux. C'est un éblouissement. Gorges et touches. L'arc-en-ciel se brise. Falaises et volcans. Les diverses courbes se réunissent en un seul point. Tours de bronze. Le Soleil s'obscurcit encore. Geysers noirs. Les diverses courbes forment des couronnes boréale d'une opulence toute céleste. Ours veillant dans l'attente. La Terre est recouverte par la mer. Toundras et lichens. Les arcs se pressent les uns contre les autres.

4)

La splendide aurore pâlit. Attelages veillant dans l'attente. Les Etoiles tombent des cieux. Fourrures immobiles. Les rayons intenses se fondent en lueurs pâles. Torsions et cordes. Nos îles resurgissent. Fumées et golfes. Lueurs vagues, indéterminées, indécises. Stèles d'argent. Les dieux reprennent place dans la prairie comme au commencement. Cascades blanches. Le merveilleux phénomène affaibli s'évanouit. Aigles luisant dans le silence. Les dieux retrouvent sur l'herbe les pièces de leur jeu d'échecs. Foules et colères. Le merveilleux phénomène presque éteint s'évanouit insensiblement dans les nuages obscurcis du sud.

5)

La glace commence à se crevasser. Pliages luisant dans le silence. Au-delà du Pays Vert nous avons atteint le Pays des Pierres Plates. Rocs sanglants. Quelques jaillissements d'eau salée se produisent çà et là. Echos et pinces. Et au-delà encore le Pays des Forêts. Reflets et détroits. La neige tombe en grande abondance. Rocs de jade. Et au-delà encore le Pays de la Vigne. Fissures silencieuses. Une vapeur intense s'élève des neiges; c'est de bon augure. Dauphins germant dans le vent. Et au-delà encore nous avons quitté la terre et la mer. Sources et fleuves. Le fonte des masses immenses paraît prochaine.

6)

Le disque pâle du Soleil tend à se colorer davantage. Ouvertures germant dans le vent. Et au-delà encore nous avons atteint le Pays des Brouillards et des Tourbillons. Remous noirs. Le disque du Soleil trace des spirales au-dessus de l'horizon. Noeuds et gongs. Et au-delà encore le Pays des Etoiles Filantes. Pierriers et torrents. La nuit dure trois heures à peine. Miroirs de fonte. Et au-delà encore le Pays de la Lune. Ecumes immobiles. Quelques ptarmigans reviennent. Dragons fleurissant dans le calme. Et au-delà encore le Pays des Epées. Epaves et plages. Les oies boréales reviennent par bandes.

7)

Les pluviers, les gélinottes reviennent par bandes. Croix fleurissant dans le calme. Et au-delà encore le Pays des Eclats. Horizons blancs. L'air s'emplit peu à peu de cris assourdissants. Pistes et palmes. Et au-delà encore le Pays de la Foudre. Eclairs et nuages. Les navigateurs du printemps dernier se souviennent encore de ces cris. Cavernes d'obsidienne. Et au-delà encore le Pays des Anneaux. Vagues sanglantes. Des lièvres font leur apparition sur le rivage de la baie. Serpents se baignant dans les vagues. Et au-delà encore le vieux Ciel aboli. Crêtes et gouffres. Apparaissent aussi les souris arctiques dont les petits terriers forment un système d'alvéoles réguliers.

8)

La Lune presque pleine encore, brille d'un éclat extraordinaire dans le ciel pur. Coquilles se baignant dans les vagues. Et au-delà encore l'Océan extérieur. Falaises silencieuses. Les Etoiles jettent des rayons d'une intensité surprenante. Elans et coupes. Et au-delà encore l'Enfer des limites. Volcans et geysers. Du sommet de l'iceberg, la vue s'étend sur l'immense plaine hérissée de monticules aux formes étranges, resplendissants, semblables à des colonnes debout, à des fûts renversés. Larmes de lave. Et au-delà encore le Pays des Constellations. Toundras noires. A voir ces monticules épars, semblables à des pierres tumulaires, on dirait un vaste cimetière sans arbres, triste, silencieux. Licornes roulant dans le sable. Et au-delà encore le Pays des Signaux Noirs. Lichens et fourrures. Un cimetière infini dans lequel vingt générations du monde entier seraient couchées à l'aise pour le sommeil éternel.

9)

Vous désirez savoir ce que nous allons chercher dans des pays si lointains. Torses roulant dans le sable. Un dieu m'interroge sur le destin de la Terre. Fumées immobiles. Vous désirez savoir pourquoi nous nous exposons à de tels risques. Essors et sources. Je suis mort et je ressuscite pour prophétiser. Golfes et cascades. Sachez que nous sommes tirés par une triple soif. Epaules de granit. Temps antérieurs au sable, à la mer. Foules blanches. La soif d'entendre à notre retour, pendant toutes les années de notre déclin, nos noms dans les récits pour nous rajeunir. Méduses chantant dans l'écume. Temps antérieurs au ciel supérieur et aux pâturages. Colères et rocs. La soif de vérifier le récit d'autrui et de l'illuminer par nos propres souvenirs.

10)

La soif de rivaliser avec les grands noms d'autrefois, même si nous mourons en route. Fenêtres chantant dans l'écume. Déjà le Soleil existe, mais nul ne connaît sa demeure. Détroits sanglants. Le débat de la vision est plus enivrant que celui des poings. Pétales et paupières. Les Etoiles ignorent leur chemin. Fissures et sources. Le débat de la vision ou de la voix est plus enivrant que celui des dents ou des armes. Sexes de pierre. La Lune n'a pas encore connaissance de son pouvoir. Fleuves silencieux. La soif enfin de trouver l'or et l'ambre, le talisman traducteur, le sperme et le secret des monstres. Abeilles dormant dans l'aube. Je vois les dieux se réunir et donner des noms à la nuit, au matin, au midi, au crépuscule du soir et aux divisions de l'année. Remous et neiges. La soif de trouver l'or visible et lisible, potable et respirable, vivre dans le trésor du Nord.
 


 

CARACTERES

pour Dorny

 
Les caractères choisis
donnent le ton des années
que les vers vont évoquer
préparant nos flâneries
dans les rues du vieux Paris

1) le Garamond

Nouveaux mondes nouveaux livres
les religions s'entretuent
on découvre des statues
dans les souterrains de Rome
Constantinople n'est plus
les Turcs sont passés par là
mais aux jardins de Grenade
les soldats gravent des croix
le pape essaie d'arracher
des bribes de l'héritage
que se partagent les rois
ayant livré leurs épices
les galions chargent des armes
pour se fournir en esclaves
dans les escales d'Afrique
et les vendre aux plantations
 

2) le Jaugeon

Le Soleil ne tourne plus
autour de la Terre centre
elle est devenue planète
nous n'arrivons pas à croire
qu'il y ait des Antipodes
malgré les navigateurs
qui ramènent des oranges
pour les lancer dans nos fêtes
au plus noir des grands hivers
les violons ouvrent la porte
aux premiers airs d'opéra
les amoureux se poursuivent
au labyrinthe des fables
de fontaines en cavernes
tandis que sonnent les glas
sur les ports et sur les champs
 

3) le Grandjean

Dans les galeries des glaces
reines se rêvent sultanes
pendant mille et une nuits
des négrillons en turbans
viennent servir le café
dans des tasses de la Chine
tandis que le clavecin
prolonge les entretiens
des abbés et des duchesses
sur les mondes habitables
car on sent que celui-ci
est tiraillé de partout
les puanteurs de la rue
luttent contre les senteurs
qu'on essaie de diffuser
à grands éventails de plumes
 

4) le Luce

Feux d'artifice le soir
broderies sur les canaux
menuets parmi les agneaux
de l'autre côté des mers
on parle d'indépendance
mille et trois seigneurs d'Espagne
poursuivent des campagnardes
qui leur lancent des babouches
en relevant leurs paniers
au vol de l'escarpolette
faisant mousser leurs jupons
autour de leurs bas de soie
par delà les frondaisons
s'élèvent des montgolfières
dans les fumées d'incendie
qui ravagent les couvents
 

5) le Didot

Obélisques pyramides
fraîcheur du retour d'Egypte
cauchemars de la grandeur
torrents de cendre et de sang
hennissement des chevaux
dans le cliquetis des sabres
fusillades embrassades
enlèvements roulements
bourdonnement des abeilles
grand bal masqué des triomphes
rires des enfants de troupe
enthousiasme des conquêtes
épuisement des retraites
estropiés sous leurs galons
les survivants rassemblant
les drapeaux rongés des rats
 

6) le Marcellin-Legrand

Des cargaisons de forçats
pour exporter notre science
on essaie si les vieux rois
pourraient ramener le calme
les machines à vapeur
font palpiter les usines
les banquiers dans leurs fauteuils
ramènent tout à leurs comptes
c'est le papier qui triomphe
les chandelles des villages
passent la flamme aux bougies
et le gaz fait à Paris
papillons et girandoles
réverbérations aux nues
comme aux premiers grondements
de l'éruption d'un volcan
 

7) Envoi et Justification

(le Gauthier)

Et voici la fin d'un siècle
et même d'un millénaire
naissez nouveaux caractères
pour aider notre avenir
 
 
 
 
 

L'ATELIER DE LA CONDAMINE
pour Patrice Pouperon

 
Le vin de Lirac fait rire même les trous noirs
qui s'apprêtaient à nous engloutir
lorsque nous avons prétendu nous élancer
dans nos astronefs de carton ondulé
vers les galaxies du siècle prochain

Portés par des ailes de ficelle et de goudron
avec des panneaux solaires en brouillons ou en herbes
nous traçons de grandes balafres sur les murs
des pénitenciers instituts et casernes
où les prétentieux exploitent les aveugles

Le Mistral reprend nos défis et plaintes
tandis que nous cueillons les coquilles
sur les plages blanches de nos pages
pour en faire des colliers à donner aux vainqueurs
de notre concours d'impressions soleil levant

Les fleurs du chemin de ronde ouvrent leurs capitules
asters tournesols ou chrysanthèmes
aux oiseaux parisiens venus changer leurs airs
qui rivalisent de plumes avec ceux des tropiques
et de chansons avec les photographes migrateurs

Les ronces mûrissent leurs saveurs pour les festins
rustiques et raffinés des amateurs de livres
tandis que le fleuve roule ses protestations
entre les châteaux des papes et les ponts sur l'abîme
en sonnant délicatement le glas des gagneurs

Ainsi dans les remords de nos politiques perdues
dans les décombres des empires militaires et financiers
nous thésaurisons la moindre fibre ou lettre
pour tresser le berceau des enfants astronautes
qui feront éclater les vignes de Lirac

Dans la tranquillité navigatrice des nuages
dans la douceur des tourbillons réconciliés
dans les sourires de la mécanique des sphères
dans les rumeurs de la forêt et des marécages
dans l'oasis couvrant de ses palmes nos morts
 
 
 
 

REVEIL DU SCRIBE
pour Philodette

 
Je ne reconnais pas le village
où j'avais fermé les yeux
ni la langue que ces gens parlent
et que je voudrais leur parler

Je ne reconnais ni le fleuve ni les falaises
ce sont de grandes maisons de pierre à travers la vitre
je ne reconnais même pas la couleur du ciel
et pas le moindre ibis pour m'y faire signe

Le plan des enfers que je connaissais si bien
ne m'a servi en rien ce ne sont pas ceux-ci
j'ai bien le sentiment d'être à la surface de la Terre
dans quelque pays de nuages et de frissons

Mais les gens qui viennent m'inspecter
leurs bras et jambes enrobés de lourdes manches
ont l'air de souffrir des tourments infernaux
et je ne sais comment leur apporter quelque soulagement

Si seulement je pouvais leur transmettre un peu
de cet art que j'avais eu tant de mal à maîtriser
alors ma transmigration serait un triomphe miraculeux
à travers tant de siècles et voyages inattendus

Car s'ils réussissaient à mettre ma distance
dans leurs regards et préoccupations
mes yeux pourraient se refermer tranquillement dans l'attente
d'un autre réveil dans un autre siècle en un meilleur lieu
 
 
 
 

LE CERCLE DES MUSES
pour Roger Druet
Calliope enseigne aux séraphins de l'équinoxe
les phrases de nos batailles devant l'horizon lumineux

Brûlante Melpomène montre aux chérubins sous la lune
les échos de nos drames sylvestres devant les étangs

Devant les nuages échevelés Thalie mène
les trônes marins vers les ponctuations et rires de nos cordes

Aux claviers devant nos vignes ruisselantes Polymnie
improvise pour les dominations de l'automne ses strophes passionnées

Avec les déclarations de ses tambours devant les moissons
l'ondulante Erato lance aux vertus des vents nos défis

Dans ses discours sur les origines des gongs et des fleurs
la tenace Clio ranime les puissances de nos braises

Dans les scintillements de nos fables parmi les gammes et les échos
l'écumeuse magicienne Euterpe envoûte les principautés

Parmi les archanges répandant leurs contes et parfums
sur nos erreurs et sueurs mélodieuses Terpsichore exulte

Révélez-nous anges de neige les sciences des révolutions
parmi les orgues et secrets de l'inépuisable Uranie

avec leur mère :

Les ailes des îles à fantômes emportent Mnémosyne
frémissante vers les respirations de nos abîmes et de nos langues

*

(Veilleuse)

L'idée c'était d'aménager sur quelque hauteur
rivalisant modestement avec l'Hélicon des anciens
un anneau de neuf pierres gravées d'inscriptions
évoquant les messagers ailés et les onduleuses inspiratrices
se donnant la main dans une ronde insensible
au visiteur habituel mais dont l'enfant survivant en nous
astronome attentif s'enivrerait inépuisablement
stridences la nuit des constellations et le jour grondement
des ombres visitant tour à tour les salons du zodiaque
les parcourant comme les pages de ce livre

la dixième réverbérant fantômes et présages
 
 
 
 
 

LES STALACTITES DU SPHINX
pour François da Ros

 
Que t'advient-il Soleil
que je représente
et que j'étais censé garder
que t'advient-il ciel d'étincelles
dont mon regard se nourrissait
et dont je répandais la manne
sur tous les champs de la vallée

Ce n'est pas seulement la pluie
qui nous envahit mais la neige
le niveau des eaux monte encore
le désert se couvre de flaques
chassés par la crue qui n'en finit pas
les paysans réfugiés s'efforcent
de les transformer en oasis

Mais ce sont plutôt des marécages
où s'engloutissent les palmiers
qui ne peuvent mûrir leurs dates
et les animaux affolés
aménagent quelques abris
dans les cavernes des rochers
qui émergent encore

Le vent charrie en hurlant
des colonnes de sable givré
les chacals sont remplacés
par des lynx et par des loups
mes pattes sont engoncées
dans une carapace blanche
où je ne sens plus mes griffes

Quand reviendras-tu Soleil
il paraît que loin d'ici
les froids se sont adoucis
qu'il n'y a plus de glaciers
ni de banquise comme si
j'avais concentré dans ma pierre
tout l'engourdissement du monde

Quand reviendras-tu épervier
avec tes ibis pour me ranimer
pour me délivrer de ma geôle
de larmes tranchantes
pour la transformer en ailes
et distribuer aux déserts
tes averses d'abondance
 
 
 
 

EPÎTRE AU ROI
pour François da Ros
 
Majesté votre couronne est usée
elle a perdu ses cabochons
si bien qu'on ne peut plus savoir
si c'étaient de vraies pierres

Majesté le velours de votre justaucorps
est râpé il y a des trous aux coudes
et les taches de boue au genoux de vos bas
montrent que vos lavandières sont peu soigneuses

Majesté votre trône est bancal
il faut le caler avec de vieux livres
vous évitez de vous appuyer au dossier
car il est non seulement branlant mais vermoulu

Majesté votre palais est fissuré
il manque des tuiles sur les toits
et les marches sont ébréchées
c'est un vrai musée d'araignées

Majesté votre entourage est vieux jeu
les duchesses radotent avec les chambellans
les écoliers lancent leurs ballons sur leurs dentelles
et les gardes du corps somnolent dans leurs guérites

Majesté votre cour est presque vide
quelques automobiles remplacent les carosses
mais leurs pots d'échappement brinquebalent
quand elles réussissent à démarrer

Majesté votre royaume rétrécit
les multinationales achètent des concessions
mais cela n'empêche pas vos coffres de se vider
tandis que la file des créanciers gronde

Majesté vos espérances vous ont trahi
vos fils ne veulent plus de votre succession
courant les rues battant la campagne écumant les mers
et vos filles sont parties avec des chanteurs

Majesté les jours vous sont comptés
presbyte et dur d'oreille dyspeptique et catarrheux
vos cheveux tombent avant de blanchir
votre grosse voix n'est plus qu'un filet

Majesté les vers et les rats qui guettent
votre agonie ne trouveront plus grand chose
à ronger dans votre cadavre car vous devenez
si transparent qu'on vous regrette presque
 
 
 
 

L'ENFER DE LILLIPUT
pour Patrice Pouperon

 
Aux fosses des puces
les avaricieux
aux puits des poux
les prétentieux
aux cloaques des bactéries
les marchands d'armes
aux cuves des virus
les battants et gagneurs
tout est emporté
dans le tourbillon
de l'infime
et les démons en herbe
ricanent
de toutes leurs petites dents
COMMENT NOMMER JEAN-MARIE LE SIDANER ?
pour Michel Lamart
En premier lieu pour moi ce sera l'arbre des voyageurs,

car quand ceux-ci s'en revenaient roués de splendeurs et d'angoisses après leurs explorations avides,

il les abreuvait par l'eau de son écoute, les reposait par l'ombre de sa lecture, et les restaurait par les grappes de ses commentaires.
 

Ou par exemple le berger des chiens du nord,

car ceux-ci trouvaient chez lui abri, pitance et compagnie comme s'ils étaient des écrivains,

exilés, nécessiteux malgré leur fourrure tel un brouillard d'hésitations au-dessus de la toundra du papier, tirant la langue aux parfums des lichens et des épices enfouies sous la neige des ratures.
 

Ou encore le précepteur des fantômes,

car les adolescents interrompaient leurs marches farouches ou leurs bruyantes randonnées,

pour écouter ses inlassables explications et délicates injonctions de discret capitaine pour piloter le navire de leur salle de classe dont les hublots bouillonnaient sous l'ivresse des strophes et périodes.
 

Et il sera aussi l'ombre de l'Aquilon,

car celui-ci passe toujours bien que beaucoup préfèrent l'oublier parmi les flûtes ou coupes et biscuits roses qu'il entrechoque,

avec ses grondements et sirènes sous la porte de César avec son relent de légions et la cathédrale aux sourires à peine remise de ses bombardements.
 

Sans oublier le détective des arcades,

car il faisait sonner dans celles de la grand'place babylonienne toute poudroyante de rêves africains,

le clair tranchant des lunes américaines réfléchies par les pylônes de verre et les imperméables des anciens esclaves épiant et fuyant dans les tentacules des drogues.
 

Pour en arriver enfin au jardinier des échos,

car il sélectionnait dans les décharges des siècles que son flair d'archéologue des enfances lui faisait découvrir,

des graines que ses prédécesseurs avaient abandonnées et que négligeaient ses contemporains, et il les entourait de tant de soins et science qu'elles germaient dans l'émerveillement de ses pépinières et grandissaient en nos forêts de ruines et d'échafaudages en nouveaux surprenants arbres des voyageurs.
 
 
 
 
 

BALLADE DE L'ENFANT QUI NE JOUAIT PAS AUX BILLES
pour Madeleine Santschi
 
Il avait toujours été mal dans sa peau
frileux un peu rachitique
lançant ses pieds dans tous les sens
quand il essayait de courir
et ses camarades s'esclaffaient
effaré de les voir se battre
et d'en éprouver du plaisir

Les parents sont inquiets
que pourra-t-on en faire ?

On avait essayé diverses coiffures
mais il y avait toujours un épi rebelle
il se tachait d'encre jusqu'au coude
si distrait que marchant dans la rue
il se faisait des bleus contre les réverbères
non seulement il ne jouait jamais aux billes
mais il n'arrivait pas à lancer un ballon

Les amis sont inquiets
que va-t-il devenir ?

Assez doué pour certains exercices scolaires
il arrivait systématiquement en retard
malgré les objurgations et châtiments
bayait aux corneilles en chantonnant
se construisait des forteresses en dictionnaires
au fond de la salle pour tranquillement
gribouiller des poèmes embryonnaires

Les professeurs sont inquiets
où va-t-on l'orienter ?

Toujours envie d'aller ailleurs
et toujours regrettant sa maison
toujours le trac avant de parler en public
et pourtant ne peut s'en passer
toujours en train de raconter des histoires
pourtant le roman ne lui convient plus
toujours autant de mal à démarrer qu'à s'arrêter

Les éditeurs s'inquiètent
où va-t-il nous mener ?

Ne pensant qu'à ses proches
sans pouvoir leur parler
regardant partout à la fois
sans voir devant ses yeux
écoutant son interlocuteur d'une oreille
en poursuivant ses chimères
mais ne supportant pas l'inattention d'autrui

Les étudiants s'inquiètent
que va-t-il nous inoculer ?

Impatient de revenir à ses classiques
pour justifier les nouveautés
découpant ses cartes postales
entre deux visites de musée
au pas de course grignotant la peinture
languissant après la musique
mais parfois somnolant au concert

Les critiques s'inquiètent
quel piège nous tend-il ?

Chère Madeleine dans le préau de vos pages
il apprend enfin à jouer aux billes
lisant ce qu'il écrit par-dessus votre épaule
interrogeant sa voix dans votre transcription

L'enfant vieilli inquiet de passer aux aveux
s'émerveille aux éclats que vous en faites jaillir
 
 
 
 

FIL DE TERRE
pour Gnèzi d'Marela
Il s'agit d'une araignée
qui désirant porter espoir
aux habitants ou visiteurs
vivants ou morts
de la piscine aux chevaux
va récolter de la glaise
dans ses toiles au long du fleuve
pour la mélanger à de la poussière
de graines et de coquillages
afin d'en modeler des figurines
aussi caractérisées que possible
comme celles des jeteurs de sort
mais c'est pour installer
son nid-atelier dans leur tête
et que leurs yeux se rouvrent
sur un présent devenu soie
 
 
Sommaire n° 2 :
 
A L'ITALIENNE
SAFRAN
POLLEN
SOUFRE
TREMPLIN
PAUSE
FEUILLETANT LE GLOBE
LE TEMPS QUI S'EFFRITE
GENEVE A L'ECOUTE
TRESSAGE D'ATTENTES
LA TERRE ENTRE MOI-MEME ET MOI
MOISSON DE L'ESTAQUE
SPERMATOZOIDE
A LA LETTRE
SUR LA RESERVE
LA FONTAINE DE JOUVENCE
RESCAPE DU MOYEN-EMPIRE
AU SEUIL DE LA RUCHE DE SURVIE
APRES MOI LA POUSSIERE
ENTRE DEUX EAUX
REFLETS
VOEUX A MATHILDE EN VINGT-CINQ
CHROMOSOME
PARADIS PERDU
SUITE NICOISE
BALLADE AU GLAS D'ARDENNE
MÂCHER LES MOTS
CES GENS-LA
L'ECRITURE DANS L'IMAGE
DANS LA PROFONDEUR DES SURFACES
PHOSPHORE
IRIS VOCAL
L'INVENTION DE L'AGRICULTURE
TOAST EN CHEMIN
BODY BUILDING
VANITE AU MIROIR
SELON LE LIVRE DU CONSEIL
LE BUISSON ARDENT
MASQUE
ENVERS ET CONTRE TOUT
REPONSE DES PHOTOGRAPHIES
COURRIER D'EPHEBE
LA PROMENEUSE DU QUAI
CHRYSALIDE
LOGOGRAPHISMES
SUPERMARCHÉ
REVERSIBILITE
MIS SUR LA VOIE
A L'ENVERS DES SAISONS
GAMMES POLAIRES ou LUMIERES DU NORD
CARACTERES
L'ATELIER DE LA CONDAMINE
REVEIL DU SCRIBE
LE CERCLE DES MUSES
LES STALACTITES DU SPHINX
EPÎTRE AU ROI
L'ENFER DE LILLIPUT
COMMENT NOMMER JEAN-MARIE LE SIDANER ?
BALLADE DE L'ENFANT QUI NE JOUAIT PAS AUX BILLES
FIL DE TERRE

 

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