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PERSONNEL DE L'AUTEUR
(voir aussi # Essais
et # Anthologie
nomade)
Poésie au jour le jour 1
(enregistré le 5 août 2000)
JOUR DE CAFARDUn Toi
Deux Nous
Trois Ciel
Quatre Couleurs
Cinq Main
Six Dé Jouez
D'abord on n'a pas entendu le réveil et se levant en toute hâte
on se meurtrit le gros orteil contre un outil oubliéEn se rattrapant au mur on fait tomber une gravure précieuse
dont la vitre vole en éclats les plombs sautentDès qu'ils sont enfin réparés le facteur sonne
apportant un avis recommandé du contrôleur des contributionsAlors on voit qu'un bouton manque au col de la chemise qu'on vient d'enfiler
c'est le moment que choisit la dent creuse pour vous rappeler
qu'il est urgent de la faire soigner
A L'ÉCARTLes rayons s'allongent les couleurs s'échauffent
tandis que le fond de l'air commence à fraîchir
Une prune trop mûre s'écrase en tombant sur un rocherA son parfum succède celui d'une rose qui vous surprend
comme un hélicoptère qui viendrait vous observer
mais le silence n'est en rien troubléPonctué par de lointains aboiements
ourlé par les répercussions des cloches
brodé par la dernière mouche de la journéeUne dame se souvient d'une chanson de son enfance
elle s'essaie à la chanter une autre la joint
mais toutes les deux déraillent au milieu d'un coupletQui se termine par des éclats de rire
s'estompant comme les collines
de l'autre côté des arbres tremblants
FEUX D'ARTIFICEÉcart dans lequel je voudrais bien demeurer une dizaine d'années
je redoute la chirurgie nécessaire pour t'aménager
Le bruit la poussière la dépense le trimballement
je serai sans doute un peu mieux pour travailler
surtout pour ranger mes monceaux d'affaires
courrier livres brouillons cadeaux reçus du monde entier
mais je t'aime bien dans ton actuelle rusticité
quant aux portes qui ferment mal
cela permet mieux aux idées d'entrer
Les feux d'artifice n'ont pas tellement inspiré les écrivains jusqu'ici. On en trouve pourtant deux belles descriptions chez Raymond Roussel. La première est dans le chapitre 5 de La Doublure, roman réaliste en alexandrins publié lorsqu'il avait 19 ans. Gaspard et Roberte, très amoureux, arpentent la plage de galets le dernier soir du carnaval de Nice :
L'autre est dans les Impressions d'Afrique. Au soir du Gala des Incomparables, en revenant vers la place des Trophées en Ejur après la disparition dans les eaux du fleuve Tez de la dernière figure provoquée par les pastilles de Fuxier ("à geai Conti nu"), et juste avant l'orage qui va foudroyer Djizmé." ... Des détonations
Eclatent en grand nombre avec des lueurs blanches;
Des projectiles blancs forment comme les branches
En courbes d'un immense arbrisseau; fort ils vont
Dans tous les sens, faisant comme une gerbe dont
On ne voit seulement que la moitié qui passe,
Un peu plus d'un côté, sur une maison basse.
Roberte, en regardant, dit: "Est-ce que c'est ça
Qui serait le bouquet, tout à la fin déjà?"
Il lui dit: "Je crois pas", tout bas, puis en profite
Pour lui baiser l'oreille et les cheveux.Très vite
Une fusée en long tire-bouchon s'enfuit;
Puis sans se ralentir, avec beaucoup de bruit,
En haut, quelques instants, elle se subdivise
En se tournant de tous les côtés qu'elle vise;
Elle fait des serpents se recroquevillant,
Qui lancent chaque fois au bout un point brillant
S'éteignant tout de suite; elle a l'air en colère.
Plus calme, une nouvelle en éclatant éclaire
Très vivement le ciel, de ses astres d'un bleu
Foncé, qui planent haut; tous, sauf un, durent peu;
Le dernier est toujours là quand une autre sème
Des chenilles restant immobiles au même
Endroit, ne descendant presque pas; elles sont
De toutes les couleurs, brillent peu; toutes ont
Quoique durant beaucoup, tout le temps de s'éteindre
L'une après l'autre avec douceur, avant d'atteindre,
Si ce n'est de leur cendre en poussière, les toits..."Au début d'août chaque année les fêtes de Genève sont l'occasion d'un remarquable déploiement d'ingéniosité pyrotechnique, laquelle certes ne va pas jusque là, dans la rade en face du pont du Mont-Blanc, sur le thème de Carmen en 89, cette fois sur celui plus approprié ces 1001 Nuits. Depuis les hauteurs de Lucinges, armé de jumelles, je m'efforce en vain d'identifier, dans les fumées de toutes nuances au-dessus de la ville et du lac devant le Jura noircissant, l'apparition des poissons de quatre couleurs, habitants métamorphosés nageant dans les rues glauques de leur ville engloutie, celle du jeune roi paralysé des Iles noires, ou bien du grand salon en dôme qu'Aladdin commandait ainsi au génie de sa lampe: "à quatre faces égales, dont les assises ne soient que d'or et d'argent massif, posées alternativement, avec 24 croisées, six sur chaque face, et que leurs jalousies, à la réserve d'une seule que je veux qu'on laisse imparfaite, soient enrichies, avec art et symétrie, de diamants, de rubis et d'émeraudes, de manière que rien de pareil n'ait été vu dans le monde", ou encore de l'oiseau qui parle, de l'arbre qui chante, ou de l'eau couleur d'or."Une gerbe de fusées monta dans les airs, et bientôt, arrivés au faîte de leur ascension, les noyaux incandescents, éclatant avec un bruit sec, semèrent dans l'espace maints lumineux portraits du jeune baron Ballesteros, destinés à remplacer l'habituelle et banale série des pluies de feu et des étoiles. Chaque image, en sortant de son enveloppe, se déployait d'elle même, pour flotter au hasard avec de légers balancements.Ces dessins en traits de flamme, d'une exécution remarquable, représentaient l'élégant clubman dans les poses les plus variées, en se distinguant tous par une couleur spéciale.
Ici le riche Argentin, bleu saphir des pieds à la tête, apparaissait en habit de soirée, les gants à la main et la fleur à la boutonnière; là une esquisse de rubis le montrait en tenue de salle d'armes, tout disposé à faire assaut; ailleurs un buste seul, de dimension colossale, vu de face et tracé en lignes d'or, voisinait avec une éblouissante gravure violette où le jeune homme en chapeau haut de forme et redingote boutonnée, se trouvait pris de profil jusqu'à mi-jambes. Plus loin une ébauche de diamant évoquait le brillant sportsman en costume de tennis, brandissant gracieusement une raquette prête à frapper. D'autres effigies irradiantes s'épanouissaient de tous côtés, mais le clou de l'ensemble était, sans contredit, certain large tableau vert émeraude où, cavalier irréprochable monté sur un cheval au trot, le héros de cette fantasmagorie saluait respectueusement au passage quelque invisible amazone..."
J'imagine que le thème de l'année prochaine sera la Confédération, et celui de 92 la Découverte du Nouveau Monde.
PAYSAGE A TRAVERS UN AUTREMon pylône mon patron mon pilote mon explorateur
Tu as pris de la peinture du papier du charbon de la ficelle et des clous
Y as mêlé de la tôle de la glaise et de la colle
L'as fait cuire avec du ciment de la terre de l'osier des feuilles et du plâtre
Et tu en as fabriqué des pichets des verres des bouteilles des chaises et des guitaresMon elfe mon apprenti mon navigateur mon géographeMon minotaure mon Barbe-bleue mon labyrinthe ma spirale
A travers les chaumes et les plages les vagues et les horizons
Les nuages les pluies les épines les écorces et les falaises
Les nervures les duvets et les coquilles les vignes et les racines
Tu révéleras fixeras l'heure et le sourire
Tu as pris de la peinture des pichets du papier des verres du charbon et des bouteilles
Et tu en as fabriqué des chevaux des taureaux des coqs des chèvres des colombes et des hiboux
Du ciel de la mer des arbres des chevelures des visages et des femmes
Cherchant depuis toujours à trouver sans chercher et trouvant toujoursMon Thésée mon chat botté mon belvédère mon rayonMon berger mon silhouetteur mon éclat mon atelier
A travers les rideaux et les draps les nappes et les vêtements
Les jouets les meubles et les cendriers les miroirs et les bouquets
Les toits la poussière et la fumée les murs et les caves
Tu réveilleras multiplieras le jour et la nuit
Tu as tordu des pichets des bouteilles des guitares des taureaux et des chèvres
Les as pressés avec du ciel des arbres des visages des journaux et des livres
Les as imprégnés de musées de musiques d'histoires de cirques et de lampes à pétroles
Et tu en as extrait du sang du voyage de la cendre des fenêtres et de la fureurMon dompteur mon remplisseur mon gong mon laboratoireMon roc mon port mon phare mon château
A travers le riz la farine le sucre et le pain
La vapeur l'huile et le vinaigre le sel et le safran
Les bruits les cuillers et couteaux moulins et parfums
Tu mijoteras sublimeras la soif et la faim
Tu as pris des pichets du sang des bouteilles du voyage des guitares et de la cendre
Et tu en as extrait des cornes du soulèvement du silence de la panique des mâchoires et des outils
Des balbutiements des larmes des agonies des charognes des putréfactions et des songes
Perdu depuis toujours dans la mêlée des villes et grattant toujoursMon tourbillon mon navire mon sémaphore mon observatoireMon olivier ma locomotive mon souvenir mon rempart
A travers filtres et sabliers soufflets et pinceaux
Les plis les déchirures et les brûlures les superpositions et les reflets
Les éblouissements les cadres et les caches la patience et l'éclair
Tu guériras embaumeras la guerre et la paix
Tu as sucé du sang de la fureur du soulèvement et de la panique
Les as recrachés à travers des balbutiements des agonies des putréfactions des songes des mensonges et des sciences
Tu y as fait macérer des aegipans des gladiateurs des centaures et des peintres
Et tu en as isolé de la douceur perdue de la découverte et du rireMon bourgeon ma vigie mon illumination mon souterrainMon alphabet mon monument ma résistance mon rameau d'or
A travers les encres et les phrases les cartes et les images
Les cris les explications et les interrogations les sous-entendus et les ironies
Les interprétations les points et les blancs les prémonitions et les nostalgies
Tu découvriras transmettras le silence et le paradis
Tu as pris du sang de la douceur perdue de la fureur de la découverte du soulèvement et du rire
Et tu en as isolé des cris des chants de la respiration du sommeil du réveil et des coups de chance
Du tonnerre de l'éruption de la fermentation de la germination de la floraison et des astres
Creusant depuis toujours dans le malheur du monde et le refusant toujoursMa voix ma braise ma patience ma grappe de mercureMon oracle mon foyer mon élocution ma main
A travers le souffle et la salive les lèvres et les articulations
La peau les doigts et les yeux les plaintes et les caresses
La palpitation la souffrance et la fraîcheur la tendresse et la buée
Tu apprivoiseras déchiffreras l'angoisse et le délice
Mon empereur des masques tu as revêtu les insultes les ricanements la sottise et la solitude à toute épreuve
Et tu en as distillé les baisers de l'enfance l'alcool de survie le baume des foules
Tu en as délivré le ventre et les yeux questionné les beautés exclues
Né de cette interrogation depuis toujours et mort naissant toujoursMa perspective mon hublot ma lecture ma paupière
Prince de l'instant alchimiste des ténèbres rouges
A travers geôles bûchers hôpitaux charniers et camps
Refus et fièvres colères et suintements calculs et astuces
Tu libéreras transperceras le pourrissement de notre univers
PORTRAIT D'UN AUTOPORTRAIT1
Il arrive du Midi
les yeux encore pleins de troncs d'oliviers
Il arpente diverses ruelles
se renseigne sur les locations
Il salue les gens
qui commencent à le reconnaître
Il estime que c'est gravement beau par ici
de la pleine campagne caractéristique et pittoresque2
Il s'installe chez Ravoux
place de la Mairie
Il s'aperçoit déjà que cela lui a fait du bien
d'aller dans le Midi pour mieux voir le Nord
Il admire en particulier les vieux chaumes
qui deviennent rares déjà
Il trouve presque aussi jolies les villas modernes
et les maisons bourgeoises3
Il gravit lentement
les rampes escarpées
Il compare ces reliefs
à l'arasement de son enfance
Il prépare une lettre pour sa mère
au pays là-bas
Il lui annoncera qu'il y a ici
beaucoup de bien-être dans l'air4
Il hésite à franchir une arche
semblable au portail d'une enceinte
Il se demande s'il va rencontrer au-delà
des êtres qui voient véritablement
Il a l'impression depuis qu'il est arrivé
de frôler une vitre ou un miroir
Il ne sait plus à certains moments
si ce n'est pas lui qui serait aveugle5
Il tombe en arrêt
devant un bouquet d'arbres
Il se laisse caresser par le tendre soleil
qui ruisselle des rameaux sur ses mains
Il réfléchit au développement d'une société nouvelle
dans la vieille
Il compte sur ce profond changement pour le bonheur
de son neveu tout jeune Vincent6
Il longe des murs de pierre
surmontés de troncs tourmentés
Il songe au médecin nerveux
qu'il est venu consulter
Il s'étonne du bric-à-brac de son intérieur
où il y a quelques bons tableaux
Il y choisit pourtant quelques vases
pour disposer ses bouquets de fleurs7
Il écoute le chant du vent
dans la cime des peupliers
Il évoque les gammes au piano
de la fille de ce docteur
Il décide de faire leur portrait
à tous deux
Il exécutera aussi pour eux
une nouvelle copie de la Pietà de Delacroix8
Il analyse les broussailles
avec leurs épines et liserons
Il s'émerveille du vol des oiseaux
par-dessus
Il ne comprend plus pourquoi
il en a si peu dessiné jusqu'à maintenant
Il tremble avec le remuement des feuilles
au passage d'un animal9
Il s'apprête à franchir une autre arche
assez délabrée
Il ne saurait dire s'il s'attend qu'elle mène
vers l'avenir ou le passé
Il y aura peut-être un paradis retrouvé par delà
ou bien
Il sera possible au moins
de quitter l'enfer qui le poursuit jusqu'ici1O
Il interroge les fenêtres
du château vide
Il rêve que le parc y réunisse
les fleurs du Nord et du Midi
Il attend qu'un ambassadeur ou qui sait un prince même
vienne s'y installer
Il s'intéresserait peut-être à ses tableaux
et lui ouvrirait ses trésors11
Il scrute l'horizon qui sinue
derrière les jardins et les toits
Il est semblable à la soeur Anne
dans le conte de la Barbe-bleue
Il guette l'apparition de cavaliers qui le délivreraient
avec tous les siens mais pour l'instant
Il ne voit que le Soleil qui poudroie
et l'herbe qui verdoie12
Il redescend vers le bas du village
bouillonnant de projets incertains
Il serait bien capable de suivre Gauguin à Madagascar
ou au Tonkin
Il irait même à Java ou à la Martinique
au Brésil ou en Australie
Il croit que l'avenir de la peinture est dans les tropiques
mais que cet avenir sans doute n'est pas pour lui13
Il contemple des champs de blé
de chaque côté d'un chemin poudreux
Il entend les cloches de l'église
ce qui lui fait souvenir de Jean-François Millet
Il passe un train
au bas de la dernière ligne des collines bleues
Il laisse derrière soi dans la verdure
une immense traînée de fumée blanche14
Il pense qu'il reposera tranquillement
sous la terre
Il espère que son frère puîné
viendra se coucher un jour près de lui
Il ne se doute pas
que ce sera si tôt
Il aurait tant aimé savoir ce que son neveu grandi
penserait de tous ses tableaux15
PÉNÉTRATIONLa main à plume s'interpose
entre la brosse et la toile
comme la peinture et ses empâtements
entre l'encre et le papierLe jardin de Daubigny
avant-plan d'herbe verte et rose
à gauche un buisson vert et lilas
et une souche de plante à feuillage blanchâtreA l'intérieur de l'oeil dans le miroir
pénètre un autre oeil avec un autre temps
retournant les spirales vertigineuses des cyprès
entre les nuages de l'enfance
et l'huile des Soleils déchiquetésComme vous le dites justement
il est très nécessaire pour la santé
de travailler au jardin
de voir les fleurs pousserIl n'existe pas d'autoportrait de la période d'Auvers
AU DELÀ DE L'HORIZONLe cap s'enfonce à gauche dans le lac transparent
où nous plongerions délicieusement
si nous pouvions nous arrêter véritablement
et non seulement dans cette suspension de l'instant
que nous procure la gravureLe temps d'une respiration
et l'automotrice nous aura transportés
bruyamment de l'autre côté
de cette porte rocheuse
semblable à celle des enfersAlors nous découvrirons quoi?
vignes ou forêts moissons
ou désolations vergers ou inondations
village faubourg les tours d'une ville
ou d'une forteresse ou leurs ruines?Les cheminées d'une usine d'antan
les grues d'un port une autre porte
derricks autoroutes aéroports
montagnes mer solitudes
ou déjà la nuit?Comme il n'y a qu'une seule voie
nous savons déjà
le temps d'une respiration
qu'il n'y aura pas de retour
avant la prochaine éternitéEt ce paysage qui nous faisait signe
comme la promesse d'une autre vie
nous nous demanderons bientôt
si nous l'avions jamais entrevu
avant de l'oublier dans l'envahissement
par les broussailles du quotidien
Au delà de l'horizon le rouge est plus rouge, l'oeil est plus vif, l'or est ce que l'on croyait quand on le cherchait, le passage entre la plage et les vagues se fait en toute douceur, les fleurs s'épanouissent au fond de la mer et les algues remuent doucement sur les toits de tuile comme une chevelure de lierre.ENTRE VUES SUISSEAu delà de l'horizon il n'y a ni formalités ni tampons, ni discours électoraux ni fabrication d'armements, les hélicoptères ne font pas de bruit, les enfants jouent avec les flammes, et les oiseaux lancent artistement des fientes de couleurs odorantes sur les bitumes phosphorescents.
Au delà de l'horizon il y a d'autres horizons où les vrilles des lendemains font irruption dans les jardins d'attente, où le temps se retourne pour apaiser les effrayants appels d'antan et les flammes des morts se raniment dans leurs orbites pour peupler l'espace en invitant les aventuriers, où la patience de tant de siècles touche enfin à sa récompense et l'on peut y secouer les haillons de l'ancienne humanité presque sans regrets.
(Les chiffres indiquent les doubles pages ; chacune est en deux langues, une à gauche, une à droite; les lettres romaines indiquent le français, les soulignées l'allemand, les italiques l'italien).
CALENDRIER1
Après l'adieu aux rayons
le marcheur auprès des assis
le parapluie avec les décorations
avant la danse des lueurs2
Après les assis et les décorations
la danse auprès de l'anniversaire
les lueurs avec l'anticipation
avant les échecs sur la route3
Après l'anniversaire de l'anticipation
les échecs auprès des tasses
la route avec les souliers
avant le plongeur sous le pupitre4
Après les tasses et les souliers
le plongeur près des cors des Alpes
le pupitre avec les treillis
avant la vitesse et les frondaisons5
Après les cors des Alpes et les treillis
la vitesse auprès des reflets
les frondaisons avec la fenêtre
avant la crinière contre la vitre6
Après les reflets à la fenêtre
la crinière auprès du mérou
la vitre avec les crocs
avant la foire aux traces7
Après le mérou et les crocs
la foire auprès des neiges
les traces avec les étincelles
avant l'explosion des aiguilles8
Après les neiges et les étincelles
l'explosion auprès du ruissellement
les aiguilles avec les branches
avant les cadeaux et les feux d'artifice9
Après les ruissellements sur les branches
les cadeaux auprès de la commémoration
les feux d'artifices avec les boules
avant le fumier et les traces1O
Après la commémoration et les boules
le fumier auprès de la montagne
la trace avec la tresse
avant la rosée sur les caresses11
Après la montagne et ses traces
la rosée auprès des fleurs
les caresses avec les nervures
avant les vignes dans le dégel12
Après les fleurs des nervures
les vignes auprès des barrières
le dégel avec les granges
avant la cuisine des vaches13
Après les barrières et les granges
la cuisine auprès de la cloche
la vache avec le chat
avant les bouteilles et les lunettes14
Après la cloche et le chat
les bouteilles auprès de la cuirasse
les lunettes avec la baignoire
avant le serpent et le tatoueur15
Après la cuirasse et la baignoire
le serpent auprès du voilier
le tatoueur avec la dompteuse
avant les nuages de l'errance16
Après le voilier de la dompteuse
les nuages auprès du négatif
l'errance avec l'inscription
avant la voiture et sa rafale17
Après le négatif de l'inscription
la voiture auprès du pare-brise
la rafale avec l'essuie-glaces
avant l'hôtel et la balafre18
Après le pare-brise et l'essuie-glaces
l'hôtel auprès de l'avion
la balafre avec la nuit
avant la lampe et le miroir19
Après l'avion dans la nuit
la lampe auprès du plafond
le miroir avec la forêt
avant les rayures du parc20
Après le plafond de la forêt
les rayures auprès du croisement
le parc avec le sommeil
avant les rochers et la tente21
Après les croisements du sommeil
les rochers auprès du pelage
la tente avec les sources
avant l'autruche et son sourire22
Après le pelage des sources
l'autruche auprès du masque
le sourire avec le radiateur
avant le voyage et ses effilochures23
Après le masque du radiateur
le voyage auprès de la perspective
les effilochures avec les sièges
avant les bijoux sur les mains24
Après la perspective des sièges
les bijoux auprès des rayons
les mains auprès des paupières
avant le cirque et sa piste25
Après les rayons des paupières
le cirque auprès de la cime
la piste avec l'orchestre
avant la conversation des fantômes26
Après la cime de l'orchestre
la conversation auprès des moiteurs
les fantômes avec les secousses
avant les cristaux de la caverne27
Après les moiteurs des secousses
les cristaux auprès du glacier
la caverne avec la paume
avant la peinture des prés28
Après le glacier de la paume
la peinture auprès de l'arrosage
les prés avec l'ombre
avant le crocodile et sa cigarette29
Après l'arrosage de l'ombre
le crocodile auprès du faucon
la cigarette avec les sourcils
avant la solitude des racines30
Après le faucon et les sourcils
la solitude auprès de la cascade
les racines avec les rocs
avant la surface des coudes31
Après la cascade et les rocs
la surface auprès de la profondeur
les coudes avec les voiles
avant le profil des cercles32
Après la profondeur des voiles
le profil auprès de l'écorce
les cercles avec la coupure
avant l'entrée du crépuscule33
Après l'écorce et la coupure
l'entrée auprès de l'adieu
le crépuscule avec les rayons
avant le marcheur et son parapluie
VENT SUR VENCELa danse de janvier anticipe la fin de l'hiver
Les efflorescences de février rafraîchissent la paume du promeneur
Les giboulées de mars pressent le retour du voyageur
Les lampes d'avril explorent les frondaisons renaissantes
Les poissons de mai guettent les amateurs de plongées
Les bondissements de juin animent la paix des piscines
Les appels de juillet vibrent dans les voluptueux alpages
Les illuminations d'août déploient leurs bannières commémoratives
Le serpent de septembre palpe les épaules de sa dompteuse
Le voilier d'octobre appareille près des roses du tatoueur
Les pistes de novembre réconfortent le piéton frileux
Les boules de décembre annoncent la remontée du Soleil
L'ENSEIGNE DE VÉNUSIl y a déjà longtemps que je n'ai pu arpenter les rues de la citadelle
ni les plateaux ou cols de son arrière-pays
je ne sais quand je pourrai revenir
dans ce paysage qui m'avait adoptéJ'ai été adopté par un autre depuis
pour combien de temps qui peut le dire
et si celui-ci me gâte avec ses horizons et saisons
je n'en éprouve pas moins un sentiment d'exilComme par rapport à bien d'autres régions
qui tournent dans ma tête lors de mes déambulations
ou dans les salles d'attente des aéroports
avant que je parte à la recherche d'autres adoptionsC'est pourquoi j'ai besoin qu'un peu d'air de chez vous
un peu d'encre et de gestes murmures et lumières
un peu de couleur et de réflexions un peu de suc et de pollen
un peu de conversations de sommeils d'acharnement et de loisirNon seulement les rayons et les ombres mais aussi les torrents de pluie
qui se précipitent entre les maisons vers la plaine
non seulement le miroitement de la mer au loin avec les navires
mais aussi les frissons des vergers les craquements des écorcesEt non seulement la torpeur de midi avec ses fantômes
mais aussi les brouillards les orages avec leur tonnerre
qui se répercute de parois en parois
et les sifflements arrachements et tourbillonsJ'ai besoin que tout cela s'imprime sur des feuilles de papier
afin que je puisse le serrer comme un talisman dans mes bagages
qui si loin que je sois et si absorbé par d'autres parfums et tant de soucis
m'empêche à jamais de perdre le goût du vent sur Vence
O toi qui passes dans ce désert de béton sec et froid
viens cueillir dans mes chaleurs ombreuses
cette pomme que tu cherches depuis si longtemps
pour en absorber le suc de savoir
alors je te découvrirai l'oiseau qui parle
et attire des environs tous ceux qui chantent
l'arbre musicien dont les feuilles
sont autant d'instruments qui font un concert
et l'eau couleur d'or dont une seule goutte versée
dans un bassin foisonne en gerbe qui s'élève
et ne cesse jamais de retomber
LA QUADRATURE
DU CERCLE A PARME
ou le sfumato des mathématiques
L'ETOILE ABSINTHELe grec qui s'interrogeait à l'ombre des colonnes
de quelque temple dédié aux déesses de la mesure
au bord de la mer transparente sur la distance
entre deux retours de la même irrégularité
scandant la trace d'une roue de char sur le sable
par rapport à l'un de ses rayonsA dû d'abord croire que ses difficultés
venaient de ce que la plage n'était pas assez lisse
et la roue pas assez bien faite mais
lorsqu'après avoir multiplié les précautions
pour approcher de plus en plus d'une plage
céleste et d'une roue divineIl s'est aperçu qu'en prenant
des unités aussi petites que possible
il restait toujours une différence
une blessure par laquelle s'écoulaient
indéfiniment des chiffres aussi nombreux
que les grains de sable de la merIl a dû se dire que c'était encore une manifestation
de la malice des puissances voulant empêcher
les mortels de gravir jamais leur Olympe
et demeurer seuls dans leur jour en nous laissant
dans notre nuit et qu'il n'y avait qu'à se résigner
devant l'arbitraire de ces vieux dieuxMais lorsqu'il a décidé de nommer ce nombre élusif
s'il a choisi la première lettre du mot périphérie
n'était-ce pas aussi parce que dans son écriture
elle évoquait immanquablement une porte
avec son linteau et ses deux appuis
qui peut et doit ouvrir dans le mur du destinSur les chemins de la nuit et du jour
mariant le clair et l'obscur sur l'évangile
d'un monde inépuisablement plus vaste
que celui des anciens les horizons s'élargissant
en spirale dans la lecture traduction
des ermites futurs dialoguant avec les fauvesA la lumière des nouveau-nés la Terre carrée
s'égalant au Ciel circulaire devenant
un cercle elle-même osant être sphère
les bergers se réfléchissant
dans les anges tourbillonnaires
de ses coupoles prophétiques
SOURDES ROMANCESUn peu comme pour le poisson fugu dans la gastronomie japonaise
c'était bien le sentiment du danger le jeu avec le suicide
qui donnait à la Mélusine du zinc son irrésistible appelQuelle que soit à vrai dire la gravité d'un tel danger
par rapport à celui de tant d'autres boissons aujourd'hui
répandues dans nos bars à grand renfort de publicitéMais si la mort apportée par le poisson fugu est instantanée
celle dispensée par le poison littéraire fin-de-siècle
était comme un foudroiement lentSous la menace du delirium tremens
la moindre blanchisseuse se sentait frissonner comme une pythie
la distillation des herbes délicates remplaçant les fumées du laurier*
C'était la destruction de la ville de Troie qu'annonçait la multiple Cassandre
interrogée dégustée aussi bien par les poètes les plus raffinés
que par les prolétaires cherchant obscurément quelque JérusalemLe cérémonial de la dégustation augmentait sa portée oraculaire
le lent ruissellement de l'eau de la carafe sur le sucre
porté au-dessus de la surface limpide par la cuiller crible ou grilleTombant en pluie fine provoquait aussi spectaculairement que possible
la formation de nuages clairs dans les humbles graals des soirées perdues
entre les faïences des brasseries ou les moisissures des estaminetsEvoquant les déflagrations des grands soirs commémorant les fusillades
la transformation en poussière des monuments de l'injustice
et dans cette écume la naissance de l'Eve future Vénus*
Aussi lorsque les charmeuses sectatrices de la grande prostituée
faisaient partager leur philtre pour en dénuder
voluptueusement dans le palais une inéluctable amertumeAprès les septuples développements des voiles de la douceur
elles savaient que ce n'était pas n'importe quelle herbe de nos champs
qui pouvait fournir cette vénéneuse perle verte ou griseCar parmi tant de manifestes et proclamations
journaux meetings revues et banquets littéraires
il était nécessaire de réveiller sous les halles et les métrosL'inoubliable Babylone aussi bien pour sa fatale condamnation
que pour son interminable transmutation en jardins suspendus
l'absinthe seule transmettait l'arôme de l'Apocalypse
DANS LA JUNGLE DES SIGNES1
ROMANCE DE L'AEROPORTLa queue pour l'enregistrement
la queue pour passer la police
la queue pour montrer aux douaniers
la queue pour la sécurité
la queue pour les boutiques hors-taxes
la queue pour entrer dans l'avionLe cliquetis des grands tableaux
que les annonces des départs
escaladent ligne par ligne
anxieusement interrogés
par les familles en transit
harassées parmi leurs bardasLe personnel navigateur
muni de bagages légers
fend la foule avec élégance
passe par des portes privées
tandis que de pauvres troufions
s'ennuient le doigt sur la gâchetteUn bouquet d'arums et de lys
pour accueillir la cantatrice
un tapis rouge déroulé
pour les délégués d'outre-mer
mais pour nous queue pour les bagages
et puis la queue pour les taxis2
ROMANCE DU MÉTROPOLITAINNe pas gêner la fermeture
automatique des portières
pas question d'une place assise
à cette heure-ci mais peut-être
en se faufilant réussir
à s'appuyer sur la paroiOn dépose des usagers
qui se dispersent par les quais
les couloirs de correspondance
et les escaliers mécaniques
un instant de respiration
le temps que les autres s'enfilentAussi le bras qui m'interdit
de savoir comment se termine
l'article dont j'ai piraté
la lecture a déjà changé
quatre fois depuis le début
de mon trajet de ce matinEt c'est maintenant qu'il me faut
à moi aussi me faufiler
en bousculant le moins possible
mes voisines pour parvenir
jusqu'au quai puis aux corridors
aux escaliers et aux trottoirs3
ROMANCE DU MUSÉE DE PEINTUREPar ici l'école italienne
les Hollandais dans ce salon
les impressionnistes par là
un Braque un Picasso un Klee
quelques grands machins à la mode
quelques autres déjà fanésLes écoliers et leurs maîtresses
les touristes avec leurs guides
défilent au long des tableaux
avec exclamations et rires
tandis que les gardiens somnolent
appuyés sur les radiateursVient l'heure de la fermeture
on veut apercevoir quand même
telle oeuvre dont on a parlé
le programme est chargé demain
je dois repartir loin d'ici
laissez-moi revoir ce détailMais les salles sont évacuées
l'une après l'autre grincements
des clefs tournant dans les serrures
gagne partout l'obscurité
malgré quelques reflets de lune
sur les vitres dans le silence4
ROMANCE DU JARDIN PUBLICLe clochard dormant sur son banc
tenant un litron sur son coeur
fait l'admiration des enfants
pataugeant dans le bac à sable
à cause de sa longue barbe
et des franges de son écharpeDans le bassin virent les carpes
à la surface les voiliers
sont pourchassés par les canots
pétaradant jalousement
suivis par des adolescents
vélos appuyés sur les arbresUne jeune algérienne enceinte
pousse une voiture où s'accroche
un garçon aux cheveux crépus
qui hurle parce que son frère
à peine plus âgé d'un an
lui a confisqué son robotLes feuilles tombent sur l'allée
un peu de vent les fait tourner
un nuage lâche une averse
qui fait fleurir les parapluies
et se précipiter les vieux
sous l'abri du kiosque octogone
rêvant aux fanfares d'antan5
ROMANCE DU ZOO SOUS LA PLUIEUn enfant passe au long des grilles
donnant la main à sa jolie
gardienne étudiante étrangère
qui l'a cueilli à la sortie
de son école distinguée
car ses parents tous deux travaillentIl déchiffre les étiquettes
tandis que grondent les camions
le métro les hélicoptères
qui couvrent les rugissements
des lions attendant leur pitance
en s'étirant dans la poussièreEt son jeune esprit vagabonde
vers des jungles et des savanes
il imagine des silences
et des nuits peuplées d'yeux dorés
il se déshabille en Mowgli
pour faire évader tous les loupsGrelottant dans le pavillon
où on lui propose des glaces
il regarde tomber la pluie
par delà vitres et volières
et baille aux devoirs qui l'attendent
au retour dans l'appartement6
ROMANCE DE LA TELEVISIONLa présentatrice pimpante
nous avertit en souriant
que pour les prochaines minutes
ce sera la publicité
en espérant que néanmoins
nous ne fermerons pas nos postesCar nous aurons un tel programme
si instructif si distrayant
Persil ne lave pas plus blanc
Tournesol n'est pas plus léger
des vedettes à petits fours
caressant de beaux policiersRaclements de guitare et spots
tournoyant sur déhanchements
jeux intervilles et concours
avec questions et loteries
les dames de la météo
nous proposent leurs signaturesEt quand on cherche les nouvelles
c'est guerre et famine partout
entre deux autos de grand luxe
les champs de pétrole qui risquent
de flamber d'un instant à l'autre
la marée noire des discours7
ROMANCE DU SUPERMARCHÉLessive lessive lessive
ce n'est pas celle qu'il nous faut
confitures conserves sauces
ce n'est pas dans cette travée
essayons de nous orienter
pour trouver la boulangerieMais non c'est la pâtisserie
c'est assez tentant je l'avoue
allons c'est bien meilleur ailleurs
aujourd'hui c'est la boucherie
ou plutôt la poissonnerie
s'ils ont un arrivage fraisPardon Madame sauriez-vous
où je pourrais trouver du thé
c'est derrière la crémerie
auprès des bacs de surgelés
il nous faut un second caddy
celui-ci est déjà rempliJe me charge des jus de fruits
peux-tu dénicher du café
excusez-moi je voudrais bien
pouvoir dégager nos roulettes
laissez-moi faire c'est gagné
il me reste votre parfum8
ROMANCE DE LA DÉCHARGE MUNICIPALEMouettes et corbeaux se pourchassent
en envols criards disputant
parmi les lambeaux de sacs bleus
des arêtes et des quignons
ce qui fut l'orgueil du dîner
moisi fermenté pourrissantUn relent puissant vient par vagues
à travers les fils barbelés
des vagabonds avec des piques
fouillent pour emplir leurs cabas
d'objets ébréchés cabossés
d'appareils livrant leurs entraillesL'humidité dissout les encres
des lettres d'amours périmées
les manuscrits perdent leurs pages
les livres déchirés s'entassent
des partitions en ribambelles
tremblotent sur les vieux violonsUniformes dépenaillés
décorations méconnaissables
pieds de chaises parmi les rats
les flammes et les aspersions
bulldozers malaxant nos vies
dans un lent ressac d'immondices9
ROMANCE DE L'HOPITALL'infirmière aux yeux d'héliotrope
soulève prestement les draps
nettoie la fesse d'un tampon
brise l'ampoule d'un coup sec
puis elle y remplit sa seringue
et voilà c'est fait bon sourireSon dos oscille savamment
dans l'encadrement de la porte
qu'elle referme sans un bruit
le jeune médecin l'attend
s'interrogeant sur un malade
dont le cas lui semble bizarreIl veut consulter ses bouquins
ou son patron mais on l'appelle
à peine le temps d'un baiser
en catimini bousculés
par les chariots de ceux qu'on mène
vers les salles d'opérationCroisés par ceux qu'on en ramène
dans l'odeur des désinfectants
et ceux qui viennent des cuisines
avec fumets appétissants
pour les angoissés qui attendent
des nouvelles de leurs parents10
ROMANCE DU CIMETIEREChrysanthèmes de la Toussaint
feuilles planant sur les allées
où passent lentement les noires
escortes pour les corbillards
avec couronnes et rubans
étoles goupillons surplisVoiles brassards et parapluies
conversations à demi-voix
parmi les dalles et chapelles
palmes urnes stèles et croix
inscriptions bustes et drapeaux
grilles graviers ronces balaisLe vent mêle divers discours
qui font hocher la tête aux uns
arrachent une larme aux autres
les caveaux sont ouverts les cordes
préparées autour des cercueils
poignées de mains baisers regardsDes promeneurs mélancoliques
hument l'automne aux carrefours
mains dans les poches se hâtant
avec nonchalance tel qui
faisait son adieu à la vie
dans des espèces de romances
Parcourant la boucle perpétuelle qui relie l'Alexandrie à venir au Paris le plus ancien, les A de toutes tailles se faufilent derrière les B de toutes formes qui se cachent derrière les C de toutes couleurs qui ricanent derrière les D de toutes races qui se haussent derrière les accents des E de toutes obédiences qui conversent derrière les F des toutes langues frémissant derrière les G de toutes sonorités qui volent derrière les H de toutes époques tombant derrière les I de toutes cultures qui se recroquevillent derrière les J de toutes natures qui épient derrière les K de toutes aventures et ainsi de suite jusqu'aux Z.AVEC TOUS NOS VOEUXDécoupures, empreintes, rainures, colonnes, rouleaux, batteries, semis, nuages, pluies, marées.
L'Arabe glisse devant le Braille qui brille devant le Cunéïforme tandis que l'Alchimie joue à côté de la Botanique germant à côté du Calcul et que l'Albanie se libère à l'intérieur de la Belgique se balançant à l'intérieur du Canada et ainsi de suite jusqu'au Zaïre, à la Zoologie et aux Zébrures.
Et plus loin encore et cela recommence et revient et se bouscule et pousse des branches et ramures et lianes à tentacules et suçoirs qui envahissent nos murs, nos écoles, bureaux, ateliers et rêves
Alors fugues en miroirs, contrepoints en augmentations transforment toutes nos disciplines en jeux d'orgues s'enlaçant et rivalisant d'éclosions jaillissantes, nous révèlent peu à peu les véritables fleurs de notre temps, si bien que les lourdes serres qui nous enfermaient s'ouvrent en parfums de voyages.
Ainsi venus des pétroglyphes et hiéroglyphes, après avoir passé par les ana-, para-, méta- et métroglyphes, nous allons pouvoir aborder enfin aux rivages de la génération des nouveaux anthropoglyphes.
LASSOO Paix! source de tout bienUn sapin pour y suspendre
viens enrichir cette terre,
et fais qu'il n'y reste rien
des images de la guerre.
étoiles boules guirlandes
animaux de bois ampoules
anges bergeries rois mages
papillons gâteaux bouteilles
et pour pouvoir y goûter
la paix dans le monde entierDélivre ce beau séjourVienne le temps des réformes
de leur brutale furie,
et ne permets qu'à l'Amour
d'entrer dans la bergerie.
école administrations
fleurissent les utopies
pour nous tirer des famines
révolutions en tendresse
pour franchir toutes les douanes
en paix par le monde entierFais qu'avecque le bergerDes tunnels sous les détroits
on puisse voir la bergère
qui coure d'un pied léger,
qui danse sur la fougère,
des autos silencieuses
des télescopes spatiaux
fonctionnant comme ils le doivent
des médecines très douces
pour inventer la santé
cette paix du monde entierEt qui du berger tremblantDe nouvelles théories
voyant le peu de courage,
s'endorme ou fasse semblant
de s'endormir sous l'ombrage.
pour expliquer l'univers
le big bang est trop guerrier
quant à Dame évolution
qu'il s'agit d'apprivoiser
trouvons la paix pour la vie
pour la vie du monde entierAccorde à nos longs désirsDes astronefs confortables
de plus douces destinées;
ramène-nous les plaisirs,
absents depuis tant d'années.
pour explorer les planètes
cultiver les étendues
de celles qui sont désertes
partager les libertés
de celles qui sont peuplées
dans la paix du monde entierÉtouffe tous ces travauxLa connaissance des langues
et leurs semences mortelles;
que les plus grands de nos maux
soient les rigueurs de nos belles;
dans toute leur variété
cataloguer les natures
accueillir leurs ambassades
savourer leurs embrassades
afin de pouvoir fêter
la paix par le monde entierEt que nous passions les joursChanger les tanks en tracteurs
étendus sur l'herbe tendre,
prêts à conter nos amours
à qui voudra les entendre.
recyclage des ordures
organisons des bûchers
lors des quatorze juillet
pour réchauffer nos misères
solitaires solidaires
pour la paix du monde entier
Comme une chenille qui extrait d'elle-même un long fil de soie pour soigneusement constituer autour d'elle un cocon à l'intérieur duquel elle s'immobilisera pour se transformer et s'échapper soudain munie de grandes ailes diaprées,LECTURES TRANSATLANTIQUESou comme une fileuse qui extrait d'une toison, comme une chenille d'elle-même un long fil de soie, un long brin de laine qu'elle tord, pour le teindre et tisser en drap qu'elle taillera pour en faire des habits, longuement constituer autour d'elle un cocon à l'intérieur duquel elle s'enveloppera, se parera, s'immobilisera pour se transformer, se réchauffer, s'échapper soudain munie de grandes ailes diaprées, se signaler, séduire,
ou comme un tréfileur qui extrait d'un lingot, comme une fileuse d'une toison, une chenille d'elle-même un long fil de soie, de laine, un long ruban de métal qu'il tord pour le ployer, le teindre et le tisser, constituer autour de lui un cocon, un drap qu'il taillera pour en faire des habits, des grilles et réseaux de communications, des manifestations, méditations et recherches à l'intérieur desquels il installera son poste de commande et d'écoute, s'enveloppera pour se réchauffer, se signaler, s'immobilisera pour se transformer, se parera pour séduire, s'échapper soudain muni des grandes ailes diaprées, se défendre et voyager,
ou comme un révolutionnaire qui extrait des machines mêmes qui l'oppriment, comme un tréfileur d'un lingot , une fileuse d'une toison, une chenille d'elle-même un long fil de soie, de laine, de métal, un long lasso de protestations qu'il tord pour les déployer, ployer, teindre et tisser, constituer autour de lui un cocon, un drap qu'il taillera pour en faire des habits, des grilles et réseaux de communications, des manifestations, méditations et recherches à l'intérieur desquelles il neutralisera les armes de tout calibre, les tanks, bombardiers et destroyers de tout tonnage pour les éduquer en ordinateurs, orgues et astronefs, s'immobilisera pour se transformer, s'enveloppera, pour se réchauffer, se parera pour se signaler, séduire, installera son poste de commande pour se défendre et d'écoute pour voyager, s'échapper soudain muni de grandes ailes diaprées, se répandre sur ce monde et sur d'autres, comme une chenille...
Michel Butor, Lucinges, le 3 décembre 1990
ITINÉROGRAPHIERamper avec le serpent
se glisser parmi les lignes
rugir avec la panthère
interpréter moindre signe
se prélasser dans les sables
se conjuguer dans les herbes
fleurir de toute sa peauPlonger avec le dauphin
naviguer de phrase en phrase
goûter le sel dans les voiles
aspirer dans le grand vent
la guérison des malaises
interroger l'horizon
sur la piste d'AtlantidesSe sentir pousser des ailes
adapter masques et rôles
planer avec le condor
se faufiler dans les ruines
caresser des chevelures
brûler dans tous les héros
s'éveiller s'émerveiller
Dans un pays qui a les dimensions d'un royaume d'autrefois, le marcheur aventureux rassemble au matin quelques provisions, monnaies, instruments, cartes au besoin, puis s'embarque en son mouvement souple pour répondre aux sollicitations du lieu. A chaque chant d'oiseau il pourra tourner à droite; à la première motocyclette il faudra par exemple monter une pente, à la seconde redescendre. Les inscriptions joueront un rôle décisif suivant le nombre de leurs mots, de leurs lettres s'il n'en est qu'un, le fait qu'ils commencent par une voyelle ou une consonne. Alors il ramassera un caillou, cueillera une fleur, prélèvera une branche, prendra une photo ou un croquis, écrira un mot sur un carnet, sur sa main ou sur une pierre, ou toute une phrase, toute une page, disposera les signes d'une piste qu'il retrouvera peut-être le lendemain, ou huit jours, ou un an plus tard. Sur le territoire qu'il explore ainsi par un entrelacs de chemins toujours inattendus, il dépose pour lui-même toutes sortes de marques disant : rentre chez toi, ou bien; ne rentre pas chez toi ce soir, mange le plus tôt ou le plus tard possible, ramène la récolte et range-la, ou bien inscris son catalogue sur ton carnet et disperse-la, ou abandonne-la ici près d'autres laissées autrefois, sans rien inscrire, ou bien inscris ce qui reste de ce trésor d'antan, dessine-le, photographie-le, peins-le, ou rentre chez toi pour le décrire, le peindre, le photographier ou le dessiner, ou l'horizon encore, ou les nuages, ou les rencontres, ou les mots, les images, les souvenirs ou tout ce qui vient à l'idée.APESANTEURAinsi le pays devient peu à peu livre à innombrables pages qui se feuillettent elles-mêmes en pages innombrables, et l'itinérant lui-même phrase qui se faufile entre les lignes et les signes, parfum qui répond aux couleurs qui répondent aux sons qui répondent aux parfums dans un livre-atelier qui a les dimensions non seulement d'un royaume d'autrefois, mais du voyage futur.
Michel Butor, Lucinges, le 28 décembre 1990
Racines coulaient parmi les oiseaux roux et des paupières battaient, palpitaient çà et là parmi les fenêtres; c'était hier; lames et herbes ou fougères se courbent maintenant parmi les serpents; sombres vagues. Ce sont des miroirs. Vapeurs et chevelures ondulent avec rumeurs parmi traces rouille autour des chaumes; torrents lumineux; un jour, sourcils et brumes descendront paresseusement parmi les sillons humides; griffes devenues discours (je ne sais si je parviendrai à noter), écorces, éclaboussures dans les respirations suspendues, sables outremer et cendres. A force de regarder, peu à peu tous nos malheurs passent par ici.
Revenons un peu en arrière; fumées se courbaient, se redressaient parmi portes rousses; vitres blondes et cendres ou écumes ondulaient çà et là parmi les oiseaux; c'était le mois dernier; sombres paupières; aujourd'hui, fenêtres et lames descendent avec senteurs parmi herbes ocre autour de vagues; à force de nous acharner, peu à peu tous nos désirs passent par ici. Ce sont des miroirs où l'on voit non seulement ce qui est devant, mais aussi ce qui est derrière. Vapeurs lumineuses; un autre mois, chevelures et traces remonteront amoureusement parmi torrents écumeux, sourcils devenus inscriptions (je ne sais si je parviendrai à transcrire), brumes, griffes dans les délibérations suspendues, écorces noires, sables et plumes battant parmi les arbres.
Sables ou poussières descendaient, glissaient parmi les arbres roux; sombres fumées; portes blondes et vitres grises remontaient avec douceur çà et là parmi cendres citron autour de paupières; c'était l'an dernier. Naviguons d'une planche, d'une page à l'autre. A force de graver, peu à peu toutes nos craintes passent par ici. Fenêtres lumineuses; désormais lames et herbes germent inlassablement parmi vapeurs salées, chevelures devenues sentences (je ne sais si je parviendrai à suivre), traces, sourcils dans les condamnations suspendues. Ce sont des miroirs magiques d'encre où l'on voit non seulement ce qui est à la surface, mais aussi à l'intérieur. Brumes rouille, écorces et enclumes se courbant parmi les hommes. Les phares tournoient dans l'espace. Une autre année, des couperets onduleront parmi éclaboussures et soupiraux.
Eclaboussures germaient, se développaient avec fraîcheur parmi sables glauques autour de fumées rousses, portes lumineuses, vitres blondes et cendres fleurissant clandestinement çà et là parmi fenêtres liquides, lames devenues stèles (je ne sais si je parviendrai à prévoir), herbes grises, chevelures blanches dans les précipitations suspendues. Ce sont des miroirs comme dans les contes. Traces ocre; à force d'écrire, peu à peu tous nos rêves passent par ici; c'était au siècle passé; brumes et flammes ondulent encore parmi les enfants, et des nuages descendent parmi les sillons. Suivez-moi, suivez-le, partez avec nous! Ecorces ou écailles et griffes, un siècle prochain, remonteront parmi les hommes; sombres menaces et couperets.
A force d'imprimer, peu à peu toutes nos déceptions passent par ici. Algues se mouvaient sinueusement, frissonnaient parmi portes chantantes, vitres devenues légendes (je ne sais si parviendrai à commenter, traduire), cendres rousses, lames dans les révolutions suspendues, herbes citron autour de traces et braises descendant çà et là parmi les femmes; c'était avant le début de l'Histoire; désormais chaumes blonds remontent, s'installent parmi les torrents; sourcils gris et brumes blanches ou givres germent parmi les enfants. Ce sont des miroirs magiques d'encre comme dans les contes, où je me vois non seulement comme je suis mais comme je vais devenir, où vous vous verrez non seulement tels que vous êtes, mais tels que vous le voudriez sans vous en douter encore, et qui vous permettront peut-être de deviner les moyens de le devenir. Sombres nuages, mais les phrases tournoient dans l'espace comme les formes; les navires se saluent; on découvre une autre Amérique; on pressent la pierre philosophale et son élixir; ce sera le début d'une autre Histoire: griffes et sillons fauves fleuriront avec chaleur parmi écorces outremer, couperets, éclaboussures et lendemains lumineux. L'encre et le papier nous entraînent au delà de toutes résignations.
A force de lire, peu à peu tous nos espoirs passent par ici. Eclaboussures devenues signatures, sables, vitres dans les gravitations suspendues, cendres glauques autour d'herbes et neiges remontaient parmi les serpents et des vagues germaient çà et là parmi les vapeurs; c'était avant ce que nous appelons le temps; chevelures et traces ou caresses fleurissent toujours parmi les femmes; sombres chaumes, torrents et sourcils se meuvent avec ardeur parmi brumes noires; nuages; après ce que nous appelons encore le temps, sillons lumineux, écorces et griffes voyageront délicatement parmi les archipels aventureux.
Je roulais entre Bédarieux et Montpellier en voiture
ou en train je ne sais plus c'était il y a longtemps
le Soleil se couchait derrière les Cévennes allumant
de grands brasiers autour de chaque château
on aurait dit des autodafés telles des peintures brûlantes
mais incombustibles d'anges ou dévas enflammant
les anciens oriflammes les codes contrats et condamnations
mettant les bûchers au bûcher proclamant l'approche
en tapinois d'un prochain millénaire moins atroce
déclarant la guerre à la guerre et détruisant la destructionMichel Butor, Lucinges, le 24 février 1991
SOUS LE NOIRC'était après la fin d'une guerre dont nous savions bien
malgré tous nos espoirs et discours qu'elle ne pouvait être la dernière
Michel Carrouges m'a mené dans ton bureau des jeunes Editions de Minuit
alors Boulevard Saint-Germain où tu rêvais une revue
qui devait s'appeler Zène et pour laquelle tu as eu l'amabilité
l'oeil à la fois inquisiteur et transparent de me demander un essai
avant d'exorciser notre timidité autour d'une bière éléganteCurieux de ce que tu pouvais écrire j'ai alors découvert
cette espèce de givre romanesque cristallisation des instants
aussi loin que possible de tout ce que je pouvais et désirais faire
avec ce côté 1900 comme chez les jeunes Gide et Proust
mais revu par un soupçon de Maeterlinck et même d'Henri Michaux
alchimie pratiquée dans les vapeurs du Nord imprégnant à Paris
chapeau journaux et pipe en écume de bière éléganteDepuis l'échauguette d'ivoire où tu avais installé ton athanor glockenspiel
tu prêtais une oreille à tous les bruits du monde même à ceux
qui ne cessent depuis de nous menacer pour y démêler
porté le plus souvent par de tout autres voix le parfum tant cherché
l'isolant comme un élixir sur les rayonnages de tes collections
c'est pourquoi revenant d'Egypte et d'Angleterre je suis venu t'apporter
mon premier touffu manuscrit dans la protection d'une bière élégantePrince lecteur depuis que tu me suis dans tant de frasques d'écriture
toujours attentif à travers les ombres aux flores et faunes de tous chemins
il me manque d'avoir achevé en ta compagnie quelque aventure
sur la Grand Place par exemple à la découverte d'une bière éléganteMichel Butor, Lucinges, le 24 février 1991
DE POSTE EN POSTESous le noir il y a l'attente
avec ses sinuosités
ses multiples efflorescences
pétales ramures antennes
caresses murmures soupirs
la prolifération des ombres
la dissémination des nombres
la dentelle des souvenirsSous le noir il y a l'odeur
cheminées des salles d'antan
épaisseurs poivrées des étables
greniers cavernes ou celliers
moisissures littératures
encres vins pétroles bitumes
filons ou menaces tempêtes
fouilles poussières ossementsSous le noir il y a la perle
fonds des mers continents nouveaux
trous dans l'espace atomes lourds
fabriques d'étoiles sonores
grondements des ères enfouies
entrailles de monstres chanteurs
balbutiements et premiers pas
l'infra-rouge et l'ultra-violetSous le noir il y a les yeux
carnaval de Venise ou jungle
une confidence inquiète
les oscillations des navires
tourbillons capes et concerts
gongs lames cordes et crinières
les cyprès sifflant dans le vent
palpitation des originesSous le noir il y a le noir
l'inconnu du siècle prochain
l'énigme qui fermente au four
les possibilités d'envol
dans un millénaire assaini
la transmutation des ténèbres
l'enfer inventant son sourire
le point d'orgue au-delà du tempsMichel Butor, Lucinges, 2 mars 1991
Mon cher Jean-Michelreçois tous mes voeux
pour l'exposition
Arles sera plus
belle que jamais
d'avoir dans ses murs
tant d'oeuvres de toiAnges et sylvains
nymphes et démons
feront résonner
harpes et tambours
flûtes et cymbales
orgues et soupirsLa télévision
changera ses ondes
se réfléchissant
dans tes aquariums
tes miroirs magiques
tes bains de jouvenceOù commencera
la transmutation
de ses émissions
depuis la poussière
le pourrissement
et l'ignominieJusqu'à l'arc-en-ciel
éclairs et lueurs
échelles et fleurs
d'une éducation
en révolutions
de paix frémissanteQue nous attendons
désespérément
furieusement
inlassablement
après tant de bombes
et de confusionJ'aurais tant voulu
nettoyer mes yeux
dans tes alphabets
recharger mes piles
à tes dynamos
ou tes éprouvettesQue ceux qui les voient
après y avoir
bu à longs traits puisent
pour m'en distiller
dans leurs athanors
élixirs et larmesPour la guérison
désaltération
du monde fiévreux
où nous haletons
dans l'hypocrisie
ou la démissionQuand viendra mon tour
de les étudier
de m'en régaler
m'en réconforter
de les propager
au fil des rencontresLeurs baumes auront
déjà commencé
à s'approfondir
en fermentation
en effervescence
en maturationEt à révéler
dans l'obscurité
imprégnée de braise
et ruissellements
du laboratoire
enfer bien-aiméLes linéaments
de jeunes visages
les embarcadères
d'audacieux voyages
les propositions
d'autres sociétésEt je ne pourrai
que les prolonger
en les vérifiant
en m'en imprégnant
que m'en revêtir
et m'en inspirerBonne chance donc
à tous ces heureux
qui profiteront
de tes découvertes
et les répandront
de rêve en réveilMichel Butor, Lucinges, 18 mars 1991
ANGE DE LA BAIEFrère au très loin je tourne
depuis des années sournoisement
autour de ton ombre gardée
farouchement par des spécialistes
dont tu aurais détesté la plupartCe qui m'a mené en maint continent
déserts ou forêts villes ou sargasses
nullement à la recherche de tes traces
mais d'un lieu pluriel d'écoute et vision
d'où poursuivre ta tentativeStoppée par le sort après tant d'avatars
malgré tous les soins et préparations
communique-moi ta force d'écart
et ce silence à l'intérieur de tous les mots
dont la mort ne pourra qu'augmenter le pouvoirMichel Butor, Lucinges, 19 mars 1991
DERRIERE L'HORIZON DU TEMPSRevenant en avion de Genève à Nice
après l'avoir fait tant de fois en train
ce qui ne me déplaisait pas non plus
une fois franchies les chaînes étincelantes
le mont Viso régnant sur l'Italie
quand l'appareil commençait à tournoyer
vers les vagues et les mimosas
parmi les borborygmes de la corruption
qui s'élevaient comme des lichens
depuis le marécage urbain s'effilochant parmi les rochesPrenant appui sur mon prénom je m'identifiais
à l'un des anges de la baie les ailes couvertes
non de blanches plumes de cygne mais de celles
bigarrées du totem injurieux injurié de mon clan
et mon casque s'armait d'un bec acéré
afin de pourfendre en leurs millions de replis
les larves de la sottise et la contagion simoniaque
entouré de toute une escadre de célestes complices
venus à mon secours de mainte époque ou religion
virevoltant comme ceux de PadoueJouissant des encouragements du sel
et des caresses des parfums montagnards
autour du navire de la toujours vierge
dont les embruns et brises soulevaient les vêtements
pour la faire perpétuellement renaître en Vénus
mais dès que j'avais touché le sol de l'aéroport
je repliais à l'intérieur de mes épaules et de mon front
tout mon attirail ornitho-séraphique
pour reprendre mon allure de professeur harassé
pressé de retrouver sa famille en nos AntipodesMichel Butor, Lucinges, 25 mars 1991
AUX SOUTERRAINS D'UN LIVRE1
Quand leurs bannières flottant enfin
sur l'Alhambra tu es allé trouver
les Rois catholiques pour leur parler
du grand Khan roi des rois des Indes
et qu'ils se laissèrent convaincre par ton idée
d'aller vers l'Orient par le chemin d'Occident
et te firent partir avec trois navires depuis Palos
à la recherche non seulement de la lointaine île
de Cipango où miroitait l'or mais aussi
de la cité de Quinsai la plus populeuse
qui fût au monde où l'on pouvait
disait-on goûter tant de plaisirs
qu'on s'imaginait être au paradis
alors au continent de la stupéfaction
il y avait une ville dite Tenochtitlan ou Mexico
construite sur des canaux autour d'un rocher
où un aigle tenant dans son bec un serpent
s'était posé sur un cactus et déjà derrière
l'horizon du temps couvaient des déportations
des cathédrales des épidémies
des gratte-ciel et des catastrophes2
Quand tu cherchais non seulement l'étrange île
de Hondo où l'or couvrait les toits des palais
disait-on mais aussi la cité de Hang-Tchéou
avec ses douze mille ponts arqués
sous lesquels passaient aisément
au dessous des voitures et des chevaux
les plus gros bateaux sans mâts alors
au continent de l'ensorcellement il y avait
dans la ville sous les deux grands volcans
une enceinte crénelée entourant les temples
principaux dont celui double d'Huitzilipochtli
colibri de la gauche et de Tlaloc dieu de la pluie
et déjà derrière l'horizon du temps
couvaient usines explosions
universités révoltes et fouilles
un jour après trois semaines de navigation
dans l'inconnu vers la direction interdite
la terreur s'empara de tes marins
qui commencèrent à se révolter
et tu ne réussis à les maintenir en obéissance
qu'en leur débitant des mensonges3
Au continent de l'interrogation il y avait eu
dans la ville des jardins flottants le sacrifice
de vingt mille prisonniers en quatre jours
pour consacrer la reconstruction de ce temple
et déjà derrière l'horizon du temps couvaient
des orages des explorations des massacres
des découvertes et des exterminations
cinq ans avant que t'apparût dans la distance
aux cris de Terre Terre l'île de Guanahani
dans les Bahamas que tu nommas San Salvador
avec des Indiens nus peints en brun ou en blanc
bien faits ignorant du fer et des armes
qui t'apportaient dans leurs pirogues
du coton des perroquets des pagaies
et même un peu d'or croyant qu'avec tes hommes
tu étais descendu du ciel alors que tu cherchais
l'étonnante île de Nippon où le pavage des chambres
aurait été couvert d'or et aussi la cité de Hang-Zhou
avec ses dix places principales de deux miles de tour
une infinité d'autres disait-on et de grandes maisons
de pierre pour y loger les marchands d'outremer4
Déjà derrière l'horizon du temps couvaient
des inventions des mensonges des reconstitutions
des naufrages et des espoirs quand baptisant
l'une après l'autre Sainte Marie de la Conception
puis la Fernandine et Isabelle dont la verdure
te rappelait le mai andalou avec des arbres
fruits herbes et pierres aussi différents
de ceux que tu connaissais que le jour de la nuit
le chant des oiseaux te faisant désirer
de n'en plus jamais partir à la recherche
de la surprenante île du Japon où les fenêtres mêmes
étaient en or ou de la cité du lac de l'Ouest
avec ses marchés où l'on trouvait toujours disait-on
cerfs daims chevreuils perdrix faisans cailles
et mille sortes d'oies et canards
avec des abattoirs de bétail pour les riches
alors au continent de la mise en question il y avait
dans l'enceinte sacrée de la ville des fleurs sanglantes
rangés soigneusement comme des livres
dans une bibliothèque d'un monastère de Gênes
les cent trente six mille crânes des sacrifiés humains5
Quand tu cherchais obstinément l'incroyable
île du mont Fuji suintant de perles rouges
disait-on et la cité du mascaret d'automne
où l'on trouvait toujours sur les marchés
d'énormes poires blanches à l'intérieur
comme fine fleur de farine et très odorantes
alors au continent de la révélation il y avait
à Tlatelolco près du nid de plumes précieuses
des marchands d'or gemmes plumes étoffes
broderies esclaves poteries et fourrures
après être rentré à la cour en triomphateur
tu es retourné dans ton Hispaniola
pour y trouver ton premier établissement
incendié la garnison exterminée
pourtant tu as commencé à y planter
céréales et vignes exploiter l'or
et décidé d'utiliser les cannibales
comme esclaves à vendre en échange de bétail
tandis que déjà derrière l'horizon du temps
couvaient des humiliations et des arsenaux
destructions laboratoires et déceptions6
Quand au cours de ton troisième voyage
tu abordas enfin au continent américain
mais sans t'en apercevoir le prenant
pour une île alors que tu considérais Cuba
comme une péninsule de l'Asie pensant frôler
le paradis terrestre montagne sur la Terre
semblable à un téton sur le sein d'une femme
déjà derrière l'horizon du temps couvaient
des sciences des vengeances des hôpitaux
des haines et des musées en ces Indes
insoupçonnées il y avait au marché
de Tlatelolco des marchands de volailles
de lièvres et de miel ragoûts confiseries
tabacs chocolats parfums papiers teintures
couteaux d'obsidienne pour sacrifices
toi rêvant encore à cette invraisemblable
île des sources chaudes où auraient mûri
les pierres précieuses et à la cité
de la colline aux phénix où l'on fabriquait
et vendait toujours à la température désirée
toutes sortes de vin de riz aux épices7
Tandis que tu cherchais toujours
l'énigmatique île des éventails
dont nul n'aurait pu énumérer
les richesses mais aussi la cité
des douze portes avec ses courtisanes
somptueusement vêtues et parfumées
dans des maisons délicieusement décorées
les rois catholiques émus par les plaintes
des mécontents rentrés en Espagne
et de tous les envieux ont envoyé
le commandeur Bobadilla pour te remplacer
comme gouverneur et te mettre aux fers
puis t'ont rappelé auprès d'eux te laissant
enfin repartir pour une quatrième aventure
déjà derrière l'horizon du temps couvaient
des incendies orchestres et engloutissements
des astronefs et des écrasements alors
au continent de la décantation il y avait
sur le marché de Tlatelolco entouré d'arcades
plus grand que toute la ville de Salamanque
des juges et des agents pour surveiller le troc8
Au continent de la révolution il y avait
autour de la ville du dieu sombre d'immenses
pyramides édifiées par des peuples anciens
dont on se demandait s'ils n'étaient pas des dieux
quand toi cherchant toujours la mystérieuse
île du miroir sacré dont nul n'aurait su
conter les mérites et la cité des grottes sculptées
aux courtisanes si habiles que les étrangers
disait-on qui en avaient joui une fois
rentrés dans leur patrie ne songeaient
qu'à y revenir lors de ton dernier voyage
une terrible tempête éclata dispersant
tes navires au cours de la nuit et toi
sur le point de mourir de désespoir tel Job
te voyant interdire l'accès de cette terre
que tu avais trouvée au prix de sueurs de sang
et d'autres ouragans t'ont malmené
tout au long de l'isthme central
déjà derrière l'horizon moutonneux du temps
couvaient explications hurlements et expositions
des guerres civiles et des renaissances9
Déjà couvaient larmes et multiplications
des gémissements des libérations
et des agonies au continent de l'expérimentation
il y avait bien loin de la ville du retour
du serpent à plumes d'autres ruines
des dessins gigantesques dans les déserts
de grandes villes somptueuses avec leurs routes
quand tu cherchais désespérément l'inépuisable
île du soleil levant dont nul n'aurait su
mesurer les audaces comme celles de la cité
des six harmonies où quiconque
pouvait louer des palais disait-on tout meublés
pour faire la fête et des bateaux palais flottants
alors dans la fièvre tu entendis une voix
très compatissante qui disait homme lent à croire
qu'a donc fait de plus pour Moïse ou David ce Dieu
qui t'a donné les Indes qui t'a confié les clefs
de la mer océane jusqu'alors serrée
de si fortes chaînes ta vieillesse
ou même ta mort n'arrêteront pas
ton ultime exploit derrière l'horizon du temps
L'ouvrage se présente comme une dalle ou lame tendue de tissu noir frappé du sigle blanc du ver ou rat rongeur. Si l'on réussit à la soulever on s'aperçoit qu'il s'agit en fait d'une trappe qui mène dans un somptueux caveau où l'on trouve d'abord, étendues dans les suaires transparents d'une vaste chambre à très basse voûte, les 27 feuilles d'un tarot funèbre,couvertes, sur une face, de couleurs ou plutôt non-couleurs épaisses, à grains divers, pièges pour les coulisses de la lumière, noirs brillants, blancs crémeux, traces de crayon.
Trois fois neuf images liant semaines saintes et corridas, couteaux et velours, silex et murmures, avec rage et délicatesse,
et aussi l'armet de Mambrin à l'Heure de Tous, sarments et serments, joyaux et blessures, avec sarcasme et langueur,
enchaînant les baraquements des gitans aux projecteurs des studios, sueurs et pâleurs, jungles et bavures, avec fougue et retenue,
et aussi les divines Paroles aux farces de Lazarillo, les fouets et les grâces, les nains et les grils, avec acharnements et replis,
juxtaposant les Commentaires royaux à la brévissime Relation de la Destruction des Indes, aiguières et charognes, glaciers et brasiers, avec vengeance et pardon,
et aussi la Tentation de Saint Antoine au Chemin de Saint Jacques, odeurs des jasmins, barbelés des camps, avec effervescence et distance,
superposant le Festin de Pierre au Retable de maître Lézard, plafonds étoilés et blizzards de suie, avec violence et ruses,
et aussi les portraits de famille aux haillons de brocard, leçons de ténèbres et jeux olympiques, avec arrachements et glissements,
mariant les lichens des toundras aux beuveries des cloîtres, étaux, étals, étoles et âtres, avec crissements et réverbérations.
27 arcanes majeurs de notre misère à savoir:
1) deux visages écrasés après un instant d'assouvissement, guettant l'approche de l'indétournable vedette policière fendant la mer d'asphalte sous le ciel de plomb,
2) une femme, sa chemise à ourlets de dentelles relevée jusqu'au cou, affalée sur une méridienne tapissée de reps élimé, certaine de l'arrestation, essayant d'apaiser ses tourbillons d'angoisse,
3) un archevêque mitré s'extirpant de sa bière, quelques lambeaux de chairs et poils tenant encore à ses pommettes, sous les yeux d'une bande d'angelots bavards à ailes mi-parties corbeaux et cygnes, de vraies pies de columbarium, effarés devant cette résurrection ratée,
4) le visage un peu inquiet d'un commentateur à col et capuchon de fourrure, se disant que ce n'était pas du tout ce qu'il avait prévu, se demandant si ce ne sera pas son tour d'y passer la prochaine fois, se ressaisissant aux barreaux du code, mais attendant encore quelques instants pour reprendre son souffle avant de condamner,
5) le visage gras, blafard, à pustules, d'un autre qui préfère ne pas trop s'approcher du poële de faïence de peur de fondre, s'étaler sur les carreaux du prétoire, se perdre à l'égout,
6) quant à celui-ci, c'est plutôt le prévenu qui suppute son tour, prévenu bien trop tard d'ailleurs, pris au dépourvu; des yeux lui bourgeonnent sur les joues et les tempes, sur la nuque aussi sans doute, cherchant la faille et l'issue,
7) l'antichambre de l'inquisition avec alguazils, spadassins, séminaristes, secrétaires, appariteurs, assesseurs qui s'agitent autour des suspects traînés dans leurs chemises de chanvre avec de grands crochets,
8) le contrôleur de profil avec la goutte de morve chargée de nicotine et poivre, qui s'attarde sur son menton rugueux en galoche, pivotant sur le cou maigre semblable au manche d'une massue,
9) les taches de moisissure sur la soutanelle, ou bien celles de clair de vieilles lunes sur la poussière du cachot fouillée par les rayons coupants des lanternes grillagées,
10) les trois juges infernaux: le général Minos, le supérieur Eaque et le frère Rhadamante, goguenards, grivois et goulus,
11) la pleureuse avec sa tresse de jais, les genoux souriant un peu sous la bure laiteuse,
12) serait-ce la même couchée maintenant sur le dallage, Olympia des soupiraux, une grosse flaque reliée par un large visqueux filet à son cou tranché, la chair tremblant encore dans l'émotion du viol?
13) le premier procureur avec sa toque, son regard ennuyé, sa voix traînante nasillarde, les gouttes de transpiration sur son front qu'il essuie d'un ample balayage de sa manche à revers,
14) un cheval saluant celui de Guernica, hennissant, mâchoires ouvertes, langue en poignard, le visage d'un palefrenier bouffon apparaissant soudain par une brèche de l'écurie calcinée,
15) conversations de vestibules, remarques à l'emporte-pièce dentelé sur les réquisitoires et plaidoiries, chuchotis et suçotements,
16) l'inévitable crucifix sur la paroi, la couronne d'épines enfoncée dans les yeux,
17) l'avocat du diable, comme si celui-ci en avait besoin, qui ne laisse passer nulle intonation, nulle hésitation, boutonné jusqu'aux dents, les billes de ses pupilles roulant dans le goudron de ses orbites,
18) le président tordant sa gueule pour proférer l'inintelligible mais inéluctable sentence,
19) les loges de la presse avec les téléphones, téléscripteurs, caméras, microphones, cuves à révélation, agrandisseurs, tables de montage et massicots, l'extermination en direct,
20) la liesse de la foule à l'annonce du supplice, les écoliers lançant en l'air leurs encriers, déchirant leurs cahiers et tendant des pièges pour les vieillards indulgents,
21) le greffier soulagé d'avoir enfin transcrit le dernier attendu, soignant ses points d'exclamation et d'imprécation,
22) le plongeon de la tête du sorcier, de l'hérétique, de l'inventeur, à l'intérieur de sa propre poitrine, comme pour chercher son coeur afin de pouvoir le vomir, lorsqu'il a compris que tout était perdu (mais comment diable -ou plutôt légions des insondables ricanants abîmes célestes-, pouvait-il espérer encore?),
23) le peintre et son modèle, celui-ci transformé en insecte, mais à vrai dire le peintre aussi,
24) l'épouse, tout son corps marbré de frissons, dénudé presque écorché à l'intérieur de la geôle des tissus houille et neige sous la mantille,
25) le paysage de l'exécution à l'aube livide; une fusillade mais réglée de telle façon qu'elle dure aussi longtemps qu'un bûcher; on devine des battements d'ailes mais sans pouvoir décider si ce sont encore celles des archanges ou celles des vautours déjà,
26) bousculade à la procession pour baiser surplis, chiper reliques, se barbouiller de cendres,
27) l'enfant rescapé qui connaîtra bientôt l'étendue de ses tares.
Lorsqu'on a refermé le vantail sur cette galerie-galère à 27 voiles, apte à naviguer dans les flots de lave sous toutes nos villes, on descend d'un étage encore pour trouver dans une autre cave plus petite une liasse de feuilles de diverses couleurs, couvertes d'une écriture imperturbable au stylographe ancien, nous proposant un ensemble de méditations sur ce que nous venons d'explorer dans la première catacombe.
Dans une fosse voisine le texte de ces archives se conjugue à des reproductions qui, dans leur remarquable effort de fidélité, nous invitent à les confronter perpétuellement aux originaux, ceci constituant un volume, premier de 25OO presque identiques, à ceci près que 25 dont celui-ci, comportent une image supplémentaire gravée à l'eau forte, et que deux autres se distinguent plus secrètement pour que cela fasse 27.
Enfin, telle une fleur sèche oubliée, tout au fond le manuscrit de cette relation d'une visite, sur trois doubles pages détachées avec les reproductions 13, 14 et 17.
RÉPLIQUES EN AMERIQUE LATINEDe l'autre côté du seuil c'est la dalle et le carreau, le parquet et la natte, le linoléum et le tapis;
ou au contraire l'asphalte et le gravier, le gazon et le sentier, la plage et le marais.De l'autre côté du linteau, c'est le plafond avec ses poutres et moulures, les voûtes et leurs ogives, les suspensions et les mobiles;
ou au contraire les nuages avec leur pluie et leur neige, le vent, la grêle, l'azur, l'arc-en-ciel et la brume.De l'autre côté du chambranle ce sont les lambris et cimaises, les tapisseries et tableaux, les bibliothèques et recoins;
ou au contraire les forêts et falaises, les horizons et façades, carrières et grottes.De l'autre côté de la serrure c'est le secret et l'obscurité, le lit et l'armoire, la lampe et la lecture;
ou au contraire la foule et le vacarme, le désert et ses tourbillons, la mer et ses embruns.De l'autre côté du gond c'est le silence et le sommeil, la réflexion et l'écriture, le miroir et l'envie;
ou au contraire la promenade avec la conversation, les éclats de rire avec les torrents, les oiseaux avec leurs roulades.De l'autre côté du vantail c'est le trésor et la braise, l'élixir et le conte, les claviers et les albums;
ou au contraire la dilapidation joyeuse, les frissons et fourrures, les sueurs et les chasses.De l'autre côté de l'ombre c'est le regard et le murmure, la perle du soir, joyaux et reliures;
ou au contraire l'étincelle avec ses risques, écailles et griffes, écorces et baisers, soupirs, échos, prophéties et ruses.
AU DOS D'UNE CARTE POSTALEArgentine1
La PlataTu réfléchis enseignes et passages sous le ventilateur immobile
Je nage dans les défilés solitaires sous les cétacés du plafond
J'attends l'arrivée des ichtyologues dans mes grands fonds
Tu traverses les vitrines phosphorescentes de l'incertaine évolution2
Buenos AiresTu as attendu par curiosité que le train ait dégagé la vue
Je me suis accrochée au wagon pour fuir au-delà des frontières
J'attends qu'arrive un autre train et qu'il reparte pour très loin
Tu nous diffuseras des messages depuis ton pays d'accueil ou cachette3
encore Buenos AiresTu accompagnes de ton déclic l'humide tango des pompiers
Je ne suis plus qu'une ceinture dans le virevoltement de la piste
Je cherche à percer vapeurs et fumées pour trouver les restes des braises
Tu enrobes de flammes noires ton cavalier brandon élu4
toujours Buenos AiresTu surprends la consolation de l'ibis sur la désolation des branches
J'essaie d'enrayer l'invasion quasi fatale des ténèbres
Je lave le ciel en vain de son crêpe de cendres
Tu exorcises la fureur qui menace tous ces balcons5
TucumanTu prêtes les ailes du cygne au cheval qui cherche l'issue
Je tords les hampes des réverbères pour entrouvrir la geôle des affolements
J'emprunte sa crinière au cheval pour permettre l'envol du cygne
Tu incurves les trajets des voitures pour fournir asile à l'errant6
TilcaraTu radiographies les capillaires de la pluie sur la paroi
J'écoute le battement du menu coeur entre mes bras
J'ouvre à l'intérieur du ruissellement une chambre où sécher sa peau
Tu entrelaces la chaleur avec les bourgeons de tes doigts7
la QuebradaTu nous élèves saguaros dans les replis de tes épaules
Je protège les humbles tombes par mes aiguilles de géant
Je fleuris mes épouvantails d'étoiles une nuit par an
Tu ressuscites les gisants quelques heures par ton haleine8
hauts fourneaux de ZaplaTu foudroies l'antique Sodome par un poudroiement de bitume ardent
Je reste plus près de la terre en surveillant mes barres éblouissantes
Je fais entendre en cette usine les malédictions d'aujourd'hui
Tu armes le portier infernal de fourches gantelets cuirasse9
JujuyTu salues l'infatigable vagabond tout son pauvre avoir sur l'épaule
Je me perds dans le grouillement des jeunes truites sur les moirures des galets
Je marche avec lui dans la poussière les ampoules me viennent aux pieds
Tu m'offres alors de quoi les tremper me restaurer désaltérer10
IguazuTu héberges le papillon dans la conque de ta main droite
J'admire la mâchoire du crocodile qui ne claquera plus jamais
Je relâche le papillon dans l'irisation des cascades
Tu photographies les survenants dans l'objectif de l'oeil saurien
Brésil
1
IguazuTu tournoies avec les oiseaux devant les falaises d'écume
J'escalade en contre-courants les branches des forêts liquides
J'édifie des citadelles de fraîcheur au plus agité des soirées torrides
Tu dévales comme un skieur les gouffres de neige et de verre fondu2
Rio de JaneiroTu saupoudres mes palmiers des sinueuses nacres des plages
Je baigne les tiens des sueurs de nos lits défaits
J'incline mes bouquets dans le sel de tes nuits vibratiles
Tu trempes nos draps des langueurs de faubourgs en danse3
Ouro PretoTu gravis la pente jusqu'au sanctuaire flambant
Je prépare à toute vitesse l'apéritif devant la sainte cène
Tu offres aux apôtres les saveurs d'un continent nouveau
J'implore pour toi les anges métis4
mine d'or de MariannaTu fixes les yeux lumineux du rapace dans la galerie abandonnée
J'écoute le tintamarre des wagonnets fantômes
Je ramasse des pépites illusoires dans les bassins flous
Tu imagines le rougeoiement des torches sur le dos des esclaves fouettés5
BahiaTu presses les vagues des bras nus sur le bastingage du traversier
Je délègue ma silhouette vers l'inaccessible améthyste
Je pressens dans les muscles des nuages l'orage de vigueur qui nous délivrera
Tu creuses les cavernes de ton crâne pour y loger tous les cristaux de tes trouvailles6
BelemTu t'installes près des piles de tes fruits pour les garder dans ton sommeil
Je les ai fait passer de barque en barque jusqu'à ton quai
Je prépare ton repos dans l'ivresse des mûrissements sous les lampadaires
Tu les as transportés de chenal en chenal entre les îles et les plantations7
encore BelemTu transmets les nouvelles du soir sous la vergue d'un autre bateau
J'en suis encore au plein soleil à rouler parmi les écailles
Je suis encore en pleine nuit à me balancer parmi mes projets
Tu diffuses déjà les nouvelles de ce matin sous les monceaux des récoltes8
sur le fleuve GuamaTu me demandes comment se nomment ces étranges roseaux
Je voudrais bien savoir ce qu'on a voulu me faire entendre par ces signes de craie sur le billard
Je comprends bien que tu ignores autant que moi le secret de ces tiges
Tu recouvriras d'autres interrogations celles auxquelles tu ne peux répondre9
ManausTu étends ton linge sous les forteresses des urubus
Je médite sur l'avenir du monde en aspergeant mes orteils
Je cuisine derrière les treillis dans les rayons horizontaux
Tu apportes les desserts suaves dans les vestiges de l'école10
encore ManausTu dessines ton désarroi sur le rectangle de tes manques
J'ai laissé mon bateau s'échouer sur le sable sous le viaduc
J'accumule sous mes arcades sourcilières l'amertume de mon pays
Tu clapotes avec les enfants dans les flaques laissées par le fleuve évanoui
Supplément au Brésil
1
encore BahiaTu épingles parmi les nuages l'avion qu'acclament les gamins
J'invite la perruche à venir sur mon doigt
J'essaie d'éclabousser avec les copains jusqu'aux lames
Tu soulèves le rideau d'écume comme la brise2
toujours BelemTu te suspends aux rambardes du siècle passé comme les tapis
J'extrais de la boîte à lait le serpent national
Je me faufile entre les pétales de la suspension
Tu nourris les enfants sur les carreaux du monstre3
toujours ManausTu soulèves allègrement dans ta caisse de quoi soulager nos misères
J'épie dans l'angoisse avec mes soeurs le client avide
Je désire une jeune main pour serrer ma nuque rasée
Tu voudrais trouver d'autres jeux pour apaiser les beaux porteurs4
encore et toujours ManausTu navigues sur le fleuve noir en attendant les assoiffés
Je patauge sous les yeux horribles des pontons
Je rythme le défilement des rives avec mes poteaux et flacons
Tu plaques sur le clavier du quai les dissonances de l'abandon5
encore RioTu te débats contre la vitre comme une mouche
Je m'étends sous la brume comme un faubourg marin
Je guette le passage de l'autre cabine suspendue
Tu planes au-dessus de la brume comme une découpure de montagnes6
toujours RioTu éclaires les agrippés à toutes les tiges du tramway
Je cueille cette grappe humaine comme dans une vigne
Je réussirai bien à bondir jusqu'au marchepied
Tu happes le frémissement d'une lumière de bal masqué
Mexique
1
MexicoTu enroules ton corps soyeux autour des jambes chamarrées
Je surveille sur le damier la partie des dames capsules
Je flaire l'odeur des bottes vernies sur le dallage
Tu reconstitues les élancements du violon qu'on a rangé dans son étui2
encore MexicoTu fais un anneau de tes bras autour du cou de ton père
Je m'efforce de te représenter débarquant sur un des satellites de Saturne
Je voudrais sauter des pyramides ancestrales jusqu'aux astres qu'elles célèbrent
Tu appelles de tous tes voeux un Christophe Colomb indien qui redécouvre
l'Europe oubliée retour de l'espace3
PatzcuaroTes jeans semblent plongés dans la boue des siècles
J'apprivoise le cheval de bronze sur le capot
Je ne suis pas le seul à étudier cette sculpture
Ton index écrase tes lèvres et ton nez dans ton envie de rivaliser4
GuanajatoTu découvres dans l'étalage des noms de senteurs fabuleuses
Je m'enfonce dans les puanteurs innommées des tunnels urbains
Je caresse de ma lumière les épaules des retrouvés
Tu emportes dans ta pénombre l'écho des adieux murmurés5
encore GuanajatoTu conduis ta voiture neuve jusqu'aux escaliers des fantômes
Je hurle dans mon insomnie depuis les massacres d'antan
J'appuie mes deux bras invisibles sur la rampe du palais d'ombre
Tu réveilles dans son horreur la reine des plateaux bourbeux6
sur la route de San Miguel AllendeTu frôles des camions crépusculaires dans la soie des brindilles bleues
Je tends le filet de mes fêlures sur le casque de tes plongées
Je m'étire au long des plumes de notre vitesse
Tu greffes un cil de clair de lune sur l'aquarium de l'horizon7
sur la route d'AcapulcoTu franchis désinvolte un campement de chiffres
J'attends l'invitation des bavardes serveuses rieuses
Je me régale des reflets arides sur les écriteaux et les rocs
Tu aides à préparer les festins des gigantesques gueules d'outremer8
AcapulcoTu vois l'homme en clair proposant des palaces
Je le démasque renonçant en sombre aux pharamineuses croisières
Je vois la femme en ombre devant l'aurore marine
Tu la revêts de blanc princesse éclipsant les stars9
Tuxla GutierezTu courbes les chapeaux en profils de guitares
Je fouille les dorures au jardin des torpeurs
Je dresse les cheveux en épines de roses
Tu tresses les pétales des lèvres en entrées de serrures10
canyon de SumideroTu filtres la rudesse du paysage dans les songes de ta bercerie
J'engrange du miel céleste pour tes nuits
Je cherche ma voix égarée dans l'oreille interne des montagnes
Tu accordes les clefs des harpes de l'abîme11
encore PatzcuaroTu crois accompagner les mariés dans l'église vide
Je me dis qu'il s'agit plutôt d'une gare désaffectée
Je m'extasie sur la colonne et son chapiteau
Tu transformes sans t'en douter le fer en stuc et bois doré12
TexcocoTu mets au centre de l'image la croix brodée sur la cravate
Je préfère le croisement des piques obliques devant le quadrillage des parpaings
Je suis fascinée par les ongles de cette main gauche près de la poignée
Tu ne peux détacher les yeux de ces broderies et de ces boutons13
San Cristobal de las CasasTu n'oublies ni le pilier métallique ni la hauteur des murs marbrés
J'attrape le rire des enfants sur le socle en pente
Je n'oublie ni le panier gonflé ni les franges battantes
Tu attires mon attention sur le balcon semblable à une poule devant les touffes d'herbe14
AhuatempanTu disposes les assistants le long des vagues de la guirlande
Je construis un arc triomphal avec les immenses glaïeuls
Je saisis l'instant où les bouteilles des enfants deviennent instruments à vent
Tu répercutes les silences de ceintures en cols et rubans
Le mot chapeau et voici qu'il tourne sur la tête et que le vent l'emporte
Le mot chemise et voici qu'on l'enlève la lave et la change
Le mot enfant et voici qu'il s'éveille saute et court sur le sable
Le mot écume et voici qu'elle avance recule roule des algues et des odeurs
Une photo plus un texte vaut un millier de photos plus un millier de textes
LA PEAU DES RUES1
C'est le train du mariage du soir et du matin
ligne directe Bruxelles-Ephèse
directe mais sinueuse avec des stations
non seulement à Huy mais à AnversEt s'il traverse des banlieues
avec ruelles bougies et beffrois
briques fenêtres aiguillages
cheminées passages à niveauxEcolières ardoises tresses
isolateurs pylônes bielles
il est capable de filer sur le lac d'hiver
tandis qu'on imagine au loin le ColiséeL'entrée de ses voitures n'est permise
qu'aux candidats vêtus de noir
soigneusement examinés
par des contrôleurs jumeauxIls les font passer par des vestibules
reliés à des appareils de radiographie
étincelants de cuivre
qui sondent les reins et les coeursInutile de tenter de dissimuler
la moindre arme de contrebande
les rayons ne se contenteraient plus
de dissoudre les vêtementsDes hôtesses aux grands yeux
et la taille cambrée
messagères déléguées
sortant du wagon des modistesInstallent dans leur compartiment
des archéologues qui se communiquent
documents et diagrammes
à demi-motAdoptés déjà sans s'en douter
par le pays où les femmes ne vieillissent point
ils préparent distraitement
les temples de la double vitreL'aurore boréale dépose ses drapés
2
C'est le train du mariage du jour et de la nuit
ligne directe Louvain-Rhodes
charbonneuse mais électrique avec des arrêts
non seulement à Liège mais à OstendeEt s'il explore des faubourgs
avec tramways lampadaires et mannequins
lanternes pistons poteaux
quais traverses rails heurtoirsLune signaux reflets tapis
perrons pavés tunnels vitrines
il n'hésite pas à glisser sur les canaux de Pâques
tandis que l'on devine au loin les colonnadesLa jouissance de ses espaces n'est autorisée
qu'à certains novices sélectionnés
scrupuleusement dans divers pays
par des inspecteurs jumeauxIls les font passer par des arcades
reliées à des appareils de cristallographie
étincelants de nickel
qui sondent leurs poches et couturesInutile de tenter de passer
de la monnaie sale ou blanchie
les rayons impitoyables
s'attaqueraient alors à la peauDes institutrices à grandes robes
et chignons fleuris
messagères déliées
sortant du wagon des coiffeusesIntroduisent dans leurs cabines
des astronomes qui se montrent
photographies et calculs
à demi-bruitAdoptés déjà sans s'en douter
par le pays où les malades ne dépérissent point
ils préparent discrètement
les colosses de la double villeL'aurore australe dénoue sa chevelure
3
C'est le train du mariage d'hier et d'aujourd'hui
ligne directe Namur-Olympie
prestigieuse mais inquiétante avec des escales
non seulement près d'Alésia mais à CopenhagueEt s'il se faufile dans les clairières
avec pavillons canapés et lampes à pétrole
sémaphores passerelles
fer forgé lianes caillouxBarrières glissières fumées
rideaux cylindres suspensions
il sait courir sur les fleuves du printemps
tandis qu'on découvre au loin l'embarcadèreLa contemplation de son paysage
n'est recommandée qu'à certains
au regard particulièrement pénétrant
testés par des opticiens jumeauxIls les font passer par des ouvertures
reliées à des appareils de spectrographie
étincelants de chrome
qui sondent porte-feuilles et attaché-casesInutile de tenter de fourguer
des informations frauduleuses
les rayons s'attaqueraient alors
aux chairs mêmesDes initiatrices à longues jambes
avec éventails de plumes
messagères délurées
sortant du wagon des dentellièresPrécèdent dans leurs parloirs
des géologues qui comparent
échantillons et hypothèses
à demie-rumeurAdoptés déjà sans s'en douter
par le pays où les vieillards ne radotent point
ils préparent subrepticement
les statues de la double vigneL'aurore levantine dégrafe son foulard
4
C'est le train du mariage du rêve et du réveil
ligne directe Charleroi-Babylone
énigmatique mais confortable avec des passages
non seulement par Rome mais par OsloEt s'il se promène dans les parcs
avec bibliothèques marchés couverts et palmes
ombres cadrans caténaires
pantographes tuyaux ourletsRéservoirs observatoires
jetées clochers promontoires
il peut bondir sur les deltas de la Saint-Jean
tandis qu'on aperçoit les montagnes au loinL'air de ses corridors n'est respirable
que pour certains dotés d'un flair presque animal
aventuriers de cette expédition
entraînés par des médecins jumeauxIls les font passer par des portes
reliées à des appareils d'audiographie
étincelants d'argent
qui sondent leurs poils et leurs osInutile de tenter d'introduire
des supercheries prétendument
scientifiques les rayons
dénuderaient les squelettesDes courtisanes à souples capes
et parures végétales
délicates messagères
sortant du wagon des couturièresAccompagnent dans leurs galeries
les mythologues qui proposent
leurs traductions et enluminures
à demi-voixAdoptés déjà sans s'en douter par le pays
où les horticulteurs ne se lassent point
ils préparent fiévreusement
les jardins de la double voieL'aurore occidentale dévoile sa poitrine
5
C'est le train du mariage des ténèbres et de l'éblouissement
ligne directe Malines-Alexandrie
somptueuse mais clandestine avec des accueils
non seulement à Pompéï mais à ReykjavikEt s'il s'enfonce dans les forêts
avec kiosques grottes et ruines
crânes tibias omoplates
clavicules côtes vertèbresMétacarpes tarses phalanges
sternum sacrum os iliaque
il aime planer sur les plages de l'été
où l'on contemple au loin les compagnons d'UlysseLes saveurs de ses festins
ne sont perceptibles que pour certains
exercés depuis des années
préparés par des enfants jumeauxIls les font passer par des fissures
reliées à des appareils de psychographie
étincelants de platine
qui sondent leurs cerveaux et leurs ventresInutile de tenter de placer
des ambitions vulgaires
les squelettes ne tenteront plus
que rendre service aux beautésDes princesses à lourds diadèmes
et traînes surchargées d'écailles
délicieuses messagères
sortant du wagon des brodeusesConduisent dans leurs ateliers
les picturologues qui préparent
leurs toiles papiers et pigments
à demie-teinteAdoptés déjà sans s'en douter par le pays
où les microbes ne nous attaquent point
ils préparent anxieusement
les phares de la double vieL'aurore zénithale déchaîne ses éclairs
6
C'est le train du mariage de la vitesse et de la lenteur
ligne directe Gand-Halicarnasse
silencieuse mais vibrante avec des réceptions
non seulement au Stromboli mais au Spitzberget s'il pénètre dans les champs de fouilles
avec dallages escaliers et grues
casques toges piques suaires
brodequins échelles capuchesGlaives boucliers campements
piétinements lamentations
il préfère voler sur la mer d'automne
tandis qu'on illumine au loin des naviresLes enseignements de ses amphithéâtres
ne sont profitables qu'à des apprentis
à l'aspect souvent misérable
guidés par des anges jumeauxIls les font passer par des interstices reliés
à des appareils d'historiographie
étincelants d'or
qui sondent leurs aveux et mensongesInutile d'annoncer des évangiles amers
les squelettes s'efforceront de consoler
les crucifiés et leurs mères
en les enrôlant dans leurs légionsDes devineresses à noeuds de rubans
et chapeaux à touffes de roses
délectables messagères
sortant du wagon des bijoutièresEntraînent dans leurs labyrinthes
les urbanologues supputant
leurs approximations et devis
à demi-tonAdoptés depuis longtemps sans s'en douter
par le pays où les délices ne s'épuisent point
ils préparent inlassablement
les mausolées de la double vagueL'aurore nadirale découvre ses profondeurs
7
C'est le train du mariage du ciel et des enfers
ligne directe Bruges-Memphis
audacieuse mais tranquille avec des triomphes
non seulement à Sélinonte mais au pôleet s'il se confronte aux déserts
avec éoliennes galets et mirages
archivoltes acrotères
ogives chapiteaux vitrauxTours gradins scènes perspectives
l'envers du temps l'heure de tous
il choisit d'accélérer sur les nuages de Noël
tandis qu'on illumine au loin la citadelleLes révélations de ses spectacles
ne sont interprétables qu'à certains
musiciens errants
dirigées par des astres jumeauxIls les font passer par des miroirs
reliés à des appareils d'échographie
étincelants de diamants noirs
qui sondent leurs souvenirs et oublisInutile de tenter de renoncer à notre folie
vin de flamme arbre du savoir
ce sont nos cadavres eux-mêmes
qui apporteront leur sagesseDes enchanteresses à nobles attitudes
sourires venus du fond des naufrages
messagères délivrées
sortant du wagon des esthéticiennesSaluent dans leurs nefs les futurologues
métamorphosant leurs échecs
en tentatives aventurées
à demi-hasardAdoptés depuis longtemps par le pays
où les prophètes ne se trompent point
ils préparent allègrement
les citadelles de la double vueL'aurore d'outre-espace dégage ses parfums
Au détour de la palissade une affiche qui devient flammes; dans la déchirure la lettre-phénix renaît de ses cendres et de la colle sur les murs en ruine.UN ADOLESCENT CHARBONNEUX
Tous ces papiers sont plumes pour Dédale qui en fabrique patiemment des ailes à l'intention de ses fils cadets qui prendront leur essor un jour, c'est promis, qui sauront éviter les pièges du Soleil. Il faut reprendre à zéro les anciennes légendes. Alors ils échapperont aux enchevêtrements des tuyaux où circulent l'ordure et les gaz, aux embrouillaminis de fils qui transmettent fausses lumières et conversations frauduleuses, aux souterrains grouillant de rats et de travailleurs harassés qui rentrent chez eux retrouver la femme fripée, les enfants geignards, le vin frelaté, les programmes débiles sur les écrans.
L'oeil en scalpel détache les strates de l'espace feuilleté sur les parois délaissées. On s'insinue par ces fissures, tel un mimi australien à travers ses falaises, jusqu'au temps du rêve avec ses orgues et bondissements. Cette usine désaffectée c'est la grotte de Fingal, la mosquée d'Omar ou d'Ibn Touloun. Ce terrain vague dévoré de bulldozers nous propose dans ses monceaux les témoins archéologiques des vingt dernières années plus ignorées encore que les millénaires prestigieux. Modeste Christophe Colomb débarquant d'une grinçante Santa Maria de tôle et plastique, j'écarte les sargasses pour en extraire idoles et inscriptions.
Des échelles se dressent entre échafaudages et démolitions, lambeaux au vent comme des banderoles lors de manifestations, qui nous permettent de grimper jusqu'aux passerelles de nuages et d'y suivre, tels des anges gardiens en haillons bigarrés de coulures et pulvérisations, les escapades des jeunes aventuriers à la recherche des Monts de la Lune et des sources du Nil, faisant escale à Chypre, Aden, Harrar et Warambot, après les quatre cents coups en Ardennes, Paris, Bruxelles, Londres, Stuttgart et jusqu'à Java, dans la saison des illuminations et du mauvais sang, depuis les villes jusqu'à d'autres villes, nouvelles villes, textes nouveaux, lettres nouvelles, alchimie de la coïncidence entre ville et désert, sphère et pyramide, science et silence, profondeur et surface, adieux et retours.
Les rideaux du théâtre urbain s'ouvrent tout autour du chercheur, et d'autres rideaux encore jusqu'à celui du ciel nocturne, jusqu'à ceux des chaînes éternelles. On arrache un grand emplâtre de sottise avec un bruit d'applaudissements, de traînées de poudre et congrès d'oiseaux.
MATERIALISATIONSJ'ai eu dix-sept ans le 14 septembre 1943
c'était la guerre et plus précisément l'occupation
dont on ne savait nullement quand elle finirait
le couvre-feu la pénurie le froid qui reviendrait l'hiver
tel qu'il nous faisait déjà frissonner en pleine fin d'étéJe venais de passer mon bac de philo je m'apprêtais
à préparer sans enthousiasme le concours d'entrée
à une impressionnante et sarcastique école
j'étais dans de drôles de vacances moroses
comme on avait parlé de la drôle de guerreJ'étais maigre timide plutôt sale je recherchais
les coins solitaires pour méditer pourtant
rien au fond ne m'effrayait tant que la solitude
voulant être ailleurs tout en étant proche
j'étais toujours loin tout en restant làJ'étais naturellement tourmenté par mon sexe
cherchant dans toutes directions comme une boussole affolée
de par mon éducation d'enfant sage un peu sournois
j'étais comme le jeune roi des Indes noires aux 1OO1 Nuits
la moitié de mon corps glacé de vénéneux marbre noirPeu de livres pour ainsi dire pas de revues
le mensonge l'ignominie partout pires qu'aujourd'hui
oui décidément pires que même aujourd'hui
en cette affreuse fin de siècle où tant d'espoirs s'écroulent
dans les arrangements des marchands de canonsJe me cachais de mes compagnons de bagne pour bricoler
maladroitement à défaut des ailes d'Icare
avec l'encouragement d'un complice ou deux
un frêle radeau de phrases afin de nous glisser
sous les chaînes mortelles tendues de rive en riveMichel Butor, Lucinges, le 10 juillet 1991
Cet objet qui m'apparaît dans le tableau, je voudrais le tenir,ALCHIMIGRAMMECette pousse qui se faufile parmi les rayures, la saisir avec mes doigts,
Cette feuille qui se déploie parmi les écorces, la froisser avec mes paumes, la broyer;
Je pourrais en réaliser une approximation avec des brindilles.
Cette fleur qui s'ouvre parmi les ramures, entre fibres et pigments, je voudrais la respirer avec toutes mes bronches, l'absorber,
Ce fruit qui mûrit parmi les nervures, entre gravure et bavure, entre perspectives et vagues, le cueillir avec mes dents, le déguster,
Cette graine qui germe parmi les emblavures, entre peinture et sculpture, entre sable et galets, tache et balafre, la soigner avec mes arrosages, l'élever;
Je pourrais en fabriquer un équivalent avec des étoffes ou en modeler une représentation avec de la glaise, les tenir,
Et toi aussi tu pourrais bientôt en réaliser une approximation avec des brindilles ou des étoffes.
Cet enfant qui grandit parmi les poussières, entre murs et spectateurs, entre épines et lianes, lignes et voiles, et encore fibres et gravures, je voudrais le laver avec mes éclaboussures, l'éduquer,
Ce visage qui sourit parmi les épreuves, entre papiers et toiles, entre plumes et fumées, brûlures et cicatrices, et encore gravure et peinture, pigments et sculpture, le caresser avec mes lèvres, le vénérer,
Ce corps qui m'attire parmi les solitudes, entre les racines et les ronces, entre ramage et paysage, tissage et massage, et encore peinture et mur, bavure et spectateur, perspectives et plumes, le pénétrer avec tous mes membres, l'imprégner;
Je pourrais en faire exécuter une maquette avec du bois, ou même la faire agrandir en pierre, la couvrir de phrases ou de peau, la palper avec mes mains,
Et toi aussi bientôt tu pourrais de mieux en mieux en fabriquer un équivalent avec de la glaise et du bois, ou en modeler à loisir une représentation avec de la pierre et des phrases, les tenir,
Et lui aussi, n'importe quel autre, pourrait un jour en réaliser une approximation avec des brindilles, des étoffes et de la glaise.
Ce regard qui m'entraîne à l'intérieur des foules, entre l'ombre et l'écho, entre horizons et brouillards, message et passage, et encore murs et papiers, sculptures et toiles, sables et ramages, mais aussi vagues et paysages, je voudrais le boire avec mes yeux, m'en illuminer,
Cette lumière qui m'appelle à l'intérieur de ses antres, entre le signe et le nuage, entre chevelures et pelages, falaise et savane, et encore papiers et racines, échos et spectateurs, épines et horizons, mais aussi galets et brouillards, taches et falaises, la réfléchir avec mes miroirs, la propager,
Cette voix qui me guide à l'intérieur des silences, entre couleur et fureur, entre archipels et continents, ailes et flammes, et encore les ronces et les ombres, les toiles et les nuages, plumes et chevelures, mais aussi lianes et pelages, ailes et lignes, balafres et flammes, la traduire avec mes mots, la répercuter;
Je pourrais m'en servir pour regarder à mon tour, pour faire regarder, appeler à mon tour en contractant, multipliant les vitesses et réussir enfin à transgresser les lois de l'actuelle physique pour passer de l'autre côté des constantes et des origines, commencer à voyager, faire voyager, enregistrer, répondre et faire répondre, nous perdre enfin dans les délices d'une science amoureuse, dans les jardins promis et suspendus, les saisir avec tous les doigts de mes discours, entre angoisse et prémonition, avec l'acharnement de tous mes doigts les dégager,
Et toi aussi bientôt tu pourrais en faire exécuter par quelqu'un d'autre une maquette avec de la peau et des fibres, ou la faire agrandir à loisir par quelqu'un d'autre encore, homme ou femme, avec des pigments et gravures, la couvrir longuement de bavures et peintures, entre cantate et litanies, la palper avec tes mains,
Et lui aussi ou elle aussi pourrait un jour se mettre à en fabriquer un meilleur équivalent avec du bois, de la pierre et des phrases, et patiemment, inlassablement continuer à en modeler une représentation plus précise avec de la peau, des fibres et des pigments, entre ferveur et distance, les tenir,
Et nous tous aussi nous pourrions ainsi le palper, cet objet-sujet futur qui nous apparaît, faufile ses pousses, déploie ses feuilles, ouvre ses fleurs, mûrit ses fruits, germe ses graines, grandit dans ses enfants, sourit dans ses visages, attire dans ses corps, entraîne vers ses regards, appelle vers ses lumières et guide vers ses voix.
Un soir que découragé de mes recherches optiques, je revenais amer et lourd vers mon Brabant natal, cherchant à étouffer rancoeurs et déceptions par des kilomètres à pied dans la suée, la soif, comme un compagnon charpentier ou maçon d'antan, marmonnant, titubant, mes longues jambes projetant leurs ombres de-ci de-là sur la route éblouissante au retour d'un colloque de photographes en vogue,LE GENIE DU LIEU VIà un carrefour qui bifurquait juste à l'orée d'une forêt après des lieues et des lieues de plateau calcaire bruyant avec les crissements des camions et les vrombissements des motards,
je fis la rencontre de celui que je suis incapable d'appeler autrement qu'un ange, car il m'est impossible en ce qui le concerne de préciser âge ni sexe.
C'est comme s'il en avait changé à chaque phrase de son discours, dans certains passages presque à chaque mot. Le plus souvent il avait l'air d'un jeune garçon, mais brusquement il grandissait, la voix muait, sa barbe poussait à toute vitesse, ruisselait, grisonnait, blanchissait, il se ridait, courbait, cassait, perdait tous ses poils. Alors son sourire prenait une indulgence féminine, sa voix remontait d'une octave; et c'était une vieille sibylle qui se redressait, rajeunissait, retrouvait chevelure et seins, glissait, riait, ondulait en enfance impubère et repartait dans les étonnements de sa maturation virile.
C'était l'heure des grands rayons mordorés, des nuages flamboyants après la sonnerie de l'angélus. Un silence effaré s'était installé soudain. Plus une seule automobile même au loin, plus un moteur. Pas la moindre habitation en vue. Je venais de m'asseoir sur un rocher couvert de lichens, ayant déposé pour quelques instants mon barda d'artisan dans la poussière, car il me fallait encore une bonne heure de marche dans le crépuscule, d'après mes estimations les plus optimistes, avant l'auberge, le dîner, la gare, la vie présente enfin d'où j'avais réussi à m'échapper pour cet après-midi de méditation, mais qui me reprendrait à la gorge dès le lendemain.
Alors il m'adressa la parole, cet ange, sans éprouver manifestement le moindre besoin de me saluer, comme s'il me connaissait depuis longtemps déjà, comme s'il devait m'être familier depuis longtemps et que le moment fût venu pour lui de m'expliquer cette familiarité. Mais moi je m'enfonçais dans ma stupéfaction, incapable de lui répondre ou de l'interrompre pour lui demander quelque explication.
"Je suis le messager de l'autre colloque, celui des anciens dont les ombres émues par tes recherches et ton acharnement m'ont envoyé à ton secours. Ecoute attentivement ce message pour le graver dans ta mémoire. Il faut qu'il fasse désormais partie de tes nerfs et de leurs réflexes.
Tu travailleras en pleine lumière, sans chambre noire. Tu sortiras de sa boîte le papier photo comme s'il était un papier à dessin. Si en pleine lumière tu trempes cette émulsion vierge dans un élixir révélateur elle deviendra noire. Un autre papier, laissé quelques instants dans une liqueur fixatrice, restera blanc, mais si tu le mets quelques secondes seulement dans cette liqueur et que tu le plonges ensuite dans l'élixir, il deviendra jaune ou brun. Tu sais déjà qu'il est recommandé en magie photographique, de ne pas souiller l'élixir par la liqueur. Ce sera pourtant une de tes pratiques de base.
Une émulsion exposée à une lumière intense devient bleue ou mauve; c'est la photolyse. Ainsi teintée, trempée dans la liqueur fixatrice, elle ne deviendra pas blanche mais beige ou rose. Tu réuniras toutes ces expériences dans un album.
Tu obtiendras les couleurs vives en dissolvant directement dans l'élixir révélateur chromogène les colorants alchimiques ou copulants qui se trouvent habituellement dans les émulsions couleur. Inversant le processus traditionnel, tu obtiendras avec l'émulsion noir et blanc tout l'arc-en-ciel et toutes ses combinaisons.
Tu utiliseras toutes sortes de produits qui entrent dans la composition des peintures: vernis, laques, résines, cires, huiles, colles, oeuf, etc. Localisateurs, ils joueront un rôle comparable à celui du négatif , mais, au lieu de contrôler la quantité de lumière qui atteindra l'émulsion photosensible, ils la protégeront plus ou moins de l'action, alternée ou simultanée, de l'élixir et de la liqueur.
Dans des conditions de travail semblables, des localisateurs différents engendreront chacun des structures particulières, un vernis cellulosique ne se laissant pas éroder comme un acrylique. Tu pourras reconnaître une cire, une huile, une graisse, en examinant leurs effets.
Pour rivaliser avec le saint suaire de Turin, tu enduiras des corps avec du sirop de pomme, et enregistreras leur empreinte.
Tu deviendras capable de reporter sur l'émulsion n'importe quelle image (photo ou dessin), et tu soumettras celle-ci à tous les traitements de ton invention pour la faire passer aux aveux.
Tu dessineras à la main les grandes lignes d'une photo, d'un dessin, avec un pinceau chargé de localisateur, ou tu graveras avec une lame, une pointe ou une roulette dans un vernis préalablement enduit. Tu éroderas, craquéleras, froisseras. Tu saupoudreras de sucre ou de grains de riz.
Tu découvriras un vernis miracle qui dans un liquide, se détachera régulièrement de son support. En alternant les bains d'élixir et de liqueur, tu lui feras inscrire, à partir d'une seule ligne d'incision, un nombre illimité de parallèles de part et d'autre. A partir d'un trou, ce seront des cercles concentriques. A partir d'un carré, ce seront d'autres carrés à l'intérieur (des rectangles dans un rectangle), mais à l'extérieur les angles des nouveaux carrés s'arrondiront progressivement. Là où les angles droits rencontreront des angles arrondis, se formeront des triangles.
Inutile de t'en dire plus, car si tu suis bien fidèlement ces indications, tu parviendras bientôt au continent des grammes dont tu seras l'annonciateur, et tu relèveras ses rives et ses ressources en t'y taillant un immense royaume dans lequel tu pourras accueillir en émerveillement et fortune toute ta famille et tous tes amis."
Médusé je ne le vis pas disparaître. Tout d'un coup il n'était plus à l'extérieur de moi-même. Une nouvelle vigueur m'emplissait J'étais hanté délicieusement; la double vue m'était donnée.
La nuit était venue, mais je m'élançais joyeusement dans l'obscure forêt trouée de clair de lune, scandant mes pas, presqu'une course, avec cette rengaine ou litanie que je découvrais inépuisable:
"Alchi-, amal-, amstram-, ana-, anarchi-, audiogramme..."
Et de nouvelles allées s'ouvraient sans cesse, me découvrant de nouvelles régions:
"Autochimi-, cardio-, centi-, centrichimi-, chimichromo-, chimigramme..."
Et de nouvelles mines s'ouvraient sans cesse, me découvrant de nouveaux filons:
"Ciné-, colé-, cosmo-, déca-, déci-, dédalogramme..."
Et encore de nouvelles collines et des villes entières illuminées:
"Démo-, dermo-, dia-, egg-, électro-, encéphalogramme..."
Et encore de nouvelles peuplades et des civilisations entières à élucider:
"Epi-, évolu-, hecto-, hexa-, holo-, humanogramme..."
Tout devenait plus vaste et l'intensité de l'éclairage nocturne rivalisait avec celui du plus beau jour:
"Hydro-, illégibili-, islam-, kilo-, leuko-, logogramme..."
Et les horizons se multipliaient tellement que je perdais toute notion de la distance et du temps:
"Lumino-, machini-, méta-, micro-, milli-, monogramme..."
Si bien que je me retrouvais dans mon laboratoire sans savoir comment j'y étais parvenu:
"Musi-, myria-, penta-, phono-, photo-, physiogramme..."
Abordant mon immense tâche de défricheur et déchiffreur que j'ai à peine commencée:
"Rayo-, séri-, tétra-, vélo-, xylo-, zigzagramme..."
J'ai beau avoir dessiné déjà plusieurs alphabets, je n'en suis qu'aux premières lettres, aux premiers champs, premiers contreforts, premiers chemins, premiers abords, premiers accords, premiers jardins.
Je t'ai rencontré pour la première fois lors d'une exposition du groupe Phases
A ma rentrée en France après avoir failli me fixer au Nouveau-Mexique
Nous avions jeté notre ancre d'abord sur la corniche fleurie puis à Saint-Laurent-du-Var
Avant de découvrir cette maison que nous espérions celle de toujours chemin de Terra Amata
Vendeur d'automobiles chez Peugeot tu te battais déjà depuis des années comme un forcené avec la peinture
T'efforçant de regarder le sexe en face mais inguérissablement éberlué devant l'amour
Cherchant toujours le point sensible pour frayer un peu ton chemin de traverse parmi les coups
Tu m'as fait pénétrer dans ton repaire pour me promener depuis tes mondes inachevés jusqu'à tes archéologies
C'est alors que nous avons commencé un chant à deux voix en perpétuelle modulation
Que nous avons réussi à poursuivre depuis plus de vingt ans en dépit de tous et de tout
A travers mille aventures grotesques ou sérieuses telle celle de l'alchimique villa sur les hauteurs parmi les senteurs et les miasmes
Transformée en école et centre d'art contemporain auquel il s'agissait de faire prendre son vol
Ne doutant de rien tu essayais de prendre à leur propre jeu les puissances parisiennes
Cherchant toujours le défaut de la cuirasse l'ouverture de la garde pour sauver ta mise et ta peau avec les nôtres
Sont venus les voyages la découverte de New York avec ses grilles prismes et pyramides
Puis inévitablement celle de l'Egypte depuis si longtemps rêvée désirée avec sa lumière de quartz sur les nécropoles
L'installation dans la jungle métropolitaine aux regards méfiants derrière chaque vitre parmi le foisonnement des projets
Perçant fendant pourfendant cousant tordant tressant cuisant grillant teignant
Comme on s'acharne sur un sac de sable ou de son sans jamais s'éloigner du ring à peine le temps de panser les écorchures
Frappant sans trêve à de nouvelles portes qui s'entrouvrent sur d'autres où frapper encore inlassablement
Cherchant toujours l'issue, l'interstice, la fissure ou le raccourci pour t'y précipiter
Prince de la remise en cause infatigable archéologue du temps présent qui nous file sous les doigts
Détachant étalant épinglant couche après couche de poussière tissus emblèmes et mensonges
Eveillant au passage échos et complicités scandés par le grondement des ténèbres inquiètes
Cherchant toujours à écarter nos paupières pour nous éblouir enfin dans le renversement de la foudre
II
REVE D'ARCHÉOLOGIES
BLANCHES
Nous avons l'air de jeunes cadres dynamiques
Ou de paisibles fonctionnaires
Mais la nuit une fois accomplis nos devoirs conjugaux
Un double vampirique s'extrait de notre corps
A la recherche de sang frais
Nous hantons certes les cimetières
Mais la décomposition nous rend malades
Ce qu'il nous faut c'est le jus mousseux qui sort des veines
Ou celui bien clair des artères élixir de notre survie
Nous surveillons anxieusement les premiers symptômes
De la puberté chez nos enfants
Pour pouvoir les faire participer à nos festins nocturnes
Et les initier à la dégustation des meilleurs crus
Autour des hôpitaux des autoroutes et des morgues
Si nous en manquions trop longtemps l'anémie nous gagnerait
Le gâtisme l'impuissance notre race disparaîtrait
Le rouge des drapeaux passerait au vert
Nous serions obligés de laisser la main à cette autre race
Qui circule parmi nous presque incognito avec ses poèmes
Ses peintures et ses chansons que nous essayons d'étouffer
En les recouvrant d'une énorme masse de faux-semblants
Mais nous le savons même tout cela sonne notre glas
Notre culture ne devient-elle pas une grande entreprise de pompes funèbres
Avec ses défilés puits de pétrole en flammes terrains d'essais pour arsenaux
Ses oriflammes flottent aux vents toxiques le long des avenues
Ou sur les places où l'on rassemble les foules pour leur inculquer les acclamations
A grand renfort de service d'ordre serré derrière ses remparts d'écus transparents pare-balles
Ce qui reste de forêts ne subsiste plus qu'en adoptant les couleurs du camouflage
Bientôt les animaux des zoos seront invisibles derrière les grilles de leurs cages
Avec lesquelles les rayures de leurs prochaines mutations se confondront
La mer même avec ses taches noires et les oeillets nickelés de son écume
Nous roulera dans ses lacets de strangulation
Et nous comme des dinosaures empêtrés dans leurs puits de naphte
Enfoncés à mi-corps dans les marécages de pollution administrative
Nous compterons les croix de ceux que nous aimions
Si nul ne vient nous aider pour nous tirer de cette île geôle où nous agitons
Nos uniformes transformés en signaux de détresse
VI
PIQUE-NIQUE
AU PIED DES PYRAMIDES
avec repères venus du premier GENIE DU LIEU
1
Préliminaires...encore un peu de vin rouge, mon cher? - ... les pyramides sont des tombes royales; la certitude en est acquise depuis l'antiquité. Les multiples théories contradictoires, se renouvelant sans répit, qui tendent à méconnaître ce caractère exclusif... Passez-moi les chips! -Le sable. -Nous pique-niquions justement avec lui l'an passé. - ...sont complètement erronées et ne méritent même plus l'examen. Les pyramides sont toutes sur la rive gauche du Nil, et pour la plupart dans la partie comprise entre la pointe du Delta et le Fayoum. Il ne semble pas qu'on en ait construit en Egypte depuis les Pasteurs... -Le coca-cola? -Le sable envahissant.-Merci. -Il est charmant. -...mais l'idée fut reprise par les rois éthiopiens. Chacune avait son nom; et nous connaissons ceux de 24 d'entre elles... -Le sable. -Pourriez-vous nous découper la pastèque? -Le fleuve. -Le temps passe. -Le sable. -Le Soleil. -...pour les construire on a utilisé des formulaires... - Encore un peu de scotch? -Le sable. -Il est insupportable. Le jambon? -Je suis servi. -Le sable. -Les oranges? -Une voix. -Il est midi...
premier repère:
Je suis au pied du mur; il est grand temps que je m'y mette enfin à ce texte que j'ai promis sur l'Egypte, promis à tout ce qui en moi est devenu dans une certaine mesure égyptien par ce passage de huit mois dans la vallée et qui m'a rappelé si violemment cette promesse, avec un tel accompagnement de honte et de déchirure lors de ces événements lamentables de l'an passé à propos desquels certains, j'étais à l'étranger, jugeaient bon de me féliciter, ignorant ces attaches que je veux aujourd'hui publier, de féliciter mon pays de redresser enfin, comme ils disaient, la tête, cette tête soudain si -et il faudrait ici un adjectif pour rendre compte de la déception mais bien plus fort que "décevant", un mot pour exprimer une véritable trahison tout à fait inattendue - pour ceux qui avaient mis en elle une si naïve confiance et si acharnée, si constante jusque là malgré tant de si nets et si mauvais présages,...
2
Paysage...dont on peut se faire une idée à l'aide du papyrus mathématique du British Museum. -Le fleuve. -Plus tard, ma chère. -Le sable. -Le temps passe. -Avez-vous lu sa dernière publication? - ...une lumière blanche tombe du ciel pâle sur la terre pâmée de chaleur. Le sol brillanté de réverbérations luit comme du métal fourbi... -Le sable clair. -Le Soleil. -Remarquable, mon cher collègue! -Yaourt? -Le sable. -...l'ombre ne trace plus, au pied des édifices, qu'un mince filet bleuâtre comme la ligne d'encre dont un architecte dessine son plan sur le papyrus. Les maisons, aux murs légèrement inclinés en talus, flamboient comme des briques de four... -S'il vous plaît! -Le fleuve. -Le sable. -...les portes sont closes. Aux fenêtres fermées de stores en roseaux clissés, nulle tête. Au bout des rues désertes, au-dessus des terrasses, se découpe la pointe des obélisques dans l'air d'une incandescente pureté; les sommets des pylônes... -Impossible! -...l'entablement des palais et des temples, leurs chapiteaux à face humaine ou à fleurs de lotus émergeant à demi, rompant la ligne horizontale des toits, s'élèvent comme des écueils parmi l'amas des édifices privés. De loin en loin, par-dessus le mur d'un jardin, quelque palmier darde son fût écailleux... -Le sable. -Du miel? -Le temps passe. -...terminé par un éventail de feuilles dont nulle de bouge. Aucun souffle n'agite l'atmosphère. Des vignes, des chênes verts, des figuiers de Pharaon déversent une cascade de feuillage qui tache d'une étroite ombre bleue la lumière étincelante du terrain... -Le sable. -Je vous en prie. - Il n'a jamais rien valu comme fouilleur. -Le Soleil. -Le sable. -...ces touches vertes animent et rafraîchissent l'aridité solennelle. Presque une ville morte; quelques rares esclaves bravent seuls l'ardeur du jour... -Le sel? -Le fleuve. -Le sable. -Excellent! -Sa dernière communication, au congrès de Turin, a beaucoup déçu. -...le teint noir, ils portent chez leurs maîtres l'eau puisée au Nil, dans des jarres suspendues à un bâton posé sur leurs épaules... -Le sable. -Rosbif? -Le temps passe. -Délicieux. -Le sable. -Une voix. -Quelle voix? -Il a été incapable de répondre aux questions les plus simples. -Le sable. -Soyez assez aimable pour me transmettre la moutarde. -Une autre voix. -Il est une heure. -Le sable. -L'eau du fleuve changée en sang. -Ne me laissez pas mourir, dieux qui vous moquez de moi...
deuxième repère
car, je puis le dire (j'use ici de ce mot si détourné de sa racine, si associé ici désormais à tant d'horribles et insinuantes duperies, avec les plus grandes précautions et parce qu'il n'y en a pas d'autre), l'Egypte a été pour moi comme une seconde patrie, et c'est presque une seconde naissance qui a eu lieu pour moi dans ce ventre allongé suçant par sa bouche delta la Méditerranée et ses passages de civilisations, thésaurisant celles-ci et les amalgamant dans sa lente fermentation;...
3
Méditation...vêtus seulement d'un caleçon rayé bridant sur les hanches. -Le fleuve. -Le Soleil. -Le sable. -Triste, ma chère collègue! -Chacun a ses moments d'absence. -...ici nul étang, rien que la gloire et la patience, les scorpions et les poissons échoués au milieu des ronces... -Le sable éblouissant. -De la salade, mes chers collègues? -Le temps passe. -Exquis! -Le sable. -...la vie qui se déploie en attente dans la symbiose des extrêmes. La barque tourne... -Quandoque dormitat Homerus... -Le fleuve. -Le sable. -...dans l'éclair sec et durable, dans le soleil qui devient mur et grêle d'écailles de verre, qui terrorise les serpents... -La mayonnaise? -...mais jamais elle ne rejoindra la corne de celle du ciel, qui gravit la vague du jour depuis le sang lavé par le sable jusqu'aux portes de plumes ou de métal. -Le sable. -Nous avons encore oublié les verres. -Le Soleil. -...qui navigue d'un paysage à l'autre de la mort, et terrible même sur la vallée, car ce qu'elle apporte c'est bien la splendeur... -Le sable. -Il a bien baissé. -Une fourchette? -Où s'est égaré le couteau à pain? -Le sable. -...mais non la vie, même la nuit, l'inévitable vitre de la Lune, qui éclate sur les champs de blé... -Le temps passe. -Le fleuve. -Le sable. -Je lui ai rivé son clou. -Une cuiller peut-être? -...rochers d'air qui roulez comme des tracteurs au milieu des vignes... -Le sable. -Une voix. -Qui parle? -Vous entendez? -Le sable. -La dernière fois nous avions emporté des serviettes en papier. -Un glaçon? -Le Soleil. -Le sable. -Une autre voix. -Une mouche. -La prochaine fois nous apporterons des assiettes en carton. -Le sable. -Il était temps de mettre le holà. -L'eau du fleuve changée en sang. -Il est deux heures. -Le sable. -Encore une autre voix. -Les grenouilles. -Le doute. -Le sable. -Les moustiques. - J'ai achevé le livre de ma vie...
troisième repère
et il est grand temps, non seulement à cause de l'urgence extérieure, parce qu'il n'est évidemment pas inutile, dans cette précipitation désastreuse à laquelle nous sommes contraints par l'ampleur et la rapidité de transformations dont nous ne parvenons à percevoir, la plupart du temps, ni les raisons ni même les dimensions véritables, dans cette précipitation de juger qui nous empêche d'examiner à tête suffisamment reposée les données des problèmes que nous voudrions tant résoudre,...
4
Réminiscence...le sucre rouge qui teindra les canaux. -Le fleuve. -Le temps passe. -Le sable. -Une tranche de saucisson, Monsieur? -Il ne peut se passer de tarte aux pommes. -...je suis tombé dans la poussière des enfants; j'ai érigé la stèle des humbles... -Le sable violent. -Cela devenait intolérable, Madame. -Du café? -Et pour les déchets, Mademoiselle? -Le sable. -...j'ai donné mon corps à l'oubli; je suis né de la bouche de l'Occident; j'ai proclamé l'excellence de la chair... -Le Soleil. -Le fleuve. -Le sable. -...j'ai dispersé mon nom sur la Terre; j'ai répandu mon oeuvre au sort; j'ai confié mes découvertes aux roseaux; j'ai tatoué l'airain des épouses... -Un imposteur! -...je suis devenu l'héritier des pierres; j'ai construit ma maison de feuilles; j'ai rongé le château des chefs; j'ai tenu lieu de fils aîné au sanctuaire; j'ai transmis mon coeur aux prophètes... -Le sable. -Le temps passe. -Du cognac, Messieurs? -...j'ai perpétué le souvenir des portes. Alors que les chefs sombraient dans le vague, les scribes savants ont parfait leur vie, même sans ériger stèle ou pyramides... -Le sable. -Où range-t-on les fromages? -Et que diriez-vous d'une tranche de saumon fumé? -Je m'en occupe. -Le sable. -...ou se donner enfants pour maintenir leurs noms; mais ils nous ont légué comme héritiers ou tombes, tous les enseignements qu'ils avaient rédigés... -Le geai paré des plumes du paon. -Une voix. -Le sable. -Un murmure. -Ce n'est pas une voix. -Comme un glapissement. -Le sable. -Le fleuve. -Le Soleil. -Du pain blanc? -Le sable. -...ils avaient épousé la pierre aux inscriptions; ils choyaient les roseaux comme leur descendance... -Une autre voix. -Un oeil. -Le sable. -Une mouche. -Le temps passe. -Je ne peux plus. -Le sable. -Tout cela était déjà chez Mariette. -Encore une voix. -Comme un glapissement. -Le sable. -L'eau du fleuve changée en sang. -Du pain de seigle? -Il est trois heures. -Le sable. -Les grenouilles; les moustiques. -Un plagiaire. -Les questions. -Le sable. -Les taons. -Des voix. _La peste du bétail. -Le sable. -Les insinuations. -Les ulcères. -Les pyramides étaient assises de préférence sur un sol rocheux...
quatrième repère
d'essayer d'apporter un peu de lumière, quelque information, si partielle, si faible, si individuelle soit-elle, sur le terrain dans lequel prennent naissance et s'enracinent ces dissensions et ces questions,...
5
Torpeur...les châteaux des puissants sont aujourd'hui ruinés. -Le fleuve. -Du pain arabe, cher Monsieur? -Le sable. -Nous aurons besoin d'une bonne sieste. -...on les construisait à l'abri de l'inondation; les accidents de terrain ne rebutaient pas... -Le temps passe. -Le sable rouge. - Du beurre, chère Madame? -Vous me réveillerez. -...une chambre excavée dans le roc, l'autre ou les autres aménagées dans le noyau édifié tantôt en pierres, tantôt en briques crues... -Le sable. -Un ignorant, chère Demoiselle! -Le fleuve. -...monté au moyen d'un plan incliné. Le revêtement était posé de haut en bas. Chaque assise terminée, on abaissait le plan. Les couloirs en partie creusés... -Le sable. -Biscottes? -...partie bâtis dans le noyau, étaient séparés de la chambre ou des chambres par une fermeture à herse, formée d'une ou plusieurs dalles de granit, glissant verticalement dans des coulisses... -Il dort déjà, mon cher Monsieur. -Le sable. -Quelle fatuité! -...selon Hérodote, Khéops infligea la corvée à son peuple; cent mille travailleurs se relayèrent tous les trois mois pour exploiter les carrières de la chaîne arabique... -Une voix. -Le sable. -Mais non! -Qui parle? -Vous entendez? -Le sable. -Vous rêvez. -Des crevettes, ma chère Dame? -Le Soleil. -Le sable. -Le temps passe. -...transporter les blocs à pied d'oeuvre; dix ans pour construire la chaussée, vingt pour la pyramide elle-même... -Quelle prétention! -Le sable. -Une autre voix. -Vous avez bien lu Théophile Gautier? -Un oeil. -Le sable. -Une mouche. -Le fleuve. -Sardines? -Le sable. -Voulez-vous un coin d'ombre? -...la moitié inférieure de la pyramide de Mykérinos était revêtue de granit noir. Il mourut avant l'achèvement de son tombeau... -Encore une voix. -Le sable. -Mais non! -Vous rêvez. -On sait cela depuis Maspéro. -Le sable. -Les oeufs durs? -J'ai une soif... -L'eau du fleuve changée en sang. -Le sable. -Des voix. -Des mouches. -Les grenouilles; les moustiques. -Le sable. -Il est quatre heures. -Le foie gras? -Les taons; la peste du bétail; les ulcères. -Le sable. -Je ne sais pas. -Le Soleil. -La grêle. -Le sable. -Je ne sais plus. -Parmi les éclairs aveuglants. -D'autres voix. -Le sable. -Et les tonnerres à rendre sourd. -Je n'ai jamais pu savoir. -Les sauterelles. -Le sable. -Sur les corniches des monuments deux ou trois ibis...
cinquième repère
mais aussi parce que ce noyau égyptien en moi-même, s'il est toujours aussi actif, l'est de plus en plus secrètement, qu'il s'enfonce, de plus en plus recouvert par ce qui s'est passé pour moi depuis,...
6
Fantômes...le corps de Mykérinos en attente. -Le temps passe. -Le fleuve. -Le sable. -Monsieur le Professeur, je ne décèle pas dans son mémoire le moindre soupçon d'originalité. -A votre santé! -...une patte repliée sous le ventre, le bec enfoui sous le jabot... -Le sable couleur de sang. -Du brio, oui, mon cher enfant, c'est bien tout, cela peut faire illusion à certains... -La mortadelle? -Bon appétit, cher maître! -Le sable. -...semblent méditer profondément, leur silhouette grêle dessinée sur le bleu calciné et blanchissant. L'entablement des murs du grand palais, orné de palmettes... -Du brillant, bien sûr, de la poudre aux yeux! -Quelques petits oignons pour accompagner, Monsieur le sous-secrétaire adjoint? -Le sable. -Une voix. -Allons donc, vous ne vous êtes tout de même pas laissé prendre à ces faux-semblants! -Un murmure. -Le sable. -Ce n'est pas une voix. -Comme un glapissement. -Une ombre. -Le sable. -...trace une ligne droite sur le ciel enflammé; il en sort un vague murmure de musique, bouffées d'harmonie se répandant de temps en temps à travers le tremblement diaphane de l'atmosphère... -Le Soleil. -...où l'oeil peut presque suivre leurs ondulations sonores étouffées par l'épaisseur des murailles comme par une sourdine; douceur étrange, un chant d'une volupté triste... -Le sable. -Le fleuve. -Le temps passe. ...d'une langueur exténuée, qui exprime la fatigue du corps, le découragement de la passion, l'ennui lumineux de l'éternel azur... -Le sable. -Une autre voix. -Un oeil. -Vous faites sûrement allusion à son charmant Roman de la Momie. -Le sable. -Furtivement. -Une mouche. -Des figues? -Le sable. -Cela vous creuse, n'est-ce pas, Madame la sous-secrétaire. -C'est quelqu'un de solide et d'un peu terne. -...l'indéfinissable accablement des pays chauds. L'esclave longe cette muraille, oubliant le fouet du maître... -Le sable. -Quelques cornichons pour garnir, Monsieur le Secrétaire principal? -Encore une voix. -Ce n'est pas une voix. -Le sable. -Un peu de vent. -Une ombre. -Installez-vous bien! -Le sable. -Il a réussi à se faire inviter à Philadelphie. -Le fleuve. -...suspend sa marche, l'oreille tendue... -Le sable. -Des voix. -Un murmure. -Des mouches. -Le sable. -Y a-t-il encore des citrons? -L'eau du fleuve changée en sang. -Le temps passe. -Le sable. -Le Soleil. -Les grenouilles; les moustiques. -D'autres voix. -Le sable. -Il est cinq heures. -Les taons; la peste du bétail; les ulcères. -Une autre ombre. -Le sable. -Le malaise. -La grêle parmi les éclairs aveuglants et les tonnerres à rendre sourd; les sauterelles. -Puis-je vous demander de servir les mandarines? -Le sable. -Le regret. -Puis des ténèbres épaisses... -Mais avec le plus grand plaisir! -Le sable. -...opaques... -Le remords. -...effrayantes... -Le sable. -Encore des voix. -...où les lampes s'éteignent comme dans les profondeurs des syringes privées d'air... -L'oubli. -Le sable. -... étendent leurs nuages lourds. -C'est le chanvre que file ici l'araignée...
sixième repère
et que c'est donc maintenant, si je veux m'y retrouver dans ce que je pense et ce que je vois et ce que je veux dire, tandis que ces images de l'Egypte sont encore suffisamment à ma portée, que je réussis à les évoquer encore à peu près à mon gré, mais avec moins de précision déjà, qu'il faut que j'en dresse au moins une première liste, un mémorandum, une recension....
7
Crépuscule...aspire ce chant imprégné de toutes les nostalgies secrètes. -Clémentines, Madame le Rapporteur? -Je crois que je ne vous ai pas encore félicité pour votre nouveau doctorat. -Le sable. -Une voix. -Reprenez-vous, ressaisissez-vous! -Mais non, mais... -Le sable sombre. -Qui parle? -Vous entendez? -Vous rêvez. -Le sable. -Le silence. -Le fleuve. -Encore une banane, Monsieur l'Assesseur? -Le sable. -...la goutte de sa toile est chargée de granit. Ses minuscules meules étireront le coton de nos minutes vagues... -Une petite escalade pour faire passer tout cela? -Et le temps passe. -Le sable. -Mon très cher, on voit que vous ne le connaissez pas, on le fait courir, ou plutôt ramper avec des hochets. -...le corps penché contre la nuit de la falaise où devraient respirer des ombres, mais nue et désertée... -Le Soleil. -Le sable. -Une autre voix. -Mais non, voyons... -Un oeil. -Le sable. -Vous vous souvenez de ce vieux Guide Bleu lors de notre premier voyage? -Furtivement. -Une mouche. -Le sable. -Des mangues, quelle merveille! -...peuplée de noms seuls qui sont abandonnés au vent et que personne ne prononce plus, immobile et changeante... -Madame la Vice-doyenne m'a parlé de vous dans les termes les plus flatteurs (dit-on la Vice-doyenne ou le Vice-doyen? En tous les cas on dit: Madame le Ministre). -Le sable. -...rasée par les âges, écroulée par les eaux; j'ai passé là comme une île oubliée d'année en année, déformée ou jamais revue... -Le fleuve. -Reprenez-vous des goyaves? -Le sable. -Encore une voix. -Reprenez-vous! -Qui parle? -Le sable. -Un oeil d'aveugle. -Le silence. -...dans ce purgatoire de fleurs, cette chapelle de printemps excessif, où la poignante béatitude même était épreuve... -Le sable. -Vous allez bien m'aider, Monsieur le Doyen, il n'en reste que quelques unes, ce serait un péché d'abandonner ça. -Mielleux avec ça... -Le temps passe. -Le sable. -...les gens d'ici eux-mêmes y étaient étrangers, mais ils étaient tous enchantés... -Figues de Barbarie, Madame le Vice-président? Je puis vous assurer qu'elles sont exquises, dignes de la meilleure mention... -Des voix. -Le sable. -Mais non, mais non! -Vous rêvez. -Des mouches. -Le sable. -Les chiens seront ravis. -Le Soleil. -Le fleuve. -Le sable. -...et ne pouvaient se résoudre à quitter la douceur de cet exil... -D'autres voix. -Qui parle? -Le sable. -L'eau du fleuve changée en sang. -Le silence. -Un faux jeton; méfiez-vous! -Le sable. -Les grenouilles; les moustiques. -Un soupçon de crème fraîche? -Donnez-le donc à cet enfant sale, mais si joli. -Le sable.-Les taons; la peste du bétail; les ulcères. -Il est six heures. -Encore des voix. -Le sable. -Une grêle parmi les éclairs aveuglants et les tonnerres à rendre sourd; les sauterelles. -La fatigue. -Un tourbillon de mouches. -Le sable. -Puis des ténèbres épaisses, opaques, effrayantes où les lampes s'éteignent comme dans les profondeurs des syringes privées d'air, étendent leurs nuages lourds. -Le vertige. -Et tellement susceptible à la fois... -Le sable. -Le peuple épouvanté. .. -Le halètement. -...se croyant déjà enveloppé par l'ombre impénétrable... -Le sable. -Le temps passe. -...erre à tâtons... -L'éblouissement. -Le sable. -...ou s'assied le long des propylées... -Une foule de voix. -...poussant des cris plaintifs... -Le sable. -L'évanouissement. -...et déchirant ses habits. -J'attends, bien serré dans mes bandelettes à l' intérieur du sarcophage..
septième repère
Or, s'il y a une chose dont je sois bien certain et je le savais dès mon retour; je n'avais même pas besoin pour cela de ces conversations depuis avec des gens qui avaient eux aussi passé quelque temps en Egypte, touristes ou hommes d'affaires, quelques-uns un temps bien plus long que moi; j'avais bien vu, à de rares occasions au Caire, de ces compatriotes vivant à Héliopolis ou Garden-City, profondément absents d'Egypte, aveugles à l'Egypte, n'en subissant la magie que par son aspect le plus anesthésiant et délétère, d'autant plus dangereuse naturellement que l'on refuse d'en reconnaître l'existence...
8
Plaies. ..une voix. -Un ricanement. -Allons donc! -Le sable. -Un murmure. -Mais taisez-vous donc -On dirait un glapissement. -Le sable noir. -Une ombre. -Le grand silence. -...à s'amarrer sur terre enfin. -Le sable. -Madame l'Organisatrice, auriez-vous une idée de l'endroit où a pu disparaître notre unique tire-bouchon? -Laissez-moi vous arranger un petit trou discret pour nos équevilles, et l'on ne verra plus rien. -Le fleuve. -Le sable. -Le Soleil. -...raidi à bloc j'attends les rats. J'avais cru prendre toutes les précautions... -Vous savez que nous préparons un volume de mélanges en son honneur, Monsieur l'Inspecteur... -Le sable. -Une feuille de vigne? -Une autre voix. . -Ce n'est pas une voix. -Le sable. -Un oeil. -Oh, vous savez, je n'ai guère de temps à gaspiller pour les écrivains d'aujourd'hui. -Furtivement. -Le sable. -Des yeux. -Une mouche. -Madame la Conseillère intime, les archéologues futurs auront des surprises quand elles déterreront nos déchets... -Le sable. -...fait calligraphier les chapitres les plus conseillés du Livre de l'Eveil, entretenu des ruelles entières d'artisans, des couvents entiers; tout cela n'a servi de rien, semble-t-il... -Il nous suffirait de quelques pages, vous le savez bien, il y sera si sensible... -Le temps s'adoucit. -Le sable. -...j'attends les vers. J'ai la chance d'attendre encore; pour beaucoup d'autres, tout cela est fini depuis longtemps sans doute. J'attends les taupes... -Monsieur le Président du Comité consultatif par intérim, aimeriez-vous reprendre encore un peu de sucre? -...les dents, les couteaux et les meules; j'attends et j'oublie; je ne sais plus le nom des dieux, gardiens, policiers, inspecteurs; lorsque la porte s'ouvrira... -Le sable. -Encore une voix. -Un ricanement. -Le soir. -Le sable. -Des yeux d'aveugles. -Un glapissement comme un ricanement. -Le grand silence. -Le sable. -Le fleuve. -Nous préparons avec nos papiers gras une petite time-capsule. -...si jamais elle s'ouvre, je serai incapable de répondre à la plus simple question. Ce serait déjà un miracle si j'arrive à bafouiller ce que j'ai si bien su, que je ne sais plus... -Le sable. -Vous ne pouvez vous dérober, Madame la Présidente de la Commission de Haute Surveillance Scientifique; Il serait trop déçu, trop inquiet... -Le souvenir du Soleil. -Le poivre? -Le sable. -Des voix. -Bientôt la nuit. -Un peu de vent. -Le sable. -Une ombre. -Des mouches. -...que j'ai oublié, à bafouiller tout simplement, à émettre un son... -Le sable. -Auriez-vous du feu, Monsieur l'Ordonnateur Principal des Pompes Disciplinaires? -Vous ferez naturellement ce que vous voudrez, mais votre absence serait très remarquée, on en jaserait... -Le temps fraîchit brusquement. -Le sable. -Le fleuve. -D'autres voix. -Presque la nuit. -Le sable. -Comme un frisson. -Le grand silence. -...j'attends l'infiltration, l'érosion, le séisme, les excavations, les voleurs... -Le sable. -Le thermos, si cela ne vous dérange pas trop, Monsieur le Grand Procureur, avec tous mes remerciements et toutes mes excuses... -Un tissu d'erreurs. -Encore une dernière goutte de vin, Monsieur le Sublime Inquisiteur? -Le sable. -L'eau du fleuve changée en sang. -Encore une voix. -Déjà la nuit. -Le sable. -Les grenouilles; les moustiques. -Un tourbillon de mouches. -Passez-moi une dernière gorgée, s'il vous plaît. -Le sable. -Les taons; la peste du bétail; les ulcères. -Une toute dernière goutte? -Il est sept heures. -Le sable. -La grêle parmi les éclairs aveuglants et les tonnerres à rendre sourd. -Taisez-vous. -Le délaissement. -Le sable. -Puis des ténèbres épaisses, opaques, effrayantes où les lampes s'éteignent comme dans les profondeurs des syringes privées d'air, étendent leurs nuages lourds. -Une foule de voix. -L'assombrissement. -Le sable. -Le peuple épouvanté, se croyant déjà enveloppé par l'ombre impénétrable, erre à tâtons, ou s'assied le long des propylées, poussant des cris plaintifs et déchirant ses habits. -Le grand silence. -L'obscurcissement. -Le sable. -Une nuit... -Un tissu de mensonges. -Nuit d'épouvante... -Le noircissement. -Le sable. -...et d'horreur... -Taisez-vous. - Un spectre vola sur toute l'Egypte... -Le sable. -L'engloutissement. -...entrant dans chaque maison... -Un abîme de voix. -Le sable. -...dont la porte n'était pas marquée de rouge... -L'enfouissement. -...et tous les premiers-nés mâles moururent. -Le sable. -La nuit...
Tous les gratte-ciel de Manhattan se sont transformés en pyramides au centre desquelles, dans des sarcophages de verre massif, reposent des Indiens embaumés. Les dernières années de chacun d'entre eux ont été entourées des plus minutieux égards pour que leurs cadavres soient les plus beaux. Ceux qui avaient atteint l'âge le plus avancé reçoivent les hommages les plus grandioses. Un service de transfusion est installé dans chaque crypte illuminée où les plus vigoureux athlètes, les plus brillants virtuoses, les professeurs les plus vénérés et même les hommes d'affaires les plus favorisés par la chance, ceux-ci en faisant accepter pour maintenance et oeuvres des sommes énormes, sont autorisés à donner leur sang obligatoirement utilisé pour la guérison des plus défavorisés.*
La porte s'ouvre à peine entre deux piliers de métal, puis on se faufile à travers la grille. On s'amincit. On est tamisé de filtre en filtre. On devient pluie de plus en plus fine, poussière agitée dans les rayons qui traversent les meurtrières pour pénétrer aux caveaux les plus sourds. Puis on se dépose en teinture aux parois des chaudières d'ardoise qui glissent lentement sur des rails de cristal bruni. On est le silence qui se met à battre sous la chape des sifflets, des sirènes, des chalumeaux oxhydriques, des écroulements et de la tempête. On célèbre les funérailles de la ville. On est devenu myrrhe pour sa momie. On assiste à l'ouverture de sa bouche. On devient ses yeux pour pleurer. On devient un peu de sel sur sa langue. On tourne sa page. Le livre s'ouvre à peine entre deux piliers de stupeur. Le double de la ville se faufile à travers les lignes et s'amincit, devient pluie de plus en plus fine, salive, haleine.
*
Les bandelettes recouvrent la carcasse. Derrière les paupières d'amiante et de béton tu devines les flammèches de l'alcool funèbre. Papyrus de nerfs trempés dans les réservoirs d'urine et de camphre, ventilateurs de membranes aux voûtes de granit piquées de clous de zinc. Partout des carrosseries aux articulations grésillant d'étincelles, à perte de vue les linceuls de la pollution blême séchant sur les potences et les antennes stridentes. Encore une marche, visiteur, encore une marche; c'est dans la terre que tout cela s'enfonce et non dans le ciel; c'est dans le ventre des âges que titubent nos excavatrices; c'est dans les vagues de bitume que sombrent les rosaces de cambouis, vomissement de la nécropole sur ses famines.
*
Lit-miroir où l'on couche avec son symétrique vampire qui détache vos muscles un par un avec son scalpel-laser et les étend délicatement par couches entrelardées dans les saloirs ultramodernes du congélateur fédéral. L'ambassadeur de chaque état, nome ou organe exprime sa vendange de sperme, de larmes et de liquide céphalo-rachidien dans les jarres de céramique translucide alignées sur les rayonnages de la pharmacie. Puis dans les silos du sommeil-bagne les condamnés se retournent avec des gémissements qui déclenchent de longues ondes de frissons sur les falaises de tourbe lisse et d'émail sablé. La monnaie n'a plus cours ici; vous ne payez qu'avec la fièvre qui se coagule sous l'arc des lampes en cristaux épineux que les infirmières piquent dans leurs chevelures de gaze, ou avec vos cauchemars que les dieux des égouts attendent en se pourléchant les babines. Alors si la sueur froide les a bien trempés jusqu'aux moelles, ils entrouvrent le soupirail et vous font mesurer ce que vous avez perdu.
VIII
MANHATTAN
INVENTION
IX25OOO Antillais,
psst!
uuuiie!
Les Ukrainiens qui lisent "Svoboda",
chut!
baby!
Pressbox, steaks,
vous venez?
il est tard...
Le Bistro, cuisine française,
vous entrez?
nous rentrons...
Les avions qui vont à Paris,
laissez-moi!
ma chérie!
à Rome,
permettez-moi...
je vous en prie...
WEVD, émissions yiddish,
il n'est pas tard,
vous descendez?
WWRL, hongroises,
je vous offre?
non merci...
cinéma York,
tu as vu les programmes?
rien,
cinéma 68ème rue Playhouse,
je vous ramène?
j'ai ma voiture...
Les bateaux qui vont au Havre,
sois prudente,
ne traîne pas,
à Porto Rico,
psst!
cigarette?
Bank of Manhattan, 71 étages,
éteins, veux-tu?
non, non, je vais rentrer,
Radio Corporation of America, 70,
toute seule?
oui, je t'en prie...
les métros qui descendent Manhattan:
86ème rue,
tu es choquée?
mais non, tu ne comprends rien...
il me regarde...
79ème rue,
pourquoi me regarde-t-il comme ça?
72ème rue,
Volez...
Fumez...
Attention,
attention,
un meurtre à Central Park,
pourquoi me poursuit-il?
Les Suédois qui lisent "Nordtjerman",
ne me laissez pas toute seule...
seule ce soir, baby?
Les Russes, "Novoye Russkoye Slovo",
tu n'as pas soif?
horriblement soif!
Three Crowns, cuisine suédoise,
tu les connais?
je n'arrive plus à retrouver leur nom...
Al Schacht's, steaks,
excellent!
pas mal...
Les avions qui viennent de Londres,
pas trop fatiguée?
oh! c'est encore loin...
de Stockholm,
j'ai fait retenir une chambre,
il doit y avoir une erreur,
WHOM, émissions ukrainiennes,
ferme ça!
tu as entendu?
WWRL, lithuaniennes,
elle n'est pas encore rentrée,
que peut-elle faire?
Cinéma Loews 72ème rue,
je me suis rarement autant ennuyé,
vous trouvez?
Cinéma Trans-Lux, 72ème rue,
nous n'allons pas nous quitter comme ça,
un instant seulement,
Les bateaux qui viennent de Brème,
il y a longtemps que vous êtes là?
j'étais en retard,
de Rotterdam,
vous partez quand?
un dernier verre?
Flatiron building,
je n'en puis plus,
nous arrivons,
Woolworth building,
et qu'est-ce que vous pensez de...
je n'aurais jamais cru...
Les métros qui remontent Manhattan:
Rond-point de Christophe Colomb,
vraiment?
vous n'en avez pas l'air...
et qu'a dit votre médecin?
66ème rue,
je crois que je vais tomber sur place,
72ème rue,
ce n'est pas loin,
vous me plaisez,
Buvez...
Mangez...
Danger,
Prudence,
je t'avais dit,
je t'avais bien dit,
j'ai peur,
si seulement il y avait un agent!
il va de plus en plus vite...
hep!
volez...
Mademoiselle!
fumez...
ce n'est pas à vous?
buvez...
oh, merci...
mangez...
vous vous sentez mal?
rentrer,
rentrez,
dormez,
dormir,
Avez-vous pensez à acheter vos Kleenex?
Si vous pensez que toutes les soupes concentrées...
avez-vous pensé...
si vous pensez...
uiiie,
uuiiie,
vez-vous pensé,
vous pensé,
olez,
umez,
cacola,
sicola,
clic,
clac,
qu'est-ce que c'est?
ce n'est rien,
vraiment rien,
rien,
uvez,
angez,
mal?
merci,
c'est là,
bonsoir,
je t'aime,
entrez,
ormez,
ormir,
respirer,
respirez,
spirez,
pirez,
irez,
les bruits de la nuit.
X
BRONZE
XIMûri dans la terre des siècles
Gonds ferrures ou portes entières
Cnémides casque et visages
Fragments de chevaux boucles de harnais
Moyeux ou timons de chars
Ils germent sous les brosses des chercheurs
Avant d'aller sécher dans les vitrines des musées
En faisant tournoyer devant les fenêtres
Ou les tubes fluorescents des plafonds
Pour certains visiteurs en quête
De respirations différentes
Des soleils grumeleux fissurés
Qui déposent sur les pages de nos livres
Une limaille vert-de-gris pénétrant
Par nos yeux nos doigts et narines
Comme les cendres du Vésuve
Lors de la grande éruption de 79
Formant de nos corps des creux ardents
Sous des carapaces de bronze
XIIC'était à l'époque où l'on pouvait croire
Que le grand soir avait eu lieu
Qu'il suffisait d'attendre quelques heures
Pour que s'achèvent les ténèbres historiques
Et que dans l'aube les signes d'antan
A la fois les plus vénérables et les plus détestés
Seraient imprégnés d'un bain de jouvence
Qu'ainsi la croix redeviendrait le carrefour
Après avoir proclamé pendant tant de siècles
L'interdiction et la mort
XIIIL'épaisse peau du ventre tendu vibrant comme un arc
l'épaisse pluie sur les ténèbres de la case
l'épaisse nuit marbrée d'éclairs et de grondements
l'épaisse chaleur dégoulinant de sueur et de sève
d'épaisses larmes de lait de sang d'urine et de sperme
l'épaisse foule de solitudes croisant leurs jambes dans la danse
l'épaisse rumeur de l'épaisse forêt dans un infime coin de l'espace désert
XIVL'oeil du trafic soudain paralysé par une embolie
cligne en lançant des rayons dans toutes les ailes
du moulin urbain qui blute sa farine de bruit
toutes les vitres du carrefour se couvrent de buée
toutes les bielles dans leurs moteurs grillent leur graisse
tous les marteaux des coeurs métalliques frappent
sous les cubes de nos crânes qui cherchent un angle
pour soupirer souffler un peu entre les lames
du raz-de-marée de goudron haletant et de limaille
avec son écume d'insultes et les étincelles de ses baisers
XVJe commence à luire doucement dans l'ombre
de la croix creusant sa ronde nocturne
en rêvant aux somptueux objets anciens
hanaps et verres où les citrons déroulaient leur pelure
savamment disposés pour une cérémonie bourgeoise
préfiguration d'une vie enfin tranquille
que prétendaient mépriser les seigneurs inquiets
fantômes de siècles atroces dénonçant pourtant
justement le nôtre qui cherche toujours
une vie enfin plus tranquille avec ses fantômes d'objets
phosphorescents dans la roue de nos ombres
Entre les lignes entre les vitrines
Entre les strates entre les pages
Entre les règnes entre les révoltes
Entre les migrations les installations
Entre chien et loup entre singe et homme
Entre ville et campagne entre empire et horde
Entre esquisse et ruine entre fugue et foyer
Entre Gaule et France entre mur et crépi
Entre l'arbre et l'écorce entre muscle et peau
Un scalpel de plus un navire en partance
Pour sonder la nuit la veille et l'oubliMichel Butor, Lucinges, le 17 août 1991
Sommaire n°1 :DÉ
JOUR DE CAFARD
SÉRÉNADE
A L'ÉCART
FEUX D'ARTIFICE
LE DIALOGUE ENTRE ANDRE VILLERS ET PICASSO
PAYSAGE A TRAVERS UN AUTRE
PORTRAIT D'UN AUTOPORTRAIT
PÉNÉTRATION
AU DELÀ DE L'HORIZON
ENTRE VUES SUISSE
CALENDRIER
VENT SUR VENCE
L'ENSEIGNE DE VÉNUS
LA QUADRATURE DU CERCLE A PARME
L'ETOILE ABSINTHE
SOURDES ROMANCES
DANS LA JUNGLE DES SIGNES
AVEC TOUS NOS VOEUX
LASSO
LECTURES TRANSATLANTIQUES
ITINÉROGRAPHIE
APESANTEUR
HÉRAUTS DANS L'HÉRAULT
BALLADE DE L'OEIL BRABANCON
SOUS LE NOIR
DE POSTE EN POSTE
OUTRE-HARRAR
ANGE DE LA BAIE
DERRIERE L'HORIZON DU TEMPS
AUX SOUTERRAINS D'UN LIVRE
DE L'AUTRE COTÉ
RÉPLIQUES EN AMERIQUE LATINE
AU DOS D'UNE CARTE POSTALE
LA PROCESSION DES MESSAGERES
LA PEAU DES RUES
UN ADOLESCENT CHARBONNEUX
MATERIALISATIONS
ALCHIMIGRAMME
LE GENIE DU LIEU VI :BALLADE DU PUGILISTE NICOIS
REVE D'ARCHÉOLOGIES BLANCHES
SANG DESSUS DESSOUS
LE SIGNE EN DEUIL
ALMAGESTE
PIQUE-NIQUE AU PIED DES PYRAMIDES
LA VALLÉE DES DÉPOSSÉDÉS
MANHATTAN INVENTION
DEFENSE D'AFFICHER
BRONZE
HOMMAGE A MALEVITCH
TERRES AFRICAINES
SPIN
STILL LIFE
MÉDITATIONS ARCHÉOLOGIQUES